Fiche du document numéro 10930

Num
10930
Date
Avril 2001
Amj
Fichier
Taille
729122
Pages
106
Titre
Livrés à la mort à l'ETO et à Nyanza
Soustitre
Les histoires de civils rwandais abandonnés par des troupes de l'ONU le 11 avril 1994
Nom cité
Mot-clé
Source
Type
Langue
FR
Citation
African Rights
Working for Justice

LIVRES A LA MORT A L’ETO ET A NYANZA
Les histoires de civils rwandais abandonnés par des
troupes de l’ONU le 11 avril 1994

ISBN 1 899477 42 X

BP 3836, Kigali, Rwanda
Tél: 00 250 577676/501007 Fax: 00 250 501008
rights@rwandatel1.rwanda1.com
afrights@gn.apc.org

PREFACE
Faire la part des torts pour les atrocités commises durant le génocide de 1994 au Rwanda a été accepté
comme une composante intrinsèque de la démarche visant à empêcher qu’une telle tragédie ne puisse
se reproduire. Les auteurs du génocide sont poursuivis, certes. Mais, dans une moindre mesure, une
foule de gens, de groupes et d’institutions présents au Rwanda à l’époque du génocide, ou ayant le
pouvoir d’intervenir au moment des tueries, ont été éclaboussés par l’épisode. Leur “culpabilité” n’est
pas de celle qui peut être déterminée par les tribunaux mais c’est une question qui touche
profondément les survivants et qui affecte notre perception des circonstances ayant permis à un crime
d’une telle ampleur de continuer sans que quiconque y fasse obstacle.
Il est généralement admis que l’on aurait pu, et que l’on aurait dû, faire plus pour arrêter le massacre
d’innocents au Rwanda en 1994 et que la réponse des membres de la communauté internationale a été
dans l’ensemble insuffisante ou maladroite. Cette admission a provoqué de vives critiques et, dans
certains cas, des excuses sincères. Si l’on peut se réjouir d’une plus grande franchise quant aux erreurs
commises en avril 1994, cela n’apporte guère de réconfort aux survivants et aux familles des victimes.
Les décisions politiques, financières et bureaucratiques prises sciemment d’aussi loin que New York et
Bruxelles ont laissé des hommes, des femmes et des enfants du Rwanda seuls face à l’enfer sans guère
se soucier de leur sort. Livrés à la mort à l’ETO et Nyanza : Les histoires de civils rwandais
abandonnés par des troupes de l’ONU le 11 avril 1994 parle d’êtres humains dont les vies n’avaient
pas suffisamment de poids sur la scène internationale et dont la mort est venue s’ajouter aux
statistiques confirmant cet état de fait. Il analyse les circonstances d’une horreur extrême à laquelle les
Nations Unies ont refusé de s’opposer du fait de ce que l’on a qualifié, non sans raison, d’un “manque
de préoccupation suffisante à l’égard des situations tragiques en Afrique”. 1
Ce rapport relate de façon détaillée un incident qui a d’ores et déjà soulevé de vives critiques. Le
départ précipité des troupes de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR)
postées dans une école de Kigali, l’Ecole Technique Officielle (ETO). Il rend compte des souffrances
des personnes déplacées qui se rendirent en masse à l’ETO, croyant que les forces de la MINUAR les
protégeraient des bandes de tueurs résolument décidées à commettre un génocide. A l’époque, elles ne
savaient pas que la volonté politique manquait pour appuyer une mission en vue de les défendre. Elles
n’ont pas réalisé non plus que l’évacuation des expatriés était en fait au coeur de la préoccupation
internationale durant les tout premiers jours décisifs des tueries. Plus de 2.000 réfugiés ont été
confrontés à cette dure réalité lorsque, le 11 avril 1994, les troupes des Nations Unies belges les ont
abandonnés sans crier gare. Les survivants brossent des tableaux poignants du massacre par la milice
interahamwe qui a suivi leur départ. Ils décrivent ensuite un second bain de sang à Nyanza un peu plus
tard le même jour, lors duquel la majorité des réfugiés ayant échappé au carnage de l’ETO, ont été
massacrés. La plupart de ceux qui ont survécu ont été sauvés par les soldats du Front patriotique
rwandais (FPR) qui se battaient contre les Forces armées rwandaises (FAR) pour gagner le contrôle de
la régionlutte que le FPR a ensuite remportée. Il est pitoyable de réaliser que si les troupes de la
MINUAR étaient parties ne serait-ce qu’un jour plus tard, beaucoup plus de personnes auraient pu être
sauvées par le FPR.
Comment la tragédie de l’ETO aurait-elle pu être évitée ? C’est là une question à laquelle il n’est pas
facile de répondre. Les soldats de la MINUAR ont en partie quitté l’ETO parce qu’ils avaient reçu
l’ordre d’évacuer un groupe de citoyens belges dans une autre région du pays. Il convient de souligner
qu’ils sont partis dès que le petit groupe d’expatriés sous leur protection à l’école avait été évacué par
les troupes françaises. Plusieurs autres raisons sont à l’origine de la décision de battre en retraite par
l’état-major belge. Les soldats de la paix de la MINUAR étaient totalement dépassés par l’ampleur du
désastre ; ils ne comprenaient pas la situation politique ; ils étaient bridés par les ordres reçus et ils
n’ont guère eu le temps de réfléchir. Malgré cela, eux-mêmes et les autorités ayant donné l’ordre du
retrait auraient pu réagir différemment.
Salim Ahmed Salim, Secrétaire Général de l’Organisation de l’unité africaine a exprimé sa colère face à la
décision de l’ONU de retirer le plus gros des troupes de la MINUAR, communiqué de presse de l'OUA no.
44/94, 22 avril 1994.
1

2

Nombre des motifs à l’origine de la déroute de la MINUAR ont d’ores et déjà été identifiés et
reconnus par les Nations Unies. Le contexte plus vaste au sein duquel les erreurs ont été commises est
lui aussi connu. L’influence économique et politique de l’Occident a modelé les décisions relatives à
la taille et au mandat des forces onusiennes au Rwanda et les décisions prises au moment du
déferlement de la vague génocidaire. Les réactions des chefs militaires sur le terrain ont
indubitablement été gouvernées par une évaluation des risques fondée sur les mêmes considérations.
Une estimation de l’impact international de la souffrance humaine dans une situation donnée et, en
particulier, de ce que l’opinion publique occidentale pourrait “tolérer”, faisaient certainement partie
des calculs ayant dicté la réaction du personnel onusien à tous les niveaux.
De manière plus générale, le retrait des troupes de l’ETO est une déclaration emphatique du fait que
les victimes, où qu’elles soient dans le monde, ne sont pas traitées comme des êtres égaux mais qu’il
leur est instinctivement attribué une valeur gravée dans une conscience mondiale faussée. On peut
supposer sans craindre de se tromper que s’ils n’avaient pu évacuer les occidentaux de l’école, les
Belges n’auraient pas envisagé de partir ; ils auraient su sans le moindre doute ce que leurs ordres
auraient été. C’est là une triste réalité qui sape le système onusien à sa base et qu’il convient de
remettre en cause ouvertement par des mesures visant à réformer tant les attitudes que les pratiques
institutionnelles.

3

INTRODUCTION
“Le rôle de la MINUAR dans la protection des civils durant le génocide est l’une des questions les plus
débattues et les plus douloureuses de cette période. Des membres de la MINUAR ont fait des efforts
considérables, quelquefois au risque de leur vie, pour protéger des civils qui se trouvaient en danger durant
les massacres. Il ne semble cependant pas que les ordres donnés aux différents niveaux de la hiérarchie sur
ce point aient été clairs et cohérents. Pendant les premiers jours du génocide, des milliers de civils se sont
rassemblés sur les lieux où des troupes des Nations Unies étaient stationnées, comme le stade Amahoro et
l’Ecole technique à Kicukiro. Lorsque la MINUAR s’est retirée des zones placées sous sa protection, les
civils se sont trouvés en danger. Il semble malheureusement prouvé que dans certains cas, en plaçant leur
confiance dans la MINUAR, certains d’entre eux se sont exposés à un danger accru lorsque les troupes des
Nations Unies se sont retirées.”2

Tandis qu’un programme de génocide était lancé au Rwanda en avril 1994, les forces de la MINUAR
sont devenues spectatrices d’un massacre. Il y avait 2.165 soldats armés et disposant d’une bonne
formation dans le pays, pourtant ils se sont avérés pitoyables face à la catastrophe nationale, ne
protégeant que les expatriés et un nombre relativement modeste de Rwandais. L’admission que les
troupes de la MINUAR ont réussi à sauver quelques vies humaines et qu’il existe des cas individuels
de soldats ayant fait preuve d’une bravoure exceptionnelle et agi avec compassion ne peut pas
empêcher de conclure que leur mission s’est soldée par un échec.
Il y a plus d’un an, le 15 décembre 1999, les Nations Unies (ONU) ont publié une évaluation
accablante de la réponse de leur organisation à la crise, le résultat d’une enquête commanditée par le
Secrétaire-Général, Kofi Annan. Le Rapport de la commission indépendante d’enquête sur les actions
de l’Organisation des Nations Unies lors du génocide de 1994 au Rwanda est exhaustif. Il révèle la
réticence de la part du haut commandement des Nations Unies et du Conseil de sécurité à faire face à
la réalité posée par la montée de la crise au Rwanda. Il suggère également que les forces sur le terrain
ont été dès le départ confrontées à la fragilité de leur situation, qu’elles manquaient du soutien, de
l’équipement et des ressources nécessaires pour donner un sens à leur mission. L’enquête fournit une
analyse laborieuse des erreurs commises par l’ONU au Rwanda à tous les niveaux et elle formule une
série de recommandations importantes. Elle renferme également une analyse de la situation à laquelle
se trouvaient confrontés les réfugiés de l’ETO et de la conduite des troupes belges de la MINUAR à
cette occasion.
La valeur de cette enquête est énorme, à l’instar du rapport tout aussi franc qui examine l’échec des
Nations Unies à empêcher un terrible massacre des musulmans bosniaques dans la soi-disant “zone
sûre” de Srebrenica, en Bosnie, en juillet 1995. 3 Le peuple de Bosnie en Europe de l’Est a lui aussi été
la victime d’une féroce campagne de “nettoyage ethnique” lancé par ses voisins serbes. Lui aussi s’est
senti trahi par les Nations Unies, bien que l’on ait accordé beaucoup plus d’attention à son sort qu’à
celui du peuple rwandais. Il est possible de dresser des parallèles entre les deux crises et l’ONU ellemême a déjà pris conscience de bien des faiblesses que ces deux conflits ont mises en lumière dans sa
réponse aux crises à travers le monde. Il existe des similitudes frappantes entre les massacres de
Srebrenica et ceux de l’ETO et de Nyanza, au Rwanda. Dans les deux cas, les soldats du maintien de
la paix n’ont pas réussi à protéger des civils qui étaient brutalisés et tués en grand nombre. Les récits
des survivants de Srebrenica ont choqué bien des gens à travers le monde. 4 Ce rapport tente de donner
une voix aux survivants des massacres d’ETO et de Nyanza. L’horreur de leur expérience est peu
connue.
De rudes conflits font rage dans de nombreux pays du monde, notamment en Afrique. Les forces
Rapport de la commission indépendante d'enquête sur les actions de l'Organisation des Nations Unies lors du
génocide de 1994 au Rwanda, 15 décembre 1999 (ci après Rapport de la commission d'enquête), p.28.
3
Rapport du Secrétaire Général suite à la Résolution 53/35 (1998) de l'Assemblée Générale : Rapport
Srebrenica.
4
Voir par exemple David Rohde, End Game, The Betrayal and Fall of Srebrenica : Europe’s Worst Massacre
Since World War II, Westview Press, 1998 ; Chuck Sudetic, Blood and Vengeance: One Family’s Story of the
War in Bosnia, W.W. Norton and Company, 1998 ; Laura Silber and Allan Little, Yugoslavia: Death of a
Nation.
2

4

onusiennes doivent être prêtes à y répondre de façon adaptée dans des rôles et des contextes différents.
Malgré les vives critiques ayant entaché les opérations précédentes en Somalie, au Rwanda et en
Bosnie, les soldats de l’ONU ont récemment été à la base de bien des attentes dans les conflits qui
sévissent, entre autres, en Sierra Leone et en République démocratique du Congo. 5 Ils continuent de
faire face à des défis gigantesques et à se montrer mal équipés pour les tâches qui leur sont confiées.
L’ONU a reconnu cet état de fait et s’est montrée prête à faire un examen de ses procédures internes
afin d’améliorer son aptitude à répondre aux attentes. Le Secrétaire Général, Kofi Annan, a suggéré
qu’un “processus de réflexion” s’imposait de la part des Etats membres pour parvenir à renforcer
l’aptitude des Nations Unies à répondre aux différents types de conflits. 6 Les efforts de maintien de la
paix de l’ONU ne deviendront véritablement efficaces que si les gouvernements membres font montre
de la volonté politique nécessaire à leur soutien.
African Rights publie les récits des survivants des massacres de l’ETO et de Nyanza plus d’un an
après la parution du Rapport de la commission d’enquête afin de rappeler l’importance de ses
conclusions et de ses recommandations et, surtout, qu’il est indispensable de leur donner suite. Bien
que le groupe d’experts de l’ONU n’ait jamais perdu de vue les conséquences humaines de la
désastreuse MINUAR et ait fait preuve de sensibilité à l’égard de la douleur des survivants, il avait
pour mandat de déterminer comment un tel échec avait pu avoir lieu au sein du système institutionnel.
Livrés à la mort à l’ETO et Nyanza : Les histoires de civils rwandais abandonnés par des troupes de
l’ONU le 11 avril 1994 révèle l’ampleur et la profondeur des souffrances qui sont nées directement de
cet échec, et la pérennité de cette douleur. Les regrets exprimés par les Nations Unies n’ont eu aucun
impact sur cette souffrance. African Rights implore l’ONU d’appuyer son acceptation des conclusions
du rapport par des réformes internes rapides et par des efforts accrus pour aider les survivants du
génocide au Rwanda.
Tout à leur honneur, il convient de noter que les gouvernements de la Belgique et de la France ont
également engagé chacun de leur côté une commission d’enquête parlementaire sur leurs actions de
l’époque,7 laquelle se penche entre autres sur leurs réactions au tout début de la crise et sur leur
approche face aux problèmes qui confrontaient la MINUAR. Les erreurs et les faiblesses mises en
lumière par ces enquêtes donnent une fois encore raison aux critiques formulées par les survivants
depuis le génocide mais, là encore, cela n’offre rien qui puisse prêter secours aux personnes qui
endurent les conséquences de ces erreurs. Le rapport de juillet 2000 du Groupe international de
personnalités éminentes afin d’étudier le génocide de 1994 au Rwanda et les événements l’ayant
entouré, groupe désigné par l’Organisation de l’unité africaine (OUA), explore nombre de ces
questions de manière approfondie. Ce rapport souligne que s’il est vrai que des excuses ont été
formulées par des gouvernements et des institutions, nul n’a “suggéré que le Rwanda est en droit
d’exiger une restitution pour ces échecs, et il n’y a pas le moindre cas d’une personne ayant présenté
sa démission en signe de protestation ni d’une personne ayant été tenue de rendre des comptes.” 8 C’est
là une admission importante du fait que les excuses à elles seules constituent une réponse tout à fait
pitoyable face au sentiment de désespoir et d’abandon insondables exprimé par les survivants des
massacres de l’ETO et de Nyanza.

Récits des survivants
La violence qui a éclaté au Rwanda après l’assassinat du président Juvénal Habyarimana le 6 avril
1994 était le produit d’une campagne parfaitement orchestrée conçue pour éliminer tous les Tutsis et
Pour en savoir plus sur ce que la population locale du Nord et Sud Kivus en RDC orientale pense et attend
d'une mission de l'ONU, voir African Rights, Le cycle du conflit - Quelle issue dans les Kivus ? Décembre 2000.
6
Un groupe d'experts sur les opérations de maintien de la paix des Nations Unies, présidé par M. Lakhdar
Brahimi, ancien ministre algérien des Affaires étrangères, a été réuni par le Secrétaire Général. Il a publié des
recommandations exhaustives en faveur d'une réforme dans son rapport du 17 août 2000.
7
Voir Sénat de Belgique, Session de 1997-1998, Rapport de la Commission d’enquête parlementaire concernant
les événements du Rwanda, Document 1-611/7 du 6 décembre 1997. Pour en savoir plus sur le rôle de la France,
voir Assemblée Nationale, Mission d’information commune, Rapport d'information No. 1271, Enquête sur la
tragédie rwandaise (1990-1994), 15 décembre 1998.
8
Groupe international d'éminentes personnalités pour enquêter sur le génocide de 1994 au Rwanda et ses
conséquences, Résumé exécutif, E.S.45, 7 juillet 2000.
5

5

les hutus d’opposition. Les tueries ont commencé aussitôt et les résidents de Kigali ont vite compris
que leur vie était menacée par la milice interahamwe et les soldats du gouvernement. A partir du 7
avril, des milliers d’entre eux ont fui vers les bâtiments scolaires de l’ETO, à Kicukiro, qui
appartenaient à l’Eglise catholique. Quatre-vingt-dix soldats belges y étaient postés et c’est auprès
d’eux que les personnes déplacées ont cherché protection. Les réfugiés n’avaient guère espoir de
trouver refuge ailleurs. Pourtant certains auraient pu se rendre dans les quartiers de la ville tombés
sous le contrôle du FPR, tels que celui qui entourait le Conseil National du Dévéloppement (CND) à
Remera.9 Au lieu de cela, ils ont fait confiance à la MINUAR. A leur arrivée, la milice a assiégé l’ETO
avec l’intention d’attaquer les réfugiés mais la présence des soldats de l’ONU les en a dissuadés.
Pourtant, l’illusion que l’ONU resterait et défendrait la vie des réfugiés s’est bien vite évanouie. Les
survivants évoquent la conduite des troupes stationnées à l’ETO avec un mélange d’angoisse et de
colère. Le contingent belge s’est brusquement retiré de l’ETO le 11 avril et le massacre de centaines
de réfugiés a commencé, avant même que le nuage de poussière soulevé par le départ des véhicules
n’ait eu le temps de s’estomper.
Les survivants de ceux qui avaient cherché refuge à l’ETO se sentent trahis par l’ONU, tout comme
tant de Rwandais qui estiment que le génocide aurait pu être évité par la communauté internationale.
Lorsque les membres de la Commission d’enquête se sont rendus au Rwanda en 1999, ils ont
rencontré un groupe d’entre eux à l’ETO et ont entendu de vive voix les récits des tueries. L’enquête a
conclu que le départ soudain des soldats belges était “ignominieux” et que les “événements tragiques
qui se sont produits à l’ETO … revêtent une importance symbolique en tant qu’exemple des carences
de la Mission des Nations Unies.” African Rights a interrogé 45 survivants à propos du massacre de
l’ETO et de leur calvaire subséquent lorsqu’ils ont reçu l’ordre de marcher jusqu’à Nyanza. A Nyanza,
les soldats et les interahamwe ont perpétré un second massacre. Les récits présentés par des personnes
ayant perdu des êtres chers aux mains des tueurs sont déchirants.
Un certain nombre des témoignages de ce rapport ont été recueillis au plus fort du génocide, en mai
1994, lorsqu’African Rights a interrogé des survivants de l’ETO et de Nyanza évacués à Byumba. Ils
étaient en état de choc, leurs journées empreintes d’un mélange d’espoir et d’anxiété, car bon nombre
d’entre eux ne connaissaient pas le sort des proches parents dont ils avaient été séparés pendant les
massacres. D’autres témoins ont été interrogés vers la fin de 1999 ou au début de 2000. Dans la
plupart de ces interviews subséquentes, les personnes interrogées répondent au rapport de l’ONU et
aux regrets formulés par le Secrétaire Général, Kofi Annan. Ils voient d’un oeil favorable l’admission
des carences des Nations Unies qu’ils reconnaissent comme une démarche importante, mais aucun
d’entre eux n’estime que ces regrets suffisent, étant donné les pertes qu’ils ont subies. L’ampleur de
ces pertes ne laisse aucun doute à la lecture des témoignages mais aussi avec le premier “recensement
des morts”, qui figure à la fin de ce rapport.
L’amertume du peuple rwandais à l’égard de la communauté internationale est profonde, comme le
sait l’ONU. C’est pourquoi les efforts de rapprochement avec la communauté des survivants devraient
être un axe primordial de la politique à venir de l’ONU au Rwanda.

