Fiche du document numéro 11129

Num
11129
Date
Mardi 31 mars 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
40369
Pages
11
Titre
Audition de M. José Kagabo, maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
Nom cité
Source
MIP
Fonds d'archives
MIP
Extrait de
MIP, Auditions
Type
Langue
FR
Citation
Audition de M. José KAGABO
Maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
(séance du 31 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
A l’ouverture de la réunion, le Président Paul Quilès a tenu à
rappeler les pouvoirs attribués aux missions d’information par le Règlement
de l’Assemblée nationale et par la loi, ainsi :
— l’article 145 du Règlement prévoit que les missions d’information
sont destinées à assurer “ l’information de l’Assemblée pour lui permettre
d’assurer son contrôle sur la politique du Gouvernement ”. L’action des
missions d’information s’inscrit donc dans l’ensemble des activités de
contrôle de l’activité gouvernementale.
— l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement
des assemblées parlementaires, modifiée notamment par la loi du 14 juin
1996, donne aux commissions permanentes et donc à leurs missions
d’information des pouvoirs spécifiques de convocation de toute personne
dont elles pourront estimer l’audition nécessaire. Ces pouvoirs sont établis
par l’article 5 bis de l’ordonnance.
La seule limitation qui s’impose aux missions d’information,
comme du reste aux commissions d’enquête, dans l’exercice de leurs
compétences, concerne les sujets de caractère secret, relatifs à la défense
nationale, aux affaires étrangères et à la sécurité de l’Etat.
Le Président Paul Quilès s’est également félicité de la contribution
de plusieurs organes de presse à l’information du public et, par voie de
conséquence, de la mission sur les événements du Rwanda.
Il a rappelé toutefois que la mission d’information n’était ni un
organe de presse, ni un tribunal où les députés s’érigeraient en juges. Il a
déclaré qu’en se fixant pour objectif d’éclaircir l’enchaînement des
responsabilités ayant conduit aux tragiques événements survenus au Rwanda
en avril 1994, la mission s’était imposé un devoir de vérité qui l’obligeait à
mener ses investigations de manière aussi transparente que possible et à
pratiquer la plus grande rigueur dans ses analyses et ses conclusions, ce qui
nécessitera du temps.

Le Président Paul Quilès a fait observer qu’il serait paradoxal
d’exiger des conclusions définitives en deux ou trois semaines, tout en
attendant de la mission un travail sérieux d’investigation.

Le Président Paul Quilès a ensuite donné la parole à M. José
Kagabo, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences
sociales, en précisant que celui-ci avait plus particulièrement étudié la
question des réfugiés rwandais d’origine tutsie.
M. José Kagabo a rappelé que la question des réfugiés ne s’est pas
seulement posée lors du drame de 1994 puisqu’elle remonte à la fin des
années cinquante.
Le pays est alors sous tutelle belge mais à cette époque les
revendications d’indépendance se manifestent dans pratiquement toutes les
colonies d’Afrique. Le Congo belge notamment connaît une forte poussée
des mouvements nationalistes dont les effets se répercutent au Burundi et au
Rwanda qui lui sont rattachés. C’est donc essentiellement le courant
nationaliste qui se fait entendre au Rwanda où la vie politique est caractérisée
par le clivage entre l’élite des Tutsis, fortement associée au pouvoir colonial,
et l’élite des Hutus qui en était exclue. L’élite tutsie était la plus ouverte aux
thèmes des nationalismes. L’élite hutue, pour sa part, réclame la fin de ce
qu’elle appelle le monopole du pouvoir tutsi, à savoir l’association au
pouvoir de l’élite tutsie comme auxiliaire de l’administration coloniale.
M. José Kagabo a ensuite insisté sur l’importance du Manifeste des
Bahutu, publié en mars 1957 par des représentants de l’élite hutue et
annonciateur du cycle des violences. Considérant qu’il y a au Rwanda un
“ problème racial ”, ce document dénonce la mainmise des Tutsis,
minoritaires, sur l’ensemble de l’économie et de la société. La loi du nombre
devient un argument décisif, tant pour les Rwandais que pour les Belges qui
soutiennent la cause de l’élite hutue au point que le représentant des colons
au Conseil du vice-Gouvernement, M. Marcel Mauss, s’insurge contre la
domination de 3,5 millions de “ Bahutus purs ” par 100 000 “ Batutsis
purs ”, tout en reconnaissant qu’il y aurait 500 000 Batutsis par assimilation,
ce qui conduira ultérieurement à leur extermination, indifférenciée de 1994.
Le Manifeste récuse quant à lui toute idée de métissage, au profit de
la recherche d’une pureté raciale et pose clairement le problème du recours à
la force. L’idée d’une “ majorité naturelle ” issue de la décolonisation
découle dès lors de la combinaison de ces deux thèmes, celui du nombre et
celui de la pureté raciale.

