Fiche du document numéro 17876

Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Num
17876
Date
Mercredi 1er février 2017
Amj
Auteur
Fichier
Taille
254266
Pages
8
Urlorg
Titre
Récit d'une manipulation [Écrit négationniste rendant Paul Kagame responsable du déclenchement du génocide des Tutsi]
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
http://le1hebdo.fr/numero/140/rcit-d-une-manipulation-2051.html

Récit d’une manipulation 1 février 2017

Pierre Péan, journaliste

Paul Kagamé, président de la République du Rwanda, n’a pas de mots assez durs pour critiquer la justice française. Il est prêt à tout pour empêcher qu’elle juge les méthodes qu’il a utilisées pour arriver au pouvoir. Tout, y compris l’élimination physique de ceux qui veulent témoigner contre lui. Deux « petits » juges installés dans la galerie Saint-Éloi, le pôle antiterroriste du Palais de justice de Paris, tiennent en effet son destin entre leurs mains. Bien sûr, par déformation professionnelle, le dictateur Kagamé ne peut croire une seconde que la justice française soit indépendante. Pour lui, ces deux magistrats sont de simples grouillots des autorités. Et, partant de cette analyse, il compte bien faire plier Paris en utilisant chantages et menaces en tout genre.

Il a de bonnes raisons de s’accrocher à cette idée puisqu’elle a déjà fonctionné lorsque Nicolas Sarkozy était à l’Élysée. Ce dernier avait tout mis en œuvre pour entraver le cours de la justice qui désigne, depuis dix ans, l’actuel chef d’État rwandais comme le commanditaire de l’attentat du 6 avril 1994, à Kigali, contre l’avion présidentiel rwandais, un Falcon 50 immatriculé 9XR-NN. Un attentat qui a pulvérisé l’avion en provoquant la mort de Juvénal Habyarimana, son prédécesseur, comme du président du Burundi, de leur suite et des trois Français qui composaient l’équipage. Neuf collaborateurs de Kagamé sont aujourd’hui poursuivis des chefs d’attentat en relation avec une entreprise terroriste. Et le président rwandais a fait lui-même l’objet d’une demande auprès du secrétaire général des Nations unies pour que soient engagées contre lui des poursuites par le Tribunal pénal international du Rwanda.

Pour comprendre l’acharnement du président Paul Kagamé, il faut d’abord avoir en tête le fossé entre deux lectures du drame rwandais, celle qui se rapproche de la réalité et celle imposée par Kagamé pour asseoir sa légitimité. La première est la suivante : le drame rwandais est une guerre civile sauvage entre Tutsis et Hutus, les deux principaux groupes de population du pays. Guerre inaugurée en octobre 1990 par une agression armée des Tutsis de la diaspora installée en Ouganda, avec le soutien de l’armée ougandaise, puis relancée par l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. Les extrémistes hutus commencèrent alors ce qu’on appela, jusqu’à la fin des années 1990, « le génocide des Tutsis et des Hutus modérés ».

Dans la seconde lecture, le roman fabriqué par Kagamé et ses relais, le drame rwandais se résumerait à un affrontement entre le Bien et le Mal, entre les bons Tutsis et les Hutus génocidaires. Kagamé aurait mené une guerre de libération nationale contre un régime ayant programmé le génocide des Tutsis avec l’aide de la France. Il aurait mis un terme au génocide et pris in fine le pouvoir, le 12 juillet 1994, malgré l’aide apportée par les militaires français aux Hutus.

C’est ce roman-là que les juges français contestent en désignant Paul Kagamé comme le commanditaire de cet attentat dont les exécutants forment aujourd’hui l’armature de l’État rwandais.

