Fiche du document numéro 134

Num
134
Date
Lundi 19 décembre 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
4244797
Pages
1
Titre
Retour du « Hutu power » ?
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Retour du « Hutu power » ?

Depuis juillet, de bons esprits nous parlent de « Hutus modérés » comme représentatifs de la société civile rwandaise : entre la maison Habyarimana, responsable du génocide, et le FPR, responsable de la guerre civile, ils seraient le pivot d'une « troisième force » démocratique. Quand il s'agit d'identifier les leaders qui incarneraient légitimement cette population, les suggestions sont plus équivogues. A Paris et à Bruxelles, des acteurs impliqués depuis des années dans les affaires rwandaïses proposent le retour au pouvoir d'éléments issus de l'ancien parti unique MRND ou, plus insidieusement, des ténors de l'ancienne opposition intérieure ralliés en 1993 aux slogans haineux du « Hutu power ».

Donc le terme « modéré » à changé de sens : avant les tueries il désignait les Hutus hostiles au régime Habyarimana et dénoncés comme traîtres par ce dernier, les « mauvais Hutus >»; depuis cet été, la plupart ayant été éliminés sauvagement en tant que « complices des tutsis », les rescapés, sortis de leurs cachettes ou sauvés par le FPR, seraient devenus des « Hutus de service », des faux Hutus en quelque sorte. l'étiquette « modérée » se reporte sur le marais des leaders dont on n'a pas entendu parler durant le génocide. Certains avaient cohabité sans trop de difficultés à Gitarama avec les responsables du pouvoir autoproclamé qui a orchestré et justifié cette horreur.

Le nouveau discours « modéré » va de pair avec un négationnisme au présent. Le massacre programmé de centaines de milliers d'innocents, hommes, femmes et enfants atrocement exécutés sur ordres venus des hiérarchies bureaucratiques et militaires d'un régime totalitaire et sous les aboiements de radios racistes, est mis en balance avec les victimes de la lutte armée du FPR et avec les vengeances et les dérapages d'une soif d'épuration mal contenue par un Etat exsangue, auquel on refuse systématiguement les moyens de reconstruire une justice digne de ce nom. Les chicaneries autour de maisons bourgeoises dont la restitution tarderait pèsent plus dans la conscience universelle que les dizaines de milliers d'orphelins dont on a détruit le foyer. On croit rêver. Le bombardement de Dresde a-t-il effacé Auschwitz en Europe ? Un génocide relèverait-il d'une banale tradïtion en Afrique ? Après le temps de « l'interprétation » politico-militaire est venu celui de l'interposition morale. La simple justice est parfois décrite comme une menace pour la « réconciliation » et l'amnistie générale suggérée, le compromis intervenu en Afrique du Sud est cité en oubliant que ce pays n'a pas connu de génocide.

La régression ethnique va de pair. Il suffit d'écouter le discours officiel français. L'opération Turquoise aurait évité un « deuxième génocide » (sous-entendu de Hutus), les massacreurs seraient des deux côtés. Les chats et les chiens sont donc invités à se réconcilier. Véritable insulte surtout pour

les Hutus : légitimation des miliciens tueurs en représentants naturels; deuxième mort pour les Hutus qui ont aussi été assassinés depuis avril par ceux-ci; mépris pour les militants des droits de l'Homme, pour les responsables politiques qui se sont battus au FPR, au MDR ou au PSD à la fois pour la démocratie et contre un ethnisme de plus en plus fascisant. Ces démocrates hutus sont majoritaires aujourd'hui dans le gouvernement de Kigali. Mais en Afrique, l'ethnographie primerait sur la politique, la forme du nez sur les idées : vision confortable pour nombre d'opérateurs étrangers (gouvernementaux où ONG) et leurs clientèles. On cherche donc des « vrais hutus », « modérément >» antitutsis.

La masse de référence est celle des « deux millions de réfugiés », enjeu de pouvoir et otage des structures de l'ancien régime qui se sont transportées avec leurs sujets, depuis juin à Benaco, depuis juillet à Goma et Bukavu. Toute une population traumatisée est culpabilisée moralement (les commanditaires du génocide se déchargeant de leur responsabilité sur la « colère populaire ») et victime de la terreur, des détournements de l'aide humanitaire et du martelage raciste dont ses « chefs » se sont faits les spécialistes depuis des années.