M. José Kagabo a souligné que la guerre civile, déclenchée en 1959
par le texte de ce Manifeste et présentée comme une “ geste
révolutionnaire ”, avait totalement occulté les conditions réelles d’accession
du Rwanda à l’indépendance. En effet, de l’aveu tardif dans les années
quatre-vingts, de deux personnages clefs — M. Jean-Paul Harroy, viceGouverneur général du Rwanda-Urundi et le Colonel Guy Logiest, résident
spécial— le processus aura été organisé de façon brutale sous la forme d’un
transfert de pouvoir des Tutsis aux Hutus.
C’est donc en 1959 dans ce double contexte de guerre civile -on
parle à l’époque de jacquerie ou de Toussaint rwandaise puisqu’elle a été
déclenchée le 1er novembre- et de tutelle coloniale belge que les premiers
réfugiés tutsis quittent le pays et se dispersent au Burundi, en Ouganda, en
Tanzanie et au Congo. Le Rwanda accède ainsi à l’indépendance le 1er juillet
1962 après un coup d’Etat de l’élite hutue, soutenu par le Colonel Guy
Logiest.
M. José Kagabo a ensuite indiqué qu’une deuxième vague de
départs avait eu lieu après l’indépendance, entre 1963 et 1966. En 1963, la
tentative d’un retour armé de Tutsis venus du Zaïre et du Burundi s’était
soldée par un échec car elle n’était que le fait d’éléments isolés et non
coordonnés. Elle suggérait cependant déjà l’existence d’un début de projet
de retour des exilés appuyé par les armes.
Cette attaque avait suscité de la part des autorités rwandaises une
répression aveugle à l’encontre des Tutsis de l’intérieur, faisant en décembre
1963, par exemple, plus de 5 000 morts en quinze jours dans un seul
territoire (préfecture).
En 1965-1966, gagnés par les idées du nationalisme combattant et
de libération nationale, des militants tutsis entament, sur fond de crise et de
décomposition de l’ex-Congo belge, de nouvelles offensives armées qui
provoquent à nouveau sur le plan interne une répression sans discernement
des Tutsis, incitant les survivants à s’enfuir et à grossir les rangs de la
diaspora.
M. José Kagabo rappelle qu’à cette époque, dans le même temps,
chacun étant acquis à l’idée que la majorité est au pouvoir, l’image du
Rwanda à l’extérieur est positive et donne à voir un pays politiquement
stable qui va bénéficier pour son développement d’aides et de soutiens
étrangers.