En effet, il y a au moins un fait sur lequel presque tout le monde est d’accord : la mort du président Juvénal Habyarimana est le « facteur déclenchant du génocide ». Comme l’explique une des meilleures sources sur le drame rwandais, l’ancienne procureure du Tribunal pénal international Carla Del Ponte : « S’il était avéré que c’est le Front patriotique rwandais des Tutsis qui a abattu l’avion du président Habyarimana, c’est toute l’histoire du génocide du Rwanda qu’il faudrait réécrire. » Comment la justice française se retrouve-t-elle dans la position de dire la vérité historique sur les atrocités commises dans ce petit pays des Grands Lacs ? Comment le comprendre alors que le Rwanda ne faisait pas partie du « pré carré » français ? Dès le lendemain de l’attentat, le Conseil de sécurité demandait à Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, de lui présenter un rapport sur l’événement dans les plus brefs délais. C’était sans compter les obstructions systématiques de Kagamé. Mais voilà, l’équipage du Falcon 50 était composé de trois Français, et leurs familles, à partir de la fin du mois d’août 1997, déposent plainte contre X. Saisi à Paris, le juge d’instruction Jean-Louis Bruguière commence l’enquête. Il reconstitue l’histoire des deux lanceurs et des missiles dont l’un a touché l’avion. Il parvient à établir qu’ils font partie d’une commande de quarante missiles SAM 16 passée en 1987 par l’Ouganda à l’Union soviétique. Puis la preuve est rapportée que le Front patriotique rwandais a utilisé des missiles issus de ce lot en 1991 et que deux lanceurs ont été retrouvés près de la ferme de Masaka, d’où a été tiré l’engin qui a abattu l’avion. Le juge Bruguière entend également de nombreux témoins directs et indirects qui lui permettent de reconstituer la genèse et l’exécution de l’attentat. Pendant ce temps-là, les réseaux proKagamé mènent une campagne efficace pour installer en France le roman du Front patriotique rwandais (FPR) en traitant ceux qui s’en écartent de négationnistes et de révisionnistes.

Les années passent. En mars 2004, Stephen Smith, à la une du Monde, révèle les principaux éléments de l’instruction du juge Bruguière qui met en cause Kagamé et le FPR. Quasiment en même temps, à l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire du début du génocide, Patrick de Saint-Exupéry, alors journaliste au Figaro, lance un violent réquisitoire contre la France qu’il accuse d’être complice du génocide. De manière concomitante, est créée la Commission d’enquête citoyenne (CEC) « pour la vérité sur l’implication française dans le génocide ». La CEC, qui rassemble diverses associations, est à l’origine des plaintes déposées devant le tribunal aux armées en 2005 contre des militaires français de l’opération Turquoise déployée au Rwanda. Pour elle, « l’opération Turquoise n’a pas fait que protéger des tueurs, elle a permis de tuer plus de Tutsis ». Dans la foulée, Paul Kagamé, anticipant les développements de l’instruction du juge Bruguière, met en place une commission présidée par Jean de Dieu Mucyo, ancien ministre de la Justice. Elle est chargée de rassembler les éléments de preuve montrant l’implication de la France dans la préparation et l’exécution du génocide. Ainsi Kagamé veut-il être en position de force, le jour
venu, pour engager un bras de fer avec Paris.

C’est bien vu. Le 15 novembre 2006, le juge Bruguière lance plusieurs mandats d’arrêt. Neuf jours plus tard, le Rwanda rompt ses relations diplomatiques avec la France. Paul Kagamé semble toutefois hésiter sur la façon de concilier son roman national avec le rôle qu’il a joué dans l’attentat. Interviewé, le 7 décembre 2006, par le journaliste Stephen Sackur de la BBC, il laisse entendre que sa décision de tirer sur l’avion d’Habyarimana était un acte de guerre. À la question : « Mais vous n’aviez pas le droit de descendre son avion et de l’assassiner ? » Kagamé répond : « Eh bien, j’avais le droit de me battre pour mes droits ! »

Toujours dans cet état d’esprit consistant à poser des actes judiciaires symétriques de ceux de la France pour être en position d’échanger l’abandon des uns avec l’abandon des autres, Paul Kagamé crée, le 16 avril 2007, un Comité d’experts présidé par Jean Mutsinzi, ancien président de la Cour suprême du Rwanda et juge à la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, pour déterminer les causes, circonstances et responsabilités de l’attentat. Un mois plus tard, Nicolas Sarkozy gagne l’élection présidentielle et nomme Bernard Kouchner, ami de Kagamé, au Quai d’Orsay. Dès sa désignation, le nouveau ministre fait du rétablissement des relations diplomatiques entre Paris et Kigali une priorité absolue. La condition sine qua non posée par son ami rwandais est l’abandon de l’instruction judiciaire et des mandats d’arrêt. Jean-Louis Bruguière s’efface. Le juge d’instruction Marc Trévidic prend la relève.