Ses porte-parole sont hélas des cadres, bourgmestres, moniteurs agricoles, enseignants infirmiers, catéchistes, et même médecins ou prêtres, qui ont considéré comme normal le « travail » des miliciens et enseigné que les « cafards » avaient des oreilles pointues et des crocs de chien, sans aucun mot de repentir pour le génocide. Le 3 août, vingt-neuf prêtres rwandais ont adressé de Goma au pape une incroyable missive où ils justifient le « courroux du peuple » pour parler ensuite de « réconciliation » !

Comme le rappelait récemment Simone Veil, horrible est un système qui transforme des « gens ordinaires » en « francs salauds ». Le régime Habyarimana reposait, on le sait, sur une confusion socio-raciale soigneusement entretenue, sur la « majorité naturelle » (hutu) et sur un véritable corporatisme ethnique au mépris des droits de la personne et d'une véritable citoyenneté rwandaise. Mais il se drapait aux couleurs d'un ordre moral et d'un populisme chrétien; grâce à un maniement remarquable du double langage : modération (déjà), développement, équilibre, majorité (et pour la violence raciste, le « travail »). Or cette rhétorique se retrouve à la lettre dans les

documents diffusés depuis Bukavu et Goma en juillet dernier par des leaders d'ONG rwandaises qui prétendent représenter la société civile et bénéficient à ce titre de l'appui de nombreux homologues européens, notamment belges, familiers de ce pays et de son ancien régime : schéma socio-racial digne de « l'animation » des propagandistes MRND, prétendue auto-organisation paysanne devant déboucher sur des élections rapides, banalisation du génocide évoqué comme un « simple prétexte » de prise du pouvoir par le FPR, défense du
gouvernement Kambanda dont « la campagne de pacification» aurait échoué ! On pourrait s'étonner de ce cynisme, si on ignorait que ces ONG rwandaises (notamment autour du réseau Iwacu et des banques populaires) représentaient un acteur politique essentiel : véritable nomenklatura parallèle sous-traitant l'action de l'Etat dans le monde rural, agent décisif de « l'encadrement » de la paysannerie, garant d'un ordre à la fois agronomique, social et moral, ce pouvoir parallèle constituait la base organique du régime en lui offrant une fictive « représentaion » paysanne et en le légitimant à l'étranger.

Depuis deux ans les rêves de troisième voie (que l'on pense au « Forum pour la paix » lancé en mai 1993) se sont retrouvés piégées par la logique ethniste, faute de la traiter en tant que telle et non comme une évidence de nature, cachée sous un discours ruraliste. 

Aujourd'hui peut-on oublier que Dismas Nsengiyaremye, qui a lancé en août deux appels « pour la paix », était clairement identifié à la veille du génocide comme un membre du trio symbolique du « Hutu power » (avec MM. Karamira et Murego) ? De son côté, Francois Nzabahimana, éditorialiste à « Dialogue » et ancien responsable d'Iwacu et des banques populaires, ancien ministre, n'a-t-il pas diffusé depuis Bukavu en août, dans le cadre d'un Comité rwandais d'action pour la démocratie (CRAD) un pamphlet intitulé « Le Rwanda ou l'urgence politique », où, tout en se posant en adversaire des militaires extrémistes de Goma, il développe un discours tellement révisionniste sur la crise qu'il a été littéralemènt repris tant par le journal Palipehutu de Bujumbura « Le Témoin-Nyabusorongo » (28-10-1994) que par le N° 61 du périodique raciste « Kangura » reparu à Bukavu le 15 septembre ? Or ces deux personnalités sont présentées dans certains couloirs parisiens et à l'ombre des ONG proches de l'internationale démocrate chrétienne comme pleines d'avenir.

Tout se passe donc comme Si cette fameuse troisième voie n'était, comme au Zaire, qu'un retour à la première voie, dans sa version extrême, celle du Hutu power.

JEAN-PIERRE CHRETIEN

Directeur de recherche CNRS

Centre de recherches africaines (Paris)

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024