Parallèlement, la diaspora s’essouffle et rêve plutôt de réussir sur
place son reclassement socio-économique et son assimilation dans les pays
d’accueil.
Il a conclu sur cette période en estimant que, dissimulées par ce
calme apparent, subsistaient en réalité, sans qu’elles aient jamais disparu,
toutes les forces et les tensions qui resurgiront quelques années plus tard.
En 1973, les clivages régionaux occupent cette fois le devant de la
scène reléguant au second plan le clivage ethnique. A un imaginaire qui a
créé l’antagonisme entre Tutsis et Hutus se superpose un imaginaire
opposant le nord du pays incarnant la force, au sud du pays représentant la
culture. Dans ces conditions, l’armée finit “ tout naturellement ” par être
composée quasi exclusivement par ceux du nord, en particulier aux échelons
les plus élevés du commandement, et le coup d’Etat mené par le Général
Juvénal Habyarimana, alors Ministre de la Défense, qui prétexte, en les
exagérant, une série de troubles anti-Tutsis dans le pays, traduit cette victoire
du nord sur le sud.
M. José Kagabo a fait remarquer que le discours de prise de pouvoir
du Général Juvénal Habyarimana se veut pacificateur. Il donne de l’espoir
tant aux Rwandais qu’aux observateurs de l’extérieur, et, contrairement à
son prédécesseur ne fait aucune référence à la thématique ethnique, la
suppression du parti unique Parmehutu (parti de l’émancipation du peuple
hutu) témoignant par ailleurs implicitement de cette volonté d’apaisement.
Au total, si cette décennie des années soixante-dix est caractérisée
par un affaiblissement des tensions ethniques et un développement qui vaut
au Rwanda l’estime des puissances occidentales, il n’en va pas de même au
cours de la décennie suivante où l’Afrique, en général, connaît de graves
difficultés économiques dont sont désormais comptables dans leur pays
respectif les élites décolonisées.
La situation s’aggrave en conséquence pour tout un chacun et
notamment pour les réfugiés rwandais préoccupés jusque là par leur
reclassement socio-économique dans leur pays d’accueil.
La première campagne anti-Tutsi va se dérouler au Zaïre où la forte
pression démographique dans la région du Nord Kivu débouche sur la remise
en cause de la présence rwandaise composée à la fois d’immigrants venus du
temps des Belges et de réfugiés politiques. Alors que la citoyenneté zaïroise
avait été largement accordée à la diaspora, la nouvelle législation de 1982
n’accordera plus la nationalité zaïroise qu’aux Rwandais descendants des
émigrés de vieille souche.

En Ouganda, au début des années quatre-vingts, Milton Obote,
convaincu que son rival Yoweri Museveni était soutenu entre autres par les
populations d’origine rwandaise, décide de chasser ces dernières. C’est ainsi
qu’environ 80 000 réfugiés seront refoulés dans un “ no man’s land ” à la
frontière de l’Ouganda et du Rwanda sans que l’une ou l’autre des
citoyennetés leur soit reconnue.
Le problème des Rwandais installés au Congo ex-Zaïre et en
Ouganda est d’ailleurs d’autant plus complexe que le partage colonial a
entraîné le rattachement de terres rwandaises ou réputées telles à ces deux
pays.
M. José Kagabo a estimé que cette situation des exilés rwandais
aurait dû attirer l’attention tant du HCR que du Gouvernement rwandais et
les amener à esquisser une solution politique du problème. Ils ont au
contraire préféré lui réserver un traitement humanitaire.
Sur le plan interne, le discours des autorités rwandaises à l’égard
des réfugiés se radicalise : arguant de l’exiguïté du territoire, de la pression
démographique qui s’y exerce et de la pauvreté du pays, les pouvoirs publics
n’autorisent à rentrer au Rwanda que les réfugiés disposant des moyens
d’assurer leur survie matérielle et ceux qui n’ont jamais été ennemis du
régime. Ils ne préconisent que la naturalisation dans les pays d’accueil pour le
plus grand nombre. Pour leur part, les membres de la diaspora demandent la
reconnaissance du statut d’expatrié rwandais que le Rwanda leur refuse.
M. José Kagabo a indiqué aux membres de la mission qu’il avait,
dans un article de l’époque, qualifié la position des autorités rwandaises
“ d’inutilement choquante ”, soulignant le caractère difficilement admissible
par les réfugiés d’un tel discours d’exclusion. Il a également précisé qu’il
s’agissait d’un débat essentiellement rwandais, du fait, notamment, qu’il se
déroulait souvent dans la presse de langue nationale rwandaise, et que les
observateurs étrangers n’y portaient que peu d’intérêt.
A l’issue de la période s’étendant des années soixante-dix au milieu
des années quatre-vingts, un double constat s’impose : d’une part, un
dialogue politique aurait pu s’instaurer entre les réfugiés et les autorités
rwandaises si celles-ci n’avaient pas adopté une attitude de refus ; d’autre
part, le lien indissociable entre le sort du Rwanda et celui de sa diaspora
apparaît très clairement.
En 1987, les autorités rwandaises se préparent à une confrontation
armée, alors que des échos, en provenance de la diaspora, témoignent
également d’une certaine radicalisation de cette dernière. L’apparente

