Fiche du document numéro 13786

Num
13786
Date
Jeudi 9 juin 1994
Amj
Fichier
Taille
60935
Pages
2
Urlorg
Titre
Camus et l'Algérie intégriste
Cote
Nº1544
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Camus aurait-il adopté l'attitude de certains intellectuels français
qui, après 1962, ont fait mine d'ignorer jusqu'à l'existence du pays où
ils sont nés? Comme ces derniers, il aurait pu estimer qu'il n'avait
plus à s'intéresser au sort de gens qui avaient tenu à se séparer de la
France. Ou bien aurait-il fait partie de ces pieds-noirs qui ont gardé
une sourde rancoeur envers les Algériens et se délectent maintenant,
sans se l'avouer, des malheurs qu'ils vivent, considérant qu'ils l'ont
bien cherché? Il y a eu aussi ceux qui, avec l'indépendance, ont tourné
une page de leur vie et abordé la nouvelle avec une sérénité mâtinée
d'amertume. Moi, je crois que Camus aurait plutôt été de ceux qui,
fascinés par cette luminosité qu'il a si bien décrite, ne sont jamais
parvenus à l'oublier, de ceux qui suivent avec douleur et dépit les
nouvelles de ces assassinats accomplis sous le soleil. Lorsqu'on parle
du rapport de Camus à l'Algérie, on ne peut manquer d'évoquer sa
fameuse phrase où il affirmait préférer sa mère à la justice. On oublie
à tort une autre de ses déclarations: sommé de donner son avis sur le
conflit algérien, il avait répondu que, s'il existait un parti de ceux
qui ne sont sûrs de rien, il en serait. Jean-Paul Sartre était sûr de
la justesse de ses prises de position. Mais son engagement en faveur de
l'indépendance algérienne restait celui d'un intellectuel. Il
participait d'un principe. Pour Camus, il s'agissait de tout autre
chose. Un lien charnel l'attachait à l'Algérie. « Noces » reste la plus
belle et la plus sensuelle description de ce pays. Il n'en faut pas
moins relever que ses sentiments envers sa terre natale restaient
complexes. Son royaume préféré était l'écriture, alors qu'il se voyait
requis de se prononcer sur une actualité politique. Le centre de
gravité de son combat était ailleurs. On a eu tort d'exiger de lui
qu'il s'impliquât dans un débat qui ne constituait pas sa principale
préoccupation. Camus tenait un peu de Meursault, qui était plus ému par
« la tendre indifférence du monde » que par le crime qu'il avait commis.
Et aussi du docteur Rieux, qui combattait le mal sans passion mais avec
détermination, toutsimplement parce qu'un médecin est le plus qualifié
pour lutter contre la peste. Camus était-il, Camus aurait-il été plus
qualifié pour séparer le bon grain de l'ivraie, désigner la voie du bien
et celle du mal, bien qu'il se soit beaucoup interrogé à ce sujet?
Camus doutait plus que tout autre. Il avait réfléchi sur les valeurs
morales qui pouvaient fondre le genre humain tout en sachant qu'il ne
parviendrait pas à épuiser son sujet. S'il lui est arrivé de se
tromper, nous sommes persuadés qu'il a agi selon sa conscience. S'il a
marqué tant de gens de sa génération, d'Emmanuel Roblès à Jean Daniel,
pour ne citer que les écrivains originaires du même pays et dont il fut
l'ami en dépit de leurs divergences d'opinions, c'est qu'il s'était
acharné à promouvoir un humanisme. Jean-Paul Sartre, par des pirouettes
intellectuelles, avait proclamé qu'il avait eu raison d'avoir tort.
Albert Camus aurait-il eu tort de ne pas savoir s'il avait raison? S'il
nous était possible de le convoquer aujourd'hui pour l'interroger sur
l'Algérie, mais aussi sur la Bosnie, mais aussi sur le Rwanda et le
Yémen, je devine ce qu'aurait fait Camus: il aurait allumé une
cigarette avant de sortir de son bureau,il aurait longuement marché le
long des rues,il aurait bu une bière au premier bar rencontré, il aurait
longtemps humé l'air du temps, souri aux belles dames qu'il croisait. Et
puis il nous aurait adressé un grand bras d'honneur.

R. M.

Le Nouvel Observateur
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