Fiche du document numéro 14006

Num
14006
Date
Jeudi 23 juin 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
95208
Pages
4
Urlorg
Surtitre
L'appel au secours du commandant des Casques bleus à Kigali. Rwanda: « Si les renforts n'arrivent pas...» par le général Roméo Dallaire
Soustitre
« Nous ne sommes que cinq cents. Sur les treize transports de troupes blindés dont je dispose, dix sont en panne. Et les massacres continuent »
Cote
Nº1546
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Roméo Dallaire. Ici la situation ne s'apaise pas. Bien au contraire.
Les deux parties discutent les conditions d'un cessez-le-feu, mais sur
le terrain les combats continuent. Les groupes de miliciens,
responsables des tueries, sont de nouveau très actifs, notamment à
Kigali et à Gitarama. On continue à voir enlever et tuer des gens.

Le Nouvel Observateur. Sur le plan militaire, l'offensive du FPR
(Front patriotique rwandais) continue?

R. Dallaire. Oui. A Kigali les combats sont parfois très violents.
Les forces du FPR continuent à manoeuvrer dans les entrailles de la
ville, quartier par quartier, mais les forces gouvernementales montrent
toujours de la détermination à tenir certaines garnisons. En dehors de
la ville, Gitarama est tombé aux mains du FPR qui continue son
offensive vers l'est du pays et, semble-t-il, vers le sud. Le
territoire est partagé: 60% pour le FPR, 40% pour les forces
gouvernementales.

N. O. Dans tout le pays, il y a des civils pris dans la tourmente.
Combien sont-ils? Où sont-ils?

R. Dallaire. Cela concerne environ 2 millions de personnes, Tutsis et
Hutus. Ils sont 500 000 en zone FPR et plus de 1 million en zone
gouvernementale, dans le sud et l'ouest du pays. A Kigali, cela
concerne, de part et d'autre du front qui traverse la ville, environ de
20 000 à 30 000 personnes.

N. O. Il y a quelques jours, des miliciens hutus ont forcé la porte
de l'orphelinat de la paroisse Saint-André et massacré 170 personnes,
dont beaucoup d'enfants. Combien de personnes sont-elles piégées, en
danger de mort, en ce moment du côté des gouvernementaux et des
milices?

R. Dallaire. Ils sont de 5 000 à 6 000 dans plusieurs endroits de la
ville où nous avons nos hommes à côté des soldats gouvernementaux. A
l'hôtel des Mille Collines, il y a 600 personnes. Des miliciens y ont
déjà fait irruption; ils ont commencé à tirer dans les couloirs et à
s'emparer des réfugiés. Il a fallu l'intervention de nos observateurs
et du chef de l'état-major de l'armée gouvernementale pour que personne
ne soit enlevé ou tué. J'espère que cette nuit nos observateurs et les
soldats gouvernementaux vont être capables d'empêcher des tueries. Je
l'espère! Parce qu'en fait, si nous arrivons à être présents de jour
dans quatre centres de réfugiés, je suis obligé, la nuit, pour des
raisons de sécurité, de regrouper mes hommes à l'hôtel des Mille
Collines et de laisser les autres réfugiés sous la protection des
gendarmes gouvernementaux.

N. O. Quels sont les moyens, en hommes et en matériel, dont vous
disposez aujourd'hui au Rwanda?

R. Dallaire. J'ai 500 hommes, dont une centaine d'observateurs non
armés. Compte tenu du travail d'état-major, il me reste donc deux
compagnies à peine sur le terrain. Quant aux treize transports de
troupes blindés dont je dispose, dix sont immobilisés à cause de
problèmes mécaniques. Et je n'ai pas de pièces de rechange! D'ailleurs,
je n'ai pas de mécaniciens non plus... Jusqu'ici, on a réussi à évacuer
6 000 personnes et à les faire passer dans des zones moins dangereuses.