Une question de justice
Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a condamné l’une des personnes à la tête des
massacres des réfugiés à l’ETO et à NyanzaGeorges Rutaganda, second vice-président de la milice
interahamwe et membre du bureau politique du parti au pouvoir, le Mouvement républicain national
pour la démocratie et le développement (MRND). Mais les survivants arguent que d’autres devront
être poursuivis pour que justice soit faite. Ils accusent un ancien soldat très en vue des Forces armées
rwandaises (FAR), le colonel Leonidas Rusatira, d’avoir participé au massacre. Le TPIR a déjà
accepté un témoignage attestant que Rusatira a évacué des Hutus de l’ETO juste avant le massacre et
qu’il a donné l’ordre d’emmener les réfugiés à Nyanza.
African Rights a entendu un certain nombre d’allégations ayant trait à la visite du Col.
Rusatira à l’ETO et à sa présence à une usine du nom de Sonatubes, où les réfugiés de l’ETO avaient
été regroupés avant d’être menés à leur mort à Nyanza. Ces allégations, reprises dans ce report,
doivent être prises au sérieux ; des survivants confirment que Rusatira a joué un rôle capital dans la
9

Un bataillon de 600 soldats du FPR avait été posté au CND depuis son arrivée à Kigali en décembre 1993.

6

préparation des massacres. African Rights a aussi entendu des accusations, pour la plupart formulées
par des résidents hutus de Kicukiro, à propos de ses attitudes et de ses agissements avant et pendant le
génocide. Les plus troublantes suggèrent que Rusatira aurait tenu des réunions avec la milice
interahamwe et aurait distribué des fusils. Isaïe Ndakaza, fonctionnaire de 42 ans, originaire de la
cellule de Gasharu 1, secteur Kicukiro, fait un récit convaincant d’une réunion que Rusatira aurait eue
avec les miliciens à son domicile le 7 avril.
Le colonel Rusatira a invité les interahamwe et les milices du CDR, les impuzamugambi,à une réunion. J’ai
pris part à cette réunion. Rusatira nous a dit que nous savions ce qu’il nous restait à faire, qu’il n’avait pas
besoin de nous le rappeler, que nous avions déjà identifié l’ennemi, et, plus important, qu’il n’était pas très
loin de nous. Peu de temps après, un véhicule chargé de fusils est arrivé. Les gens qui avaient assisté à la
réunion avec moi se sont précipités pour se servir. J’ai dit que je ne savais pas utiliser un fusil. Ils m’ont dit
que dans ce cas, je n’avais qu’à prendre une machette. J’ai reçu un morceau de bois. Rusatira est reparti vers
sa voiture en disant qu’il reviendrait le soir pour nous donner les ordres. Il n’est pas revenu ce soir-là. Mais il
est revenu le lendemain matin pour nous dire de commencer à “travailler”.

Antoine Rugasira vivait dans la même cellule que Rusatira et avait appris à le connaître aux
alentours de mai 1992. Il soutient que lui et plusieurs autres hommes du quartier ont été mis en garde
par le colonel leur enjoignant “de s’organiser” et qu’il leur a été promis “des fusils pour se défendre
contre l’envahisseur ennemi [le FPR]”. Antoine a raconté qu’il comptait parmi un groupe de dix
hommes à qui Rusatira avait confié des Kalachnikov à se partager entre eux et que c’est l’un de ses
gardes du corps, Alfred, qui lui a appris à tirer. Antoine ajoute que les hommes “ont sympathisé” avec
Rusatira et qu’ils ont été invités à des soirées et des réunions à son domicile. En 1993, Antoine a
assisté à un rassemblement durant lequel Rusatira a remis aux chefs de la milice interahamwe de
Kicukiro, Jean de la Croix Turatsinze et François Baziyaremye, “10 fusils destinés aux militants du
MRND”. Il a précisé qu’il y avait périodiquement des réunions au domicile de Rusatira et “qu’il leur a
indiqué le soldat à qui ils devaient rendre compte en son absence”.
Antoine a fourni un témoignage convaincant qui implique Rusatira dans les tueries de l’ETO et de
Nyanza (voir plus loin). Il a également déclaré avoir assisté à la réunion organisée chez lui par
Rusatira le 7 avril et avoir aidé à l’érection d’un barrage routier en face du domicile de ce dernier. Au
cours de cette réunion, il a donné le message suivant :
Nous devions commencer à chasser tous ceux qui ne parlaient pas la même langage que nous, en particulier
les Tutsis. Il a ajouté qu’il allait rencontrer le conseiller de Kicukiro pour voir comment augmenter autant
que possible la quantité de fusils disponibles parce que les inkotanyi qui étaient basés au CND avaient déjà
quitté les lieux pour infiltrer les locaux. Nous avons reçu l’ordre de tuer les Tutsis, de piller leurs maisons et
les détruire. 10

African Rights demande au TPIR d’ouvrir une nouvelle enquête sur les agissements de Rusatira au
moment des massacres de l’ETO et de Nyanza. Elle est notamment très troublée par des indications
selon lesquelles les forces belges de la MINUAR auraient eu plusieurs réunions avec lui avant leur
départ, l’informant de leur retrait. Rusatira vit maintenant en Belgique où il est connu des autorités.
Celles-ci le considèrent comme un “modéré” ; pourtant, d’après le rapport de la Commission
d’enquête parlementaire belge, il était membre du comité de crise des militaires créé à l’issue de la
mort de Habyarimana. 11 Rusatira occupait donc un poste de responsabilité qui suggère un certain
niveau de complicité avec les autorités ayant orchestré le génocide.
La question de savoir comment administrer la justice dans le cadre des crimes commis à l’ETO et à
Témoignage recueilli à Kigali, le 26 décembre 2000.
Voir le Rapport d'enquête parlementaire belge, section 3.2.2.2., qui stipule que “Rusatira est pourtant considéré
comme appartenant à l'aile modérée”. Dans la section 3.5.2.1. le rapport cite les impressions de Rusatira sur la
“réunion de crise” à laquelle il participa le matin du 7 avril et durant laquelle, déclare-t-il, les chefs militaires
“avaient déjà pris la décisions de faire partir la Première ministre. Vivante ? Je ne sais pas.”. Plus loin, à la
section 3.8.3.1., concernant le motif à l'origine du retrait des troupes belges, le rapport note l'établissement d'un
comité de crise des militaires, ajoutant que l'ambassadeur belge avait “des contacts avec le Colonel Rusatira, qui
était membre de ce comité.” Pour la version intégrale de l'entretien avec Rusatira, voir : Audition du général
Rusatira, CRA, CSR, Sénat, 1996-1997, 29 avril 1997, p. 383-384.
10
11

7

Nyanza va bien au-delà des participants directs aux tueries pour toucher jusqu’à l’ONU. Les
survivants de l’ETO et nombre d’autres survivants du génocide du Rwanda estiment que l’ONU a des
comptes à rendre. Un procès a déjà été entamé par deux Rwandaises qui demandent réparation car les
soldats de l’ONU chargés de protéger leur famille n’ont rien fait à cette fin. Dans l’un des cas, ils ont
livré un juge de la cour suprême à ses tueurs ; dans l’autre, ils ont fui, laissant un ministre du
gouvernement, sa mère, sa femme et leurs deux enfants tomber sous les balles. 12
D’aucuns soutiennent que l’ONU devrait indemniser directement les victimes du génocide, alors que
le groupe d’experts de l’ONU a invité l’institution à contribuer à la reconstruction du pays. Il est
maintenant bien admis que le génocide aurait pu être arrêté si la communauté internationale avait été
prête à agir de façon décisive. Les quelque 2.500 personnes qui ont cherché refuge à l’ETO ont
découvert de la façon la plus brutale qu’il soit que le monde extérieur ne se souciait guère de leur vie
et la plupart d’entre elles sont mortes avec cette certitude. African Rights encourage les responsables
de l’opération MINUAR à tous les niveaux à tenter de trouver une façon de convaincre les survivants
qu’ils ont tiré des enseignements de la tragédie, tant au niveau personnel qu’au niveau institutionnel.

Voir le Rapport de la commission d'enquête pour en savoir plus sur les incidents ayant trait à M. Landoald
Ndasingwa, ministre du Travail et des Affaires sociales, et M. Joseph Kavaruganda, Président de la Cour
constitutionnelle, ainsi que leurs familles, pp 11-12.
12

8

1
LA MINUAR
Contexte
“Face au risque de génocide qui pesait sur le Rwanda et au passage à l’acte systématique qui a suivi,
l’obligation d’agir qu’avait l’ONU transcendait les principes auxquels a jusqu’à présent répondu le maintien
de la paix. Il ne peut en effet y avoir de neutralité face au génocide, d’impartialité face à une campagne
d’extermination dirigée contre un groupe d’une population. Bien que la présence des soldats de la paix de
l’ONU au Rwanda ait d’abord pris la forme d’une opération de maintien de la paix classique visant à assurer
l’application d’un accord de paix existant, les débuts du génocide auraient dû amener les décideurs de l’ONU,
Secrétaire général et Conseil de sécurité, d’une part, fonctionnaires du Secrétariat et responsables de la
MINUAR, de l’autre, à se rendre compte que le mandat initial de la Mission, de même que le rôle de médiateur
neutre dévolu à l’ONU, ne répondaient plus aux impératifs de la situation et qu’une intervention plus énergique
d’un autre ordre s’imposait, de même que la mobilisation des moyens nécessaires à cet effet. […] Au moment où
le génocide a commencé, la Mission ne fonctionnait pas comme un tout cohérent : au cours des heures et des
jours réels de la crise la plus grave, des témoignages concordants indiquent qu’il y avait un manque de
direction politique, un manque de capacité militaire, de graves problèmes de commandement et de contrôle, et
un manque de coordination et de discipline.” 13

Les soldats du maintien de la paix de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda
(MINUAR) devaient veiller à la bonne application des Accords d’Arusha, signés en août 1993, entre
le gouvernement du Rwanda, dirigé par le président Juvénal Habyarimana, et les forces rebelles du
Front patriotique rwandais (FPR) en guerre depuis octobre 1990. Les parties avaient accepté la
présence d’une force d’intervention, devant arriver environ un mois après la signature des accords et
se voir charger de l’ensemble des questions de sécurité. La Résolution 872, qui établissait la MINUAR
a été adoptée le 5 octobre, mais elle décrivait une force qui différait en divers points vitaux de celle
envisagée au départ ; elle ne devait ni “dépister les caches d’armes” ni “neutraliser les bandes armées”
qui terrorisaient déjà les civils, en particulier les membres de la minorité tutsie. Au lieu de cela, son
mandat prévoyait sa contribution à la sécurité de la ville de Kigali, la surveillance de l’application du
cessez-le-feu et l’investigation des cas de non respect de l’accord. Le plan prévoyait le déploiement de
2.548 militaires et leur commandant, le Brigadier-Général Roméo A. Dallaire, arrivé à Kigali le 22
octobre.
La MINUAR se trouvait au Rwanda durant les mois au cours desquels on a assisté à de vives
tensions politiques, tout particulièrement à Kigali, y compris le meurtre d’opposants au régime. Sa
présence, et dans certains cas son intervention, a donné aux groupes et aux individus ciblés une
illusion de sécurité qui allait avoir des conséquences désastreuses lorsque la crise a finalement éclaté
en avril 1994. Il serait faux de suggérer que les forces sur le terrain ignoraient l’ampleur de la crise qui
couvait dans le pays ou qu’elles ne souhaitaient pas y répondre. Ainsi par exemple, Dallaire soumit un
projet de règles d’engagement pour la MINUAR qui permettait à la mission “d’user de tous les
moyens à sa disposition” pour combattre les crimes ethniques et politiques, tels que les exécutions ou
les attaques sur des personnes déplacées, projet auquel il ne reçut aucune réponse formelle. Puis, le 11
janvier 1994, Dallaire avisa ses supérieurs au siège de l’ONU d’une information de la plus haute
importance, et qui allait s’avérer tout à fait exacte, fournie par un “instructeur de très haut niveau dans
la milice interahamwe”. L’informateur donnait les détails d’un processus de recensement des Tutsis
qui prenait place Kigali et qu’il soupçonnait être un premier pas dans les préparatifs de leur
“extermination”. Il déclarait que 1.700 miliciens interahamwe avaient été formés par l’armée
gouvernementale et que son personnel était en mesure de tuer “jusqu’à 1.000 tutsis en 20 minutes”. Il
parlait également de l’existence d’une forte cache d’armes et d’une stratégie visant à provoquer
l’assassinat des soldats belges afin de garantir le retrait du bataillon belge de la MINUAR.
Dallaire était décidé à prendre des mesures afin d’empêcher la distribution des armes, qui devait
avoir lieu sous quelques jours, mais la réponse de ses supérieurs hiérarchiques au Département des
opérations de maintien de la paix. Kofi Annan, qui était alors le Sous-Secrétaire général et Iqbal Riza,
13

Rapport de la Commission d'enquête, p.32.

9

Secrétaire Général adjoint, indiquait que cela outrepasserait le mandat de la MINUAR. Au lieu de
cela, il reçut l’ordre de rencontrer le président Habyarimana afin de porter ces informations à son
attention, et de l’enjoindre de prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à des activités qui
contrevenaient manifestement aux clauses des Accords d’Arusha. Ceci fut fait mais sans résultat. 14 Le
refus par le siège de l’ONU de tenir compte de la gravité et des ramifications de cette mise en garde de
génocide est l’un des faits les plus inexplicables et les plus inexcusables de son implication au
Rwanda.
Avec la mort de Habyarimana le 6 avril, le commandement de la MINUAR a cherché à encourager
le respect du cessez-le-feu et à maintenir le gouvernement établi aux termes des Accords d’Arusha.
Les soldats belges du maintien de la paix furent envoyés prêter main-forte aux gardes postés au
domicile du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana et ils y arrivèrent aux alentours de 7 heures,
mais ils furent encerclés par des soldats gouvernementaux armés puis conduits au quartier général des
Forces armées rwandaises (FAR) au camp de Kigali. Tard ce soir-là, Dallaire apprit que les dix soldats
belges avaient été tués. Alors que les soldats arrivaient à sa résidence, le Premier Ministre s’était
échappée en escaladant un mur pour se réfugier dans l’enceinte des Volontaires des Nations Unies.
Avant que les soldats du maintien de la paix n’atteignent l’enceinte pour la défendre, elle y fut
découverte aux alentours de 10 heures et abattue. Cet assassinat fut suivi par l’annonce de la mort de
nombreux autres politiciens d’opposition, y compris ceux dont la MINUAR avait la garde.
Les limites du mandat régissant la force du maintien de la paix ont rapidement été mises au jour,
mais cela n’a pour autant suscité aucun effort en vue de la renforcer. Bien au contraire, il s’ensuivit la
décision du gouvernement belge de retirer son contingent de la MINUAR le 12 avril, réduisant la force
onusienne de 2.165 à 1.515 personnes le 19 avril. Cette décision s’inscrivait en réaction à la mort des
10 soldats du maintien de la paix mais elle fut présentée accompagnée d’une recommandation en
faveur du retrait total de la force onusienne. L’action belge a soulevé un débat sur la question de savoir
comment l’ONU devait réagir aux graves violations ayant lieu sur le terrain. Il était estimé qu’il
faudrait l’intervention de plusieurs milliers de soldats supplémentaires, opérant aux termes du Chapitre
VII du mandat 15, pour empêcher de nouveaux combats et de nouveaux massacres. Or, la volonté
politique pour un tel engagement manquait et le Conseil de sécurité continua d’ignorer la nature
génocidaire des tueries. Bien que certains pays d’Afrique, notamment le Nigeria, aient instamment
prié l’ONU d’élargir la MINUAR, la réticence des principales puissances occidentales à engager des
forces et des fonds dans un pays situé en dehors de leurs intérêts stratégiques devint flagrante. Le
Conseil de sécurité choisit de modifier le mandat de la MINUAR de façon à ce qu’elle puisse faire
office de “médiateur” entre le FPR et les forces gouvernementales tout en réduisant son effectif à un
pitoyable chiffre de 270.16 Ces décisions sur l’avenir de la MINUAR sont intervenues à un moment où
l’on savait que des milliers de personnes avaient déjà été massacrées à l’ETO et à Nyanza et des
dizaines de milliers d’autres trouvaient la mort dans des circonstances tout aussi effroyables à travers
tout le pays.

Cet épisode est abordé de façon détaillée dans le Rapport de la Commission d'enquête, pp 6-7.
Le Chapitre VII aurait permis à la MINUAR de prendre les mesures nécessaires pour protéger son propre
personnel, mais aussi “pour assurer la protection des civils courant un risque immédiat de violence physique”.
16
Pour en savoir plus, voir le Rapport de la Commission d'enquête.
14
15

10

2
EN QUETE DE PROTECTION
“Beaucoup de civils se rendaient à l’ETO pour se mettre sous la protection des soldats belges de la
MINUAR qui y étaient stationnés. […] Environ 2.000 personnes s’étaient réfugiées à l’ETO, pensant que les
soldats de la MINUAR pourraient les protéger.”17

Dans les jours qui suivirent le 7 avril 1994, plus de 2.500 Rwandais fuirent pour se réfugier à l’ETO,
une école technique administrée par des prêtres catholiques salésiens, où était stationné un contingent
belge des troupes de la MINUAR. Les personnes s’y étant réfugiées étaient principalement tutsies—
les cibles du génocide. Mais il s’y trouvait également des politiciens d’opposition hutus, d’autres
individus ayant critiqué le régime, et d’autres encore simplement terrifiés par la violence, tous
accompagnés de leur famille. Craignant pour leur vie, ils ont fui de leur domicile à Kicukiro,
Kimihurura et autres faubourgs de Kigali. Certains réfugiés venaient de communes de Kigali rural. Ils
prirent d’immenses risques pour gagner l’école et plusieurs personnes trouvèrent la mort avant de
l’atteindre. Certaines, qui habitaient près de l’école, s’y rendirent dans les heures qui suivirent la
dépêche matinale par Radio Rwanda annonçant la mort du président Habyarimana. D’autres se
cachèrent d’abord dans les maisons de leurs voisins. Mais lorsqu’elles réalisèrent qu’elles n’y étaient
pas en sécurité, elles partirent pour l’ETO. Il y avait aussi des groupes de réfugiés qui avaient d’abord
tenté de trouver refuge dans la paroisse catholique de Kicukiro mais qui avaient été conduits à l’ETO
par le prêtre de la paroisse lorsqu’il s’était rendu compte qu’il ne pourrait protéger quiconque contre
les menaces croissantes des interahamwe. Les religieuses et les réfugiés qui se trouvaient au couvent
voisin de l’Ordre des Disciples de Jésus de l’Eucharistie furent également conduits à l’ETO par la
MINUAR.
Ces personnes se rendirent à l’ETO parce qu’elles faisaient confiance aux forces de la MINUAR.
Elles savaient que les soldats étaient bien armés, qu’ils disposaient d’une formation solide
etpuisqu’ils étaient venus au Rwanda pour “maintenir la paix”qu’ils avaient non seulement le
devoir mais aussi les moyens de les protéger. Leur confiance en la MINUAR avait été renforcée par le
fait que, dans le passé, ses troupes avaient protégé certains politiciens d’opposition et répondu à un
certain nombre d’appels à l’aide émanant de différents individus. L’ETO elle-même, tout comme
nombre d’autres bâtiments de l’Eglise, avait été un véritable sanctuaire lors des périodes d’insécurité
antérieures. Les troupes belges étaient stationnées à l’école depuis novembre 1993 et des gens s’y
étaient réfugiés depuis février 1994, lorsque les tensions avaient redoublé dans le sillage de la mort de
Martin Bucyana, chef du parti ultra-extrémiste, le Comité pour la défense de la République (CDR). 18
L’ETO constituait une option qui coulait de source. Certes, certains auraient pu envisager de se rendre
dans les quartiers de la ville aux mains du FPR, mais la plupart des résidents de la localité supposaient
qu’en se rendant à l’ETO, ils auraient les meilleures chances de survie. Des barrages routiers avaient
été érigés par les milices interahamwe et nombre de politiciens en vue avaient été tués dans les heures
ayant suivi la mort de Habyarimana. Parce que les foyers tutsis commençaient à devenir la cible des
violences, ils étaient effrayés et désorientés ; la base de la MINUAR à l’ETO s’imposait comme une
lueur d’espoir.
L’un des premiers arrivants à l’ETO fut Siméon Hitiyise, 29 ans, originaire de la cellule Niboye I. A
l’époque, il travaillait dans un garage ; à présent, il est chauffeur. Siméon atteignit l’école vers 7
heures le 7 avril. African Rights l’a d’abord interrogé dans un hôpital de Byumba en mai 1994, où il se
remettait des blessures qu’il avait subies durant le massacre de Nyanza. Son cou et sa main droite
étaient couverts de pansements. Il a donné la raison qui l’a poussé à se rendre à l’ETO.
Je pensais que je serais vraiment en sécurité grâce à la MINUAR. L’ETO était à 100 mètres de chez nous. Je
suis entré par l’accès qui se trouve près du cimetière. Pour entrer, on a levé les bras et les soldats nous ont
Rapport de la Commission d'enquête, p.11.
Un membre très en vue de l’opposition fut abattu en guise de représailles après l’assassinat de Bucyana ;
vinrent ensuite des attaques sur les Tutsis qui étaient jugés soutenir les partis d'opposition et le FPR. Don’t
understand pacifique’s query
17
18

