Fiche du document numéro 1789

Num
1789
Date
Vendredi 8 juin 2001
Amj
Fichier
Taille
152644
Pages
11
Titre
Rwanda : un génocide sans coupables
Page
16 -17
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un demi-million de victimes. Peut-être autant de bourreaux. Et, sept
ans après, combien de coupables jugés ? Malgré le procès de quatre
Hutus à Bruxelles dont le verdict est attendu le 7 juin, le génocide
de la minorité tutsie au Rwanda reste aujourd'hui largement impuni. En
dépit de la multiplicité des procédures, la pyramide des
responsabilités n'est toujours pas clairement établie. Résultat : les
planificateurs de l'holocauste courent encore, seuls les exécutants
sont -- mal -- jugés, tandis que, à Kigali, le nouveau pouvoir joue avec
les listes de présumés « génocidaires » pour diffamer ses dissidents.
Qui a planifié le génocide au Rwanda ? Sept ans après l'holocauste
africain qui a fait, d'avril à juillet 1994, au moins cinq cent mille
victimes parmi les Tutsis, au « pays des mille colline », on devrait
avoir honte de poser la question. La planification, preuve tangible de
la préméditation, n'est-elle pas l'un des éléments constitutifs du
« crime des crimes » ? Au sortir de la seconde guerre mondiale, on a
vite appris qui avait participé à la conférence de Wannsee, là où fut
décidée la mise en oeuvre de la « solution finale ». Et le tribunal de
Nuremberg n'a pas tardé à juger les survivants parmi les stratèges de
la Shoah. En un an, du 20 novembre 1945 au 16 novembre 1946,
vingt-quatre dirigeants nazis -- dont Hermann Göring, Rudolf Hess,
Alfred Rosenberg, Julius Streicher et, par contumace, Martin Bormann --
furent jugés, et dix d'entre eux pendus, Göring s'étant suicidé la
veille de l'exécution.

Sept ans après le génocide du Rwanda, il n'en va pas de même pour
l'expiation, par la vérité et le droit, du plus grand massacre
organisé sur le sol africain. Certes, les historiens de la tuerie de
masse dans l'ancienne colonie belge ont désigné les planificateurs au
plus haut niveau de la pyramide exterminatrice : les membres de
l'akazu (littéralement : « la petite maison »), c'est-à-dire le clan
d'Agathe Habyarimana, épouse du président rwandais dont la mort, à
bord du Falcone-50 abattu le 6 avril 1994 dans le ciel de Kigali, fut
l'« événement déclencheur » du génocide. Mais la planification et
l'organisation des massacres par la belle-famille de Juvénal
Habyarimana n'ont pas été démontrées, étayées par des faits précis. Ce
qui n'est pas étranger au fait qu'à ce jour seulement un membre
présumé de l'akazu a été arrêté et déféré devant le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR), la juridiction ad hoc créée par
les Nations unies pour juger les « cerveau » du génocide. Il s'agit de
Théoneste Bagosora, l'ancien directeur de cabinet au ministère de la
défense à Kigali.

Le TPIR a été créé dès septembre 1994. Mais ce n'est que depuis quatre
ans, au terme d'une difficile mise en place, qu'il juge des
planificateurs et exécutants du génocide. Actuellement, quarante-six
prévenus sont détenus au siège du TPIR, qui se trouve à Arusha, en
Tanzanie. Neuf procès sont en cours. Huit sentences ont été
prononcées, mais six des condamnés en première instance ont fait
appel.

Parallèlement, des présumés « génocidaires » sont jugés au Rwanda même,
sous l'autorité du nouveau régime issu de la victoire militaire du
Front patriotique rwandais (FPR), le mouvement armé de la diaspora
tutsie qui a pris le pouvoir -- et, de ce fait, mis fin au génocide --
en juillet 1994. Au « pays des mille collines », quelque cent vingt
mille prévenus attendent en prison leur jugement pour génocide. En
sept années, environ 2 500 procès ont été menés à terme. Près de sept
cents des accusés ont été acquittés. Un peu plus de quatre cents ont
été condamnés à mort, dont vingt-deux ont été exécutés en public, en
1997. Environ mille trois cents ont été condamnés à des peines de
prison.

