Fiche du document numéro 1490

Num
1490
Date
Jeudi 2 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
140318
Pages
3
Sur titre
Un millier de cadavres gisent depuis un mois et demi sur le territoire de la paroisse de Nyarubuye, après le passage des milices hutues
Titre
Rwanda : Un charnier à ciel ouvert
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'église est intacte. Au-dessus du portail, un grand Christ de plâtre
étend ses bras, bénissant les fidèles. A l'intérieur, deux morts
achèvent de pourrir entre les travées. Les murs sont nets comme l'autel
de béton. Au fond, quelques cahiers et vêtements épars montrent que la
sacristie a été saccagée. Un pillage de plus dans ces heures noires que
traverse le Rwanda. Une porte latérale s'ouvre sur un tertre bien
ombragé, bordé de massifs de fleurs qui mène au cloître. Au pied d'un
escalier, une mère semble avoir été touchée dans sa fuite, sa tête est
profondément entaillée. A ses côtés, le cadavre de l'enfant qu'elle
portait sur le dos.

Aller de l'avant les yeux ouverts. Dix corps de femmes enroulés dans
leur jupe et trois enfants coincés entre elles. L'odeur devient
insupportable. Se couvrir la bouche et le nez avec une étoffe, enjamber
cette plate-bande putride et des restes de mains tordues par la
souffrance. Trois marches, une première pièce : « Le dortoir des
séminaristes ; c'est là que nous hébergions les réfugiés
 », dit Gaspard.
Une centaine de personnes figées côte à côte dans la paille encore
rouge, assassinées une à une comme des êtres résignés.

Dans la deuxième pièce, une autre fosse commune entre quatre murs.
Appuyé contre un banc, un jeune homme suppliant ; sa tête repose sur son
genou, foudroyé par un grand coup de machette entre les épaules. Marcher
sans respirer le long du péristyle. Le sol est gluant de sang. Mais le
pire reste à venir. Dans le coin le plus reculé du cloître, sous un
préau de tuiles, il n'y avait pas moins de 400 personnes prises au
piège, qui ont hurlé de terreur en voyant les tueurs approcher. Il n'y a
plus qu'un insoutenable magma humain. Comme un sinistre linceul, plane
le bourdonnement obsédant des mouches, des milliers de mouches bleues
repues de mort.

Derrière la clôture, des vêtements de couleur sont dispersés sur le
terrain de football, comme une lessive mise à sécher. De plus près, il
s'agit des dépouilles des vieillards qui gisent dans les hautes herbes.
Ici, c'est comme une tombe de nouveau-né, c'est-à-dire une barboteuse
délavée, étalée sur la glaise et d'où dépassent des restes de membres.
Sa tête est à quelques mètres, sectionnée à la base du cou. Des douilles
de balles, plusieurs cartouches de fusil de chasse, mais les assassins
ont surtout « travaillé » à la machette. Dans la cour de la mission, on
bute sur des os humains éparpillés, au-dessus du parvis, le Christ étend
ses bras...

Des centaines d'assaillants



La paroisse de Nyarubuye, qui se trouve près du poste frontière
rwando-tanzanien de Rusumo, est à deux heures de piste de la route la
plus proche. Les maquisards du Front patriotique rwandais (FPR) ont
découvert le charnier le 27 mai, quarante-quatre jours après le
massacre. Au milieu du millier de cadavres, il y avait une survivante,
une jeune fille de seize ans, les doigts tranchés, des plaies à la nuque
et dans le dos. Les rares mots qu'elle prononce, c'est pour répéter que
les siens sont morts.

Gaspard Ngarambe, vingt-huit ans, est un jeune séminariste. Il
effectuait un stage à la mission de Nyarubuye. Il vient de retrouver sa
chambre dévastée, au fond de laquelle un enfant a agonisé. « Depuis la
mort du président, des bandes de miliciens passaient quotidiennement
dans la commune, en hurlant devant les maisons des Tutsis : Demain
nous vous tuons.
La paroisse se remplissait tous les jours de gens
terrorisés. Nous étions près de 5 000 quand, le 14 avril, des centaines
de miliciens sont arrivés, accompagnés par huit gendarmes. Nous avons
tenté d'organiser une défense, l'église était pleine de gens qui
priaient. Quand nous avons vu que nous étions perdus, je me suis enfui
avec d'autres. Les jeunes ont pu partir, ceux qui avaient un peu de
force. Les autres sont restés derrière, comme les parents qui devaient
rester avec leurs enfants.