11

fouillés. Je crois que le nombre de réfugiés à ce moment atteignait 500 personnes. Chaque heure voyait
gonfler le nombre de réfugiés. Environ 80 personnes sont entrées en même temps que moi, à 7 heures du
matin.19

Eric Ruzindana est un étudiant de 22 ans de la cellule de Kicukiro. Eric, ses parents et deux frères—
Gustave et Jean-Mariequittèrent leur domicile le matin du 7. Ils se rendirent chez un voisin, espérant
prêter main-forte au groupe de réfugiés qui s’y étaient rassemblés pour organiser une forme de
défense. Mais la maison fut assiégée juste après leur arrivée et la famille se rendit à l’ETO. Ils
passèrent l’entrée principale à 10 heures. Eric explique qu’ils s’y rendirent parce que : “la MINUAR y
était. Nous pensions y être en sécurité car les soldats étaient armés.” 20
Lorsqu’elle atteignit finalement l’ETO le 7, Epiphanie Mukandutiye, âgée de 48 ans, a déclaré
qu’elle était “à demi-morte de chagrin”. Son mari, Wellars Nyombayire et six de ses enfants, âgés de
quatre à 16 ans, avaient été abattus un peu plus tôt le jour-même. Elle a décrit comment son mari avait
été attaqué près de leur domicile à Kimisange, commune Butamwa, Kigali rural. Ensuite, tandis
qu’elle et les enfants fuyaient pour se cacher, ils tombèrent dans une embuscade des interahamwe.
Seules elle et sa fille qui était restée avec elle, Joséline Uwingeneye, survécurent. Dans son extrême
détresse, elle supplia les miliciens de les tuer elles aussi, mais ils lui répondirent de “mourir de
chagrin” et lui assénèrent un coup de massue à l’épaule gauche. Epiphanie prit sa fille et se rendit alors
dans la maison d’un oncle, mais il était risqué d’y rester et la famille décida donc de partir ensemble
pour gagner l’ETO. Ils entrèrent dans le bâtiment aux alentours de 14 heures.
Nous nous sommes dirigés vers l’ETO parce que c’est la direction que tout le monde prenait. Et puis, nous
savions que les soldats de la MINUAR étaient présents et qu’ils nous protégeraient contre les interahamwe.
Je savais qu’il y avait des soldats de la MINUAR à l’ETO depuis ma visite à mon oncle maternel. Je les ai
vus se promener au centre Kicukiro et l’on m’a dit que c’étaient des soldats de la MINUAR. 21

Chantal Mukampama raconte que sa famille choisit l’ETO comme sanctuaire en raison de la
présence de la MINUAR mais aussi parce que l’école appartenait à l’Eglise catholique.
Le 7 avril, vers 12h30, nous avons vu les interahamwe en train de bloquer les routes. Nous avons entendu
beaucoup de tirs de toutes parts dans Kigali. C’est alors que j’ai envisagé d’aller à l’ETO car je savais que
c’était gardé par la MINUAR et que, par conséquent, rien ne pouvait nous arriver là-bas. Depuis longtemps,
lorsqu’on était menacés c’était chez les prêtres que nous allions nous cacher. Cette fois-ci, non seulement
l’ETO appartenait aux prêtres mais, en plus, il y avait là les forces de la MINUAR qui possédaient un
armement lourd et qui appartenaient aux forces occidentales avec tous les moyens qu’on leur connaît.

Chantal, son mari et leurs six enfants faisaient partie d’un groupe d’environ 40 personnes qui avaient
pris la route ensemble. Lorsqu’ils atteignirent la brousse près de l’ETO, ils tombèrent sur des miliciens
qui les accusèrent d’avoir tué “le Père de la République et d’essayer de se cacher sous la protection de
la MINUAR”. Les miliciens les frappèrent pour les obliger à faire demi-tour mais les réfugiés
coururent jusqu’aux portes de l’ETO.
Lorsque nous sommes entrés dans l’enceinte de l’ETO, nous avons poussé un cri de soulagement, pensant
que nous étions sauvés. Il y avait déjà beaucoup de monde et les nouveaux arrivants continuaient à affluer. 22

Ignace Benimana avait déjà été menacé en raison de son ethnie. C’est un maçon âgé de 48 ans qui
avait quitté la cellule Gatare de Kicukiro après avoir été chassé de sa commune d’origine—Mbogo en
Kigali rural—à l’issue de l’avancée du FPR en février 1993. Il avait été accusé de fournir des armes au
FPR. Le soir du 6 avril, Ignace était dehors, chez lui, lorsqu’il vit “quelque chose en flammes près de
l’aéroport de Kanombe”. Lorsqu’un voisin lui raconta le lendemain matin, à 6 heures, que le Président
avait trouvé la mort dans un accident d’avion, il prit peur “car nous étions déjà en danger”. Il dit qu’il
envoya sa femme et leurs cinq enfants à l’ETO tout comme il les avait envoyés au clergé pour y
Témoignage recueilli à Kibali, Byumba, le 21 mai 1994 et à Kigali le 19 février 2000.
Témoignage recueilli à Kigali, le 15 février 2000.
21
Témoignage recueilli à Butamwa, le 5 juin 2000.
22
Témoignage recueilli à Kigali, le 16 juin 2000.
19
20

12

trouver protection dans le passé, tandis qu’il se cachait près de chez lui. Il était convaincu que “les
soldats de la MINUAR seraient capables d’empêcher les interahamwe d’entrer si la violence venait à
éclater à nouveau”.
Ma femme et mes enfants sont arrivés à l’ETO sains et saufs. Moi, je suis resté avec deux jeunes gens :
Egide Bayingana et Rwambaraga, tous deux morts durant le génocide. Nous sommes restés là jusqu’aux
environs de 22 heures quand des interahamwe nous ont trouvés et ont brûlé la maison d’Egide. Nous nous
sommes réfugiés dans la bananeraie pendant que d’autres Tutsis sont allés chercher la protection de la
MINUAR. Le lendemain matin, le 8 avril, les interahamwe nous ont débusqués. Les deux jeunes ont fui vers
Byimana, à Gitarama, et moi, j’ai pris la direction de l’ETO. Des interahamwe m’ont pourchassé et obligé à
rebrousser chemin. Je me suis caché dans la bananeraie et puis je les ai contournés pour regagner l’ETO, le
soir, entre 17 et 18 heures, en passant par la ruelle de derrière, dans la brousse.

Ignace se rendit à l’ETO avec un groupe de personnes déplacées qui s’étaient elles aussi cachées
dans la bananeraie. L’entrée lui fut refusée tout comme à ces compagnons et ils durent rejoindre les
réfugiés qui campaient à l’extérieur sur le terrain de sports de l’ETO. 23
L’un des autres hommes ayant tenté de se cacher dans la bananeraie était Jean-Pierre Rukerikibaye,
agriculteur de 37 ans qui avait quitté son foyer à Nyarurama, secteur Kimisange, accompagné de sa
femme et de leurs trois enfants. Lui et ses voisins étaient venus en aide à un homme dont le cheptel
avait été volé par la milice qui s’était alors retournée contre eux. Un garçon fut gravement blessé et
succomba à ses blessures. Jean-Pierre Rukerikibaye se trouvait avec une trentaine d’autres personnes
originaires de son village lorsqu’ils décidèrent de trouver refuge à l’ETO, sachant que la MINUAR y
était basée. Ils avaient eu bien des difficultés pour parvenir jusqu’à l’école mais ils étaient persuadés
que cela vaudrait la peine.

“Nous étions sûrs qu’une fois arrivés, nous serions à l’abri de tout danger car ni les
FAR ni les miliciens n’oseraient s’attaquer à un lieu gardé par la MINUAR.”
Nous disions-nous. Nous sommes alors passés par des chemins clandestins via Gatenga et sommes arrivés à
l’ETO le 8 avril vers 5 heures du matin. 24

Florence Mukakabanda avait trouvé refuge dans la paroisse de Kicukiro pendant plusieurs semaines
et n’était rentrée chez elle dans le secteur de Kagarama que depuis trois jours lorsque le génocide
commença. Agée de 24 ans, elle travaille pour Rwanda Revenue Authority et est originaire de
Rwesero à Butamwa, Kigali rural. Florence et sa famille décidèrent de s’enfuir lorsqu’ils apprirent que
des soldats tiraient sur la maison d’un voisin. Ils passèrent toute une journée à essayer de gagner
l’ETO mais même lorsqu’ils y parvinrent, ce ne fut pas la fin de leur épreuve.
Cela n’a pas été facile parce que ça grouillait d’interahamwe qui nous barraient la route. Tous les passages
étaient gardés par les interahamwe. C’est avec de la peine et des sacrifices (certains des Tutsis ont été
attrapés et gardés par les interahamwe) qu’on a pu atteindre l’ETO, en entrant près du cimetière.
Au départ, la MINUAR n’a pas voulu nous ouvrir. Il a fallu presque une heure de négociations avant
de voir s’ouvrir les portes de l’ETO. C’est un groupe d’hommes qui a mené ces négociations à terme. Vers
19 heures, la MINUAR nous a laissés entrer. Un autre élément les a poussés à capituler : les jeunes
commençaient à s’impatienter et à forcer la clôture. Les militaires de l’ONU ont compris qu’ils n’avaient pas
le choix. Chaque minute qui passait faisait gonfler le nombre des réfugiés.
Nous sommes allés à l’ETO parce que les soldats de la MINUAR étaient là. On se disait qu’avec eux,
on ne risquait rien. Aucun militaire rwandais ou interahamwe n’aurait eu l’audace de violer un endroit gardé
par la MINUAR. Toute personne des alentours pensait que l’ETO était le lieu où sa sécurité serait le mieux
assurée.25

Florence Kabazayire et son mari étaient tous deux enseignants à l’ETO et habitaient non loin, dans
la cellule Gatare. Ils furent troublés lorsqu’ils virent les soldats qui circulaient en grand nombre dans
Témoignage recueilli à Kigali, le 13 juin 2000.
Témoignage recueilli à Kigali, le 5 juin 2000.
25
Témoignage recueilli à Kigali, le 9 décembre 1999.
23
24

13

leur quartier le 7 avril et décidèrent de partir pour l’ETO en fin de journée car “la situation empirait et
devenait de plus en plus embrouillée”. Ils parvinrent aux portes de l’ETO à 20 heures. Florence, âgée
de 46 ans, est originaire de la commune Kidaho à Ruhengeri. Mère de cinq enfants, elle travaille à
présent pour l’école, l’Académie internationale du Rwanda.
Nous sommes allés à l’ETO parce qu’on espérait y trouver une sécurité totale. On pensait que la présence
des soldats de l’ONU avait pour seul but d’assurer notre sécurité. A part à l’ETO, je ne vois pas où j’aurais
pu aller.26

Lorsque Léonile Mukakimenyi entendit sur Radio Rwanda que Habyarimana avait été “tué par les
inyenzi”, elle interpréta le communiqué comme un appel au génocide. “Radio Rwanda appelait le CDR
à nous exterminer car, lorsqu’ils parlaient des inyenzi, c’était de nousles Tutsisqu’ils parlaient.”
Elle suggéra à son mari, Pierre Kayigamba, de partir pour l’ETO. Ils vivaient à Gikondo, Kicukiro,
avec leurs cinq enfants. Pierre s’y opposa, craignant que les interahamwe déjà rassemblés sur la route,
ne les interceptent ; ils passèrent donc la nuit du 7 avril chez eux. Le lendemain matin, les
interahamwe envahirent la maison et la famille parvint tout juste à s’échapper car les miliciens étaient
trop occupés à piller leurs biens. Tandis qu’ils s’enfuyaient, ils virent les corps de deux de leurs
voisins, une vieille femme et son fils, dans une mare de sang.
Pierre suggéra qu’ils trouvent refuge chez son patron, Gatera, qui habitait près des entrepôts du
gouvernement, un lieu-dit Magerwa. Une fois rendus, Gatera donna raison à Léonile et ils décidèrent
de partir pour l’ETO. Toutefois, sur ces entrefaites, un membre des interahamwe, que Gatera
connaissait, arriva. Il annonça que quelqu’un voulait rencontrer Gatera et l’emmena en promettant
qu’il ne serait pas tué. Gatera ne revint jamais et au lieu de cela, la milice envahit sa maison. Cette fois
encore, Léonile et les membres de sa famille furent sauvés par la cupidité des interahamwe. Ils
s’échappèrent par la porte de derrière et se dirigèrent vers l’ETO ; Léonile estime avoir gagné l’école
“grâce à la protection divine”. Le sentiment de gratitude de Léonile, agricultrice de 37 ans, enceinte de
huit mois, est bien compréhensible. Elle arriva à l’ETO dans l’après-midi du 8 avril.
J’étais épuisée et c’est pour cela que je me suis rendue dans le grand bâtiment des élèves. J’ai dormi sur mon
pagne et me suis couverte avec mon tricot. J’ai dormi profondément car je m’estimais en sécurité grâce à la
MINUAR. Les Rwandais disent que la confiance enivre. C’est ce qui m’est arrivé.
Nous nous sommes dit que nous ne risquions plus de mourir car nous étions maintenant entre les
mains de la MINUAR. Voyant l’armement dont ils disposaient, nous nous disions que si, d’aventure, les
interahamwe venaient, ils n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes pour ce qui arriverait. Nous n’étions pas
les seuls à penser de la sorte et tous les Tutsis de Kigali espéraient trouver protection auprès des soldats de la
MINUAR. Beaucoup d’entre eux ont péri sur la route, en cherchant à atteindre les positions de la MINUAR.
27

Le 8 avril, la masse de réfugiés à l’ETO comptait aussi plusieurs voisins de la cellule Niboye II qui
avaient décidé de s’y rendre ensemble. La famille de Gilbert Ndahigwa vit la milice prendre d’assaut
les maisons du quartier et décida de téléphoner à toutes les familles tutsies pour les inciter à se rendre
à l’ETO. Gilbert est mort à présent, mais sa veuve, Venantie Mukandamage, âgée de 35 ans et mère de
quatre enfants, a donné les raisons qui les poussèrent à gagner l’ETO.
Nous sommes allés à l’ETO parce qu’on espérait y trouver la sécurité. La présence de la MINUAR, venue
pour assurer la paix, nous mettait en confiance. Personne ne pouvait venir perturber l’ordre dans un lieu aussi
bien gardé que l’ETO, et en plus, gardé par l’ONU. C’était comme si on se trouvait dans un pays tiers que
personne ne pouvait violer. Là-bas, c’était l’ONU. Le Rwanda ne pouvait pas violer l’ONU.
Il est vrai qu’on n’avait pas beaucoup le choix. Dans le temps, du moins d’après les histoires que nous
racontaient les vieilles mamans, les gens se réfugiaient dans les églises. Mais la situation avait changé et la
sécurité dans les églises n’existait plus. On se devait alors d’aller là où la sécurité était assurée par des
hommes armés.28

Témoignage recueilli à Kigali, le 30 novembre 1999.
Témoignage recueilli à Butamwa, le 5 juin 2000.
28
Témoignage recueilli à Kigali, le 3 mars 2000.
26
27

14

L’une des familles qui se rendit à l’ETO à la même époque était celle de Vénuste Karasira, sa
femme et leurs cinq enfants. Vénuste, 47 ans, est homme d’affaires ; il est originaire de Masango à
Gitarama. Il ne fut guère perturbé lorsqu’il entendit des coups de feu à Kicukiro entre 21 heures le 6
avril et 19 heures le 7 : “Nous pensions que c’était juste la suite de la crise de Kigali à laquelle nous
avions fini par nous habituer”. Il s’endormit, pensant que “tout allait se calmer et que les choses iraient
mieux le lendemain matin.”
A ce moment-là, on ignorait que Habyarimana était mort. Ce n’est que le lendemain vers 6 heures du matin
que j’ai appris la nouvelle. J’ai été choqué. J’ai vite réveillé ma femme et je l’ai mise au courant de cette
nouvelle épouvantable. Elle a tressailli et a dit : “C’est fini pour nous.”

Vénuste et son épouse restèrent terrés chez eux et ne se heurtèrent à aucune violence le 7, mais la
situation changea le 8, tandis que des rapports annonçaient que les Tutsis de la région allaient être
tués.
Il était environ 9 heures. On a pris quelques affaires et on est allés directement à l’ETO. On est entrés du côté
du cimetière.

Vénuste, Venantie, leur famille et voisins étaient si soulagés d’atteindre l’ETO que, lorsqu’ils se
virent refuser l’entrée de l’école, ils décidèrent de rester au stade qui se trouvait à l’extérieur et ne
cherchèrent pas à se frayer un passage à l’intérieur.
Nous avons cherché refuge auprès de la MINUAR parce qu’on avait pas d’alternative. Le seul endroit où on
pouvait aller était la paroisse où d’autres Tutsis s’étaient réfugiés après la mort du leader du CDR, Martin
Bucyana. Certains venaient d’y passer quelques semaines. Néanmoins, tous ces réfugiés avaient quitté la
paroisse parce que la situation n’était plus comparable—en termes de danger—à celle qui prévalait au temps
de la mort de Bucyana. Bref, le seul endroit qui restait était l’ETO pour deux raisons : l’ETO était gardée par
les militaires et il ne s’agissait pas de n’importe quels militaires : il s’agissait des militaires de l’ONU.
L’ONU n’est pas n’importe qui. 29

Assumpta Kabanyana vivait dans le secteur Kagarama où les Tutsis étaient menacés par les
interahamwe depuis un certain temps déjà. Ainsi, lorsque les interahamwe commencèrent leur assaut
le 8 avril, ses frères étaient prêts et les repoussèrent. Ce ne fut hélas qu’un bref répit car les miliciens
revinrent bientôt, renforcés par des soldats de la Garde présidentielle armés de fusils. Tandis que leur
domicile était en butte aux coups de feu, la famille se dispersa en tous sens. Seule, Assumpta se
dirigea vers le domicile de son grand-père, qu’elle trouva en flammes. Elle y rencontra un cousin et
ensemble ils décidèrent de se rendre à la paroisse pour voir si d’autres membres de leur famille s’y
trouvaient, puis d’aller à l’ETO. En chemin, ils furent découverts et poursuivis par les interahamwe.
Ils s’enfuirent dans les bois et parvinrent à atteindre les portes arrière de l’ETO. Elle se rappelle le
sentiment de soulagement qu’elle ressentit alors.
Nous étions exténués par cette course contre la mort si bien que les militaires qui gardaient la porte ont tout
de suite compris l’objet de notre visite. Ils étaient deux ou trois. Ils ont fouillé nos poches puis nous ont fait
entrer dans l’enceinte. Il était environ midi lorsque nous sommes entrés. 30

Assumpta pria pour que ses parents réussissent à gagner l’ETO sains et saufs, mais elle vit
uniquement certains de ses oncles et tantes dans la foule. Le lendemain après-midi, la soeur
d’Assumpta, Umunyana, arriva à l’ETO. Elle dut lui annoncer la terrible nouvelle du massacre de
leurs parents par les interahamwe.
Les réfugiés continuèrent de déferler sur l’ETO le 9 avril. Ses deux frères étant employés à l’ETO,
Jeanne d’Arc Kayitesi n’envisageait pas de problème pour gagner accès aux bâtiments de l’école. Elle
n’avait pas l’ombre d’un doute qu’ils y seraient en sécurité ; ils s’y étaient d’ailleurs réfugiés lors des
moments difficiles dans le passé. Jeanne d’Arc, 29 ans, habite à Kagarama ; elle est secrétaire dans le
bureau du secteur. Il était 5 heures du matin lorsqu’elle entendit l’annonce de la mort de Habyarimana
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30

Témoignage recueilli à Kigali, le 28 février 2000.
Témoignage recueilli à Ndera, le 21 juin 2000.

