Fiche du document numéro 1747

Num
1747
Date
Mercredi 7 septembre 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
164507
Pages
3
Titre
Vengeances rwandaises
Sous titre
Exécutions sommaires, enlèvements, massacres, représailles... de nombreux témoignages incriminent les vainqueurs de la guerre civile sommaires ...
Page
1,3
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Classification
None
Citation
« Il y a des enlèvements chaque jour à Kigali, mais je reste ici car
c'est encore plus dangereux en province
 ». Antoine, qui ne veut préciser
ni son nom, ni même son métier « de peur d'être reconnu », est un de ces
Rwandais que la fin de la guerre n'a pas soulagés. Métis hutu-tutsi, il
a hérité de son père les traits physiques et l'identité hutue. Et il ne
se sent pas en sécurité dans Kigali, contrôlée depuis le 4 juillet par
les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR), aujourd'hui
majoritaires au sein de la nouvelle Armée patriotique rwandaise (APR).
Il a trop été le témoin et a trop entendu parler des exactions commises
par les vainqueurs pour ne pas craindre d'en être un jour victime. Il
n'a pas trempé dans les massacres, dit-il, et c'est pourquoi il n'a pas
fui quand le FPR s'est emparé de Gitarama, sa ville natale. Mais il a dû
suivre le mouvement quand les maquisards ont rassemblé quelque trente
mille personnes qui restaient dans cette région pour les conduire, en
quatre jours de marche, à Rilima, dans le Bugesera. « Pour des raisons
de sécurité, disaient-ils. C'était au moment de l'arrivée des soldats
français dans le sud-ouest, fin juin.
 »


« A chaque étape, poursuit-il, des Hutus disparaissaient, souvent
dénoncés par les Tutsis de notre groupe qui étaient encouragés à le
faire par les soldats. Des coupables, il y en avait sans doute, mais
pour deux d'entre eux que je connaissais, je suis sûr qu'ils étaient
innocents ; ils ont même caché des Tutsis. Mais on les a dénoncés ; un
voisin jaloux ou quelqu'un qui les avait vus à la barrière, avec les
interahamwe (les miliciens hutus). Mais qu'est-ce que cela prouve ? Moi
aussi, on m'a forcé à aller monter la garde aux barricades ! J'y allais
la nuit pour ne pas me compromettre dans des tueries.
 »

La tactique des soldats du FPR, « c'est de faire le vide dans chaque
région qu'ils viennent de conquérir,
explique Antoine. Cela leur permet
d'avoir le champ libre pour se battre ils tirent sur tout ce qui bouge
et de commencer aussi les épurations. Une seule dénonciation suffit à
vous faire exécuter.
 ».

S'il comprend le désir de vengeance de ces hommes, qui apprennent
souvent en atteignant leur village natal que leur famille a été
exterminée, Antoine condamne ces représailles aveugles qui visent tous
les Hutus, innocents ou coupables. « Ces choses n'arriveraient pas si le
FPR n'était pas une armée ethnique
 », dit-il.

Comme Antoine, un gradé hutu des ex-Forces armées rwandaises (FAR)
rencontré un peu plus tard à Kigali ne s'est pas laissé « désinformer »
par la propagande anti-tutsie des agents de l'ancien gouvernement. Mais
il n'accepte de raconter son histoire qu'à condition de rester anonyme.
Le 6 juillet dernier, il a signé la « déclaration de Kigemé », par
laquelle un groupe d'officiers modérés des FAR (en majorité sudistes),
emmené par le général Marcel Gatzinzi, s'est désolidarisé de « ce
gouvernement de massacreurs
 ».

Sur l'insistance des nouvelles autorités (qui souhaitent intégrer dans
les rangs de l'APR des éléments de l'armée défaite pour lui donner un
caractère multiethnique), il rentre à Kigali à la mi-août, et apprend
que 23 membres de sa famille ont été massacrés, près de Gitarama. « Par
qui d'autre que le FPR ?
 », se demande-t-il. « Je les ai laissés au
village en estimant qu'ils ne risquaient rien
 ». Pour lui, il ne peut
s'agir que d'une vengeance « ethnique » : « Mes parents avaient si peu à
se reprocher qu'il ont attendu l'arrivée du FPR sans crainte.
 »

Ces témoignages donnent de la crédibilité aux incessantes rumeurs
d'exactions et d'enlèvements commis par l'APR qui circulent dans les
milieux étrangers de Kigali et dans les camps de réfugiés rwandais du
Zaïre. Il y a aussi les nouveaux mouvements de réfugiés vers le Burundi
ou la Tanzanie, qui semblent indiquer que des violences ethniques ont
lieu dans le sud et l'est du Rwanda. Si le flot de Hutus quittant la
région de Butaré vers le Burundi à raison de 2 000 personnes par jour
pendant les trois premières semaines d'août (le Monde du 17 août) s'est
tari, on a compté 5 000 nouveaux arrivants, entre le 29 août et le 3
septembre, dans la province burundaise de Muyinga, sur la frontière
tanzanienne.

