Fiche du document numéro 15630

Num
15630
Date
Vendredi 4 décembre 2015
Amj
Auteur
Fichier
Taille
138099
Pages
4
Urlorg
Titre
« Une simple histoire d’exil »
Sous titre
L’écrivaine rwandaise Scholastique Mukasonga a choisi d’évoquer pour « Next » la très courte vie de sa sœur cadette, victime collatérale du génocide
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
C’est une simple histoire d’exil que je veux raconter ici. Cela s’est passé il y a bien longtemps, au Rwanda, en 1960. Il n’y a plus personne d’autre pour la raconter: tous ceux qui furent embarqués ce soir-là dans les camions, par les paras belges, ils ont été exterminés lors du génocide des Tutsi en 1994.

Chaque soir, avant de regagner notre natte commune, mes sœurs, Julienne, Jeanne et moi écoutions à demi assoupies les contes de ma mère. Je n’ai pas retenu les contes de ma mère. Je n’ai plus que de simples histoires d’exil à raconter. Ce n’est que le début d’une longue histoire, celle de Julienne ma petite sœur, née dans la nuit de l’exil, morte dans la nuit de l’exil.

Stéfania, ma mère avait donné le jour à Julienne la nuit même où les déportés Tutsi avaient été jetés dans cet ailleurs inconnu et sinistre que serait pour eux leur lieu d’exil : Nyamata… Stéfania avait accouché dans la salle de classe où les déplacés avaient été entassés. À la vue du nouveau-né, les matrones autoproclamées déclarèrent, dans un mélange de détresse et d’impuissance qu’il n’avait aucune chance de survivre.

En bon chrétien, Cosma, le père, avait enveloppé le bébé dans un bout de tissu pris sur le seul pagne qui restait à Stéfania et courut aux premières heures du jour faire baptiser sa fille par les pères de la mission, seul moyen à ses yeux de sauver sa fille. Est-ce par la vertu du sacrement ou celle de certaines incantations que récitèrent les accoucheuses, Julienne, ainsi que l’avaient prénommée les missionnaires, survécut.

Les jours suivants, les hommes construisirent autour de l’école des cabanes d’herbes et de branchages et bientôt un véritable village de cahutes précaires envahit la cour de récréation et les espaces libres entre les classes. C’était Cosma, mon père qui avait donné l’exemple. Cependant Cosma avait bien du souci. Stéfania ne parvenait pas à nourrir le bébé. Ses seins semblaient desséchés, taris à jamais.

Julienne n’y survivrait pas puisque, jusqu’à l’âge de 2 ans, le nourrisson ne peut compter que sur le lait de sa mère. Sans doute Stéfania était-elle épuisée par l’accouchement et stressée par le choc de la déportation, mais, de plus, privée du lait qui avait constitué jusque-là sa nourriture principale, elle ne parvenait pas à s’habituer au peu de riz ou de polenta qui était distribué aux déplacés et il lui semblait hautement improbable que la poudre blanche qu’on délayait dans de l’eau douteuse se transformât par miracle en lait de vache.

Les femmes se concertèrent : on ne pouvait laisser mourir Julienne, cette enfant qui était née comme une espérance dans la nuit la plus noire de l’exil. Celles qui allaitaient acceptèrent de partager le lait de leur bébé avec Julienne. Après avoir fait téter leur bébé, les nourrices se relayaient dans la cabane de Stéfania, et Julienne passait ainsi de seins en seins glanant les quelques gouttes de lait qui leur restaient.

Parmi toutes les mères qui partageaient un peu du lait de leur enfant avec Julienne, Nyirabahashyi était de loin la plus généreuse. C’était une robuste jeune femme qui nourrissait son premier enfant. Le flot de lait qui jaillissait de ses imposantes mamelles paraissait intarissable. Nyirabahashyi était devenue la grande amie de Stéfania. Ses formes épanouies, sa santé florissante, son inaltérable bonne humeur était communicative et Stéfania trouvait auprès d’elle le réconfort d’une amitié roborative. Nyirabahashyi était Hutu.

Il y avait certes parmi ceux qu’on avait débarqués à Nyamata un petit nombre de Hutu : les uns étaient là par erreur, d’autres parce qu’on ne savait s’ils étaient ou l’un ou l’autre, d’autres encore parce que, par fidélité, ils avaient choisi de suivre leur chef. On ne savait pour quel motif Nyirabahashyi s’était retrouvée parmi les déplacés tutsi ? Personne ne se souciait d’ailleurs de lui demander.

Un jour, des camions revinrent. Les exilés crurent qu’on venait pour les ramener chez eux mais des soldats, des Congolais, firent aligner les familles devant leur hutte et des hommes en civil, des Rwandais, ceux-là, désignèrent ceux qui devaient monter dans les camions pour un retour au Rwanda: tous les Hutu qui se trouvaient là pour une raison ou une autre, quelques Tutsi jugés inoffensifs ou qui pouvaient être utiles à la nouvelle République. Nyirabahashyi était du nombre de ceux qui furent choisis pour le retour.

Ce départ fut un déchirement pour Stéfania. Non seulement elle perdait une amie en laquelle elle avait mis sa confiance mais surtout Julienne perdait celle que Stefania considérait comme la mère nourricière de sa fille. Plus tard, Stéfania répéterait à Julienne: « C’est parce que Nyirabahashyi est partie que tu es restée malingre. Son lait était ce qui t’avait rendu la vie. Sans lui, tu es restée cette enfant chétive qui fut toujours ma honte et mon souci. »

Julienne dépérissait un peu plus chaque jour. Le peu de lait que pouvaient offrir les nourrices de bonne volonté ne suffirait manifestement pas à la maintenir en vie. On avait tenté toutes les médications traditionnelles dont on pouvait disposer pour stimuler la montée du lait chez Stéfania. En vain.