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et déclare : “Nous avons immédiatement décidé de fuir et le premier endroit qui nous est venu à
l’esprit est l’ETO.” Si l’école ne se trouvait qu’à 600 mètres environ, y parvenir s’avéra tout de même
difficile. Ils découvrirent que tous les moyens d’accès avaient déjà été coupés par les miliciens
interahamwe qui jetaient des pierres et menaçaient de les tuer. Sur un groupe d’une trentaine de
personnes, seuls les deux frères de Jeanne parvinrent à entrer dans l’ETO. Les autres se cachèrent dans
la brousse derrière le domicile de Jeanne. Mais vers huit heures du matin, un voisin et son fils furent
tués. Peu de temps après, il se mit à tomber des cordes et la plupart des membres de la famille de
Jeanne—y compris ses parents—et ses voisins décidèrent de s’abriter dans une maison voisine en
construction. A neuf heures, la milice les découvrit et massacra la plupart d’entre eux ; certains furent
abattus à bout portant ; d’autres furent tués à coups de machette. Jeanne, sa belle-soeur, Joséline, et un
compagnon survécurent parce qu’ils étaient restés dans la brousse. Ils passèrent le reste de la nuit
“allant d’un buisson à l’autre, en essayant de ne pas se montrer”. Le lendemain, le 8, ils tentèrent en
vain d’accéder à l’ETO. Joséline arrivait au terme de sa grossesse et cela ne faisait qu’amplifier son
sentiment de désespoir.
Vers 19 heures, le 8 avril, nous avons tenté notre chance à l’ETO. Joséline était enceinte de neuf mois. Je
pensais qu’en rejoignant les autres, l’accouchement et les soins de l’enfant seraient plus faciles. Sous le
couvert de la nuit, nous avons gagné l’ETO. Avançant avec précautions, nous sommes arrivés vers 22
heures. Arrivés dans la forêt de l’ETO, Joséline n’a pas pu tenir. On a passé la nuit dans la forêt parce que
Joséline venait d’accoucher.
Tôt le matin, vers 6 heures, on est allés à la barrière et on a demandé à entrer. Ils ont d’abord refusé.
Mon frère, Frédéric, et le mari de Joséline ont dû intervenir auprès du directeur de l’ETO, Michel, pour
convaincre la MINUAR de bien vouloir nous laisser passer. Lorsque la MINUAR a voulu me refuser l’accès,
le directeur, qui me connaissait bien, a dit que je faisais partie du personnel. C’est comme ça que je suis
parvenue à entrer dans l’ETO. On est entrés juste avant l’arrivée massive de réfugiés qui se sont vu refuser
l’entrée.
On est allés à l’ETO parce que la MINUAR s’y trouvait. On avait vu qu’ils étaient armés et on se
disait : “Puisqu’il s’agit des militaires de l’ONU, personne ne peut nous agresser ou nous tuer en leur
présence.” On ne savait pas où aller. Même pendant la période qui a suivi la mort de Bucyana, notre famille,
la famille Rwabukirikiri et la famille d’Augustin Ngabonziza, tous de la même cellule, avaient fait la même
chose. A l’époque, on passait la nuit là et on rentrait chez nous le matin. C’était facile d’entrer pour nous car
mes deux frères travaillaient à l’ETO. Pour entrer, ils montraient leur carte de service à la MINUAR. 31

Gustave Ngarambe, étudiant de 22 ans, est né à Kicukiro où il a vécu toute sa vie. A neuf heures, le
9 avril, Gustave partit se cacher dans la maison d’un Tutsi qui habitait tout près. Mais lorsqu’un voisin
et son fils furent tués à 15 heures, ils prirent la route de l’ETO avec 11 autres personnes car, dit-il,
“nous espérions que nous serions protégés par la MINUAR.”
On est allés à l’ETO parce que la MINUAR s’y trouvait. Ils étaient venus pour assurer la sécurité des
Rwandais menacés. On pensait qu’avec la présence des soldats de l’ONU à l’ETO, personne ne viendrait
nous attaquer. On n’avait pas d’autre endroit où aller. Notre seul salut était l’ETO et nulle part ailleurs. 32

Fidèle Kanyabugoyi, co-fondateur de l’organisation des droits de l’homme, Kanyarwanda, avait bien
des raisons d’avoir peur pour sa vie en avril 1994 puisqu’il comptait parmi les principales cibles des
tueurs. Malheureusement, il trouva la mort lors du génocide. Fidèle était un Tutsi Bagogwe et presque
toute sa famille avait été décimée durant le massacre des Bagogwe en 1991. Fidèle recueillit des
informations sur le massacre et fut brièvement détenu en mars 1992. A sa libération, ses mouvements
furent surveillés. En août 1992, des hommes se rendirent chez lui ; ne le trouvant pas, ils blessèrent sa
femme, Spéciose Mukayiranga, à coups de machette aux bras. Suite à cet incident, le couple envoya
trois de leurs cinq enfants chez des amis. Mais Spéciose souligne que la présence de la MINUAR au
Rwanda était perçue dès le départ comme un facteur rassurant pour nombre de gens dans une situation
analogue à la leur. Les membres de l’opposition et les critiques du gouvernement considéraient tout
naturellement la MINUAR comme leur protecteur et ils jouissaient ainsi d’une illusion de sécurité.
Quand la MINUAR est arrivée, elle a donné son numéro de téléphone à tout le monde. Comme ça, nous
31
32

Témoignage recueilli à Kigali, le 6 mai 1999.
Témoignage recueilli à Kigali, le 23 décembre 1999.

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avions des contacts en cas de besoin. Ceci a renforcé la confiance des Tutsis. Certains ont rapatrié leurs
enfants qui étaient en exil au Burundi, au Kenya, en Ouganda et ils sont morts pendant le génocide. 33

Fidèle et Spéciose vivaient dans la cellule Niboye I à Kicukiro. Spéciose a évoqué leur décision de
se rendre à l’ETO et les conséquences qui s’ensuivirent. Elle a raconté qu’en raison de l’hostilité du
régime envers Fidèle, bien des amis téléphonèrent dès la nuit du 6 avril pour les prévenir qu’ils
pouvaient d’ores et déjà entendre des coups de feu à Remera. La première réaction de Fidèle fut
d’espérer que la mort de Habyarimana allait désorienter les interahamwe et que le pays allait pouvoir
savourer une période de paix relative. Sa femme interpréta les événements de manière différente. Elle
pensait que bien des gens seraient tués, puisque tant étaient morts à Kigali après le meurtre du
président du CDR, Martin Bucyana. Le matin du vendredi 8 avril, les tueries s’étaient rapprochées de
leur quartier. Le 9, le couple savait que leur vie était en danger. Le domestique d’un voisin les cacha
dans une annexe près de chez eux et, de là, ils entendirent les interahamwe lorsqu’ils firent irruption
dans leur maison à 15 heures.
Nous les entendions dire : “Ils ne sont pas loin, l’essuie-mains est encore mouillé” et “Même le thé est
chaud”. Nous avons été sauvés par le fait qu’ils étaient occupés à piller. Ils ont oublié l’objet principal de
leur visite et ils ont oublié de nous chercher dans les environs. A la tombée de la nuit, nous avons foncé à
travers les buissons pour atteindre l’ETO. Par chance, nous sommes arrivés à gagner la périphérie de l’ETO.
Nous y avons passé la nuit à la belle étoile. Le 10 avril, vers 5 heures du matin, on s’est levés et on est allés à
l’ETO. Il y avait des militaires partout, ce qui rendait notre chemin très dangereux. Les gens du stade étaient
contents de nous voir. En arrivant là, on s’est sentis soulagés, sauvés pour toujours. Nous pensions être en
sécurité parce que nous étions dans une base des soldats belges des Nations Unies.

Jean-Paul Biramvu, alors secrétaire général de la Collectivité des Ligues et Associations des Droits
de l’Homme (CLADHO), devint méfiant lorsqu’il vit que des barrages routiers avaient été érigés le
soir du 6 avril, tandis qu’il rentrait chez lui. Il devint encore plus soucieux lorsqu’il entendit des coups
de feu à partir de 4 heures le lendemain matin. L’annonce d’un couvre-feu à l’aube du 7 a intensifié
ses craintes car il se rappelait comment le couvre-feu avait fait des gens des cibles faciles lors de la
répression d’octobre 1990. Au départ, l’omniprésence des barrages le dissuada de tenter de s’enfuir.
Mais le danger augmenta lorsqu’un voisin, homme d’affaires riche, fut assassiné ainsi que sa femme
belge et leurs enfants. Le samedi 9, des soldats belges de la MINUAR se rendirent dans la maison du
voisin pour voir si quiconque avait échappé au carnage. Jean-Paul les vit et demanda aux soldats de les
évacuer, lui et sa famille. Ils proposèrent de les accompagner en voiture jusqu’à l’ETO. 34
Paul Secyugu était membre du comité directeur du parti d’opposition, le Parti social démocrate (PSD
), et candidat parlementaire pour le gouvernement élargi convenu aux termes des Accords d’Arusha. Il
habitait la cellule Sahara de Kicukiro et son domicile est vite devenu un point de rendez-vous pour les
Tutsis apeurés. Caritas (un pseudonyme) et ses frères et soeurs avaient été délogés de leur domicile à
Gikondo plusieurs mois auparavant et ils s’étaient réfugiés chez Secyugu, un ami de la famille. Leur
père était à l’hôpital, ayant été gravement blessé lors d’une vague de violence anti-tutsie qui avait
balayé Gikondo, secteur à forte population tutsie, après l’assassinat de Bucyana en février 1994. Par la
suite, il allait succomber à ses blessures. Caritas raconte la tension qui allait croissant au domicile de
Secyugu tandis que le politicien appelait ses amis de l’armée pour les supplier de leur venir en aide,
mais en vain. Vers 10 heures le matin du 7, ils apprirent avec angoisse le massacre des Tutsis. Vers
midi, Evariste Gasamagera, bourgmestre de la commune de Kicukiro, arriva au domicile de Secyugu,
escorté de la police, en disant que la situation se détériorait rapidement et qu’il était venu pour les
évacuer. Le lendemain, Gasamagera leur avertit que des tueurs étaient à la recherche de Secyugu et
c’est la raison pour laquelle Caritas et le reste du groupe se rendirent à l’ETO. Au départ, on leur
refusa d’entrer et on ne les laissa passer que vers 14 heures une fois que le bourgmestre eut négocié en
leur nom auprès de la MINUAR.

“C’était un grand soulagement pour nous de nous retrouver à l’intérieur de l’ETO. Ça
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34

Témoignage recueilli à Kigali, le 14 décembre 1999.
Témoignage recueilli à Kibali, le 19 mai 1994.

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a été une immense joie grâce à une présence aussi forte et aussi sérieuse que la
MINUAR.”
J’ai senti que ma vie était désormais en totale sécurité. Aucun interahamwe ne pouvait s’aventurer à
l’intérieur et personne ne risquerait plus sa vie avec toutes les armes que la MINUAR avait à sa disposition.
Nous étions environ 25. Nous sommes allés à l’ETO parce que nous n’avions pas le choix. Comme Secyugu
était membre du Comité directeur du PSD, il était le mieux placé pour savoir ce qu’il fallait faire. Et il avait
justifié sa proposition. Comme il était mon parrain, j’ai pensé que c’était la sagesse qui l’avait poussé à
choisir l’ETO et rien d’autre. Mais personnellement, je pense qu’on n’avait pas beaucoup le choix et que la
carte de l’ETO était notre dernière chance. 35

Gentille Umubyeye, âgée de 12 ans, dit qu’elle était trop jeune pour comprendre la situation mais
qu’elle se sentit soulagée lorsqu’elle arriva à l’ETO.
Quand nous sommes arrivés à l’ETO et que j’ai vu des soldats armés, je me suis tout de suite sentie en
sécurité.

Un grand nombre de réfugiés qui s’étaient d’abord regroupés à la paroisse de Kicukiro se rendirent
aussi à l’ETO peu après le début de la violence. Certains d’entre eux se rappellent de la date de leur
transfert à l’Ecole Technique comme étant le 8, d’autres pensent que c’était seulement le 9, mais tous
se souviennent qu’ils étaient escortés par les troupes de la MINUAR.
Une fois que la peur avait commencé à gagner la population, la paroisse de Kicukiro avait été perçue
comme un lieu possible de refuge. Le père Louis Peeters, un prêtre belge, était chargé de la paroisse,
aidé du père Fonke et du père Jean-Paul Lebel. Ils avaient accueilli bien des gens dans le passé, y
compris ceux déplacés par les violences de février-mars 1994. Après deux nuits, les 300 réfugiés et le
père Peeters prirent conscience du nombre d’interahamwe qui circulaient alentours. Tandis que les
tueries commençaient à Kigali, les troupes de la MINUAR décidèrent d’évacuer de la paroisse et du
couvent les prêtres et les religieuses expatriés. Les réfugiés savaient qu’ils n’auraient aucune
protection contre leurs assassins potentiels à l’issue du départ des expatriés. Lorsque les soldats
vinrent escorter les prêtres et les religieuses à l’ETO le 9 avril, les réfugiés les suivirent.
Yvonne Mukanubaha a fait des éloges chaleureux du père Peeters et elle a déclaré qu’elle s’était
sentie en sécurité avec lui dans la paroisse. Née à Kicukiro et âgée de 26 ans, elle habitait avec ses
parents dans la cellule Kanserege à Kagarama. A sept heures du matin, moins d’une heure après avoir
appris la mort de Habyarimana, la famille subit sa première attaque et trois de leurs vaches leur furent
volées. “Nous avons senti une menace croissante pesée sur nous,” déclare Yvonne. Leurs craintes
furent encore amplifiées lorsque deux voisins leur signalèrent que des barrages routiers avaient été
érigés partout et que le massacre des Tutsis avait déjà commencé. Son père, conscient de ses
appréhensions, emmena Yvonne à la paroisse, la confiant aux soins du Père Peeters.
Le père Peeters a jugé bon de nous mettre sous la protection de la MINUAR. Le 9 avril, vers 7 heures, il
nous a accompagnés jusqu’à l’ETO. Nous sommes passés par l’entrée qui se trouvait au niveau de l’école
primaire. Nous sommes allés à l’ETO parce que le père Peeters pensait que l’insécurité persisterait. Pour lui,
le seul refuge qui nous restait, était l’ETO. Là-bas, il y avait des militaires de l’ONU et ils étaient armés.
Personne ne pouvait attaquer les réfugiés en leur présence. On n’avait pas le choix. L’ETO était le seul
endroit où on pouvait espérer la sécurité. Le père Peeters lui-même était à l’ETO. Il n’y avait pas d’autre
endroit où aller. Notre seul salut était l’ETO. 36

Deux jeunes enfants, Jean-Claude Rurangwa, âgé de 12 ans à l’époque, et sa soeur, Françoise
Mukabaranga, 11 ans, comptaient parmi les réfugiés de la paroisse. Ils étaient de Gatare et étaient
arrivés à la paroisse le 7 avril. Jean-Claude a raconté qu’ils avaient d’abord été envoyé par leur mère
dans la maison de leur grand-père, secteur Kagarama, vers huit heures du matin, mais ils durent
rebrousser chemin lorsqu’une grenade explosa non loin. La situation dans leur quartier se détériorait et
leur mère, Madeleine Mugorewera, dont le témoignage figure dans la suite du présent rapport, leur
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Témoignage recueilli à Kigali, le 5 décembre 1999.
Témoignage recueilli à Kigali, le 15 janvier 2000.

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conseilla de se rendre au couvent pour y trouver leurs soeurs aînées. Elle leur donna de l’argent et leur
ordonna de dire à quiconque les arrêterait en chemin qu’ils avaient été envoyés chercher du sucre. Le
stratagème fit son effet et lorsqu’un milicien les arrêta, son collègue suggéra de les laisser passer. Ils
ne trouvèrent pas leurs soeurs au couvent mais à la paroisse. Jean-Claude est maintenant apprentimécanicien.
Quand LA MINUAR est venue évacuer les pères, nous les avons suivis. Ce sont les pères qui nous ont dit de
les suivre. Les prêtres étaient dans les véhicules et nous, on marchait à pied. On était trop nombreux. Aucun
interahamwe n’a osé nous arrêter parce que la MINUAR était là et nous protégeait. On est entrés par le côté
du cimetière. Les interahamwe craignaient la MINUAR parce qu’elle était armée. Et c’est une des raisons
qui nous a poussés à chercher refuge à l’ETO. 37

Maximilien Rudasingwa avait alors 15 ans et il habitait dans la cellule Nyakabanda à Kicukiro. Il
était avec sa soeur, Florence Nyirakindende, lorsqu’un voisin leur raconta, le matin du 7, que RTLM
avait annoncé la mort du Président. La réaction de sa soeur fut de dire : “Nous allons tous être tués.”
Une bande d’interahamwe de leur district, du nom des Zoulous, avait déjà tué un certain nombre de
gens avant l’accident d’avion. Aussitôt après, ils avaient accéléré leur campagne, notamment avec le
meurtre d’une famille voisine. Maximilien dit que “les gens passaient la nuit à la paroisse de Kicukiro
dès qu’il y avait des ennuis.” Lui et sa soeur se frayèrent un chemin dans la brousse et arrivèrent à la
paroisse aux alentours de 4h30 le même jour, mais il devint vite évident que la paroisse ne pouvait
plus leur offrir un havre de sécurité.
Le 8 avril, le père Peeters nous a dit que la paroisse n’était plus sûre, que les interahamwe pouvaient attaquer
la paroisse et nous tuer. Le père Peeters était très peu populaire auprès des interahamwe. Il nous a proposé de
chercher refuge à l’ETO. Il disait qu’à l’ETO il y avait des militaires de la MINUAR, que personne n’oserait
les attaquer. Nous avons jugé bon d’aller à l’ETO parce que là-bas, la sécurité était assurée.
Au bout d’un moment, vers 11 heures, nous avons vu la Jeep des soldats de la MINUAR à la paroisse,
pour évacuer les prêtres et les soeurs. Le père Peeters nous a demandé de les suivre. Nous avons couru
derrière ces Jeeps en passant par la rue qui traverse la forêt jusqu’au portail près des terrains de football. 38

Angélique Kadaka, 16 ans, habitait dans la cellule Gatare à Kicukiro. Le 8 avril, les interahamwe
tentèrent d’abattre sa famille dans leur domicile et ils partirent se cacher dans la maison du père
Fonke, prêtre belge à la paroisse. Il s’y trouvait environ 30 réfugiés. Le lendemain, suite aux conseils
prodigués par le père Fonke, ils coururent derrière le convoi qui évacuait les prêtres et les religieuses
jusqu’à l’ETO et pénétrèrent à l’intérieur vers 11 heures.
On s’est rendu compte qu’il y avait déjà beaucoup des nôtres à l’ETO et on s’est réjouis en se disant qu’on
ne mourrait plus. En effet, on voyait que la MINUAR avait la force de nous protéger. Les gens continuaient à
affluer. Ils passaient par la clôture et se laissaient tomber à l’intérieur pour fuir les interahamwe.

A ce moment-là déjà, le danger dans les quartiers voisins était intense. En chemin, Angélique vit le
corps de sa mère étendu sur le sol.
J’avais vu le cadavre de ma mère sur une route de l’ETO. Elle avait dû tenter d’aller chez mon frère
Biseruka. Les tueurs l’avaient surprise et massacrée sur place .39

Les prêtres de la paroisse de Kicukiro pensaient que les réfugiés qu’ils avaient abrités seraient mieux
protégés par l’ETO. Le père Louis Peeters vivait au Rwanda depuis 1948 et il avait travaillé à l’ETO
jusqu’en 1967, lorsqu’il était devenu prêtre de paroisse. Il a encouragé les réfugiés à se rendre à l’ETO
“car ils étaient en danger et je n’avais aucun moyen de les défendre.”
On espérait être sauvés par la MINUAR. Non seulement la MINUAR avait des armes, mais elle était
respectée. La preuve en est qu’après son départ, les interahamwe ont rapidement massacré tous ceux qui
étaient sous sa protection.
Témoignage recueilli à Kigali, le 3 février 2000.
Témoignage recueilli à Kigali, le 19 juin 2000.
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Témoignage recueilli à Kigali, le 19 juin 2000.
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On ne pouvait aller qu’à l’ETO. Le seul endroit où les réfugiés pouvaient se sentir à l’aise était le
stade Amahoro. Or, sans arme, aucun réfugié ne pouvait s’aventurer à faire un si long trajet.

