Fiche du document numéro 13471

Num
13471
Date
Mardi 10 mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
136304
Pages
2
Urlorg
Titre
Rwanda : le torrent des suppliciés
Soustitre
A la frontière entre le Rwanda et la Tanzanie, la rivière Akagera continue de charrier des cadavres par centaines. Reportage.
Page
13
Nom cité
Cote
no 15469
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
De notre envoyé spécial au Rwanda.

LE pont de Rusumo est un site somptueux. Une rivière qui serpente en torrent, actuellement à son étiage le plus fort (nous sommes en pleine saison des pluies). Juste en amont, des chutes pulvérisent des nuages de vapeur d'eau. Des rives rocailleuses, hachées de minicriques bouillonnantes. Tout autour, les petites collines du sud du Rwanda et du nord de la Tanzanie. Sortes de gigantesques pâtés de terre et de pierre, hérissés d'arbres et couverts de verdure.

Les cadavres flottent sur l'eau



Le pont de Rusumo est un lieu d'horreur. L'un des innombrables lieux qui ensanglantent le pays rwandais. La rivière Akagera ne cesse de charrier les milliers de corps qui y ont été précipités par la milice et l'armée gouvernementales. Dans une crique sur deux, les cadavres se sont accumulés, les tourbillons les empêchant d'être emportés par le courant. Au centre du lit, d'autres corps continuent de passer. Interminablement.

Des cadavres flottent sur l'eau, disparaissant et réapparaissant sans cesse. La plupart d'entre eux sont ignoblement ballonnés et dénudés. Me voyant prendre des photos, un des soldats qui gardent la frontière vient me parler: « Vous savez, quand nous sommes arrivés, on estimait à plus d'un millier par jour le nombre des cadavres; hier, nous en avons compté ``que'' cinq cents. »
Le seul moyen de vérifier est de chronométrer. En sept minutes, je compte six corps dérivant ainsi à grande vitesse. Dont ceux de deux enfants en bas âge. Au moins une fois, c'est un corps décapité qui tournoie sous le pont. A plusieurs reprises, on distingue nettement des mains liées dans le dos. Et le soldat de m'affirmer que « beaucoup des assassins ont déjà fui en Tanzanie ». L'un de leurs chefs, en particulier: Jean Gatete, le bourgmestre de Murambi. C'est lui qui y a organisé le massacre.
Kisiguro se situe plus au nord, dans la préfecture de Kibungo. Un puits où 700 cadavres pourrissent.

« Bienvenue ici »



Huit personnes encore vivantes ont pu en être retirées après le départ des miliciens, des soldats et des gendarmes, fuyant devant les troupes du FPR.
Jean Gatete, ce nom m'était déjà connu. Il figurait dans un ancien rapport publié par Amnesty International sur les atrocités au Rwanda. Sitôt arrivé en Tanzanie, il a été interpellé par la police de ce pays et relâché dans les heures suivantes. Ce n'est pas lui que vous retrouverez dans un camp de réfugiés: les bruits courant sur sa fortune personnelle laissent plutôt penser qu'il garde un train de vie fastueux. En Tanzanie ou ailleurs.

Dans les rigoles de béton bordant la route, des dizaines de machettes et de massues cloutées, abandonnées par les tueurs avant leur passage du pont. Face à celui-ci, un panneau: « Welcome to Karibuni. République rwandaise. Chutes de Rusumo. » En dessous, dix noms choisis parmi les principales villes, accompagnés de l'indication des distances. Kigali (157 km), Kagitumba (208), Gitarama (205), Gisenyi (307), Butare (281), Kibuye (273), Kayonza (92), Cyangugu (435), Ruhengri (245). La « bienvenue » prend ici une résonance sinistre: chacun des noms de lieux qui lui succède est devenu synonyme de charniers. Tous ont été le théâtre de massacres.

« Beaucoup de ces cadavres doivent venir de Butare », me précise un autre soldat du FPR. Son visage se crispe lorsqu'il confie: « La famille de ma femme y vivait. »

JEAN CHATAIN
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024