Fiche du document numéro 1780

Num
1780
Date
Mardi 31 mars 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
336021
Pages
7
Titre
Au pays des âmes mortes
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Classification
None
Citation
UNE colline. Le silence. Des maisons de briques de terre, une
végétation apprivoisée, des bosquets de bananiers, des champs de
sorgho soigneusement cultivés... Une colline à première vue ordinaire.
A Murambi, il y a eu des tueries, comme partout. Les coeurs sont
tristes et solitaires. Les visages sont fermés. Les regards sont
éteints. La différence avec les autres collines est qu'à Murambi, près
de Gikongoro, ça pue encore la mort.
Emmanuel s'avance. Ses bottes noires sont couvertes de poudre
blanchâtre. Il a une manière de saluer, un sourire, un regard...
Emmanuel est " mort ". Ainsi nomme-t-on les rescapés au Rwanda, des
" morts " que la mort a refusé.
Emmanuel déambule du bloc no 1 au bloc no 2, du bloc no 2 au bloc
no 3, et ainsi jusqu'au bloc no 13, du matin au soir. Il saupoudre,
sans relâche... " Tous ces morts... Je ne sais pas si c'est la volonté
de Dieu ou du Diable... " Emmanuel désigne une salle. Des corps
d'enfants gisent sur le sol. Des étiquettes numérotées sont accrochées
à leurs chevilles. Les cadavres tordus sont alignés sur la dalle.
Certains sont réduits à l'état de squelettes, d'autres sont encore
enveloppés de chairs séchées. Sur une planche soutenue par des
tréteaux, il y a des crânes, seuls. Parfois, il reste une mèche de
cheveux. " Ceux-là, ce sont des gens à qui on a coupé la tête... " Un
long silence. Emmanuel regarde le visiteur et ne le voit pas. Il ne
voit que les cadavres, les os, le seau de poudre qu'il va falloir
répandre. 50 000 à 70 000 Tutsis s'étaient réfugiés dans l'école de
Murambi. Il y eut, selon Emmanuel, quatre survivants. " Deux hommes,
un enfant, une femme... " L'enfant, Kayitesi, est sa fille. Tous les
autres sont morts, dont vingt-huit parents : sa femme, ses fils, ses
parents, ses cousins...
Kigali a ordonné que le site du carnage soit dédié à un Mémorial du
génocide. Les corps ont été exhumés des charniers où ils avaient été
précipitamment enterrés. Ils ont été étalés dans les bâtiments de
l'école. Comme si la mort les avait figés là... Emmanuel Murangira
saupoudre chaque jour un produit chimique supposé préserver les
reliques humaines des ravages du temps, et il reçoit les premiers
visiteurs de ce futur Mémorial. L'agriculteur saupoudre, raconte,
brise le silence... Il est " le Survivant ".
Murambi est destiné à être le lieu de mémoire de ce - dernier ? -
génocide du XXe siècle, le troisième génocide reconnu par la
communauté internationale après celui des Arméniens, commis par les
Jeunes-Turcs, et celui des juifs d'Europe, perpétré par les nazis. La
colline de Murambi a reçu la terrible mission, et Emmanuel la tâche
morbide, de veiller à conserver la trace réelle, corporelle, de ce qui
fut exécuté en trois mois, au printemps 1994, dans cette région de
l'Afrique des Grands Lacs, dans un des pays les plus pauvres de la
planète.
Emmanuel raconte ce mois d'avril, l'approche du drame au fur et à
mesure que les Interahamwe (" Ceux qui travaillent ensemble ", la
milice armée du parti hutu MRND) arpentaient les collines. " Ils
tuaient les gens dans les maisons. Nous nous sommes réfugiés près de
l'église. Le monseigneur nous a dit qu'ici nous serions à l'abri. Un
soir, les Interahamwe ont attaqué, appuyés par l'armée. Ils tiraient
des rafales sur les hommes qui étaient allongés dans l'herbe. Il y a
eu des morts, des blessés. Ils sont arrivés, et ont achevé les gens à
la machette. Ensuite, ils sont allés de bâtiment en bâtiment, lançant
des grenades par les fenêtres sur les femmes et les enfants. Puis ils
les ont achevés aussi, avec les machettes et les couteaux... L'attaque
a duré deux jours. " " Moi, j'ai reçu une balle sur la tête. Je me
suis évanoui. " Emmanuel a, sur le front, un trou. La balle n'a pas
pénétré la boîte crânienne. " Ils m'ont cru mort... La nuit suivante,
j'ai rampé vers la brousse. " " Toute ma famille a été exterminée,
sauf Kayitesi. Elle a été sauvée par une vieille femme hutue qui l'a
retrouvée après le carnage. "
" A mon retour, j'ai accepté ce travail. Ma famille est ici. Morte. Je
ne veux pas que des gens versent du sable sur ces événements, qu'ils
nient ce qui est arrivé. Jamais !... Quand on a déterré les corps, je
ne dormais plus. Je me saoûlais. J'ai été déclaré fou... Maintenant,
je sais que je resterai ici jusqu'à la fin de ma vie. Je suis un
secouriste, je vole au secours de la mémoire des morts. " Emmanuel
reprend sa marche, de salle en salle. " J'étais là ! J'étais là !... "
Emmanuel Murangira, le survivant de Murambi, exclut une éventuelle
réconciliation au Rwanda tant que ce discours persistera. " La
réconciliation ? Hum... Oui, si les gens reconnaissent leurs crimes,
s'ils se confessent. " Il s'énerve. " Les Hutus d'ici refusent de
témoigner. Ils n'ont rien vu ! Au printemps 1994, comme par miracle,
aucun n'est sorti de sa maison ! " " Je connais un monsieur qui a
brûlé une maison pendant le génocide, dit-il. Il est revenu voir la
famille et reconstruire la maison après la guerre. Là, la
réconciliation devient possible. "
Emmanuel évoque aussi, parmi les maux du Rwanda, l'absence de soutien
de la communauté internationale lors du génocide. Il déplore qu'elle
ait gardé " les yeux fermés ". Puis le gardien des cadavres, le
" fou ", le " mort ", s'en va en silence.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024