Le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) fait état d'un nouvel exode de
Rwandais vers la Tanzanie, au rythme de 12 000 personnes par semaine.
Enfin, on signale chaque jour, flottant sur la rivière Akagera, qui
marque la frontière rwando-tanzanienne, cinq à huit cadavres de
personnes tuées d'une balle dans la tête ou d'un coup de machette sur la
nuque. « Des tueries organisées ont apparemment lieu dans l'est du
Rwanda, mais il est impossible de dire qui en porte la responsabilité
 »,
déclare-t-on au HCR. Toutefois, les réfugiés rwandais au Burundi
accusent de manière plausible les soldats de l'APR.

«  On exécute à tour de bras  »



Certaines organisations humanitaires ont recueilli des témoignages sur
les vengeances des vainqueurs, mais gardent le silence pour pouvoir
continuer à travailler au Rwanda (ce qui suppose un minimum de
coopération avec les nouvelles autorités). Elles estiment « probable »
que les hommes du FPR ont massacré deux à trois mille réfugiés burundais
(hutus) du camp de Nzangwa, dans le Bugesera, vers la mi-mai. Selon un
témoin qui s'est rendu sur place, la mosquée voisine est pleine de
cadavres carbonisés.

Une représentante d'une organisation non gouvernementale se dit
convaincue, sur la base du récit d'un de ses employés, qu'à l'Ecole
vétérinaire de Kabutaré, près de Butaré, « on exécute à tour de bras ».
On y a vu des camionnettes entrer, chargées de prisonniers les bras liés
dans le dos, et en ressortir vides quelques instants plus tard. « Cet
endroit est une zone militaire,
dit le préfet de Kigali. Vous ne pouvez
y avoir accès.
 » Y découvrira-t-on un jour des fosses communes remplies
par les troupes de l'APR ? Une autre déléguée d'une ONG n'a jamais
protesté, sinon en privé, contre l'arrestation de trente employés
rwandais, « tous hutus », pour motifs exclusivement ethniques. Là
encore, par souci de ne pas irriter le nouveau pouvoir.

Alors qu'il en faudrait au moins 200, les Nations unies n'ont dépêché
jusqu'à présent qu'une vingtaine d'enquêteurs pour relever les
violations des droits de l'homme et vérifier si le retour des réfugiés
du Zaïre est suffisamment garanti. Ils n'ont signalé qu'une dizaine
d'exactions. « Cela s'explique, dit un religieux rwandais. Ils sont
pilotés par le FPR dans leurs recherches.
 »

Quant aux responsables de la deuxième Mission des Nations unies pour
l'assistance au Rwanda (MINUAR II), ils se contentent des affirmations
du gouvernement selon lesquelles 60 militaires soupçonnés d'exactions
ont été arrêtés et deux d'entre eux exécutés. Le ministre de la défense,
le général Paul Kagamé, a également appelé les soldats à ne pas se
laisser induire en erreur par de fausses dénonciations. « Ce sont des
signes positifs,
conclut le major canadien Jean-Guy Plante, porte-parole
militaire de la MINUAR ; ils montrent que les autorités sont décidées à
mettre un terme à la justice expéditive
 ».

A l'exception de quelques rares ministres qui reconnaissent en privé « des actes de vengeance », la ligne générale du gouvernement consiste à
nier les exactions, pour ne parler que de « quelques incidents
imputables à des gens qui se font eux-même justice
 ». Le premier
ministre, M. Faustin Twagiramungu, suggère que les cadavres de l'Akagera
et le récent exode vers la Tanzanie seraient le fait de miliciens de
l'ancien régime qui écument encore les collines. Quant aux déclarations
du HCR sur ce sujet, il ne s'agirait que « de rumeurs propagées par
l'ex-gouvernement
 ».

Ces règlements de comptes n'ont pas, bien sûr, l'ampleur des massacres
organisés par les extrémistes du régime déchu. Mais peut-on continuer à
les excuser, en parlant de « vengeances inévitables après tout ce qui
s'est passé
 », alors que vraisemblablement des centaines, voire des
milliers d'innocents en sont victimes ?
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024