Commencent alors une série de manœuvres clandestines, de manipulations et de pressions du cabinet Kouchner et de l’Élysée sur la justice pour faire exploser l’instruction du juge Bruguière. Le 13 décembre, la normalisation des relations franco-rwandaises est enclenchée à l’Élysée. Les tâches sont réparties. À Sylvie Pantz, conseillère aux affaires juridiques internationales et aux droits de l’homme au cabinet de Bernard Kouchner, de se procurer et d’éplucher le dossier Bruguière. Elle participe à un « groupe téléphonique » composé de Jean de Gliniasty, patron de la direction Afrique au ministère des Affaires étrangères, et de Martin Ngoga, procureur général du Rwanda. Autour d’eux s’activent deux conseillers Afrique au cabinet de Bernard Kouchner, Charlotte Montel et, surtout, Laurent Contini à qui son engagement militant derrière Paul Kagamé vaudra, lors de cette réunion du 13 décembre, une singulière remarque de Bruno Joubert, adjoint de Jean-David Levitte, conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy. En l’invitant à s’exprimer, il déclare avec mordant : « Je passe la parole au représentant personnel de Paul Kagamé... »

Tous ces conciliabules aboutissent à la rencontre, le 26 janvier 2008, entre Bernard Kouchner et Paul Kagamé à Kigali. Paris est désormais mobilisé pour tenter de mettre la justice au service de son action diplomatique. À la fin du printemps 2008, les fonctionnaires du Quai et les Rwandais peaufinent des solutions pour que Kigali ait accès au dossier d’instruction… et puisse le mettre en pièces.

Le 5 août 2008, Le Monde fait sa une sur le rapport Jean de Dieu Mucyo, un terrible réquisitoire accusant la France d’avoir participé au génocide. Le ministre de la Justice rwandais évoque la perspective de poursuites judiciaires contre « des personnalités pointées du doigt pour leur rôle dans le génocide ». Et de livrer les noms de 33 responsables français – 13 politiques et 20 militaires – dont Édouard Balladur, Alain Juppé, Dominique de Villepin, François Léotard, Hubert Védrine et Jean-Christophe Mitterrand. Probablement libérés par cette une, les médias qui marchaient timidement dans les pas de Paul Kagamé pour taper sur la France, puissance néocoloniale, coupable par essence de tous les crimes commis en Afrique, font leur les violentes accusations rwandaises. Le rapport Mucyo réduit provisoirement à néant les efforts de Kouchner et de ses conseillers qui n’ont manifestement pas pris toute la mesure de la violence dont est capable le despote de Kigali.

Les événements s’enchaînent. Le 26 septembre 2008, lors d’une rencontre discrète à New York avec Paul Kagamé, Nicolas Sarkozy propose de dépêcher à Kigali son conseiller juridique, Patrick Ouart, afin de préparer une éventuelle mission des juges français dans la capitale rwandaise. Or le 23 octobre, le juge Trévidic annonce qu’il va clore son instruction en laissant entendre qu’il est l’objet de pressions. Patrick Ouart et Bruno Joubert, le Monsieur Afrique de l’Élysée, sont conscients que le dossier va considérablement envenimer les relations entre Paris et Kigali, puisque la seule perspective judiciaire est la condamnation par contumace des neuf Rwandais qui font l’objet d’un mandat d’arrêt. Ils foncent immédiatement à Kigali. Les 29 et 30 octobre, les deux conseillers suggèrent au pouvoir rwandais d’envoyer témoigner devant le juge l’accusé le moins compromis en signe de bonne volonté. Et c’est ainsi que le 11 novembre, Rose Kabuyé, une des neufs Rwandais visés, se dit « prête à parler aux juges ».

Une semaine plus tard, elle est présentée au juge Trévidic qui souhaite l’incarcérer. Mais le procureur général veille. Malgré une mise en examen pour « complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste », il souligne que Rose Kabuyé nie les faits et qu’un témoin important s’est rétracté par voie de presse pour demander son maintien en liberté. Le juge des libertés accède à sa demande. Voilà donc Rose Kabuyé libre et enchaînant telle une star interview sur interview dans les médias français.

Bernard Kouchner se fend de déclarations si favorables qu’on pourrait croire que Rose Kabuyé est l’invitée officielle de la République française ! Au cours de l’émission dominicale de RFI-TV5Monde-Le Monde, le ministre espère qu’elle pourra, ayant accès au dossier, dissiper les malentendus. « Il faut, dit-il, que l’on rétablisse, avec ceux qui ont subi le génocide, avec ce Rwanda qui renaît, des relations normales. » Et, la France, bonne fille, l’autorise à aller passer les fêtes de fin d’année à Kigali où elle est accueillie en héroïne...