N. O. Comment se passe votre journée?

R. Dallaire. Elle a commencé à 3h30 avec les bombardements qui nous
ont réveillés, et le travail a débuté à 5h30: briefing, rapports,
préparer les camions, prière à 7 heures, préparatifs de déplacement de
réfugiés pour 7h30, incident à l'hôtel des Mille Collines, escorte des
intervenants dans la discussion sur le cessez-le-feu à 10 heures,
patrouilles, convoi de reconnaissance qui a essuyé des tirs ennemis,
camion d'évacuation en panne, envoi d'une deuxième équipe, évacuation
d'urgence des blessés vers l'aéroport malgré sa fermeture, escorte de
Bernard Kouchner venu ici mener un travail d'aide humanitaire... Il est
22 heures, j'ai une réunion qui m'attend, le travail n'est pas fini.

N. O. Tout cela avec trois blindés et deux compagnies?

R. Dallaire. Oui. C'est pour cela que j'ai demandé 5 500 hommes et au
moins 50 blindés. Je n'ai ni les hommes ni le matériel pour entrer dans
les secteurs où des gens attendent notre protection. J'attends quatre
blindés qui doivent arriver. De plus, l'aéroport reste fermé. Pour
venir ici du Kenya, il faut passer par l'Ouganda, d'abord en avion,
puis en hélicoptère et par la route: une bonne journée de voyage. On se
bat avec acharnement pour accomplir notre mission humanitaire et faire
avancer le dossier du cessez-le-feu, le travail augmente, les renforts
n'arrivent pas et nos ressources diminuent. Pas seulement en matériel.
Certains de mes hommes sont là depuis le début de la guerre, et ils
n'ont pas pu sortir de Kigali ou prendre vingt-quatre heures de repos.

N. O. Quelles sont vos pertes?

R. Dallaire. Ce matin encore, une de nos patrouilles a essuyé des
tirs meurtriers au nord de Kigali. Avec les pertes d'aujourd'hui, nous
en sommes à 13 morts et 9 blessés.

N. O. Voilà plus d'un mois que l'ONU a décidé de vous fournir des
renforts. Pourquoi ne sont-ils pas arrivés?

R. Dallaire. Il serait bon de poser cette question aux pays qui font
partie des Nations unies. Où sont les troupes? Où est le matériel?
Comment puis-je accomplir ma mission?

N. O. Vous recevez des appels à l'aide?

R. Dallaire. Oui... Des lettres, des appels de civils. Parfois on
arrive à y aller. Mais il y a eu des cas où les gens qui nous avaient
demandé de l'aide ont été plus tard enlevés. Et tués.

N. O. Dans ces cas-là, est-ce que vous ne vous sentez pas gagné par
la colère?

R. Dallaire. Ce n'est pas à moi d'exprimer ce genre d'émotion. Même
si je trouve difficile de comprendre pourquoi les pouvoirs
décisionnaires de la communauté internationale sont si lents à réagir.
Et, une fois qu'ils ont réagi, pourquoi il est si pénible de mettre en
place cette force. Je sais que l'acheminement est difficile, l'endroit
isolé et loin des ports. Mais ici la situation s'aggrave. Et les
renforts sont en retard... En retard.

N. O. La France propose d'intervenir. Qu'en pensez-vous?

R. Dallaire. Nous sommes en train d'en discuter avec mes supérieurs.
Je ne peux rien vous dire de plus.

N. O. Compte tenu de l'état de vos forces, combien de temps
pouvez-vous encore tenir?

R. Dallaire. J'ai hâte de voir des réactions tangibles de la
communauté internationale pour apporter la relève dont j'ai besoin. Je
les attends. Je reste déterminé à porter secours aux Rwandais qui en
ont besoin. Pour lors, ma conviction est que, si j'arrive à sauver ne
serait-ce qu'un Rwandais de plus, mon travail mérite d'être fait. Mais
il y en a tellement d'autres qui ont besoin de nous! Il n'y a rien
d'autre à faire que de rester ici, déterminé et têtu, avec le courage
de mes hommes, pour aider. Il faut tenir le coup. En attendant.

Jean-Paul Mari

Le Nouvel Observateur
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024