La « compétence universelle » ajoute un troisième niveau de jugement au
Tribunal international d'Arusha et à la justice rwandaise. Au nom de
ce principe de droit, que la Belgique a intégré dans sa législation,
une cour d'assises, à Bruxelles, juge, depuis le 17 avril, quatre
Rwandais impliqués dans le génocide : deux soeurs bénédictines, un
professeur d'université et un ancien ministre, devenu directeur
d'usine. Crime extrême, la persécution d'une population pour ce
qu'elle est -- d'un point de vue ethnique ou religieux -- relève de la
responsabilité de l'humanité contre laquelle ce crime a été commis. En
ce sens, le procès de Bruxelles marque une avancée du droit qui
devient international en réconciliant le cas particulier avec la loi
universelle. Cependant, même si le jury belge aboutissait ces jours-ci
à un verdict de culpabilité, le malaise au sujet du génocide rwandais
persisterait.

Jusqu'à présent, moins de mille huit cents personnes ont été reconnues
coupables de l'extermination d'un demi-million de Tutsis. Tant de
victimes et si peu de bourreaux ? Ce n'est pas le fond du problème,
dans la mesure où aucun registre de condamnés, aussi long soit-il,
n'aurait de commune mesure avec le martyrologe de 1994. Tant de bras
armés, et pas de « cerveaux » qui les eussent guidés ? A ce jour, en
effet, ceux qui ont été définitivement condamnés n'étaient pas les
planificateurs de l'oeuvre exterminatrice. Il s'agit d'exécutants,
parfois à un niveau important, mais qui n'étaient pas à l'origine de
l'holocauste africain. A l'exception de trois d'entre eux ? deux jugés
par le TPIR et l'un par un tribunal suisse ?, ils ont tous été
condamnés au Rwanda par une justice sujette à caution, aux ordres du
nouveau régime. Aussi, sept ans après le massacre organisé de la
minorité tutsie, le bilan de la justice rendue est, pour le moins,
mitigé : il y a les « impunis », qui manquent à l'appel ; il y a les
« mal jugés », non seulement par la justice rwandaise mais, aussi, par
le TPIR ; et, enfin, il y a les « diffamés », ceux qui n'ont été ni bien
ni mal jugés, mais figurent quand même sur des listes de
« génocidaires ».

Les impunis



Sans préjuger de leur culpabilité ou de leur innocence, on peut les
appeler les « impunis » : tous ceux qui, en raison de leur fonction
officielle ou de leur position influente dans l'ombre, auraient dû
s'expliquer de leurs actes, ou de leur refus d'agir, pendant le
génocide ? et qui ne l'ont jamais fait. Ils sont nombreux. Mais si le
but de la justice internationale était de « frapper à la tête », les
membres de l'akazu, Agathe Habyarimana et son clan, auraient dû être
cités les premiers à comparaître. « L'akazu formait le noyau dur des
réseaux concentriques de la puissance et du patronage politiques,
économiques et militaires qu'incarnait le pouvoir hutu
 », écrit Philip
Gourevitch dans son livre Nous avons le plaisir de vous informer que,
demain, nous serons tués avec nos familles
, ses chroniques rwandaises
dont la traduction française a paru en 1999. Il résume ainsi une
position commune à la plupart des historiens du génocide rwandais, qui
mettent gravement en cause l'épouse de l'ancien président. Dans son
ouvrage Rwanda 1959-1996. L'Histoire d'un génocide, publié en 1997,
Gérard Prunier, chercheur au CNRS, affirme ainsi qu'elle était « la
vraie maîtresse du pays
 » et que son « clan » avait pour projet d'abattre la dernière carte du régime : « Tout faire sauter ».