Le blocage de l’instruction est en bonne voie et les signes de réconciliation se multiplient. De nombreux émissaires, plus ou moins secrets, vont porter la bonne parole à Kigali. Début novembre 2009, deux magistrats passent une semaine au Rwanda pour donner satisfaction à Kigali qui demande que les réfugiés rwandais en France, considérés comme « génocidaires », soient jugés en France. Le principe d’une collaboration judiciaire entre les deux pays est acquis, aussi bien pour juger les Rwandais « génocidaires » en France que pour « aider » le juge Trévidic à compléter son instruction. Personne ne soulève la question de l’impossibilité de rendre une justice équitable à partir d’une coopération entre la justice d’une démocratie – la France – et celle d’une dictature – le Rwanda.

Comment peut-on imaginer que Kagamé accepte d’aider loyalement une instruction qui le met en cause et ébranle les fondements de son régime ? Comment croire qu’il puisse laisser l’enquête prospérer alors qu’il a la main sur le choix des témoins et le contenu de leurs déclarations ? Il se sent à présent maître du dispositif. Le dimanche 30 novembre 2009, Paul Kagamé consent dès lors sereinement à rétablir les relations diplomatiques avec la France. Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée, accompagné d’André Parant, le nouveau Monsieur Afrique de l’Élysée, et d’Abakar Manany, un homme de l’ombre tchadien proche du président rwandais, font le déplacement à Kigali pour fêter l’événement.

Un mois plus tard, Bernard Kouchner se rend à Kigali pour rencontrer son ami Kagamé. Le 7 janvier 2010, il est accueilli à sa descente d’avion par Rose Kabuyé ! Un acte symbolique qui ressemble en réalité à un bras d’honneur fait à la France, puisque le même jour est rendu public le rapport Mutsinzi qui prend le contre-pied des conclusions du juge Bruguière. Les relations entre Kagamé et Sarkozy se resserrent encore le 24 janvier, quand Paris reconnaît de « graves erreurs d’appréciation » et une « forme d’aveuglement » de la France.

Derrière ces gestes officiels de réconciliation, le dossier de l’attentat est bien présent dans les esprits de tous. Et tous – Français comme Rwandais – attaquent Bruguière ad hominem et rejettent brutalement ses conclusions. Faisant semblant d’oublier qu’au cœur de son instruction se trouve la traçabilité des missiles, laquelle désigne sans ambiguïté Kagamé et le Front patriotique rwandais (FPR). Personne ne semble s’étonner que des témoins importants se rétractent. La rétractation la plus médiatisée est celle d’Abdul Ruzibiza, témoin essentiel du dossier, qui confiera avant sa mort au juge Trévidic qu’il était revenu sur ses déclarations pour des « questions de sécurité ». Last but not least, on évoque la venue du juge Trévidic à Kigali.

Probablement influencés par le rapport Mutsinzi, et ne faisant pas confiance aux nombreux témoins qui avaient désigné la proximité de la ferme de Masaka comme lieu de lancement des missiles, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux signent, le 21 avril 2010, une ordonnance pour désigner des experts en balistique. Le 31 mai à Nice, en marge du 25e sommet Afrique-France, Paul Kagamé confirme officiellement que le juge français « aura accès à ce qu’il veut voir au Rwanda ». Effectivement, les deux juges accompagnés des experts et des avocats des parties civiles sont très bien reçus par les plus hautes autorités judiciaires rwandaises. Du jamais vu dans le cadre d’une commission rogatoire
internationale. Ils sont bien guidés et surtout bien orientés. Il est curieux à ce propos qu’aucun média n’ait relativisé l’indépendance de cette enquête alors même que Louise Arbour et Carla Del Ponte, deux procureures du Tribunal pénal international, pourtant dotées de pouvoirs supranationaux, n’ont jamais pu aller de l’avant. Dans La Traque, les criminels de guerre et moi, Carla Del Ponte raconte qu’elle a dû retirer ses enquêteurs, craignant pour leur vie comme pour la sienne. Louise Arbour a dit la même chose, en octobre dernier, dans une interview au quotidien canadien Globe and Mail.

Les deux juges français voulant entendre les Rwandais toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt, décident, après moult tractations, de les auditionner à Bujumbura, la capitale du Burundi, où il est acquis que les Rwandais ne seront pas arrêtés. Les mandats d’arrêt sont transformés en mises en examen. Les Rwandais sont interrogés du 6 au 14 décembre 2010. Est-il besoin de préciser qu’ils nient toutes les accusations dont ils font l’objet ?

