Fiche du document numéro 1480

Num
1480
Date
Vendredi 20 mai 1994
Amj
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
2405375
Pages
2
Sur titre
Rwanda: « Entre deux cent mille et cinq cent mille morts, des tombereaux de cadavres »
Titre
Un entretien avec Bernard Kouchner
Page
1, 7
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
-- {f Vous rentrez du Rwanda. Quel est l'état des lieux ?}
-- Indescriptible et tragique. Entre deux cent mille et cinq cent
mille morts. Des chiffres hallucinants, des tombereaux de cadavres :
60 000 morts ramassés dans les rues de Kigali, la capitale et je ne
parle pas des autres villes ; 25~467 corps arrivés dans le lac
Victoria après avoir été charriés par la rivière Akagera. Et puis il y
a les fosses communes connues ou inconnues. Un exemple : au village de
Kipaga-paga, nous marchions sur les cadavres d'enfants décapités. Il y
en avait sans doute 2~000.
Un à deux millions de réfugiés et de personnes déplacées dans toutes
les zones; des camps très difficiles comme Kapgai, où il y a 25~000
personnes, dont la moitié de Tutsis, et où l'on nous a fait le récit
des assassinats nocturnes. Des yeux tellement apeurés et des détresses
si grandes, j'en ai rarement vus.
C'est une vraie catastrophe humanitaire. Les réfugiés qui s'installent
dans la région de Gitarama ont été déplacés quatre fois depuis le
Nord. Ils n'ont rien, rien à manger.
La Croix-Rouge internationale, dont il faut saluer le courage, a été
la seule à rester. Ils tiennent leur hôpital, on préservé leur neutralité.[...]
Voilà la situation, elle est horrible, mais le plus horrible reste à venir.
[le 20 mai le ``gros'' du génocide est consommé]
-- Quels sont les besoins les plus urgents?
-- La paix. Le cessez-le-feu. La protection des personnes menacées.
[...]
Je salue deux Français restés pour protéger les leurs, Marc Vaiter et
le Père Blanchard. Quel courage!
-- Combien y a-t-il de miliciens?
-- Il y a des milliers de miliciens, difficiles à dénombrer. Ils
tiennent vingt-deux barrages rien qu'entre l'orphelinat au sud de
Kigali, dont nous devions évacuer les enfants, et l'aéroport où devait
avoir lieu l'évacuation. Vingt-deux barrages tenus par des civils
armés de machettes et de grenades, qui fouillent les véhicules de
l'ONU. [...] Ces milices, issues des partis politiques et des
organisations de jeunesse, en particulier les plus extrémistes, sont
devenus incontrôlables. La radio les excite en particulier la station
Radio Mille Collines qui a appelé plusieurs fois au meurtre.
Le lundi 16 mai, nous avions réussi notre négociation sur l'évacuation
des orphelins et l'ouverture d'un corridor humanitaire. Nous avions
reçu le feu vert de toutes les autorités, du Front patriotique
rwandais au président du gouvernement provisoire, en passant par le
chef d'état-major et tous les ministres, et jusqu'au chef des milices
-- tout avait été méticuleusement programmé avec le général
Dallaire. On n'aurait pas touché à un cheveu des enfants. Eh bien, ce
jour-là, après trois heures de réunion, les officiers de l'ONU se sont
levés en demandant : «~{it Plus de questions ?}~».
Alors des miliciens, en tee-shirt et en jeans, devant les chefs
militaires, ont levé la main et posé trente-cinq conditions, toutes
inacceptables. Et pas un militaire n'a parlé.
C'est la rue qui commande, ce sont les miliciens qui commandent, voilà
la réalité. Pendant que nous négociions -- on l'a découvert après --
la Radio Mille Collines appelait à ne laisser passer personne. Dans
ces conditions, avec seulement 400 hommes, on ne pouvait pas évacuer
les enfants. Il faut donc absolument qu'arrive très vite le supplément
d'hommes avec lesquels le général Dallaire pourra faire baisser la
tension.
-- Comment imposer, maintenant, un «~corridor~» humanitaire?
[...]
Ne croyez pas que les massacres ont cessé. Cela continue.
[...]
On ne voit que les clivages Tutsis = 10\%, Hutus= 90 \%. Mais les
premiers massacrés ont été des Hutus démocrates à Kigali et ailleurs.
-- Quel que soit le mérite actuel des casques bleus, on ne peut oublier
qu'il y a eu, au début des évènements, une démission de l'ONU.
-- Bien sûr, j'ai été le premier à la dénoncer. J'ai dit partout qu'il
était scandaleux qu'on se contente d'aller chercher nos compatriotes
sans imposer par les armes le couvre-feu comme les pompiers tuent le feu.
[...]
J'ai été envoyé là-bas par M. Boutros-Ghali et j'y retournerai.
[...]
-- Quelle a été la responsabilité de la France dans cette tragédie?
-- Dans toutes les politiques africaines, il y a des zones
d'ombres. Il faudrait une agence centrale de coopération au ministère
des affaires étrangères à la place du ministère de la
coopération. C'est ce que je demande dans cette campagne pour les
européennes. Je veux une politique transparente menée au nom des droits
de l'homme. Mais il ne faut pas exagérer, au Rwanda la France n'a pas
soutenu que ceux qui sont devenus des assassins. Elle a respecté ses
accords de défense avec le gouvernement, mais elle a aussi soutenu les
accords d'Arusha, qui ouvraient la voie à une réconciliation nationale.
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