Le père Jean-Paul Lebel est un salésien et le prêtre actuel à la paroisse de Kicukiro. Il estimait lui
aussi que les réfugiés auraient plus de chance de survie à l’ETO. Il a confirmé que c’était le contingent
belge stationné à l’ETO qui a évacué les prêtres.
Nous avons pris la décision d’envoyer ces réfugiés à l’ETO où ils seraient plus en sécurité qu’ici. Nous
avons pris cette décision à cause des tirs qu’on entendait aux alentours. De plus, des interahamwe circulaient
dans la région. Mais surtout, nous étions convaincus que les réfugiés seraient en sécurité à l’ETO car non
seulement il y avait d’autres réfugiés mais aussi les soldats belges de la MINUAR. Je ne voulais pas voir
mourir ces réfugiés. A part mes fonctions ordinaires de prêtre, j’étais par ailleurs délégué provincial de notre
congrégation pour le Rwanda et le Burundi. A la paroisse, j’avais deux collègues, à savoir le père Peeters et
le père Fonke qui n’est pas rentré au Rwanda. 40

Berthilde Mukamudenge évoque qu’elle fut “déconcertée par les événements” lorsqu’elle vit des
groupes de voisins de la cellule Niboye se rassembler le 7, malgré l’imposition d’un couvre-feu
national. A 11 heures, 30 à 40 personnes étaient réunies dans le domicile d’un voisin tutsi. Berthilde,
24 ans, est partie peu de temps après, craignant que le groupe n’attire la curiosité malsaine des
interahamwe. Elle alla rejoindre la famille d’Oscar Nzabahimana, un Hutu marié à une Tutsie.
Il y avait en moi une peur impossible. Mon coeur battait à faire exploser ma poitrine. A chaque mètre, il y
avait un barrage routier. Quand quelqu’un voulait gagner l’ETO, il lui fallait faire des détours et passer à
travers les buissons. Des grenades avaient commencé à exploser partout. C’est alors que je suis partie avec la
famille d’Oscar pour chercher refuge à la paroisse Kicukiro. On voyait les interahamwe piller ou se partager
leurs butins. Certaines personnes à Kagarama avaient trouvé la mort. Parmi elles, il y avait Kirinamaryo et
Gatsinzi, qui était originaire de Bugesera. Sur notre chemin, on a croisé un groupe d’interahamwe, dont le
fils du conseiller de Kicukiro, François. Ce garçon s’appelait Nzinga. Il nous a dit : “Vous osez fuir ? Vous
ne savez pas que je peux vous tuer tout de suite ? Il me suffit de dégoupiller la grenade.” Un certain Budoni
qui était avec nous mais qui était recherché, a continué à courir. Les interahamwe se sont écriés : “Oh, celuilà, où est-ce qu’il va s’arrêter ?” Ils nous ont laissés passer et ont ajouté : “C’est à la paroisse que vous allez
chercher refuge, n’est-ce pas ? On vous y retrouvera lorsqu’on voudra vous brûler.”
Quand on est arrivés à la paroisse, la situation demeurait tendue. On est partis quand la MINUAR est
venue évacuer les pères de la paroisse. Il y avait un véhicule blindé et d’autres véhicules militaires. On
essayait de rester proches de ces véhicules. On marchait juste à côté ou derrière. 41

Madeleine Mugorewera, qui dans le passé avait déjà fait l’objet de menaces en raison de son ethnie,
comprit tout de suite que la chute de l’avion de Habyarimana entraînerait des souffrances. Elle et son
mari restèrent dans leur domicile de la cellule Gasharu à Kicukiro jusqu’au 9 avril, lorsqu’ils reçurent
l’ordre d’un ancien employé des autorités locales de se rendre à Rubirizi. En chemin, ils comprirent
qu’il s’agissait d’un piège et ils rebroussèrent chemin pour trouver refuge à l’école primaire. Dès leur
arrivée, ils constatèrent la présence d’interahamwe à l’école. Les personnes déplacées qui s’y étaient
rassemblées ont soudain compris les intentions de la milice et ont commencé à sortir en masse des
bâtiments ; elles se heurtèrent à une bande d’assaillants armés. Madeleine, veuve maintenant âgée de
51 ans, s’est précipitée vers l’ETO avec un groupe de réfugiés, tandis que des miliciens les
poursuivaient.
On a changé de direction et on s’est dirigés vers l’entrée secondaire de l’ETO, près du cimetière. Les
interahamwe nous ont suivis jusqu’au portail. Je me souviens qu’une femme qui traînait derrière a failli être
tuée. Elle a été sauvée par les cris qu’elle a lancés et qui ont effrayé les interahamwe.
On s’est arrêtés près du portail gardé par les soldats de la MINUAR. Ils venaient de nous ordonner de
nous arrêter et de mettre les mains en l’air. La nuit commençait à tomber et les soldats n’avaient toujours pas
fini de nous fouiller. A notre grande surprise, ils nous ont refusé l’accès à l’enceinte qu’ils gardaient. Ils nous
ont dit qu’ils allaient nous garder à l’extérieur de la clôture tandis qu’eux restaient à l’intérieur. On les voyait
le long de la clôture et dans les postes de contrôle qu’ils avaient érigés à l’intérieur. Mais nous, on est restés
40
41

Témoignage recueilli à Kigali, le 15 juin 2000.
Témoignage recueilli à Kigali, le 17 février 2000.

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à la belle étoile. Entre nous et ceux qui étaient l’intérieur, il y avait une barrière. Quand on voulait parler à
quelqu’un qui se trouvait de l’autre côté, il fallait demander la permission. Par exemple, mes enfants se
trouvaient à l’intérieur parce qu’ils avaient été évacués en même temps que les prêtres et les soeurs de la
paroisse de Kicukiro.

Madeleine a justifié pour quelles raisons elle pensait qu’il subsistait un espoir de survie pour ceux
qui se trouvaient à l’ETO. C’était la seconde fois qu’elle s’était rendue à l’école en quête d’un
sanctuaire.
On croyait qu’avec la présence de la MINUAR, notre sécurité était mieux assurée qu’ailleurs. En 1962,
quand j’étais enfant, mes parents et moi avions trouvé refuge à l’ETO et nous avons été sauvés. En 1994, non
seulement c’était toujours chez les religieux, mais en plus, il y avait une force armée. C’était un double
avantage pour les gens qui, comme nous, avaient déjà été sauvés une fois par ce milieu.
Notre choix a été guidé par la présence des prêtres et la protection de la MINUAR. On pensait qu’on
ne risquait rien. Même quand la MINUAR a refusé de nous accueillir à l’intérieur de l’enceinte, sa proximité
nous sécurisait. Elle était respectée. Même les interahamwe ne tentaient pas une aventure de notre côté.
Lorsqu’ils essayaient, la MINUAR tirait et les interahamwe s’éparpillaient tout de suite. Si les troupes
étaient restées un peu plus de temps, peut-être n’y aurait-il pas eu tant de morts.

Le dimanche 10, un autre large groupe de personnes déplacées se rendit à l’ETO. Cette fois, elles
venaient du couvent de l’Ordre des Disciples de Jésus de l’Eucharistie. Les réfugiés s’étaient rendus
au couvent à partir de l’aube du 7 ; certains d’entre eux étaient blessés. Ils étaient une cinquantaine et
dormaient dans la chapelle. L’une des religieuses a décrit comment ils décidèrent tous de partir pour
l’ETO.
Dimanche 10 avril, vers 8 heures du matin, un soldat de la MINUAR a frappé à notre porte. Nous avons
hésité à aller ouvrir. Ce militaire était accompagné de Rose, mariée à Kalisa, un Rwandais qui enseignait à
l’ETO. Aujourd’hui, ils vivent en Italie. Cette dame était vêtue d’uniforme militaire de la MINUAR et
portait le chapeau bleu de la MINUAR. Quand elle est entrée à l’intérieur, elle était escortée par deux soldats
de la MINUAR. En arrivant, elle a discuté avec nos supérieures qui sont elles aussi de nationalité italienne.
Nos supérieures nous ont dit que la MINUAR était venue pour nous évacuer. C’est dans ces conditions qu’on
est parties : on a juste emporté quelques petites choses. Nous sommes montées dans nos deux véhicules et les
deux Jeeps de la MINUAR nous ont escortées. A bord de ces deux Jeeps, il y avait quatre militaires de la
MINUAR. Lors de leur arrivée au couvent, deux d’entre eux étaient entrés tandis que les autres montaient la
garde à l’extérieur. Les réfugiés étaient avec nous. Ils marchaient entre les deux Jeeps de la MINUAR. Une
heure a suffi pour arriver à l’ETO. Aucun incident n’est survenu pendant le trajet. Nous habitions à 200
mètres seulement de l’ETO. 42

Une autre religieuse a souligné la réticence de la MINUAR à inclure des religieuses rwandaises dans
le convoi se rendant à l’ETO.
La MINUAR voulait seulement emmener les Italiennes. Il y avait Soeur Agnès qui est toujours notre
supérieure et Soeur Linda qui vit à Masaka dans un autre couvent de notre congrégation. Les soeurs ont
refusé de partir sans nous et finalement, la MINUAR a cédé et nous sommes parties avec elle. 43

Apoline Uwantege, alors âgée de 16 ans, vivait dans la cellule Niboye II et était arrivée au couvent à
11 heures le matin du 7. Elle est maintenant étudiante.
On est allés à l’ETO parce qu’on n’avait pas d’autre choix. Le seul autre endroit où on pouvait espérer être
en sécurité, c’était chez les religieuses. Or ces dernières avaient elles aussi quitté leur couvent pour se
réfugier à l’ETO. On espérait trouver la sécurité à l’ETO. 44

D’autres personnes, seules ou en groupes, déferlèrent sur l’ETO ce dimanche 10 avril. Anastasie
Mukarukaka figurait parmi elles. Anastasie est une veuve de 55 ans. Elle a cinq enfants et vivait à
Témoignage recueilli à Kigali, le 23 février 2000.
Témoignage recueilli à Kigali, le 23 février 2000.
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Témoignage recueilli à Kigali, le 16 avril 2000.
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l’époque à Rukatsa, Kagarama. Elle s’apprêtait à aller travailler sur sa ferme lorsqu’elle apprit la mort
de Habyarimana. Accablée, elle en conclut immédiatement que “tout était fini pour les Tutsis”. Son
mari était employé à l’ETO où il avait passé la nuit précédente et sa présence lui manquait. Lorsque
deux de ses voisins âgés furent tués, Anastasie et ses enfants se cachèrent dans la maison de différents
voisins. Le samedi, la femme qui abritait Anastasie et son fils de 16 ans redouta qu’ils ne soient tous
tués dans sa maison et ils durent s’en aller. Après avoir passé la nuit dans un champ de sorgho, elle
partit avec son fils rejoindre son mari à l’ETO. Une fois arrivés, Anastasie découvrit qu’il était
impossible de pénétrer à l’intérieur du bâtiment et elle et son fils durent rester à l’extérieur sur le
terrain de sports.
J’ai décidé d’aller à l’ETO parce que je n’avais pas d’autre endroit où aller. De plus, un grand nombre de
Tutsis était concentré à l’ETO ; il y avait là-bas des militaires armés.
On était à 800 mètres de l’ETO. En principe, il aurait suffi de 10 minutes pour y arriver. La réalité
était tout autre et on est arrivés à 11 heures. En effet, tous les accès menant à l’ETO étaient ceinturés de
barrages routiers. Il fallait les contourner, sinon c’était la mort. On est passés devant l’ETO où on voyait les
soldats de la MINUAR. La route était jonchée de cadavres. On a atteint l’ETO depuis Sahara [un quartier de
Kicukiro] en passant par le quartier de Kicukiro. On est entrés par le côté donnant sur l’école primaire. Les
soldats de la MINUAR gardaient les accès qui conduisaient à l’intérieur de l’ETO. Ma fille Claudine qui se
trouvait à l’intérieur de l’enceinte a annoncé mon arrivée à son père.

“Mon mari qui travaillait depuis longtemps à l’ETO a tenté l’impossible pour me faire
entrer. Les soldats ont catégoriquement refusé.”
45

Emmanuel Rugangura avait de bonnes raisons pour compter sur l’aide de la MINUAR. Lorsqu’il
avait été menacé en mars 1994, les troupes de l’ONU s’étaient rendues dans sa maison quand il avait
demandé de l’aide et il savait qu’elles avaient aussi aidé un autre homme, Claver Kayumba, en 1993.
Emmanuel fait maintenant des études au Canada mais durant le génocide il habitait à Gatare, Kicukiro.
Le 7, leur domestique leur raconta que des Tutsis avaient été assassinés et sa femme, qui travaillait
pour le PNUD, s’en alla pour tenter d’en savoir plus. Terrorisée, elle s’enfuit à la paroisse de Kicukiro.
Au bout d’une heure, comme elle n’était pas rentrée, Emmanuel pensa qu’elle s’était trouvée en
difficulté et décida de partir à sa recherche. Il comprit bien vite la gravité de la situation et réalisa qu’il
ne pouvait pas faire grand chose. Il partit alors se cacher chez une voisine, une vieille Tutsie, dont les
enfants étaient hutus. Il pense que l’un d’eux a divulgué sa cachette car il entendit le fils de la vieille
femme dire à sa mère que la Garde présidentielle approchait pour fouiller la maison. Emmanuel quitta
sa cachette le 10 avril, pensant qu’il serait plus en sécurité s’il se rendait à l’ETO.
Ce n’est donc pas par miracle que Claver Kayumba, moi et d’autres sommes allés à l’ETO plutôt que dans
une autre cachette. Nous pensions que, comme la MINUAR avait fait des choses pour nous dans le passé,
elle recommencerait aujourd’hui ou demain. Voilà pourquoi nous avons commis une erreur au sujet de la
MINUAR. Ce qu’il y a de pire dans l’échec de la MINUAR, c’est qu’elle avait des armes 46

Augustin Ngendandumwe avait déjà été exposé aux menaces de la Garde présidentielle à l’égard des
Tutsis. Augustin est originaire de Rugando à Kimihurura, près du quartier général de la Garde
présidentielle. Sa famille avait été forcée de s’installer à Niboye I, Kicukiro en 1992 suite au
harcèlement constant de la Garde présidentielle et des interahamwe, notamment à l’encontre
d’Augustin et de son frère aîné, Gilbert. Augustin était sur le chemin du travail, à 5 heures le matin du
7, lorsqu’il apprit que Habyarimana est mort. Il fit demi-tour afin de prévenir sa famille. Ils passèrent
toute la journée “sur la défensive, prêts à toute éventualité”. Ils firent leurs valises, cachèrent leurs
biens dans le faux-plafond et placèrent deux gardes devant la maison. Ils virent des vagues de réfugiés
passer devant leur maison et comprirent bien vite qu’il leur faudrait gonfler les rangs de l’exode.
Nous sommes allés à l’ETO parce que la MINUAR s’y trouvait. C’était le gouvernement en place à l’époque
45
46

Témoignage recueilli à Kigali, le 3 février 2000.
Témoignage recueilli à Kigali, le 13 décembre 1999.

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qui tuait, or tout l’espace était contrôlé par le gouvernement. Le seul endroit qui nous restait était l’ETO.
L’ONU, c’est la puissance, c’est le reste du monde. Le Rwanda ne pouvait pas s’attaquer à l’ONU.
Sincèrement, on se sentait en sécurité grâce à la présence de la MINUAR. On pensait que le FPR allait nous
retrouver là, à l’ETO. Le seul endroit sûr où on pouvait se réfugier était la zone du FPR. Mais il était
impossible d’y accéder vu les barrages routiers qui étaient érigés tout le long des chemins. 47

47

Témoignage recueilli à Kigali, le 6 mars 2000.

23

3
MANQUE DE COMPASSION
“D’autres difficultés sérieuses sont apparues lors de l’application du mandat de la MINUAR, qui avait été
conçu d’une manière mesurée et qui allait également être appliqué d’une manière mesurée sur le terrain. Le
Siège a constamment décidé d’appliquer le mandat d’une manière qui préserverait un rôle neutre pour la
MINUAR dans le cadre d’un mandat classique de maintien de la paix. On estimait que c’était le type
d’action qui aurait l’appui du Conseil de sécurité. Malgré une détérioration de la situation en matière de
sécurité qui aurait justifié un rôle plus déterminé et plus préventif pour l’Organisation des Nations Unies,
aucune mesure n’a été prise pour adapter le mandat à la réalité des besoins au Rwanda.”48

Le soulagement ressenti par toutes les personnes qui parvinrent à gagner l’ETO fit bien vite place à
une nouvelle angoisse. Les actes et le comportement des soldats n’étaient pas conformes à leurs
attentes. Les réfugiés avaient présumé que la force internationale pour le maintien de la paix
répondrait à leur demande de protection, mais au lieu de cela ils trouvèrent que les soldats de la
MINUAR semblaient indifférents à leur sort. Tout d’abord, il leur fut extrêmement difficile de
pénétrer dans les bâtiments de l’ETO, surtout après le 7 avril. Les réfugiés se virent généralement
refuser l’entrée par les soldats et bien souvent il leur fallut plaider leur cause à titre individuel. De
cette façon, nombreuses sont les familles qui se trouvèrent séparées. Finalement, ceux qui parvinrent à
pénétrer dans les bâtiments de l’ETO ne furent que légèrement mieux lotis que les personnes
contraintes de rester à l’extérieur, sur le terrain de sports de l’école. Tous les réfugiés étaient
déconcertés, terrorisés, souvent harcelés par le froid et tenaillés par la faim. Les Tutsis avaient été
publiquement diabolisés par la propagande incitant les Hutus à tuer tous les “cafards” ( inyenzi). Les
personnes qui se réfugièrent à l’ETO avaient désespérément besoin de soutien et de réconfort.
Les soldats de l’ETO faisaient partie du KIBAT II du contingent belge, sous le commandement du
Lt. Col. Dewez, le commandant belge et du Col. Marchal, le commandant du secteur de Kigali de la
MINUAR. Leur position respective a été abordée dans le Rapport d’enquête de l’ONU et dans le
rapport de la Commission d’enquête du Sénat belge. Dans les deux cas, les soldats ont évoqué les
limites de leur mandat et les autres contraintes dans le cadre desquelles ils opéraient, y compris du
point de vue de leur propre armement. Ils se sont plaints d’avoir reçu des ordres confus durant les
premiers jours du génocide et des informations insuffisantes tout au long de leur mission. Luc Lemaire
était chargé des soldats basés à l’ETO. Il souligne qu’ils avaient reçu l’ordre de ne laisser entrer
personne à l’ETO mais que les pères salésiens avaient permis l’entrée des personnes déplacées. En ce
qui concerne les réfugiés, il semble que Lemaire ait reçu une série d’ordres contradictoires. La nuit du
7 avril, le Col. Marchal ordonna l’expulsion avant 6 heures le lendemain matin de tous les Rwandais
qui s’étaient réfugiés à des postes de la MINUAR. Toutefois, par la suite Dewez suggéra que les
prêtres pouvaient user de leur discernement pour indiquer qui pouvaient rester à l’ETO et Lemaire
reçut l’ordre de protéger toutes les personnes présentes à l’école. 49
L’impératif premier des personnes déplacées étaient un besoin de sécurité. Tant qu’ils sont restées à
l’école, la seule présence des soldats à l’ETO dissuada la milice de s’attaquer aux réfugiés. Mais les
personnes qui gagnèrent l’ETO avaient aussi besoin d’une assistance humanitaire : soins médicaux,
vivres et eau, abri et couvertures. Les réfugiés de l’ETO étaient gravement traumatisés ; certains
étaient malades et blessés et nombre d’entre eux venaient de voir des membres de leur famille se faire
assassiner. Il y avait de jeunes femmes qui venaient juste d’accoucher ou dont la grossesse était très
avancée ; des enfants orphelins, des personnes âgées… Les survivants racontent que les soldats ne
firent pas grand chose pour aider les personnes qui se trouvaient à l’intérieur des bâtiments de l’ETO.
Mais qu’ils reçurent au moins un peu de nourriture distribuée par les prêtres. En revanche, rien ne fut
fait pour aider la masse de réfugiés regroupés sur le terrain de sports.
Il existait certes des contraintes qui bridaient la liberté d’action des soldats. Ils n’étaient que 90 et ils
étaient totalement dépassés par les nombres de réfugiés, de miliciens et de soldats rwandais assemblés
autour de l’école. Le meurtre des 10 parachutistes belges le 7 avril dut choquer les soldats et il leur fit
48
49

Rapport de la Commission d'enquête, p.22.
Voir Human Rights Watch, Leave None to Tell the Story, Genocide in Rwanda, mars 1999.

24

comprendre que les Belges étaient bel et bien ciblés par l’Etat. 50 Cet événement a sans nul doute
influencé leur perception de la situation à l’ETO. Leur appréhension était certes justifiée. Toutefois,
elle n’aurait pas dû empêcher les soldats de répondre au sort des réfugiés avec compassion et
sensibilité comme l’exigeait la situation. Les témoignages des survivants suggèrent que les soldats
restèrent froids et distants, ce qui ne fit qu’exacerber les sentiments de désespoir qui étreignaient les
réfugiés.

