Fiche du document numéro 14338

Num
14338
Date
Mercredi 20 juillet 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
109682
Pages
2
Urlorg
Titre
Payer pour mourir plus vite
Nom cité
Cote
no 15530
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyé spécial à Kigali.

LES enfants de la tuerie… A combien chiffrer la population des orphelins rwandais aujourd'hui ? Impossible de se hasarder à une estimation. La seule certitude est qu'elles et ils se comptent par dizaines de milliers. A Kigali, non loin de l'église de la Sainte-Famille, se trouve un orphelinat dépendant de la congrégation Mère-Teresa de Calcutta. Une centaine d'enfants au mois de février, deux cent cinquante en cette mi-juillet. « Tutsis et Hutus », précise soeur Suzanne, une Française, depuis trois ans au Rwanda.

Soeur Suzanne a refusé, début avril, de partir avec les casques bleus. Elle a été témoin des trois mois d'atrocités perpétrées par les tueurs gouvernementaux. Notre entrevue n'est pas à proprement parler un dialogue. Plutôt un long monologue où la religieuse entrecroise les dates et les récits. Un peu comme si parler lui permettait aussi de mettre de l'ordre dans les images qui l'assaillent.

La première évoquée ne concerne pas son orphelinat, mais l'église de la Sainte-Famille, très proche. « Tous les Tutsis qui étaient chez nous ont été envoyés à la Sainte-Famille par le père Wenceslas. Pendant deux mois, ils y sont restés mais chaque jour les Interhamwe (milices gouvernementales, NDLR) venaient en chercher un ou deux pour les fusiller. Et puis il y a eu l'attaque de la Sainte-Famille, et les gendarmes de garde n'ont rien fait. Ils avaient des ordres pour ne rien faire. Soixante-cinq fusillés. Non, pas fusillés, rectifie-t-elle, une balle derrière l'oreille, et la tête explosait. Il y en avait un qui venait d'ici. »

« Ça a continué jusqu'à la dernière minute. Il y a aussi les disparus. Nous avons accueilli un homme qui avait sauté d'un camion. Il nous a dit : ils nous emmenaient pour nous tuer. »

Soeur Suzanne enchaîne sur ses préoccupations actuelles. « Nous voyons parfois des parents réapparaître. Et parfois nous devons leur apprendre que leur enfant est mort. La dysenterie. Il y a aussi les enfants qui refusent de vivre. Parmi ceux qui ont été témoins du massacre de leurs parents. On les nourrissait avec une sonde dans le nez. Un mois, un mois et demi, puis ils mouraient. Ils refusaient de vivre. »

« Il y a eu des gens coupés en morceaux ou décapités lentement. Certains ont payé les Interhamwe pour être tués vite. Ceux qui ont eu une balle dans la tête ont eu de la chance. »

Dans le même quartier, l'église Saint-Paul. « Cinquante-deux personnes y ont été fusillées sur ordre du préfet. La chef des Interhamwe était la conseillère du secteur. Elle dressait la liste, la donnait au préfet qui la signait et après on tuait. Cela lui était facile : le conseiller du secteur fait les papiers ; il a tous les noms. »

Dernière confidence, touchant à nouveau à ses hantises actuelles. « Pour les enfants, nous craignons des troubles psychiatriques. Surtout pour ceux qui ont assisté à la mort de leurs parents. Il y a aussi une épidémie d'affections broncho-pulmonaires. Nous avons peur du choléra : des cas ont déjà été signalés. Pour la nourriture, cela va mieux depuis que la ville a été libérée. Mais les lits, nous les réservons pour les enfants les plus malades ; les autres dorment par terre. »

Quelques centaines de mètres plus loin, les bâtiments dévastés de l'école de la Sainte-Famille. Vingt à trente jeunes enfants dépenaillés sont assemblés dans la cour. Le décor évoque « Los Olvidados », le vieux film de Luis Bunuel, dont le titre français était : « Pitié pour eux ». Une discussion s'engage, très malaisée. Deux d'entre eux connaissant le français ou acceptant de parler en français : « Pas papa, pas maman. Tout le monde, il est mort. »

Le même s'exclame : « les Interhamwe ». Puis il esquisse deux mimiques : la position du tireur, celle du coup de machette asséné à la verticale. Interrogé, il répond : « Je suis hutu. Lui aussi », ajoute-t-il, désignant l'autre orphelin.

JEAN CHATAIN
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024