Fiche du document numéro 11157

Num
11157
Date
Lundi 9 mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
107816
Pages
2
Urlorg
Titre
Peste brune en Afrique noire
Page
11
Lieu cité
Mot-clé
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Cote
no 15468
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Depuis le 7 avril, les pogroms commis au Rwanda par des unités de l'armée et par les sections d'assaut de l'ancien parti unique visent des hommes, des femmes et des enfants, coupables d'être nés Tutsi ou d'être des démocrates, des Hutu, tout simplement humains, c'est-à-dire des « mauvais Hutu » aux yeux de la faction au pouvoir. Devant le plus grave génocide qu'ait jamais connu l'Afrique, la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, n'ont pas pu se taire, désespérés par le silence qui persiste chez nous. Nous assistons à un négationisme au présent: les cadavres ne sont pas enterrés et déjà le « gouvernement » de Kigali ose justifier leurs morts au nom d'une « colère populaire », la plupart de nos médias les banalisent au titre d'un « affrontement interethnique » entre « la minorité tutsi » et « la majorité hutu », notre gouvernement n'a pas eu une phrase pour ces centaines de milliers d'innocentes victimes, au nom d'on ne sait quel calcul politique. Intoxication et aveuglement se donnent la main.

Depuis trente ans, le Rwanda et le Burundi, malgré leur unité culturelle et historique, sont piégés par des intégrismes ethniques, invoquant à tour de rôle l'argument sécuritaire pour les Tutsi ou l'argument majoritaire pour les Hutu, afin de bloquer ou de confisquer tout processus démocratique au profit de mafias qui jouent d'un véritable racisme interne. Au Rwanda, la dictature du général Habyarimana, née d'un coup d'Etat en 1973, affichait le soutien « naturel » de « la masse populaire » hutu: cette idéologie dite d'« équilibre ethnique », mise en pratique à coups de fichages, de quotas et d'exclusions au détriment des Tutsi, était en fait un alibi couvrant le pouvoir totalitaire et les intérêts d'une faction restreinte à base régionale et clanique, la « maisonnée » (Akazu) présidentielle, enracinée au nord-ouest du pays.

L'engrenage de la violence a connu depuis cinq ans une accélération qui présageait le génocide actuel. Face à la montée du mécontentement social et politique, à l'émergence d'une opposition à l'intérieur du pays, rassemblant des Hutu et des Tutsi qui rejetaient l'idéologie des races, face enfin à l'ouverture par les exilés tutsi de deuxième génération (ils sont au moins 600.000 à l'étranger) d'un maquis au nord du Rwanda, qui a rallié aussi de nombreux Hutu sous la bannière du Front patriotique rwandais, le pouvoir de Kigali a entrepris de mobiliser l'alibi ethnique sur une ligne ouvertement raciste. Pogroms et assassinats politiques se sont succédé depuis 1992 pour faire échouer les négociations de paix d'Arusha.

Depuis 1990, des médias extrémistes rwandais officieux appellent à un apartheid renforcé. Diabolisant de façon lancinante l'ennemi de l'intérieur, le péril tutsi, ses « plans » et ses « complices » de l'opposition, ils prônent l'unité de la race « bantoue » et le rejet en Egypte ou en Ethiopie des « envahisseurs tutsi », traités de juifs de l'Afrique dans la ligne de la littérature colonialo-missionnaire du début du siècle. Ces appels à la haine et au meurtre se sont étendus au Burundi voisin, qui, au lendemain de l'assassinat du président Ndadaye par des putschistes tutsi, a connu à la fin d'octobre 1993 des pogroms identiques contre des dizaines de milliers de Tutsi et de « mauvais Hutu ». Le silence ou les mensonges qui ont accompagné ces tueries n'ont pu qu'encourager le génocide rwandais actuel.

La confusion socio-raciale qui a marqué le régime rwandais depuis trente ans a bénéficié d'une complaisance extraordinaire en Europe, notamment de la part d'une mouvance démocrate-chrétienne qui s'est impliquée obstinément dans la ligne la plus fascisante de l'intégrisme hutu. Il est plus étonnant que notre pays, dont le prestige était grand il y a cinq ans dans cette région d'Afrique, ait semblé rejoindre cette ligne aberrante, au moment où le régime de Kigali glissait d'un salazarisme rampant à une boucherie nazie.
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