A l’intérieur de l’ETO – Des soins très limités
Ni la MINUAR ni les pères salésiens qui se trouvaient à l’école n’auraient pu anticiper la situation
d’urgence et par conséquent il est compréhensible qu’ils n’aient eu ni les vivres ni les ressources
médicales nécessaires pour faire face aux besoins de nombreuses personnes déplacées qui se rendirent
à l’école en quête d’un sanctuaire. Dans tout le Rwanda, dans les églises et les bâtiments publics, les
gens tentaient de la même façon de survivre loin de leur foyer et sans accès aux premières nécessités.
Si les réfugiés admettent que la plupart des épreuves qu’ils ont endurées à l’ETO étaient en grande
part inévitables, de l’avis général, alors que les prêtres firent tout ce qui était en leur pouvoir pour les
aider, les soldats auraient pu faire plus. Les survivants parlent, en particulier, du manque de nourriture
mais leurs critiques visent surtout l’attitude des soldats plutôt que leurs simples actions. Nombre
d’entre eux ont eu l’impression que les soldats ne se souciaient guère de leur sort. Il convient de se
rappeler que les réfugiés avaient au moins autant besoin de soutien moral que de secours physique.
Les Tutsis avaient été condamnés publiquement et rejetés par leurs anciens amis et voisins, parfois
même par des parents. Le comportement des soldats semblait souvent hostile à des gens qui étaient au
plus profond de la déprime.
L’expériences des réfugiés à l’ETO n’a pas toujours été uniforme et certains d’entre eux ont relaté
des rapports plus positifs avec les soldats. Les figures de proue de la communauté locale eurent des
contacts avec le commandement de la MINUAR. Il s’agissait principalement de politiciens et
d’hommes d’affaires qui restèrent ensemble dans un bâtiment surnommé “maison blanche”. Ils firent
de leur mieux pour servir de liens avec la MINUAR, soulignant les difficultés auxquelles se heurtaient
les réfugiés et relayant les informations reçues des soldats aux autres réfugiés, abrités dans l’église, la
salle de classe, le hall ou les autres bâtiments de l’école. Pourtant, les réfugiés se sentirent très isolés et
troublés. Ils considéraient les soldats comme les maîtres de l’école mais ceux-ci ne firent rien pour
apporter un semblant d’ordre dans le chaos qui régnait dans les bâtiments, par exemple en donnant la
priorité aux malades, jeunes ou vieux, à l’instar de ce qui se faisait dans plusieurs paroisses.
Le père Jean-Paul Lebel, l’un des prêtres présents à l’ETO, avait conscience des difficultés pratiques
et émotionnelles auxquelles étaient confrontés les réfugiés.
La vie des réfugiés à l’ETO était essentiellement caractérisée par la faim et la peur permanente.

Les prêtres réussirent à fournir des vivres aux personnes déplacées lesquelles, pour la plupart, étaient
arrivées les mains vides. Le père Léon Panhuysen, 51 un prêtre salésien belge qui vivait au Rwanda
depuis 1969, était un chef spirituel et professeur d’éducation religieuse à l’ETO en 1994. Ils donnèrent
aux réfugiés des haricots et des pommes de terre ; certains survivants se rappellent même avoir reçu du
riz et des chou. Angélique Kadaka souligne que les dons de vivres venaient toujours des prêtres et que,
même s’il n’y en avait pas assez pour tout le monde, la MINUAR n’y contribuait aucunement.
Une seule assiette pouvait nourrir entre dix et quinze personnes. De cette façon, c’étaient les plus forts qui
avaient accès au repas, tandis que les faibles restaient affamés. Les plus chanceux étaient ceux qui aidaient
les cuisiniers. De la sorte, ils pouvaient apporter de la nourriture aux petits enfants et à leurs parents. Avant
de mourir durant le génocide, mon frère Safari était de ceux-là. Dès qu’il avait l’occasion, il m’envoyait de la
nourriture dans un sachet.

Maximilien Rudasingwa sait gré aux prêtres pour avoir essayé tant bien que mal de les nourrir mais
Les sentiments anti-belges étaient attisés par les partisans extrémistes hutus qui, entre autres, accusaient les
Belges d'avoir abattu l'avion transportant le Président Habyarimana.
51
Témoignage recueilli à Kigali, le 14 juin 2000.
50

25

il raconte que les réfugiés ne mangeaient qu’une fois par jour et que, malgré cela, “huit personnes
devaient partager un petit bol de riz et de pommes de terre.”
Selon Gustave Ngarambe, les troupes belges se souciaient de leur propre sécurité et non de la survie
des réfugiés.
Ils ne s’intéressaient pas particulièrement aux gens qui étaient sous leur protection : on ne mangeait presque
rien, mais eux avaient toujours de la nourriture à jeter et quand un réfugié était blessé, ce n’était pas eux qui
le soignaient. Les réfugiés qui avaient une formation médicale s’en occupaient. Par exemple, un certain Kiki
qui habite à Biryogo avait été blessé à la tête mais c’est l’un de nous qui a pansé ses plaies. Ils intervenaient
seulement dans des cas très critiques.

L’absence de soin aux blessés est source d’une amertume considérable pour Amran Harerimana.
Amran vivait dans la cellule Gasharu à Kicukiro. Le 7 avril, il se barricada dans sa maison, avec sa
femme, Assia Mukamusangwa, et leurs deux jeunes enfants. Le 8, dix interahamwe, accompagnés de
deux soldats, débarquèrent chez eux. Ils demandèrent à voir les cartes d’identité de la famille d’Amran
et de tous les gens qui vivaient dans les maisons alentour. Après les avoir passées au crible, ils
laissèrent partir les autres mais ils ordonnèrent à Amran, à Assia et à un voisin, Charles, de s’asseoir
par terre. Lorsqu’ils se furent assis, ils se jetèrent sur eux avec des machettes et des massues. Charles
et Assia moururent sur place. Les attaquants partirent enfin, croyant Amran mort lui aussi. Le 9, des
amis transportèrent Amran jusqu’à l’ETO, à sa demande.
C’est moi qui leur ai demandé de m’emmener à l’ETO car je savais que la MINUAR s’y trouvait. Je pensais
que grâce à la MINUAR, ma sécurité serait garantie et mes blessures soignées.

La réalité n’a guère répondu à ses attentes.
Je suis arrivé à l’ETO avec l’espoir d’être bien traité et que mes plaies soient soignées. J’ai été surpris de ne
voir qu’une seule personne, Frida, qui soignait normalement les élèves de l’ETO. Elle s’est présentée pour
panser mes plaies sans médicament, et ce, une seule fois durant les deux jours où je suis resté. Aucun soldat
de la MINUAR ne m’a approché pour m’assister.
Par deux fois, j’ai reçu de la nourriture. Ce sont les réfugiés qui me l’ont apportée. Je ne sais pas d’où
ils la tenaient. Je me trouvais avec 4 ou 5 autres réfugiés grièvement blessés. En tout cas, j’ai été très surpris
de voir que ces soldats n’apportaient aucune assistance aux blessés graves que nous étions.52

Epiphanie Mukandutiye était trop angoissée pour boire ou manger mais sa petite fille pleurait de faim.
Elle dit que les soldats ne firent preuve d’aucune compassion, la plongeant dans un désespoir encore
plus profond.
Et d’ailleurs, même si j’avais désiré quelque chose, l’aurais-je seulement eu ? Les lèvres de ceux qui se
trouvaient là étaient sèches et fendues à cause de la faim. J’espérais que la MINUAR allait nous donner
quelque chose mais nous n’avons rien eu du tout. La MINUAR nous tuait à l’avance. As-tu jamais vu des
gens entassés les uns sur les autres, sans couverture, sans rien à manger ni à boire, à part quelques amusegueules donnés par les prêtres. J’entendais de la bouche de ces malheureux : “ Abavunamuheto b’abasirikari
ba MINUAR banyakuba uko nabaye” (Ces maudits soldats de la MINUAR ; plaise au ciel qu’ils souffrent
comme je souffre). Je suis restée là, comme un arbre isolé sur une colline.
Ces gens ne manquaient pourtant de rien. Je n’étais pas intéressée par quoi que ce soit. Je songeais
plutôt aux gosses qui étaient là. Nous sommes restés là. Les jours semblaient très longs.

“Mon enfant pleurait lorsque les amuse-gueules des prêtres venaient à manquer. Pendant que
nos enfants pleuraient de faim, les soldats de la MINUAR passaient à côté de nous en
mangeant des biscuits et en buvant du lait.”
Claire Kayitesi faisait partie d’un groupe de 20 personnes, dont 11 de sa famille, lorsqu’elle arriva
dans le complexe de l’ETO le 9 avril. Ils furent tous fouillés puis on les laissa entrer. Elle précise que
le manque de nourriture tenait au fait que les réfugiés se nourrissaient des réserves de l’école et que les
52

Témoignage recueilli à Kigali, le 30 mai 2000.

26

stocks étaient faibles puisque c’était la période des fêtes de Pâques. A l’intérieur, les réfugiés se
partageaient des assiettes entre 10 personnes, mais elle avait pitié pour ceux qu’on avait laissé dehors
et qui, eux, n’avaient rien.53
Chantal Mukampama n’avait plus elle aussi l’appétit en raison de son inquiétude mais elle raconte
que “les enfants se ruaient sur la nourriture”. On leur donnait du riz et des pommes de terre mais ce
n’était jamais assez. Et d’ajouter : “Il fallait vraiment être fort pour survivre avec ce que l’on nous
donnait à manger là-bas.”
Au moment des repas, la ruée sur les vivres était une douloureuse affaire. Florence Mukakabanda
estime que davantage aurait pu être fait pour organiser les réfugiés, leurs vivres et leur hébergement, et
que la MINUAR aurait dû participer à ce processus.
Aucune disposition spéciale n’a été prise pour l’accueil d’un tel nombre de réfugiés. Nous avons passé la
nuit dans les salles. Nous n’avions rien à manger. Aucun militaire de l’ONU ne s’est présenté pour nous
aider ou nous organiser. Chacun se débrouillait comme il le pouvait. Enfants, vieillards, femmes, hommes,
nourrissons, tous étaient mélangés dans une même salle. Nous n’avons rien mangé et on est restés dans le
même chaos jusqu’au lendemain.
Le 9 avril vers midi, ils nous ont donné à manger. Ils ont amené des marmites de riz et les ont
déposées quelque part. Il appartenait aux réfugiés de se débrouiller en cherchant des assiettes ou en
partageant. On aurait dit qu’ils donnaient à manger à des chiens. Tu imagines la réaction des gens affamés
face à la nourriture. C’était le cafouillage total. C’est le plus fort qui mangeait. Tout cela, les militaires le
voyaient mais ils ne faisaient rien pour trouver une solution. Ils n’essayaient pas de nous aider ; on aurait dit
qu’il s’agissait d’une formalité pure et simple.

Un manque de soutien
Au plus fort de la tension durant ces quelques jours à l’ETO, chaque mot, chaque geste comptait
énormément. On ne saurait surestimer à quel point ces gens ont été frappés par l’absence manifeste de
toute préoccupation de la part des soldats de la MINUAR pour leur bien-être ou l’importance
qu’auraient prise quelques mots d’encouragement ou de compassion. Florence Kabazayire était
enceinte de sept mois et, une fois à l’intérieur du complexe, elle eut trop peur pour quitter la salle où
elle se trouvait. Elle estime que les soldats auraient au moins pu venir demander comment se
débrouillaient les réfugiés mais jamais elle ne les vit le faire.
On ne peut vraiment pas dire que les soldats de l’ONU souhaitaient réellement nous accueillir ou avaient la
moindre compassion à notre égard.

“Je n’ai pas vu un seul soldat de l’ONU entrer dans notre salle pour nous réconforter ou
nous demander comment nous nous sentions. Pas un. Les soldats n’étaient pas contents
du tout de nous garder.”
Comment justifier leur attitude vis-à-vis des réfugiés ? Je ne comprend pas pourquoi ils n’ont pas daigné
manifester un soutien moral aux milliers de réfugiés qui venaient vers eux . Le fait qu’ils ne soient même pas
venus jeter un coup d’oeil dans la salle où étaient entassés des centaines de gens a jeté le doute sur leur
bonne volonté et leur humanité. Ils n’ont pas changé d’attitude et sont restés négatifs à l’égard des réfugiés.

Jean-Bosco Rutayisire confirme le point de vue de Florence.
Aucun soldat n’est venu se rendre compte de la situation des réfugiés qui se trouvaient à l’intérieur des
salles. Ils ne faisaient que circuler à l’intérieur de l’ETO sans accorder la moindre attention aux réfugiés qui
étaient censés être sous leur protection.

Le désintérêt des soldats était manifeste, déclare Jeanne d’Arc Kayitesi.
Ce sont les prêtres qui nous ont montré où dormir. La MINUAR n’a rien fait pour nous soutenir, ne fut-ce
53

Témoignage recueilli à Kigali, le 26 juin 2000.

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que moralement. S’ils avaient au moins eu l’audace de nous mentir et de nous dire qu’on survivrait, cela
aurait donné de l’espoir à ceux qui mouraient de peur et de désespoir, à ceux qui sont morts injustement.
Mais la MINUAR n’a rien fait. Ils ne nous ont pas témoigné le moindre intérêt. Je ne peux pas commenter
leur attitude car ils n’en avaient pas. Je ne peux pas non plus commenter leurs changements car ils n’ont rien
tenté.

Florence Mukakabanda concorde pour dire que les soldats gardèrent toujours leur distance vis-à-vis
des réfugiés.
Il n’y a jamais eu de relations à proprement parler entre les réfugiés et la MINUAR. Il y avait des soldats qui
circulaient à l’intérieur de la clôture et les autres qui étaient dans leurs positions. Il n’y avait pas de contact
entre les réfugiés et la MINUAR. Je ne les ai jamais entendus demander quoi que ce soit aux réfugiés.

Toutefois, tous les survivant ne partagent pas ce point de vue et deux jeunes filles ont eu des
remarques positives sur l’attitude des soldats. Apolline avait 16 ans à l’époque.
Personnellement, les soldats de la MINUAR, je les trouvais accueillants. Lors de la distribution des rations,
ils étaient là et assuraient l’ordre. Même la nuit, ils venaient nous voir. Ce sont eux qui sont venus nous dire
qu’ils allaient partir, tout en précisant qu’il s’agissait des ordres émanant du Conseil de sécurité de l’ONU.

Gentille Umubyeyi avait aussi le sentiment que les soldats étaient pleins de “bonnes intentions” et
elle a déclaré que certains sont venus pour “bavarder avec les réfugiés dans la chapelle”.

Accès refusé
Les troupes de la MINUAR étaient entourées de gens dans le besoin, mais si l’attention qu’ils ont
accordée à ceux qui se trouvaient à l’intérieur de l’ETO était minime, ils ont semblé être encore moins
préoccupés par le sort de ceux qui sont arrivés une fois qu’ils décidèrent de fermer les portes du
complexe. Le père Jean-Paul Lebel ne connaît pas toutes les raisons qui firent que les soldats
refusèrent l’entrée à certains des réfugiés, y compris, raconte-t-il, certains blessés. Il explique que “la
raison officielle était le surpeuplement du complexe” et confirme que le groupe à l’intérieur de l’ETO
était certes énorme. Toutefois, pour les réfugiés, leur exclusion des bâtiments de l’ETO fut un nouveau
choc qui vint s’ajouter aux nombreux autres qu’ils avaient déjà dû subir. Or, ce n’est pas seulement
leur exclusion qui les a troublés mais surtout la façon d’agir des soldats. Alors qu’il se dirigeait vers
l’ETO, Ignace Benimana rencontra neuf autres réfugiés qui se cachaient dans l’école primaire de
Kicukiro. Il décrit la réaction des soldats de l’ETO lorsque le groupe arriva aux portes principales.
Il y avait un soldat de la MINUAR à l’entrée. D’autres étaient à côté dans des trous avec des fusils braqués
sur nous. Ils nous ont demandé de lever les mains et de ne pas approcher le portail de plus de dix mètres. Ils
nous ont dit que l’intérieur était plein et que nous n’avions qu’à aller rejoindre les autres dans la cour
d’athlétisme.

Des familles furent séparées par la fermeture de l’ETO. Ainsi, la femme d’Ignace était à l’intérieur
et il put seulement lui parler à travers la haie. Alors qu’il était affamé, il raconte que ceux qui se
trouvaient à l’extérieur du complexe n’avaient même pas droit à un verre d’eau.
Nous ne recevions rien, même pas de l’eau du robinet. La MINUAR nous chassait lorsque nous lui
demandions de l’eau. Ceux qui le pouvaient achetaient du pain dehors. Un pain qui coûtait avant 50 francs,
revenait à 500 ou 1000 francs. Ma femme a réussi à me parler à travers la clôture bien qu’il ne nous soit pas
permis de nous approcher de la clôture. Elle m’a confié que nos enfants étaient affamés. Mais moi, j’étais
incapable de quoi que ce soit.

Anastasie Mukarukaka était dehors alors que son mari était à l’intérieur de l’ETO. Elle trouva les
soldats peu compatissants et même hostiles.
La MINUAR n’a rien fait pour nous. Ils ont refusé aux réfugiés l’accès à l’intérieur de l’enceinte de l’ETO.
Ils étaient arrogants. Ils ont refusé que je parle à mon mari pour lui raconter ce que je venais de laisser

28

derrière moi. Et quand ils ont accepté, c’était à travers les barbelés. Est-ce qu’on était prisonniers ou
réfugiés ? C’est ça ma question.

“Ils nous ont laissés parce qu’ils ne nous ont jamais traités comme des êtres humains. La
MINUAR nous traitait froidement et nous méprisait clairement.”

Les soldats n’avaient aucune compassion pour notre sort. Les blessés ne recevaient pas de soins. Je ne
connais pas leur nom mais, s’ils sont toujours en vie, je me rappellerai leur visage. Nous avons même dû
nous battre pour avoir à boire. Ils semblaient en permanence sur les nerfs.

Spéciose soutient qu’il y avait suffisamment de place à l’intérieur de l’ETO pour héberger d’autres
réfugiés.
Nos relations avec la MINUAR étaient inexistantes. Ils nous méprisaient et ne voulaient même pas nous
aider. Nous sommes restés dehors durant tout notre séjour à l’ETO. L’enceinte de l’ETO n’était pas pleine.
Pourquoi nous avoir refusé l’accès à l’intérieur de la clôture alors que les risques étaient visibles ?

Kanonko est d’abord resté chez lui dans le secteur Kicukiro pendant plusieurs jours avant de se
rendre à l’ETO car, “les soldats de la MINUAR y étaient et c’était le seul endroit où les Tutsis étaient
en sécurité.” Malgré son âge avancé, il a maintenant 76 ans, il fut contraint de dormir dans le stade. Il
parvint au moins à obtenir un peu d’eau que lui amenèrent des réfugiés se trouvant à l’intérieur de
l’école.
La MINUAR nous a refusé l’accès à l’intérieur de l’ETO. On est restés dehors à la belle étoile.
Heureusement, on était nombreux et on se consolait les uns les autres. 54

Venantie raconte que les soldats lançaient des avertissements aux réfugiés qui se trouvaient dehors
pour les alerter d’activités suspectes par les interahamwe, mais qu’ils ne sont jamais venus les voir ou
les aider.
Notre vie là-bas était terrible. Il n’y avait pas d’eau, pas de nourriture. C’était une vie précaire. C’était
indéfinissable. Nous n’avions aucune idée de ce qui se passait ou de combien de temps nous passerions là.
Imaginez 800 personnes sans encadrement et sans assistance.

La décision d’empêcher les réfugiés de pénétrer dans l’enceinte de l’ETO fut si rigoureusement
appliquée à partir du 9 que même des enfants furent séparés de leurs parents. Jean-Claude Rurangwa
avait 12 ans à l’époque et se trouvait à l’intérieur de l’ETO, alors que sa mère se vit refuser le droit
d’entrer. Il dit qu’il “était trop jeune pour connaître les raisons qu’ils pouvaient bien avoir pour les
pousser à faire ça”.
Les réfugiés qui parvinrent à entrer dans l’enceinte condamnent la décision de la MINUAR de forcer
les autres déplacés à camper à l’extérieur de l’ETO. La famille de Florence Mukakabanda fut elle
aussi séparée.
Mon frère a dû rester à l’extérieur alors que ma tante Généreuse, ma grande soeur Donata Uzamukanda et
mes frères Rutagarama et Emmanuel Gasana, qui sont maintenant tous morts, étaient à l’intérieur.

Florence estime que le comportement de la MINUAR était absurde.
Hormis le fait qu’ils ignoraient nos besoins, je ne vois pas pourquoi ils ont interdit l’accès à l’enceinte à des
gens menacés. La place ne manquait pas, ils auraient dû au moins les laisser pénétrer à l’intérieur de la
clôture. Ils n’ont rien fait et voilà ce qui est arrivé. S’ils ont laissé les gens menacés à l’extérieur de la
clôture, cela prouve qu’ils savaient ce qu’ils faisaient lorsqu’ils nous ont laissés aux mains des interahamwe.
Je pense qu’ils ne ressentaient pas la moindre compassion à notre égard lorsqu’ils nous ont laissés.
54

Témoignage recueilli à Kigali, le 16 février 2000.