Si cela est vrai, pourquoi Agathe Habyarimana n'est-elle pas
recherchée ? « Qui vous dit qu'elle ne l'est pas ? », a répliqué, dans
un entretien, Carla Del Ponte, la procureur générale du TPIR (Le Monde
du 2 mai). La « liste Gamma » ? celle des personnes recherchées par le
Tribunal international ? étant confidentielle, on pourra difficilement
la contredire. Mais la présumée « Lady Macbeth » du Rwanda a résidé
pendant des années au Gabon, au vu et au su de tout le monde, sans que
personne du TPIR ne soit venu l'y interroger. Puis, dans le cadre d'un
procès qui se déroule depuis 1998 à Arusha, Agathe Habyarimana a été
contactée par un avocat de la défense qui voulait la faire citer comme
témoin. Elle avait donné son accord de principe. Mais, finalement,
l'avocat lui a fait savoir que « la cour n'y tenait pa ». Enfin, s'il
est exact que le frère d'Agathe Habyarimana, l'ancien préfet de la
province de Ruhengeri, Protais Zigiranyirazo, surnommé ``Z'', se cache
parce qu'il n'a « aucune confiance en la justice rendue à Arusha », tout
comme l'ancien responsable du « fichier » à la présidence rwandaise, le
capitaine Pascal Simbikangwa, cloué à une chaise roulante, un autre
des piliers de l'akazu, Séraphin Rwabukumba, habite, lui, à
Bruxelles. Il est même récemment intervenu à la télévision belge !

Au début de l'année, le nouveau pouvoir au Rwanda a établi un avis de
recherche des plus importants planificateurs et organisateurs du
génocide. Y figurent vingt-trois noms. Huit de ces présumés
« génocidaires » vivraient à Bruxelles, capitale de l'Europe et siège de l'OTAN. L'ennemi no 1 sur cette liste -- qui n'est pas Agathe
Habyarimana, sans que les autorités rwandaises expliquent pourquoi la
tête de l'akazu perd ce rang -- a longtemps résidé à Nairobi, au Kenya,
après avoir été expulsé, en août 1994, de son premier refuge, la
Suisse. Il s'agit d'un homme d'affaires aujourd'hui âgé de
soixante-cinq ans qui, naguère, était réputé être « la plus grosse
fortune du Rwanda
 », Félicien Kabuga. « Il est le cerveau. C'est lui qui a orchestré le génocide », a déclaré à la mi-avril, au quotidien
espagnol El Pais, le général Paul Kagamé, président du Rwanda et chef
du Front patriotique rwandais (FPR). Il accuse Félicien Kabuga d'avoir
été non seulement l'actionnaire principal de la Radiotélévision libre
des Milles Collines (RTLM), le média de la haine par excellence, mais
aussi le financier occulte des Interahamwe, la milice du génocide.

Félicien Kabuga est considéré comme un parent par alliance de
l'akazu. Deux de ses filles ont épousé des fils du président
Habyarimana. Le premier mariage, avec Jean-Pierre Habyarimana, décédé
depuis, a été contracté en 1993. Le second, avec Léon Habyarimana, a
été conclu dans l'exil kenyan, en 1995, un an après le génocide. Mais,
quand bien même Félicien Kabuga serait le bailleur de fonds du
génocide, en est-il de ce fait l'inspirateur, le principal responsable
?

Le seul membre présumé de l'akazu à attendre, depuis son arrestation
en 1996, son procès à Arusha, est Théoneste Bagosora. L'ancien
directeur de cabinet au ministère de la défense à Kigali et homme fort
du pouvoir mis en place après l'attentat contre le président
Habyarimana, n'a pas de lien de famille avec la veuve du défunt chef
de l'Etat. Originaire, comme elle, du nord-est du Rwanda, il ferait
néanmoins partie de son « clan » et aurait été, selon Gérard Prunier,
« proche des trois frères de Mme Habyarimana ». L'imprécision de la mise
en cause des membres de l'akazu -- pour commencer, Agathe Habyarimana
n'avait que deux frères dont l'un est mort bien avant le génocide, au
début des années 1980 -- explique, en partie, l'incapacité du TPIR à
engager des poursuites.

« C'est scandaleux, estime Robert Ménard, secrétaire général de
Reporters sans frontières (RSF). Au fil des ans, nous avons donné
trois ou quatre fois les mêmes documents aux enquêteurs successifs du
TPIR, qui n'ont que des contrats de courte durée. Ils viennent,
chacun, en ignorant le travail du prédécesseur.
 » Un autre expert
relate comment les cassettes vidéo d'entretiens avec des responsables
de la RTLM qu'il avait par trois fois -- en 1996, 1997 et 1999 --
remises aux enquêteurs du TPIR ont été « égarées ». Elles n'ont pas été
retrouvées.