amélioration de la situation en 1989 traduit un léger infléchissement de la
politique rwandaise à l’égard des réfugiés : les autorités rwandaises, en
assouplissant les conditions d’accueil des élites de la diaspora, tentent en
réalité de diviser celle-ci. La ligne politique du régime Habyarimana à l’égard
des réfugiés demeure cependant inchangée sur le fond, comme en témoigne
le cadre fixé aux pourparlers menés au sein de la Commission spéciale sur les
problèmes des émigrés rwandais, créée le 9 février 1989 par arrêté
présidentiel. Devant la délégation ougandaise, les représentants rwandais
affirment à nouveau les principes de la politique rwandaise à l’égard des
réfugiés : rapatriement volontaire et individuel lorsque les moyens s’y prêtent
et naturalisation dans le pays d’accueil.
Abordant alors l’examen des événements intervenus au début des
années quatre-ving-dix, M. José Kagabo a souligné le caractère déterminant
de l’année 1990 ; se mettent alors en place tous les éléments susceptibles
d’éclairer l’évolution ultérieure des faits. M. José Kagabo a insisté sur la
pertinence d’une analyse précise de la chronologie de l’année 1990 à partir
des différents rapports élaborés par le Haut Commissariat des Réfugiés de
l’ONU, l’OUA et les experts.
Ainsi, alors qu’en juin 1990, le Président Juvénal Habyarimana, en
visite à Paris, fait allusion, pour la nier, à la perspective d’une guerre en
évoquant la question des réfugiés, cette thématique est totalement absente du
mandat donné à la Commission nationale de synthèse, créée le 21 septembre
1990 dans le prolongement du discours de La Baule. Priorité est alors
donnée dans le discours présidentiel à l’ouverture démocratique, ainsi que
l’illustre la proposition d’une charte d’ouverture. De son côté, il semble que
le FPR soit prêt à l’affrontement.
En réalité, le régime Habyarimana se trouve confronté à un très fort
mouvement de contestation et à une profonde aspiration à la démocratisation
qui se traduit par une multiplication des partis politiques et une libération de
la presse dans un pays qui n’avait jamais connu que des titres contrôlés par le
Gouvernement. Le Chef de l’Etat rwandais pense pouvoir manipuler les
forces d’opposition en les fédérant sur la base de la question ethnique et du
problème des réfugiés. Mais cette stratégie échoue car le Général Juvénal
Habyarimana a sapé le mythe fondateur de l’unité hutue en organisant
l’assassinat des principaux leaders hutus du régime précédent. Or, ces
opposants sont les descendants de cette élite politique hutue que le Président
Juvénal Habyarimana a éliminée lors de sa prise de pouvoir et au début des
années quatre-vingts. Ils détiennent, aux yeux des Rwandais, la légitimité
historique de ceux qui ont évincé les Tutsis en 1962. En outre, dans l’esprit
du peuple rwandais, le souvenir des origines étrangères du Président Juvénal