On avait été jusqu’à consulter Gatashya, le vétérinaire qui s’était déclaré incompétent en la matière. Il fallait trouver coûte que coûte, tant pour Julienne que pour Stéfania, de l’authentique lait de vache. C’est dans ce but que Cosma se mit à parcourir le Bugesera. Les réfugiés répugnaient à s’éloigner de l’école et de la petite localité de Nyamata. Le Bugesera était alors une brousse quasi déserte, domaine des éléphants, des lions, des buffles... La région était presque déserte, la population, déjà clairsemée, avait été décimée depuis la fin du XIXe siècle par la maladie du sommeil. Le Bugesera jouissait en outre d’une réputation détestable: traditionnellement, c’était le lieu d’exil de ceux qui étaient tombés en disgrâce auprès du roi. Était-ce par une cruelle ironie qu’on les avait relégués à Nyamata: Nya-mata: le-pays-où-coule-le-lait ?


Cosma se mit donc à explorer cette « terra incognita » à la recherche de pasteurs qui pourraient lui fournir un peu de lait. Il repérait les rares fumées qui s’élevaient au-dessus des épais buissons d’épineux et signalaient une présence humaine. Les quelques pauvres enclos qu’il découvrait ainsi étaient ceux d’agriculteurs qui cultivaient leurs champs misérables sur une terre aride. Ils ne possédaient pas de vaches et Stéfania aurait certainement refusé le lait de leurs chèvres, cet animal impur.

Cosma rentrait le soir auprès de sa famille sa gourde en métal empruntée aux soldats congolais désespérément vide. Un jour cependant, il aperçut une fumée épaisse aux volutes d’un bleu acier. Il ne pouvait se tromper. Cette fumée était celle d’un feu d’herbes humides, celui qu’on allume pour écarter des vaches les mouches et autres parasites: elle signalait, à n’en pas douter un campement de bergers. Cosma se précipita dans la direction que lui indiquait la fumée. Il tomba bientôt au milieu d’un troupeau d’une dizaine de vaches. C’était la traite du soir. Les pasteurs, Cosma en compta cinq, étaient accroupis chacun sous une vache, le pot en lait maintenu entre les cuisses.

Cosma, appuyé sur son bâton, apprécia avec un plaisir retrouvé le chant rythmé des jets de lait dans les pots en bois.C’était de bons pasteurs. Il attendit respectueusement que les bergers aient terminé. Enfin, l’un d’eux le remarqua et s’adressa à lui avec méfiance: « Qui es-tu, étranger? D’où viens-tu? Que cherches-tu? »

Cosma se lança dans les interminables préliminaires d’usage, faisant l’une après l’autre, l’éloge des vaches, détaillant la beauté de leur robe, la majesté de leurs cornes, la générosité de leurs pis, la candeur de leurs yeux et pour péroraison à son panégyrique, il aurait volontiers, s’il l’avait osé, donné un nom à chaque vache.

– « Tu t’y connais, toi, en vaches, dit celui qui paraissait être le chef des bouviers impressionné par tant d’éloquence bovine, tu as sans doute aussi des vaches ? »

– « Oui, j’en ai eu et peut-être bien que j’en aie encore ? L’avenir le dira. »

– « Je devine qui tu es. Ne serais-tu pas un de ces Tutsi qu’on a chassé hors de chez eux et qui mangent à présent la poussière rouge de Nyamata ? »

Le grand pasteur considérait Cosma avec intérêt et compassion tout en continuant son discours: – « Que veux-tu ? Nous acheter une vache ? C’est vrai, tu l’as dit, nous avons de belles vaches mais elles ne sont pas à vendre. Pour elles, dans ce pays sans pluie, nous sommes sans cesse à la recherche d’herbes et d’abreuvoirs. Nous avons laissé nos femmes dans l’enclos et elles marchent longtemps pour nous apporter des provisions et chercher le lait. On m’a dit qu’on avait pris les vaches des Tutsi du Rwanda. Mais nous les Bagesera, on ne nous prendra pas nos vaches: le Burundi n’est pas loin, et nos vaches ignorent la frontière. Demande-moi ce que tu désires. Je te traiterai comme si tu étais mon frère. »

Cosma lui expliqua le pourquoi de sa recherche et le berger remplit sa gourde de lait frais : – « Mon fils te guidera jusqu’à Nyamata pour te montrer le plus court chemin, dit le berger. Tu as vu, nos vaches ne donnent pas beaucoup de lait mais reviens chaque matin chez nous : chaque matin, pour ta femme et ta fille, nous remplirons ta gourde. Ta femme et ta fille seront sauvées. Le lait, tu le sais et nous le savons nous aussi, est la source de la vie. »

L’histoire de Julienne, celle de sa pauvre vie tissée de malheurs, aurai-je un jour la force de la raconter jusqu’au bout ? Mon père, ma mère, mes cinq frères et sœurs ont été tués à Nyamata lors du génocide en 1994. Julienne est morte au bout de l’exil, dans la solitude glacée d’une grande ville d’Europe, victime collatérale du plan d’extermination des Tutsi. Ma mère, si elle n’avait succombé sous la machette, serait morte de chagrin pour n’avoir pas su protéger sa fille si fragile. Et maintenant, c’est à moi seule de me charger de ce lancinant remords. Les images de Julienne m’habitent toujours et rouvrent mes blessures jamais cicatrisées. Un jour, je le sais, ce jour viendra, j’aurai la force, j’écrirai jusqu’au bout l’histoire de Julienne…

Dernière parution : Ce que murmurent les collines, Gallimard/Continents Noirs, 2014.

Scholastique Mukasonga
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