Les ``mal jugés''



Sans porter atteinte à la justice internationale naissante, on peut
appeler les « mal jugés » du génocide ceux qui, coupables ou innocents,
ont essuyé les plâtres du TPIR. Depuis que celui-ci existe, les
défauts qu'il partage avec d'autres organes des Nations unies -- ses
dérives dispendieuses et la priorité donnée à la cooptation au
détriment de la compétence -- ont été souvent relevés. Mais c'est
l'administration de la justice elle-même qui est en cause, qu'il
s'agisse de l'insuffisante protection des témoins, du rôle instructeur
mal assumé du parquet ou de la connivence de certains avocats de la
défense, qui reversent une partie de leurs honoraires aux parents de
leurs clients. Plus fondamentalement, le tribunal d'Arusha ne s'est
pas affranchi de sa culpabilité vis-à-vis du nouveau régime rwandais,
comme s'il devait racheter l'inaction, pendant le génocide, de la
communauté internationale dont il est l'émanation. Or plus le tribunal
d'Arusha se conçoit comme un lieu de rédemption, plus il manquera à sa
mission de dire la vérité, au nom de la justice universelle, seul
fondement possible d'une réconciliation nationale au Rwanda.

Aucun cas ne l'illustre mieux que celui de Jean Kambanda, l'ancien
premier ministre du gouvernement formé trois jours après l'attentat
contre l'avion du président Habyarimana. Au moment où Jean Kambanda
est arrêté, en juillet 1997, le TPIR se trouve soumis à une forte
pression pour prouver, enfin, son utilité. A l'époque, trois ans après
la fin du génocide, aucun procès n'a encore abouti. Quatre procédures
viennent seulement de s'ouvrir : contre le maire d'une petite commune,
Taba, le préfet de Kibuye et deux hommes d'affaires, dont l'un fut le
second vice-président des Interahamwe. Or Jean Kambanda se déclare
prêt à assumer la « responsabilité politique » du génocide. Déjà en août 1994, réfugié dans l'ex-Zaïre, il avait réclamé la création d'un
tribunal international pour juger L'Apocalypse -- titre du livre --,
témoignage qu'il avait entrepris d'écrire. Entraînée par son adjoint
camerounais, Me Bernard Muna, la procureur générale d'alors, la
Canadienne Louise Arbour, s'enferre dans une démarche qui discrédite
le TPIR : au mépris des faits, elle érige Jean Kambanda en repenti-clé
du système génocidaire qu'il aurait connu de l'intérieur.

Qui est Jean Kambanda ? Economiste de formation, ce Hutu originaire du
Sud est, au départ, un opposant. Le 1er septembre 1990, il défie le
président Habyarimana et son parti unique en cosignant l'appel des
intellectuels réclamant l'instauration du pluralisme
politique. Celui-ci obtenu à l'arraché, il devient l'un des membres
fondateurs du Mouvement démocratique républicain (MDR), un parti
d'opposition. Ensuite, quand sa famille politique se déchire entre,
d'une part, les partisans d'une alliance avec le FPR et, d'autre part,
les tenants du « hutu power » ? lesquels préfèrent rallier Habyarimana
plutôt que de pactiser avec le mouvement rebelle tutsi ?, il choisit
le camp de la « majorité naturelle » hutue. Le 7 avril 1994, lendemain
de l'attentat contre l'avion présidentiel, il cherche refuge dans une
enceinte militaire à Kigali. C'est là que Théoneste Bagosora vient le
chercher pour lui offrir le poste à la tête du nouveau
gouvernement. Pourquoi à Jean Kambanda ? Parce qu'il a été le candidat
malheureux à l'investiture du MDR, en juin 1993, face à Agathe
Uwilingiyimana, devenue à sa place premier ministre. Agathe
Uwilingiyimana ayant été assassinée dans les premières heures du
génocide, il s'agit de sauver l'apparence, dans la lutte finale qui
s'engage avec le FPR, d'un gouvernement d'union nationale conduit par
un opposant.