Habyarimana demeure vivace, d’autant que l’opposition ne manque pas de
les rappeler. Ce bouillonnement de la société rwandaise traduit également
son désarroi. Se développe dans la presse extrémiste hutue, presse écrite en
rwandais, une campagne de haine qui voit revenir au premier plan le schéma
de la racialisation et préfigure les événements de 1994.
En 1992-1993 sont perpétrés de nombreux assassinats politiques qui
touchent les descendants biologiques ou spirituels des anciens dirigeants
hutus du centre ou du sud du pays que le Général Juvénal Habyarimana avait
fait disparaître. Au même moment, la thématique de l’ennemi tutsi revient au
premier plan. C’est donc une guerre à deux niveaux qui est menée au
Rwanda : sur le terrain d’une part et dans les médias, d’autre part, la guerre
médiatique utilisant un double langage, d’ouverture politique vis-à-vis de la
communauté internationale, de radicalisation et d’incitation à la haine
vis-à-vis des nationaux. Sur ce point, M. José Kagabo a indiqué qu’il serait
intéressant de disposer des comptes rendus des traductions d’articles de
presse faites par le service de traduction de l’ambassade de France à Kigali.
En conclusion de son propos, M. José Kagabo a souhaité livrer à la
mission d’information, non plus le point de vue du chercheur, mais celui de
l’homme et du citoyen qui, dans ces événements, a perdu une grande partie
de sa famille : il a, en cette qualité, posé la question de l’identité de ceux qui,
sachant que le génocide se préparait, ont ordonné d’aider les assassins.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelles pouvaient être
les raisons expliquant le désintérêt de la communauté internationale pour le
problème des réfugiés jusque dans les années 1990. M. José Kagabo a, en
effet, montré que la question des réfugiés n’avait que tardivement été
considérée comme un problème majeur, alors que son règlement aurait été
nécessaire pour éviter le génocide.
M. Jacques Myard a indiqué que l’exposé de M. José Kagabo
l’avait réconcilié avec l’approche universitaire : en mettant en place les
différents éléments du puzzle, M. José Kagabo a montré combien
l’application du schéma “ majorité/minorité ” aux clivages ethniques avait
conduit à l’implacable enchaînement des faits. Il a souhaité savoir si l’on
pouvait considérer que tous les éléments du drame étaient en place au début
des années quatre-vingt-dix, indépendamment des interventions extérieures.
Après avoir relevé que M. José Kagabo avait montré que la
question des réfugiés posait le problème des relations entre le pouvoir central
et la diaspora, M. Bernard Cazeneuve est revenu sur le mouvement de
démocratisation initié par le Président Juvénal Habyarimana à la suite du
discours de La Baule. Il a demandé comment et pourquoi cette dynamique de