29

Jean Bosco Rutayisire, étudiant de 24 ans, et sa famille arrivèrent à l’ETO le 9 depuis la paroisse. Ils
comptaient parmi les derniers ayant pu pénétrer à l’intérieur de l’école et ils trouvèrent de la place
dans la chapelle près du bureau du proviseur. Il réfute l’argument selon lequel les bâtiments de l’école
étaient bondés.
Ceux qui sont arrivés plus de deux heures après nous se sont vu refuser l’accès à l’intérieur. La raison
invoquée était que toutes les salles étaient pleines. Ils étaient parfaitement conscients que les interahamwe
étaient dangereux et que les réfugiés étaient menacés et sans arme. 55

Yves Habumuremyi fait savoir que ceux qui se trouvaient à l’intérieur de l’ETO tentèrent de
persuader les soldats de laisser entrer les réfugiés qu’ils avaient refoulés mais en vain. Les portes de
l’ETO restèrent closes une fois pour toutes à partir de midi le 9 avril.
Vers midi, les soldats de la MINUAR ont fermé toutes les portes d’entrée de l’ETO, si bien que tous les
réfugiés qui sont arrivés après ont été empêchés d’entrer. Ils sont restés sur la pelouse du terrain d’athlétisme
des élèves de l’ETO. Ils criaient pour qu’on leur permette d’entrer. Ils montraient aux gardiens de la porte
que les miliciens se trouvaient non loin d’eux. En même temps, les déplacés qui se trouvaient déjà à
l’intérieur ne cessaient pas de plaider pour l’entrée des autres réfugiés se trouvant sur la pelouse. Mais les
soldats refusaient. Il y avait environ cinq soldats de la MINUAR qui gardaient l’entrée. Les prêtres Michel et
Lionel invoquaient le manque de vivres pour empêcher tout ce monde d’entrer. Ils disaient que les élèves de
l’établissement avaient laissé trop peu d’aliments.

Eric déclare qu’il était évident que les soldats voyaient d’un mauvais oeil l’arrivée de tout réfugié à
l’ETO. Il met en doute les motifs justifiants l’exclusion des vagues ultérieures de réfugiés.
Ils ont refusé l’entrée aux familles, prétendant que l’ETO était pleine à craquer. Ce n’était pas vrai ; il y avait
encore beaucoup de place pour eux.

Certains réfugiés vont encore plus loin et soutiennent que les exclusions n’étaient rien d’autre que la
conséquence de leur indifférence. Jacqueline Kabagwira eut le droit d’entrer dans l’enceinte le 7 avril
mais seulement après avoir reçu ce qu’elle décrit comme “une réception hostile” de la part des soldats
qui gardaient la porte. Elle décrit l’attitude des soldats à l’égard des réfugiés comme étant caractérisée
par de la “méfiance”. Elle trouve injustifiable leur traitement des réfugiés sur le terrain de sports.
Je n’ai jamais vu ni entendu parler de soldats de la MINUAR qui aient fait quelque chose pour aider les
réfugiés.

“Pourquoi ont-ils laissé, dans le froid, à la belle étoile, des vieux, des enfants, des
femmes et des hommes qui étaient menacés par les interahamwe ?”
56

Les convictions d’Assumpta, persuadée que les troupes de la MINUAR protégeraient les réfugiés,
furent anéanties lorsqu’ils leur refusèrent le droit d’accès à partir du 9 avril. Pour elle, le fait que ces
gens vulnérables aient été laissés dehors, à la merci des interahamwe, est totalement incompréhensible.
Ceux qui étaient à l’intérieur entendaient les cris de terreur du groupe à l’extérieur lorsqu’ils se
faisaient attaquer par les interahamwe. C’est à ce moment-là qu’elle reconnaît avoir perdu espoir.
Certains parmi nous connaissaient la langue des soldats de la MINUAR. C’est ainsi que Ntasinzira et
beaucoup d’autres ont supplié la MINUAR d’intervenir pour sauver ces pauvres réfugiés. Mais les soldats de
la MINUAR ne répondaient rien. Quand j’observais l’attitude de la MINUAR, je sentais dans mon cœur
qu’elle allait nous laisser nous aussi.

55
56

Témoignage recueilli à Kigali, le 4 janvier 2000.
Témoignage recueilli à Kigali, le 9 février 2000.

30

Sans secours aux portes de l’ETO
Si la situation à l’intérieur de l’ETO était certes difficile, les personne qui n’avaient pu y entrer et qui
étaient assemblées sur le terrain de sports se retrouvaient livrées à elles mêmes, sans aucun secours.
Alors qu’elles n’étaient qu’à quelques mètres du campement de la MINUAR, les personnes à
l’extérieur de l’ETO se trouvaient totalement isolées et ont très vite compris que les soldats n’avaient
pas l’intention de leur prêter le moindre secours. Comme le déclare Vianney Ndacyayisenga, les
réfugiés étaient livrés à eux-mêmes et devaient se débrouiller du mieux qu’ils pouvaient.
Nous passions la nuit à la belle étoile. Il n’y avait aucune maison à part la tribune de l’athlétisme. La plupart
des gens qui étaient là étaient des femmes et des enfants. Moi, je passais la nuit dehors mais j’avais une veste
qui me servait de couverture. Là où nous étions, il n’y avait pas de vivres à part lorsque, de temps en temps,
nous nous débrouillions. Un jour, nous avons acheté un demi-kilo de riz que nous nous sommes partagés à
10 ou 12. C’est moi qui l’ai cuit. Là où nous étions, aucun soldat de la MINUAR n’est jamais venu
s’enquérir de notre situation. 57

Les réfugiés du terrain de sports avaient froid, faim et ils avaient besoin de soins médicaux. Ils ont
pris des initiatives pour tenter d’améliorer leur situation. L’un des hommes ayant pris les rennes pour
créer des comités d’assistance était Fidèle Kanyabugoyi, le co-fondateur de l’organisation des droits
de l’homme, Kanyarwanda. Sa veuve, Spéciose Mukayiranga, raconte :
Fidèle s’est organisé avec d’autres réfugiés pour créer des comités chargés du bien-être des réfugiés. Nous
voyions que la MINUAR était totalement désintéressée par notre sort. Ils ont mis en place trois comités. Le
comité de sécurité était composé de Fidèle, d’Elie, de François Kanamugire, alias “Gitoki”, et de plusieurs
jeunes. Ils sont morts tous les trois. Il y avait aussi un comité d’approvisionnement chargé de chercher de la
nourriture et de l’eau. Il était chargé plus particulièrement de la vie des enfants et des autres groupes
vulnérables. Issa Rajabari qui est toujours en vie, en faisait partie. Il y avait aussi un comité d’hygiène. Le
comité avait creusé des latrines et une sorte de douche construite avec des branches d’arbres. Il y avait
environ quatre latrines.

Augustin figurait parmi les nombreux réfugiés qui s’étaient vu refuser le droit d’entrer à l’ETO. Il
parle du manque d’eau, soulignant qu’il y en avait à l’intérieur de l’école mais que rien n’a été fait
pour en distribuer à l’extérieur des bâtiments.
On n’a reçu aucune assistance de la part de la MINUAR. Je n’ai rien mangé pendant tout le temps que j’ai
passé là. Personne ne s’est lavé parce qu’on n’avait pas droit à l’eau à la différence de ceux qui se trouvaient
à l’intérieur.

Les réfugiés du terrain de sports étaient extrêmement vulnérables aux attaques. Augustin faisait
partie du comité de la sécurité créé pour tenter de protéger les réfugiés.
On s’est finalement organisés pour gérer la vie quotidienne des réfugiés. On avait pour mission de veiller la
nuit pour éviter une attaque surprise. Notre sécurité était de plus en plus menacée, surtout pendant la nuit. On
ne dormait pas la nuit car il y avait les enfants, les vieillards et les femmes à protéger. On se reposait la
journée pour pouvoir travailler la nuit. Comme arme, on se servait de bâtons et de massues. Dans ce comité,
il y avait aussi Théoneste Kayinamura, Jean-Pierre Uwakayibanda, Janvier, Malik Nsengiyumva, un
surnommé Gasongo.

Vianney Ndacyayisenga a souligné la proximité de la milice.
Les soldats de la MINUAR ne nous ont aucunement gardés. C’est Dieu seul qui nous protégeait parce que
nous voyions les interahamwe devant nous. Les soldats de la MINUAR qui nous ont empêchés de les
rejoindre étaient au nombre de cinq ou six. Il y avait des fils barbelés tout près du portail de derrière, qui
donnait dans la brousse. Nous fixions dans les yeux ceux qui avaient eu la chance d’entrer à l’intérieur,
même s’ils sont morts par la suite par manque de protection de la MINUAR.
57

Témoignage recueilli à Kigali, le 22 mai 2000.

31

Madeleine parle du désespoir qui harcelait les réfugiés restés à l’extérieur et de leur lutte pour
survivre.
Le soir, les hommes se sont organisés et ont commencé à monter la garde. Les soldats avaient suggéré qu’en
cas d’attaque, on crie pour les alerter. Parmi les hommes vaillants, il y avait Kanyabugoyi, Kayumba,
“Gitoki”, Dismas et Vianney. A présent, ils sont tous morts. Ils nous aidaient à assurer la sécurité mais ils
nous aidaient aussi moralement. Par exemple, ils nous demandaient de donner ou de partager le peu que nous
avions avec les enfants. En effet, depuis notre arrivée jusqu’à notre départ, nous n’avons rien reçu de la
MINUAR. Rien comme nourriture, rien comme couverture, rien comme eau pour étancher la soif. Ils ne
nous permettaient même pas d’aller faire notre toilette chez eux. Quand la pluie tombait, on s’arrangeait pour
s’abriter dans le petit stade du terrain de football. Il servait aussi de chambre à la majorité des réfugiés.
Jamais, au cours des jours que j’ai passés là, je n’ai vu un soldat de la MINUAR venir nous demander une
information ou, au moins, nous rassurer.

Elle a donné son opinion du comportement des soldats.
Le fait que les soldats nous aient gardés à l’extérieur de la clôture alors qu’il y avait de la place à l’intérieur
démontre leur manque de bonne volonté.

“Nous n’avons jamais reçu quoi que ce soit de leur part. Pas d’eau, pas de couverture,
pas de nourriture, rien.”
Aucun soldat n’est venu parmi nous. Ils restaient là, à nous regarder à travers les barbelés. C’est comme si
nous n’existions pas. Ils étaient à 200 mètres et n’adressaient pas la parole aux réfugiés. Ils nous disaient de
garder une certaine distance et nous respections cela.

Après avoir échappé aux interahamwe un jour qu’ils avaient lancé un raid sur sa maison, David
Kwitonda, 19 ans, se cacha avec son frère dans la maison d’un voisin. Entre-temps, sa mère avait
réussi à gagner l’ETO. De bonne heure le lendemain matin, elle avait demandé à un ami hutu,
Ntagungira, de trouver ses enfants et de les amener à l’école. S’étant vu refusé le droit d’entrer dans
l’école, David resta parmi la foule amassée sur le terrain de sports.
La vie à l’ETO n’était pas facile. On tenait le coup grâce au peu que certains avaient pu emporter en fuyant
même si la plus grande partie était donnée aux plus jeunes, comme nous. 58

La présence de la MINUAR toute proche incitait tout de même les réfugiés à rester sur le terrain de
sports, malgré tous les problèmes. Comme le raconte Vénuste Karasira, ils pensaient qu’elle leur
offrirait une forme de protection.
Au niveau organisationnel, jamais un soldat de la MINUAR ne nous a aidés. Pour manger, on s’arrangeait
nous-mêmes. On insistait tout spécialement sur la nourriture des enfants. On avait nous-mêmes creusé des
latrines. Bref, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour assurer un minimum d’organisation aux
réfugiés. Le fait qu’ils nous aient refusé l’accès à l’intérieur n’était pas un problème en soi. L’essentiel était
qu’ils assurent notre sécurité. Ce n’était pas le cas parce qu’il y avait une certaine indifférence à notre égard.
Rien n’a été fait.

Discrimination flagrante
Parmi leurs souvenirs de l’ETO, nombre de survivants se sont appesantis sur le contraste qui existait
entre la façon dont la MINUAR les a reçus et l’attitude très différente que les soldats ont eue à l’égard
des expatriés. Ils l’ont remarquée et ils ont trouvé angoissant de voir que les soldats de la MINUAR
pouvaient faire une distinction aussi flagrante entre les locaux et les étrangers. Alors que leur mission
au Rwanda à l’époque n’était pas simplement de protéger ou d’évacuer les étrangers, il était manifeste
qu’ils considéraient qu’il s’agissait là de leur responsabilité première. Jeanne d’Arc Kayitesi a évoqué
58

Témoignage recueilli à Kigali, le 19 avril 2000.

32

“l’accueil chaleureux” réservé aux Européens.
On ne nous accordait aucune attention. On est restés dans les salles et personne n’est venu s’enquérir de
notre état. On voyait le va-et-vient des soldats. Mais personne ne faisait attention à nous. Par contre, quand
un blanc arrivait, les militaires se bousculaient pour porter ses valises ou pour garer sa voiture.

Selon l’avis d’Agnès, les soldats de l’ETO se sont principalement attachés à sauver la vie des
expatriés. Et de conclure : “Je ne pense pas que la MINUAR nous considérait vraiment comme des
êtres humains.”

“Ils ne s’inquiétaient pas pour nous, au contraire des Blancs. On n’était pas des
hommes aux yeux de la MINUAR.”
Quand le directeur de l’ETO, le père Michel, était sur le point de partir, il a demandé à ce que toutes les clés
lui soient remises. Quelle idée! Est-ce qu’ils pensaient qu’on n’aurait plus besoin des chambres ? C’était
tellement inhumain !

Les Rwandais déplacés n’ont guère eu l’occasion de communiquer avec les soldats mais Eric
souligne que ceux-ci s’entretenaient souvent avec les expatriés.
Les soldats ne nous ont pas dit un mot. Mais ils agissaient différemment avec les Européens qui étaient là
aussi. Ils avaient l’habitude de leur parler, mais pas à nous. Je pense qu’ils nous considéraient comme
différents d’eux.

Bien des survivants pensent que les soldats belges les considéraient comme un élément intrinsèque
du problème et non comme des victimes et que leur attitude était influencée par un racisme sousjacent. Cette opinion est renforcée par les récits de l’humiliation endurée par certains réfugiés. Le cas
d’Emmanuel Rugangura est un exemple parlant. Emmanuel est le mari d’une employé du PNUD et il
était menacé même avant le génocide. Emmanuel courut vers l’ETO le 10, poursuivi par une armée de
réservistes ayant ordre de l’abattre. Les soldats ne se montrèrent pas compatissants.
Quand je suis arrivé au terrain de football, les soldats belges m’ont crié de “ramper”. Tous les réfugiés
s’étaient levés pour voir le nouvel arrivant. Même ceux de l’intérieur de l’enclos étaient là. Kanyabugoyi, de
l’association pour les droits de l’Homme Kanyarwanda, m’a pris avec lui pour me réconforter. La plupart des
réfugiés pensait que j’avais été blessé. Ma femme qui était à l’intérieur de la clôture a dit aux soldats : “C’est
mon mari, il est blessé, vous devez le sauver.” Les soldats ont refusé que j’entre.

Emmanuel obtint enfin le droit d’entrer dans l’ETO mais uniquement après maintes plaidoiries en
signalant, avec justificatif à l’appui, que sa femme était employée du PNUD. Comme il le souligne,
d’autres “dans la même situation que moi, voire pire” se sont vu refuser l’entrée.
La MINUAR ne nous a pas accueillis chaleureusement. Même si je ne suis arrivé que peu avant leur départ,
je peux confirmer qu’ils ne s’inquiétaient pas pour la vie des réfugiés. Un major belge a dit à ma femme : “Il
n’y a pas de place pour les sentiments ici. Je n’ai pas vu ma femme depuis cinq mois.” Ce n’est pas une
réponse pour quelqu’un qui est responsable de personnes menacées d’extermination.

Agnès Nyirabasinga a assisté à l’épisode au moment de l’arrivée d’Emmanuel Rugangura et elle
raconte qu’il était manifeste que pour la MINUAR, “les Africains ne valaient pas la peine de s’occuper
d’eux, à la différence des Européens.”
Je ne saurais pas décrire le comportement de la MINUAR. Soit, c’était nous qui avions un peu peur d’eux,
soit ils avaient reçu l’ordre de ne pas nous approcher, soit c’étaient des racistes hypocrites qui ne voulaient
pas approcher les noirs. En tous cas, il n’y a jamais eu ni de contacts ni de relations entre les militaires et les
réfugiés. 59
59

Témoignage recueilli à Kigali, le 8 février 2000

33

Vianney Ndacyayisenga est un autre homme qui fut obligé de ramper pour s’approcher de l’ETO ;
lui aussi s’y était rendu en courant pour échapper aux griffes de la milice. Vianney, 37 ans, chauffeur,
était originaire de Kicukiro, secteur Kagarama et vivait dans la cellule Kanserege. A l’époque, lui et sa
femme avaient un enfant ; tous trois ont survécu au génocide.
Vianney avait immédiatement réalisé que le décès de Habyarimana signifiait que tous les Tutsis
“seraient massacrés”. C’est pourquoi il creusa dans son jardin une tranchée dans laquelle il se cacha le
7 avril. Mais il devint anxieux lorsqu’il vit les Tutsis quitter leur domicile et il décida de se joindre à
eux. Ils se cachèrent ensemble dans un champ de sorgho mais furent découverts par des miliciens qui
leur tirèrent dessus. Ils coururent jusqu’à la maison d’un voisin, mais le fils de celui-ci faisait partie
des interahamwe et ils découvrirent que la maison était devenue un point de rendez-vous des miliciens.
Vianney et un groupe de camarades coururent vers l’ETO le 8, entre 18 heures et 18 h 30. Certains
furent attrapés en route, y compris le père de Vianney, André Nkurubindi, mais Vianney parvint à
gagner l’école.
Nous avons croisé un soldat de la MINUAR. Il nous a conseillé de ramper sous la clôture. Nous avons
rampé. Mais les soldats de la MINUAR nous ont empêchés de les rejoindre en nous demandant de rester
dans la cour d’athlétisme de l’ETO. C’est là que nous sommes restés.

Les femmes en particulier ont critiqué les fouilles corporelles menées par les soldats, estimant
qu’elles étaient abusives. Certains réfugiés, toutefois, ont déclaré qu’ils comprenait la nécessité d’une
telle procédure, étant donné la proximité des interahamwe. Certes, avec les grands nombres d’arrivées
simultanées de réfugiés et la possibilité d’une infiltration par les interahamwe, la fouille des arrivants
pour voir s’ils cachaient des armes peut sembler une précaution compréhensible. Toutefois, il convient
de noter les différences dans l’attitude des soldats en fonction de l’identité du nouvel arrivant comme
il en ressort des déclarations formulées par deux Rwandaises et reprises ci-après.
Yvonne s’est sentie humiliée par la fouille ; elle soutient que les soldats faisaient peu de cas des
sentiments et de la dignité des jeunes femmes.
Même les femmes les plus âgées étaient fouillées et aucune partie du corps susceptible de cacher une arme
ou autre chose du même genre n’échappait au contrôle. C’était toujours les militaires qui fouillaient. Au
moment de la fouille des femmes, ces soldats n’étaient nullement gênés de toucher aux fesses ou aux seins
des femmes. On aurait dit que c’était normal.

Rose Mushikiwabo, 30 ans, était nouvelle venue dans la cellule Gatare à Kicukiro et donc peu
connue par les résidents de la localité. Elle pense que c’est cela, conjugué au fait qu’elle avait un ami
européen, qui a évité une attaque sur sa maison durant les premiers jours du génocide. Le 10 avril, une
italienne mariée à un Rwandais et qui elle aussi s’appelait Rose, se rendit à son domicile,
accompagnée de deux soldats de la MINUAR. Elle conseilla à Rose et ses amis de se rendre avec elle
à l’ETO.
On a pris quelques affaires et on s’est engouffrés dans notre voiture. On pensait que ce serait pour quelques
jours seulement et que la situation se décanterait après cela. L’ETO se trouvait d’ailleurs à 100 mètres de
chez nous.

Parce qu’elle arriva avec plusieurs autres expatriés, Rose fut traitée moins durement que les autres
Rwandais. Elle eut automatiquement le droit d’entrer à l’intérieur de l’ETO alors que les Rwandais qui
arrivèrent le 10 se virent refuser l’accès. Au lieu d’une fouille corporelle, seul son sac fut contrôlé.
Notre voiture est passée devant et la Jeep de la MINUAR nous a suivis. Dans la voiture, il y avait Luciano,
Roberto Ratti, Sifa et moi. Sifa, qui vit actuellement en Belgique, était chez nous par hasard. On a été
évacués ensemble. Il n’y a eu aucun problème pour arriver à l’ETO. Etait-ce parce que la MINUAR nous
escortait ? Les interahamwe n’ont pas osé nous arrêter alors qu’ils déambulaient partout. On les voyait même
au sommet des arbres. A l’entrée de l’ETO, les militaires ne nous ont pas fouillés. Ils se sont contentés de la
fouille de nos sacs. 60

60

Témoignage recueilli à Kigali, le 14 février 2000.