Kambanda est « une personnalité relativement mineure et peu
expérimentée au niveau national
 », relève Alison Des Forges dans son
ouvrage de référence : Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au
Rwanda, publié en 1999. Parlant de lui et du président « par intérim »,
Théodore Sindikubwabo, elle ajoute : « Ils manquèrent probablement de
l'autorité nécessaire pour influencer les décisions de grande
importance. Néanmoins, ils partageaient la responsabilité de les avoir
appliquées.
 » A ce titre, la réclusion perpétuelle à laquelle Jean
Kambanda a été condamné ne pose pas problème. En revanche, le procédé
employé pour arriver à cette condamnation n'honore pas le TPIR. Suite
à son arrestation, Jean Kambanda a été maintenu pendant neuf mois dans
un lieu de détention isolé, à l'intérieur de la Tanzanie. Acceptant de
plaider coupable, en contrepartie de la mise en sécurité aux
Etats-Unis de sa femme et de ses deux enfants, il change d'avocat à la
veille de son procès, qui s'ouvre le 1er mai 1998. Son nouveau conseil
? un ami de la famille du procureur général adjoint du TPIR (qui vient
d'être limogé par Carla Del Ponte) ? ne maîtrise pas le
français. Cependant, il ne demande pas un report du procès pour
prendre connaissance de cinquante heures d'interrogatoires enregistrés
et de 200 kilos de documents saisis lors de l'arrestation de son
client, qu'il présente, à l'audience, comme une « marionnette » entre
les mains des « durs » du « hutu power », quelqu'un qui n'aurait eu « aucune part dans la planification du génocide », tout ayant été « préparé et emballé pour lui ». Mais au lieu des deux ans envisagés par son avocat, Jean Kambanda est sanctionné de la prison à vie par le
tribunal. Transféré au centre de détention de l'ONU à La Haye, où
siège la chambre d'appel du TPIR, il refuse toute collaboration avec
le Tribunal international. Or, comme il n'est pas revenu sur son
plaidoyer de culpabilité dans les délais prévus par la loi, sa peine
sera confirmée en appel, toujours sans débat sur le fond. Est-ce
vraiment, comme l'a soutenu Carla Del Ponte le 14 avril 2000, « un
événement historique, un jalon important dans la contribution du droit
international à la réconciliation et à la paix par la justice
 » ?

Les ``diffamés''



Sans préjuger, là encore, de leur responsabilité, on peut les appeler
les « diffamés » du génocide : tous ceux qui, sans preuve ni possibilité
de se défendre, sont accusés sur la place publique du plus ignoble des
crimes contre l'humanité. Recherchés comme les « impunis », leur peur de finir parmi les « mal jugés » les réduit au silence, au Rwanda, et à la clandestinité, quand ils se trouvent à l'étranger. Où qu'ils soient,
ils partagent une évidence avec le monde entier : dans un pays où un
demi-million d'habitants ont été tués à la machette par leurs voisins,
les « génocidaires » sont légion. Mais ils savent aussi, eux, que le
soupçon légitime est transformé en une arme fatale par le nouveau
pouvoir à Kigali, lequel se sert du génocide comme d'une rente de
situation pour se maintenir en place, impunément, avec les mêmes
méthodes que l'ancien régime Habyarimana. Au Rwanda, l'arbitraire est
sans bornes. Toute personne peut y être emprisonnée sur simple
dénonciation, puis attendre son procès -- sans garantie d'équité --
pendant des années. Pour ne citer qu'un seul exemple : bien qu'il fût
absent du Rwanda pendant le génocide, Baragwiriza Runyinya est
maintenu, sans acte d'accusation, depuis octobre 1994 en détention à
Butare, la principale ville du Sud. Son épouse, enfermée comme du
bétail dans un container de l'armée rwandaise, est morte
d'étouffement.