démocratisation, loin d’atténuer les tensions raciales, les avait au contraire
attisées.
Evoquant ensuite les propos de M. José Kagabo relatifs à
l’importance de la généalogie pour les Rwandais et aux origines contestés du
Président Juvénal Habyarimana, il a voulu savoir comment ce Président
pouvait être celui qui avait favorisé la montée des tensions et des haines
ethniques.
M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :
— le désintérêt de la communauté internationale à l’égard de la
question des réfugiés jusqu’à l’aube des années 1990 tient à quatre éléments.
Tout d’abord, il témoigne d’une ignorance certaine des réalités africaines. En
second lieu, il s’explique par le fait que le schéma dominant de pensée
politique ou philosophique était bâti sur le parti pris selon lequel le pouvoir
s’analyse exclusivement en termes de majorité-minorité. En se tenant à ce
raisonnement essentialiste identifiant le pouvoir à la majorité, on s’est interdit
toute autre analyse politique plus fine. En troisième lieu, le pouvoir politique
rwandais a entretenu des réseaux de porte-parole à l’étranger qui ont
propagé ce discours type de la majorité au pouvoir. Enfin, les missionnaires
ont véhiculé en Europe une image d’Epinal du Rwanda, celle du président
chrétien représentant une majorité laborieuse dans le pays le plus christianisé
d’Afrique ;
— tous les éléments d’un crime étaient en place sur le plan interne
mais non tous les éléments qui lui ont donné une telle ampleur ;
— la dynamique de démocratisation n’était pas crédible. On ne peut
confondre un discours et la réalité du champ social. Le Président Juvénal
Habyarimana tenait un discours favorable à la démocratisation pour
manipuler une opinion sur laquelle il n’avait plus de prise. Quel qu’eût été le
discours présidentiel, la maturité du corps social, les difficultés économiques
et le désoeuvrement des élites ont créé un climat favorable à l’émergence de
mouvements contestataires ;
— la généalogie du Président Juvénal Habyarimana n’est pas
contestée mais extérieure à la configuration sociale du Rwanda. Les
questions de généalogie s’analysent, non en termes d’ethnie, mais de
solidarité clanique.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité être éclairé sur la façon dont le
Président Juvénal Habyarimana avait manoeuvré pour tenter de récupérer le
mouvement de libéralisation politique qui a suivi le discours de La Baule, afin

de le manipuler. Il s’est interrogé sur les raisons qui n’ont pas permis à ce
mouvement de démocratisation, qui s’était développé de manière autonome,
de jouer un rôle d’apaisement en dépassant les haines ethniques.
M. François Lamy a souhaité savoir si la question des réfugiés
rwandais avait été prise en compte par l’opposition intérieure, si son discours
comportait une dimension ethnique et si son existence était plus liée à des
phénomènes claniques qu’à un projet réellement démocratique.
Après avoir souligné la richesse et l’honnêteté intellectuelle d’un
exposé qui rendait compte de la complexité du problème, M. Jean-Bernard
Raimond a relevé les indications de M. José Kagabo selon lesquelles un
dialogue politique était encore possible jusqu’en 1993 mais qu’alors les
problèmes ont été posés en termes exclusivement humanitaires. Il s’est
interrogé sur l’éventuelle prise de conscience par les intervenants
humanitaires étrangers de la vanité de leurs actions face à un jeu politique qui
pervertissait la situation.
M. Guy-Michel Chauveau s’est demandé comment les
observateurs et la communauté internationale avaient pu ne pas percevoir les
signes de la dégradation de la situation sociale et politique du Rwanda et
s’est interrogé sur la capacité de la diaspora rwandaise à mettre alors en
évidence les prémisses de la crise.
Evoquant une réunion du Conseil des Ministres à laquelle il
participait en qualité de membre du Gouvernement, le Président Paul
Quilès a alors témoigné de l’intérêt porté, en 1992, par le Président de la
République à la situation politique rwandaise. La longueur de sa
communication avait d’ailleurs suscité l’étonnement de la plupart des
Ministres qui ne semblaient pas persuadés que ce sujet méritait un tel
développement.
Revenant sur la période de la fin des années 1950 évoquée par
M. José Kagabo, M. Yves Dauge a souhaité savoir quelle était l’origine de la
séparation ethnique et quelle était la nature des relations des populations
rwandaises avec les autorités de tutelle belge.
M. Kofi Yamgnane a rappelé la thèse selon laquelle aucun élément
objectif ne permettait de différencier les Hutus des Tutsis. Or, dans les
années 1950, le problème des relations entre les Rwandais s’est posé en
termes de race, le manifeste des Bahutus exprimant même un refus du
métissage. Comment a-t-on pu, dans un pays qui parlait la même langue et
pratiquait la même religion, glisser progressivement vers une approche
raciale ?