Nous avons marché pendant cinq jours avec les miliciens à nos trousses
avant d'arriver au bord de l'Akagera. Beaucoup d'entre nous sont morts
en chemin sous les coups des interahamwe
[milices hutues]. Nous avons
traversé la rivière la nuit en heurtant des cadavres charriés par
l'Akagera. Cinq personnes de notre groupe se sont noyées. Encore une
journée de marche avant d'atteindre un village tanzanien, où nous avons
été recueillis. Nous étions 350 survivants de Nyarubuye.
 » « C'est la
première fois qu'on tue dans les églises,
poursuit Gaspard, autrefois
les hommes de Dieu étaient respectés même par les tueurs, les réfugiés
des missions ont toujours été épargnés. Aujourd'hui, les prêtres ont été
les premiers tués quand ils ont voulu s'interposer.
 »

Des coupables, nous n'en rencontrerons pas. Un homme sort de la brousse
les bras en l'air. Gaspard le reconnaît : c'est le menuisier du village.
Il se laisse fouiller, questionner, sans manifester aucune crainte. Il a
été obligé d'accompagner les tueurs mais s'est débrouillé pour rester en
arrière. Il possède une serpette mais jure qu'il ne s'en est pas servi.
D'autres hommes apparaissent sur le chemin : paysans ou miliciens ? On
ne le saura jamais.

« Il y a eu beaucoup de morts, dit l'un, ils séparaient les Hutus des
Tutsis et obligeaient les Hutus à participer au massacre ; c'est le
conseiller qui a tout organisé.
 » Le conseiller communal Isaïe Karamici
plaidera sa cause d'une voix tremblante : « J'ai défendu les réfugiés
contre les groupes de miliciens des communes voisines. Nous les avons
repoussés, mais ils sont revenus avec des gendarmes pour me tuer. Je me
suis caché en brousse. Ceux qui disent que j'ai tué sont des menteurs.
D'ailleurs, hier, un officier du FPR est venu me prévenir qu'il était le
nouveau sous-préfet et il me demande de collaborer pour faire revenir
les administrés.
 » Quant au chef des milices, il aurait disparu en
Tanzanie.

Une région déserte



Comment expliquer ce massacre et les dizaines d'autres qui ont eu lieu
et se poursuivent maintenant dans le Sud-Ouest, là où progresse l'armée
du FPR ? Depuis la mort du président Habyarimana, la Radio des mille
collines n'a cessé d'appeler au meurtre par des messages sibyllins, mais
compris de tous, désignant nommément le FPR, donc les Tutsis, comme
responsables de la mort du chef de l'Etat dont l'avion a été abattu le 6
avril. La mise en condition des miliciens de l'ancien parti unique a
fait le reste.

Autour de Nyarubuye, les collines sont couvertes de champs qui attendent
les moissons. Le mil est prêt pour la récolte, les caféiers chargés de
baies rouges. Dans les prés, les troupeaux de vaches errent sans
bergers. Nous avons roulé pendant deux heures sans rencontrer âme qui
vive : les collines sont désertes à perte de vue. Il y a plus de 300 000
réfugiés en Tanzanie. « Ceux qui ne reviennent pas ont quelque chose à
se reprocher : ils ont tué
 », avance Gaspard. Mais beaucoup ont eu peur
de la vengeance tutsie.

Le FPR craint encore les « interahamwe » cachés dans les collines. Il a
rassemblé les survivants Tutsis dans leur immense majorité dans les
quelques agglomérations qui n'ont pas été ravagées par les miliciens et
les soldats en fuite. Les rebelles semblent avoir conquis un cimetière.
Le FPR, qui dispose maintenant de centaines de témoins à charge les
rescapés des massacres a réclamé un tribunal international pour juger
les responsables. Mais beaucoup vont jurer qu'ils ont agi sous la
contrainte.

Faut-il plutôt oublier, pardonner ? Même les prêtres hésitent : « C'est
une question difficile,
avoue Gaspard. Des chrétiens ont été tués par
d'autres chrétiens, après un siècle de sermons sur l'amour et le pardon.
C'est un échec. Je ne sais pas par où commencer pour prêcher le pardon.
Aujourd'hui la région est désertée. Peut-être faudra-t-il fermer la
paroisse pour toujours...
 »
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024