DEPUIS sept ans, les nouvelles autorités de Kigali dressent une liste
des « génocidaires » dits « de la première catégorie », qui recense les
planificateurs et les principaux organisateurs des massacres de
1994. Cette liste sert de moyen de pression auprès d'une communauté
internationale qui, par incapacité ou par manque de volonté, n'a
toujours pas arrêté les « cerveaux » en fuite. Mais elle sert, aussi, à
discréditer des adversaires du régime et, plus particulièrement, toute
personnalité influente au sein de la diaspora rwandaise qui, en
exprimant un point de vue indépendant, pourrait rallier du soutien
autour d'elle. Autant dire que le registre des « bergers » du génocide
est bien tenu. Aucun nom n'y figure par hasard, même si -- ou,
précisément, parce que -- le vrai et le faux s'y neutralisent dans un
jeu à somme nulle. Cette équation est négationniste : en banalisant le
« génocidaire », qui n'est peut-être qu'un dissident, on banalise le
génocide. Or ce ne sont pas les auxiliaires de justice qui manquent :
combattants de la 25e heure, ils s'acharnent d'autant plus qu'ils
agissent avec bonne conscience.

La première liste des planificateurs et organisateurs a été dressée
par un homme juste : Alphonse-Marie Nkubito, défenseur des droits de
l'homme sous l'ancien, puis sous le nouveau régime. Ce dernier fit de
lui un ministre de la justice sans pouvoir réel. Cependant, avant sa
mort en 1996, Alphonse-Marie Nkubito avait rassemblé les noms
d'environ deux cents « bergers » du génocide. Le FPR y avait ajouté
autant de suspects sortis de ses registres, et cette première liste
était mise en circulation, notamment au sein du système des Nations
unies. Lorsque, en 1996, une loi organique adoptée par le Parlement
rwandais a formalisé le recensement des « génocidaires de premier
ordre
 », en prévoyant sa remise à jour régulière et sa publication dans
le Journal officiel, 1 946 noms figuraient sur cette liste. Pour sa
seconde édition, en juillet 1999, environ 800 noms ont été supprimés,
et quelque 900 autres y ont été ajoutés. Enfin, 36 noms ont disparu et
801 nouveaux sont apparus sur la dernière mouture, datant du 11 avril
dernier, qui recense 2 898 « génocidaires ».

A quoi sert la liste du gouvernement rwandais ? Elle est surtout
destinée à l'usage externe. Elle permet aux consulats délivrant des
visas, aux firmes et instances internationales qui embauchent, ou aux
organismes chargés de statuer sur des demandes d'asile, de nourrir ou
d'écarter un soupçon. C'est un pis-aller, hors normes judiciaires, qui
ouvre la voie à l'arbitraire. Par exemple, quand un Etat refuse le
statut de réfugié à un requérant, parce que son ambassade à Kigali
l'informe que, certes, l'intéressé ne figure pas sur le registre de
l'ignominie mais que les autorités rwandaises font officieusement
savoir qu'il « sera inclus sur la nouvelle liste en cours
d'élaboration
 ».

L'AFFICHAGE est à éclipses : on peut être rattrapé, ou épargné, par
son passé. Ainsi, Agathe Habyarimana ne figure-t-elle pas sur toutes
les listes. En revanche, d'autres y restent inscrits, bien qu'ils
bénéficient -- en Belgique ou au Canada -- du droit d'asile qui leur a
été reconnu après un examen minutieux de leur dossier. Enfin, certains
des « génocidaires » dûment répertoriés exercent des fonctions
officielles -- préfet, sous-préfet, haut fonctionnaire... -- au Rwanda,
où, d'ailleurs, le nombre des anciens membres du gouvernement,
démasqués comme « génocidaires » après leur éviction ou leur fuite, ne
cesse de croître. Font-ils défection parce qu'ils sont coupables, ou
sont-ils coupables parce qu'ils ont fait défection ? La question se
pose, pour ne citer que l'un des derniers exemples en date, au sujet
de l'ex-premier ministre Pierre-Célestin Rwigema, dont Kigali a
demandé aux Etats-Unis, le 11 avril, l'extradition. Numéro 2279 sur la
plus récente liste des « génocidaires », l'ancien chef du gouvernement -- pendant cinq ans, jusqu'en janvier 2000 -- aurait « distribué des armes
aux miliciens de son quartier
 » pendant les massacres.