M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :
— le mouvement de libéralisation politique qui existait de façon
clandestine s’est affirmé au grand jour à la faveur de la déstabilisation du
Président Juvénal Habyarimana, après que le FPR eut déclenché la guerre.
L’une des preuves de son autonomie réside dans la participation de tous les
ministres issus de l’opposition aux négociations avec le FPR, alors que le
Président rwandais ne pouvait qu’adopter une attitude de suivisme dans
l’espoir de récupérer et de manipuler ce mouvement. L’opposition, dont la
démarche s’inscrivait dans la perspective de la signature d’un accord de paix
avec le Front patriotique, s’est trouvée débordée par les violences des
extrémistes. Seuls pouvaient alors se faire entendre ceux qui détenaient des
armes ;
— la solidarité clanique n’a joué aucun rôle dans l’émergence des
mouvements d’opposition intérieure. L’opposition a tenu un discours mitigé
sur la question des réfugiés, et n’en a admis l’importance qu’en 1992
lorsqu’elle a noué des contacts avec le FPR et envisagé, en liaison avec ce
dernier, l’organisation d’élections. La cause de l’échec du processus de
normalisation politique après les accords d’Arusha, réside dans la nature des
relations politiques complexes liant le Président Juvénal Habyarimana et ses
alliés qui lui ont donné l’assurance -mais de quelle façon ?- qu’il resterait
maître du jeu en le bloquant ;
— jusqu’en 1990, certains rapports d’experts reflètent une
conception selon laquelle le saupoudrage des actions humanitaires constituait
le mode d’intervention le plus adapté pour remédier aux difficultés du
Rwanda ;
— la méconnaissance internationale des problèmes rwandais
s’explique notamment par un défaut d’information. A l’occasion de
démarches personnelles que M. José Kagabo avait entreprises en 1994, pour
alerter l’opinion publique sur l’erreur que constituait à ses yeux le
déclenchement de l’opération Turquoise, M. Lionel Jospin, qu’il avait
rencontré, lui a dit que lorsqu’il siégeait au Gouvernement, il n’avait pas été
informé de l’intégralité du dossier rwandais, ce qui peut donner à penser que
ce dossier pouvait être géré par différents réseaux échappant au cheminement
classique de l’information.
— l’élite tutsie était associée à la gestion coloniale du pays ce qui a
influé sur la conscience qu’elle avait de son identité. Toutefois, dans les
années 1950, les rapports avec les autorités belges étaient loin d’être
harmonieux, l’élite tutsie faisant preuve de velléités indépendantistes. Le roi
du Rwanda avait d’ailleurs revendiqué pour l’élite nationale quatre

portefeuilles ministériels importants, chose impensable pour l’époque,
traduisant une volonté d’affranchissement précipité de la tutelle belge ;
— la distinction entre Hutus et Tutsis ne repose pas sur des
éléments objectifs, mais relève plutôt d’une approche politique. L’accession à
la présidence de M. Juvénal Habyarimana dont le père était un immigré qui
travaillait essentiellement comme cuisinier des Pères blancs témoigne, au
contraire, de l’existence, dans le passé, d’une certaine capacité d’intégration ;
— une analyse fine des raisons pour lesquelles cette capacité
d’intégration a été brisée conduit à s’interroger sur les effets du contrôle des
opinions lié au quadrillage de la société sous le régime Habyarimana. A cette
époque en effet l’organisation politique du pays reposait sur un parti unique.
Dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission
d’organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en
quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés sous
l’autorité et la surveillance constante d’un fonctionnaire du parti surnommé
“ Monsieur dix maisons ”. Ce système de contrôle explique pour partie,
l’extraordinaire efficacité de la machine du génocide ;
— l’utilisation de la langue française, importée au Rwanda et
apprise, souvent imparfaitement, par la population, a permis de véhiculer des
références ethniques et racistes que les Rwandais conceptualisaient d’une
autre manière que les occidentaux sans percevoir clairement les
conséquences de leur utilisation ni les possibilités de manipulation de
l’opinion qu’elles donnaient à certains acteurs politiques.

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