Il y a mieux. Peu satisfaits du premier rapport balistique, car les traces matérielles n’existent évidemment plus dix-sept ans après l’attentat, les juges français font appel à des experts en acoustique qui doivent déterminer le lieu de lancement des missiles à partir de la mémoire auditive de témoins, si longtemps après les faits ! Notons que c’est par ailleurs Kigali qui choisit presque tous les témoins, en éliminant soigneusement ceux qui pourraient désigner Masaka comme lieu de départ des tirs ! À cette méthode très contestable s’ajoute celle des « experts » qui ne se rendent pas au Rwanda mais effectuent leurs mesures, en France, à La Ferté-Saint-Aubin, dans le Loiret – un pays plat n’ayant aucun rapport avec les collines de Masaka et Kanombé…

Le 10 janvier 2012, les deux avocats des Rwandais, Léon-Lef Forster et Bernard Maingain, se rendent galerie Saint-Éloi de 14 heures à 18 heures pour entendre les juges livrer les conclusions de l’enquête balistique. La séance se tient à huis clos mais Kigali a reçu le rapport trois jours auparavant !

Curieusement, avant même le début de cette lecture, les médias commencent à en rendre compte et exonèrent les proches de Kagamé. Le soir même, puis le lendemain, la plupart des médias entonnent le même credo, alors qu’ils n’ont évidemment pas lu les deux rapports totalisant 369 pages et que ceux-ci ne désignent absolument pas les extrémistes hutus comme responsables de l’attentat. Le 11 janvier, Libération barre ainsi sa une par un définitif « Irréfutable ». Le quotidien consacre trois pages à cet « événement historique » en expliquant que « le rapport du juge Trévidic confirme que l’avion du président Habyarimana a été abattu par des extrémistes hutus. Et pulvérise, après dix-huit ans, les thèses négationnistes ». La journaliste Maria Malagardis ose même : « Enfin était apportée la preuve d’un génocide minutieusement préparé sous l’œil attentif de Paris. »

Dans la journée du 11, de nombreux médias assènent cette « vérité ». Lors d’une conférence de presse, Me Forster se livre à une violente attaque contre le juge Bruguière, parle de manipulation « aussi lourde dans l’histoire judiciaire que celle qui a emporté le dossier Dreyfus », et annonce qu’il va déposer une plainte pour « tentative d’escroquerie au jugement en bande organisée ». Les porte-plumes de Kagamé reprennent les saintes paroles. Quelques personnalités réussissent toutefois à faire connaître leur indignation. Exemple : dans un article publié dans Marianne et intitulé « Rwanda : les idiots utiles de Kagamé », les médecins humanitaires Rony Brauman et Jean-Hervé Bradol et la chercheuse au CNRS Claudine Vidal écrivent que « la quasi-unanimité de la presse française sur les prétendues conclusions du rapport balistique commandé […] fournit une nouvelle opportunité de comprendre comment le régime de Kigali assure son impunité ».

La tragédie rwandaise a fait émerger un nouveau genre de journalistes. Ceux qui savent a priori la vérité et qui enquêtent ensuite pour prouver qu’ils ont raison. Une investigation hémiplégique, dont Libération n’a pas, hélas ! le monopole. Jeune Afrique est même probablement un cran au-dessus de Libération pour servir la soupe au régime de Paul Kagamé. François Soudan, directeur de la rédaction, s’est assuré la quasi-exclusivité de la parole du dictateur, mais aussi des publireportages sur le paradis rwandais.

À l’automne 2013, c’est au tour de Patrick Karegeya, qui dirigea les services secrets extérieurs rwandais de 1994 à 2004, de vouloir rencontrer les juges français pour leur dire également la responsabilité de Kagamé. Il souhaitait, comme il me l’a confié, leur révéler le modus operandi de l’attentat. Mais Patrick Karegeya ne viendra pas à Paris. Le 1er janvier 2014, il est retrouvé étranglé dans une chambre du palace Michelangelo, l’un des hôtels les plus sécurisés de Johannesburg.

Peu de temps après la mort de son ami, le général Faustin Kayumba Nyamwasa, qui au moment de l’attentat dirigeait la DMI, les services de renseignement du FPR, fait lui aussi l’objet d’une tentative d’assassinat en Afrique du Sud par les tueurs de Kagamé. Quelques jours plus tard, il me confie qu’il souhaite rencontrer les juges français pour apporter les preuves de la culpabilité de Kagamé. Il est convaincu que l’acharnement du dictateur rwandais contre lui est largement dû aux secrets qu’il détient sur l’attentat. Les demandes du juge pour l’entendre se heurtent au refus de la justice sud-africaine.