Le 18 mars 1998, Jean Ziegler et vingt-six autres députés suisses ont
interpellé le gouvernement helvétique au sujet de James Gasana,
ministre rwandais de la défense jusqu'à sa fuite, en juillet
1993. Réfugié, James Gasana était employé par la Coopération suisse
comme consultant. L'indignation était d'autant plus vive qu'une
commission d'enquête parlementaire en Belgique avait, selon Jean
Ziegler et ses cosignataires, « mis au jour le rôle de Gasana » dans la
préparation du génocide. « Imaginez que la Suisse ait engagé
l'ex-ministre de la défense de Hitler juste avant la solution finale
 »,
s'insurgeait le libéral Jean-Michel Gros. L'argument avait été
développé dans une lettre envoyée aux députés, le 16 mars, par cinq
associations rwandaises, dont l'une avait été créée pour la
circonstance. Quant à la commission d'enquête belge, Jean Ziegler
avait confondu le prénom : en fait, elle avait mis en cause, comme
fondateur de l'une des premières milices, Anastase Gasana, qui était,
en mars 1998, ministre des affaires étrangères du nouveau pouvoir à
Kigali...

C'est une histoire sans morale. Car il est évidemment légitime de
s'interroger sur le ministre de la défense d'un régime « génocidaire »,
surtout quand on sait que son directeur de cabinet, à l'époque, était
Théoneste Bagosora, le prévenu le plus lourdement chargé parmi les
prisonniers du TPIR. L'été 1993, le titulaire de la défense pouvait-il
être tenu à l'écart de la planification du projet d'extermination ? Le
fait est qu'en juillet 1994, quand le FPR a pris le pouvoir, la mère
de James Gasana a été exécutée à l'entrée des troupes dans sa
commune. Son assassin, le chef du commando, est devenu le nouveau
maire. Un mois plus tard, une soeur de James Gasana a été tuée. Enfin,
en 1997, rentrant du Congo-Kinshasa où il s'était réfugié, l'un de ses
frères a été abattu. « Chaque fois que je m'exprime, un membre de ma
famille est soit emprisonné, soit tué,
expliquait James Gasana, quand
il était mis en cause en 1998. Les gens qui veulent la paix et le
respect des droits de l'homme existent. Mais ils sont systématiquement
calomniés, ou alors ils se taisent par crainte qu'on ne les taxe de
génocide. Mon cas n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres.
 »

Les mauvais exemples abondent : au Rwanda et dans le reste du monde,
de tous les côtés, parmi les vivants comme parmi les morts. Ces
derniers, en effet, n'ont-ils pas été tués deux fois, victimes d'un
génocide resté sans conséquence ? Ceux qui ont planifié leur mort
n'ont pas été jugés. Le bain de sang n'a pas été expié par le
droit. N'est-ce pas, aussi, le martyre des vivants ? Leur conscience
du mal extrême, qui s'est accompli en 1994, reste une plaie ouverte,
sans vérité pour l'aider à se renfermer. Au Rwanda, c'est la
vengeance. Ailleurs, en dépit des discours de repentance,
l'indifférence plane sur les fosses communes. Les crimes de guerre
dans l'ex-Yougoslavie hantent infiniment plus la communauté
internationale que le crime contre l'humanité au Rwanda. Si le
massacre organisé d'un demi-million de civils avait eu lieu ailleurs
qu'en Afrique, les « impunis » courraient-ils toujours ? Les prévenus du
crime absolu seraient-ils aussi mal jugés ? Pour se racheter d'un
génocide qu'il n'a pas eu la volonté d'empêcher, le monde
permettrait-il au régime successeur de diffamer ses dissidents comme
« génocidaires » ? Les réponses ne sont que trop évidentes. Il y a deux
poids et deux mesures pour l'universel. Pourtant, s'il y avait une
leçon à tirer du passé au Rwanda, ce serait celle-ci, pour tout le
monde : le verbe tue avant l'acte, et la lâcheté d'aujourd'hui creuse
les tombes de demain. Les morts et les vivants sont-ils morts et
vivants pour rien ?
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