Finalement, les juges décident de clore leur instruction en juillet 2014. Mais ils sont contraints de la rouvrir à la fin de l’été, suite à la demande d’Émile Gafirita, ex-soldat rwandais, qui veut leur dire qu’il a accompagné les missiles dissimulés dans une camionnette du QG de Kagamé à Kigali. Il vit caché à Nairobi et est traqué par le régime rwandais car son ami Joël Mutabazi a été arrêté et, sous la torture, a livré son nom. Il demande au juge que le secret de sa venue soit gardé jusqu’à son arrivée galerie Saint-Éloi. « Je ne vois pas en quoi indiquer son identité serait un risque supplémentaire », rétorque alors le juge d’instruction français. Émile Gafirita accepte in fine les conditions du juge. Dans l’attente de sa convocation, il écrit à son avocat : « Le plus vite serait le mieux, avant qu’ils ne me fassent taire à jamais. » De fait, le 13 novembre, juste après la réception de sa convocation, Émile Gafirita est enlevé et disparaît. Me Forster ose dire que « cette disparition pourrait être une manipulation ». Pas plus les médias que les politiques n’ont élevé la voix sur ce scandale judiciaire et humain.

Marc Trévidic, considéré à Kigali comme un « bon » juge, quasiment acquis à la nonculpabilité de Paul Kagamé, ferme enfin l’instruction, lui laissant espérer un non-lieu qui serait transformé en victoire par son très puissant appareil de propagande. Puis, patatras ! le général Faustin Kayumba Nyamwasa, patron des services secrets de Kagamé au moment des faits, fait parvenir, en juillet 2016, un document accusant nommément celui-ci d’être le commanditaire de l’attentat. Il annonce être prêt à parler aux juges, lesquels n’ont plus d’autre choix que de rouvrir l’instruction, en provoquant une nouvelle fois l’ire du tyran.

Me Lev Forster parle alors de « manœuvre grossière, vraisemblablement initiée par un arrière-cabinet occulte négationniste qui, dans ce dossier, essaie de déstabiliser le président Kagamé ». Paul Kagamé enchaîne en menaçant de rompre une nouvelle fois les relations diplomatiques avec la France. Louise Mushikiwabo, sa ministre des Affaires étrangères, déclare : « Le Rwanda ne sera pas soumis à une intimidation judiciaire de la France. » Effectivement, le mardi 29 novembre, le procureur général du Rwanda annonce l’ouverture d’une enquête sur le rôle de vingt responsables français dans le génocide. Comme d’habitude Paul Kagamé peut compter sur ses nombreux fans et groupies français pour relayer sans bémol les accusations rwandaises dans nombre de médias, Jeune Afrique et Libération en tête.

Alors que la mécanique juridique devant aboutir à l’audition du général Kayumba tournait normalement, un gros caillou vient gripper le système à Pretoria, en Afrique du Sud. L’ambassade de France, dirigée provisoirement par Charlotte Montel, presse verbalement le ministère de la Justice sud-africain de ne pas donner suite à la demande d’entraide des juges français pour entendre Kayumba. Entrave à la justice déjouée quand les Sud-Africains répondent aux diplomates français de faire cette demande par écrit…

Pour le moment, l’instruction continue malgré les cris d’orfraie de Kigali et des « idiots utiles » français. La justice reconsidérera-t-elle sa position vis-à-vis des proches de Kagamé mis en cause dans le dossier ? Ne devra-t-elle pas tenir compte des événements très graves qui ont perturbé l’instruction ces dernières années : assassinats, tentatives d’assassinat, enlèvements et autres entraves manifestes à la justice ? Elle devrait en toute logique aboutir à la reconnaissance de la culpabilité de Paul Kagamé dans l’attentat et donc, en partie, dans le génocide. Sauf si, comme en 2007, l’exécutif français décidait de se mettre en travers de la justice par peur des chantages de Kigali. À présent, en l’absence d’enquête internationale sur l’attentat, seule la justice française peut dire la vérité. Une vérité dont Paul Kagamé ne veut à aucun prix, puisque sa légitimité internationale est basée sur le mensonge…

Pierre Péan, journaliste
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