34

Un autre incident qui brosse un bien mauvais portrait des soldats est relaté par Jean-Bosco
Rutayisire. Il comptait parmi un groupe d’une trentaine de jeunes hommes qui reçurent l’ordre de
creuser des tranchées pour les soldats. Ils étaient surveillés par les soldats mais, lamente-t-il, ils ne
reçurent jamais le moindre encouragement ou le moindre remerciement pour leur travail, qui était
épuisant.
Chaque groupe se composait de trois hommes. Je faisais équipe avec Joseph Zitoni et Laurent Rurangwa, qui
sont décédés depuis lors. Les militaires nous montraient les dimensions à respecter. Ils étaient là et nous
surveillaient mais ne nous adressaient pas la parole. Je me souviens même que Zitoni leur a demandé
combien de temps ils allaient rester mais ils n’ont pas répondu. Nous avons commencé à creuser vers 11
heures et terminé vers 13 heures. Ils nous ont demandé de faire ce travail alors que nous étions fatigués. On a
creusé des tranchées de trois mètres de long sur un mètre et demi de large et un mètre de profondeur. Jean de
Dieu Harelimana, alias “Kinonko” de Kicukiro, Kadafi, Tuyisenge et Mirindi de Gatare faisaient partie des
gens qui creusaient.

Jean-Bosco a qualifié les relations entre les réfugiés et la MINUAR de “quasiment inexistantes” et il
en a tiré la pénible conclusion “qu’ils ne nous traitaient pas comme des êtres humains”.
Jean-Pierre Rukerikibaye a également aidé à creuser les tranchées. Il estime que les hommes ont été
traités injustement et sans le moindre respect.
Ils nous ont dit que nous allions recevoir de la nourriture en guise de salaire. Pourtant, ils ne nous ont rien
donné à la fin si ce n’est qu’ils nous ont dit : “Allez prendre de l’eau pour boire.”

35

4
LA SITUATION S’AGGRAVE
“Lorsque le contingent de la MINUAR a quitté l’ETO, il ne pouvait y avoir le moindre doute quant au
danger mortel qui menaçait les citoyens qui avaient cherché refuge auprès de ce contingent. Les forces de
l’Interahamwe et du Gouvernement rwandais étaient postées depuis des jours à l’extérieur de l’Ecole. La
manière dont les troupes de la MINUAR sont parties, en essayant de faire croire aux réfugiés qu’en fait elles
ne partaient pas, était ignominieuse. Si une décision d’une importance aussi capitale que celle d’évacuer
l’ETO a été prise sans ordre du Commandant de la Force, cela dénote de graves problèmes de
commandement et de contrôle à l’intérieur de la MINUAR..”61

Un bien mauvais pressentiment, le 10 avril
A compter du matin du dimanche 10 avril, l’atmosphère de l’ETO devint encore plus tendue. Les
réfugiés eurent vent du fait que la MINUAR risquait de se retirer au travers de réunions avec les
soldats. Le compte rendu des détails de ces réunions varie d’un réfugié à l’autre, mais la plupart
d’entre eux parlent de leur réalisation du fait que les troupes n’allaient pas leur offrir les soins et la
protection qu’ils recherchaient et qu’il leur fallait commencer à chercher une autre solution. Il semble
que le chef du contingent de la MINUAR à l’ETO, le Lieutenant Lemaire, rencontra d’abord un petit
groupe de réfugiés avant de s’adresser à la foule à l’intérieur de l’école, sans jamais dire un mot aux
personnes qui se trouvaient sur le terrain de sports. Malgré cela, il est évident que personne ne se
doutait que les troupes avaient l’intention de partir dès le lendemain. Il y a certes eu des discussions
quant aux options offertes aux réfugiés en cas de retrait, mais toutes les suggestions proposant que les
soldats les escortent en d’autres lieux ont été rejetées, ce qui laissa la foule dans la confusion et le
doute.
Les expatriés se trouvant à l’ETO étaient nerveux aussi. Ils avaient appris dès le début de la crise
qu’ils seraient évacués et, quand arriva le 10, ils savaient que des parachutistes pouvaient venir les
chercher “d’un moment à l’autre”, mais ils ne communiquèrent jamais ces informations aux réfugiés.
Les craintes de chacun ne firent que croître lorsque les groupes d’interahamwe, qui rôdaient à
l’extérieur de l’école, lancèrent une attaque sur les réfugiés se trouvant dans le terrain de sports. Ils se
défendirent en lançant des pierres et les soldats repoussèrent les miliciens grâce à leurs armes à feu, ce
qui évita un massacre. C’était là la preuve flagrante de l’importance que revêtait la présence des
soldats et de ce qui se passerait s’ils venaient à partir. Si cet incident suscita de nouvelles demandes
d’escorte en lieu sûr par les réfugiés, cela ne changea en rien les intentions des soldats de la MINUAR.
L’un des premiers incidents ayant inquiété les réfugiés le 10 avril fut l’arrivée à l’intérieur des
bâtiments de l’école des soldats du gouvernement. Tout d’abord, les réfugiés se méfièrent de ce
groupe, sous les ordres du Col. Leonidas Rusatira. Certains reconnurent Rusatira, lequel avait habité la
cellule Gatare, secteur Kicukiro pendant maintes années et était devenu un officier de haut rang au
sein des FAR. Rusatira est dit s’être entretenu de la situation des réfugiés avec les soldats de la
MINUAR et des représentants de la foule de réfugiés. On raconte également qu’il serait venu pour dire
aux Hutus qui se trouvaient à l’ETO de rentrer chez eux. 62 D’après le père Léon, Rusatira semblait
“sincère, animé d’intentions pacifiques” et il était venu évaluer les besoins en nourriture des réfugiés.
Les réfugiés s’accordent pour dire que sa visite eut lieu le dimanche 10. Le père Léon a indiqué que
Rapport de la Commission d'enquête, p.28.
Voir le Tribunal pénal international pour le Rwanda, Procureur du Tribunal contre Georges Rutaganda, affaire
no. ICTR-96-3-T, 4.4 Paragraphes 13, 14, 15 et 16 de l'Acte d'accusation . D'après la déposition du Témoin A,
dans les faits allégués lors du procès de Rutaganda, Rusatira “a demandé aux Hutus [présents à l'ETO] de se
séparer du reste du groupe ; après quoi, entre 600 et 1 000 Hutus ont quitté les lieux.” (268). Les Conclusions
factuelles du procès appuient cette déclaration et stipulent : “Avant l'attaque, le colonel Leonidas Rusatira a
séparé les Hutus des Tutsis qui se trouvaient à l'ETO, à la suite de quoi plusieurs centaines de Hutus ont quitté
l'ETO.” (299). La version intégrale du procès de Rutaganda est disponible sur Internet.
61
62

36

l’officier s’était entretenu avec les soldats et les prêtres puis qu’il était parti pour demander des vivres
au bourgmestre. Selon le père Léon “ils reçurent un fourgon de haricots, envoyé par le bourgmestre…
grâce à l’intervention du Colonel.” Un autre compte rendu de la visite de Rusatira suggère qu’il serait
venu à l’école à la recherche de membres de sa famille et qu’il aurait donné des sacs de riz aux
réfugiés.63
Belancille Beninka raconte que Rusatira parla d’abord avec les soldats puis avec certains réfugiés.
Son mari comptait parmi le groupe d’hommes avec lequel il parlementa.
Le 10 avril, vers 9 ou 10 heures du matin, des réfugiés ont protesté contre l’entrée des soldats rwandais à
l’ETO. La plupart d’entre nous s’est hâtée de voir de ce que voulaient ces soldats. C’est ainsi que j’ai vu le
colonel Leonidas Rusatira. Il portait une tenue militaire et était accompagné par quatre autres soldats. Il s’est
d’abord entretenu avec des officiers européens de la MINUAR, puis il s’est approché des réfugiés. Il en a
choisi une dizaine, dont mon mari et Fidèle Kanyabugoyi, avec lesquels il s’est entretenu. Il leur a promis
qu’il allait nous envoyer des gendarmes pour veiller à notre sécurité.
Vers 16 heures, le colonel Rusatira est revenu, il a observé les réfugiés qui vivaient à l’extérieur et est
reparti. 64

Jeanne d’Arc Kayitesi avait habité près de Rusatira “depuis l’école primaire”. Elle le reconnut dès
son arrivée le matin du 10.
Ce jour-là, à 9 heures, il est arrivé. Il a dit qu’il voulait s’adresser aux réfugiés. A 10 heures, il est revenu. Il
était vêtu d’un uniforme militaire. Ils nous ont appelés et nous nous sommes rassemblés devant la salle de
cinéma. Rutasira se tenait devant nous dans les escaliers qui se trouvent entre la salle de cinéma et la
“maison blanche”. Je le voyais bien. Il était en face de moi. Il a dit qu’on voulait nous envoyer les militaires
rwandais pour nous garder. Il nous disait de rester calmes et qu’il était impossible et insensé que la
MINUAR garde des Rwandais alors que le gouvernement rwandais possédait une armée nationale. Les
réfugiés ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils criaient contre cette mesure, disant qu’ils ne voulaient pas de
l’armée rwandaise. La réunion a duré presque une heure. Il est parti juste après. Les réfugiés à l’extérieur de
la clôture n’étaient au courant de rien. Pendant ce temps, les interahamwe menaçaient l’ETO. Ils criaient et
tiraient en l’air pour nous effrayer. Après la réunion, la MINUAR a commencé à faire ses bagages. Ils ont
démonté leurs tentes et chargé leurs camions.

Madeleine entendit que le motif de la visite de Rusatira le 10 avril était d’évacuer “les enfants d’une
parente à lui du nom de Marie qui avait épousé un Tutsi” alors qu’Ignace Benimana se rappelle avoir
vu des gens rentrer chez eux suite à sa visite. Yves Habumuremyi est un autre réfugié qui se rappelle
de la visite du Col. Rusatira ; d’après lui, il arriva vers 11 heures.
Nous avons vu un Pajero de couleur verte dont sont sortis deux militaires rwandais. Pendant que nous les
observions, j’entendais mon entourage dire : “Celui qui est devant, c’est le Colonel Rusatira.” Ils se sont
dirigés vers la maison à étages qui hébergeait les responsables belges et se sont entretenus avec eux.
Près de trente minutes après le départ de Rusatira et de son escorte, les prêtres, dont Michel, ont
choisi une quinzaine d’hommes parmi les réfugiés. Mon père était l’un d’entre eux. Ils ont tenu une petite
réunion ensemble. Ils ont proposé à ces quinze hommes de nous emmener au bureau préfectoral de la ville de
Kigali, où nous serions protégés. Mon père et ses compagnons ont refusé cette proposition.

Comme Belancille, Yves soutient que le colonel revint un peu plus tard le même jour.
Vers 16 heures, le Pajero de Rusatira a réapparu. Le colonel Rusatira s’est de nouveau rendu à la maison à
étages pour y retrouver les soldats de la MINUAR et les prêtres. Là, il a passé près d’une heure. Ensuite, il
est descendu et s’est dirigé vers les terrains de sport. Il était en compagnie de quatre autres soldats rwandais
composant probablement son escorte. Nous n’avons pas su ce qu’il allait voir dans cette direction, mais il est
revenu quelques minutes plus tard, est remonté dans son véhicule et s’en est allé.

Outre les discussions avec le Col. Rusatira, il y eut des réunions entre les réfugiés et les soldats de la
MINUAR le 10. Jean-Paul Biramvu faisait partie d’un groupe de réfugiés qui rencontra le Lieutenant
Luc Lemaire pour s’entretenir avec lui du problème de sécurité. Le 10, il fit fait mention du départ
Voir Human Rights Watch, Leave None to Tell the Story.
Témoignage recueilli à Kigali, le 30 mai 2000.
63
64

37

possible de la MINUAR, dit-t-il, mais rien ne laissait supposer la date de ce départ. Lorsque la
question fut abordée avec les autres réfugiés, cela engendra la panique.
Le dimanche, des représentants des réfugiés de l’ETO ont rencontré le chef du contingent belge de la
MINUAR. L’école était déjà encerclée par la Garde présidentielle et les interahamwe. Il a dit qu’il garantirait
notre sécurité aussi longtemps qu’il serait là. Il a ajouté qu’il était possible que son pays le rappelle et qu’à ce
moment-là, il ne pourrait plus être tenu pour responsable de ce qui nous arriverait. Il nous a demandé de
réfléchir à ce que nous pourrions faire si la MINUAR s’en allait. Les réfugiés se sont réunis pour discuter des
différentes options. Certains ont suggéré qu’on reste à l’ETO pour combattre les attaquants. D’autres ont
proposé qu’on aille au stade d’Amahoro pendant que les derniers pensaient que le CND, le siège du FPR,
était une meilleure alternative. Il y avait tellement de monde qu’il était impossible d’arriver à un consensus.
D’autant plus que nous étions tous terrifiés.
Le commandant militaire belge a dit que quand il partirait, nous devrions soit fuir, soit rentrer chez
nous. Il a ajouté: “Quoi que vous fassiez, la chose la plus importante est que vous partiez immédiatement
après notre départ.”

Florence Mukakabanda comptait parmi les réfugiés pris de terreur en apprenant que la MINUAR
envisageait un retrait possible. Elle dit qu’en fin de compte le soldat qui s’était adressé à la foule avait
semblé capituler et accéder à leur demande de rester jusqu’à l’arrivée du FPR.
Il nous a dit que le gouvernement rwandais exigeait leur départ.

“Nous avons crié que la MINUAR devait rester pour garantir notre sécurité. Nous
avons insisté. Nous avons expliqué que le gouvernement en place était en faveur des
tueries, qu’il ne pouvait pas nous protéger tout en préparant les tueries.”
En fait, il y avait trois personnes chargées de mener les négociations avec la MINUAR. Finalement, la
MINUAR, pour éviter nos cris, nous a assurés qu’elle allait rester.

Néanmoins, raconte Florence, il y eut bientôt des signes indiquant que les soldats avaient l’intention
de s’en aller. Ce soir-là et le lendemain matin, elle les vit rassembler leurs affaires et “démanteler les
défenses érigées autour des tranchées”. Cette activité fut remarquée par certains réfugiés à l’intérieur
de l’ETO mais elle n’était pas visible aux réfugiés de l’extérieur. Spéciose, par exemple, n’avait pas la
moindre idée que les forces onusiennes préparaient leur départ. Elle et d’autres réfugiés du terrain de
sports étaient surtout préoccupés par les conséquences d’un assaut lancé sur eux par les interahamwe.
Le frère Gaspard Nteziryayo estime que cette attaque eut lieu vers 13 heures et il souligne que les
troupes de la MINUAR “répondirent aux tirs”. A l’issue de cet incident, Spéciose dit que les réfugiés
tentèrent de croire à une certaine normalité de leur situation, réconfortés par le fait qu’ils étaient
protégés par la présence des soldats onusiens.
Avec la MINUAR à proximité, nous savions qu’il ne nous arriverait rien de grave. Les gens se racontaient
des histoires de guerre. Il parlaient de maisons incendiées et de personnes mourantes. Nous avons même
commencé à faire la lessive.

Spéciose a toutefois perçu la frustration croissante des soldats de la MINUAR, laquelle devint
manifeste à partir du lundi. Avec le recul, elle pense qu’ils commençaient à mal accepter leur
impuissance et que cela se répercutait sur leur façon de considérer les réfugiés.
Le lundi, la situation a commencé à se détériorer car la MINUAR préparait son départ. A partir de ce
moment, les soldats belges montraient leur dégoût pour leur incapacité à nous protéger ou à se protéger euxmêmes. C’était après l’assassinat de leurs collègues (les dix soldats qui gardaient le premier Ministre Agathe
Uwilingiyimana). Leur colère et leur frustration les rendaient indifférents au problème de notre sécurité.
C’était comme si c’était nous qui avions tué leurs collègues plutôt que d’être nous-mêmes les victimes. Nous
n’étions que des objets à leurs yeux et leur attitude semblait dire : “Vous êtes tous pareils.”

Jean-Bosco Rutayisire est d’accord pour dire que les interahamwe avaient “encore peur des soldats

38

de la MINUAR” et que c’est là le principal facteur qui les força à battre en retraite le 10 avril, alors
qu’ils étaient “armés jusqu’aux dents”.
Florence reconnaît que les soldats de la MINUAR réussirent à repousser les interahamwe, mais elle
soutient que cela ne fait que souligner leur manque d’engagement à l’égard des réfugiés : la MINUAR
connaissait le danger immédiat dans lequel ils se trouvaient mais elle ne prit aucune mesure.
La MINUAR craignait toujours le pire mais ne faisait rien pour protéger les réfugiés qui se trouvaient à
l’extérieur. En nous laissant à notre triste sort, la MINUAR n’avait aucun doute sur la tournure qu’allait
prendre les événements.

Etant donné les terribles circonstances dans lesquelles se trouvaient les réfugiés à l’extérieur de
l’ETO, Vénuste et certains autres réfugiés du terrain de sports, tout comme ceux à l’intérieur, avaient
déjà tenté de persuader les soldats de les aider à trouver un endroit plus sûr. Il a relaté les demandes
formulées aux soldats et leurs réponses, ajoutant qu’il avait l’impression que les soldats avaient peur.
Il précise qu’ils leur donnèrent des conseils sur ce qu’ils devaient faire en cas d’attaque, leur
conseillant de “se coucher par terre s’ils entendaient des coups de feu, par exemple, et de ne pas se
mettre dans leur ligne de mire.” Leur présence, ajoute-t-il, apportait une certaine protection aux
réfugiés. Toutefois, Vénuste décrit les soldats de la MINUAR comme “des observateurs impuissants et
quelque peu nerveux” et leurs relations avec les réfugiés comme très “hésitantes”.
Parfois, on discutait avec les soldats de la MINUAR. On leur proposait des solutions pour nous écarter du
danger qui nous guettait.

“Nous leur avons proposé par exemple de nous escorter jusque dans la zone contrôlée par le
FPR à Remera. Nous leur avons ensuite proposé d’aller informer le FPR de notre présence à
l’ETO.”
Je ne sais s’ils ont fait un geste dans le sens de la deuxième suggestion. Face à ces propositions, ils nous
répondaient : “On va voir, on va voir.”

Les préparatifs du départ, le 11 avril
Le lundi 11 avril marqua la fin du sanctuaire que les réfugiés croyaient être l’ETO, le jour où plus de
2.000 personnes déplacées qui s’y étaient rassemblées trouvèrent la mort. Suite aux messages
contradictoires reçus des soldats les jours précédents, les réfugiés n’étaient absolument pas préparés au
brusque départ des troupes qui eut lieu vers 14 heures. Le manque d’information, de conseil ou
d’assistance durant les heures cruciales ayant précédé leur départ a indubitablement contribué à
l’échelle du désastre qui s’est abattu sur les réfugiés de l’ETO. Si on leur avait donné la chance de
planifier leur fuite ou de tenter de s’échapper, le carnage n’aurait pas eu des proportions aussi
dévastatrices. Les décisions prises sur le terrain par les commandants de la MINUAR ce dernier jour
furent profondément lacunaires et si le Lieutenant Lemaire notamment a depuis exprimé sa
consternation et ses regrets 65 pour ce qui s’était passé, il est clair que les soldats connaissaient toute la
gravité du danger dans lequel ils laissaient les réfugiés.
Le facteur clé à la base de la décision des troupes belges de quitter l’ETO le 11 fut certainement
l’évacuation des expatriés. Si les parachutistes français n’étaient pas arrivés pour escorter les Belges et
les autres Européens de l’ETO jusqu’à l’aéroport, la question du retrait de la MINUAR ne se serait
certainement pas posée. Pendant plusieurs jours, les soldats s’étaient demandés comment se passerait
cette évacuation mais dès l’instant où cette préoccupation leur a quitté l’esprit et où les étrangers sont

Le rapport du groupe d'éminentes personnalités nommées par l'OAU fait mention de l'amertume ressentie par
le Lieutenant Luc Lemaire face à son ordre de retrait : “En tant que soldats, nous devons être prêts à mourir à
tout moment.” Ceci contraste avec la préoccupation du gouvernement belge d'empêcher toute perte de vie de
ressortissants belges. Voir le paragraphe 15.51.
65

39

partis, Lemaire demanda l’autorisation de partir, autorisation qu’il reçut de ses supérieurs. 66 Aucun
d’entre eux n’avait le moindre doute que les interahamwe avaient l’intention de donner l’assaut sur
l’école. Mais quels que soient leurs regrets ultérieurs, la mort des réfugiés fut manifestement jugée
comme inévitable alors que la vie des expatriés allait être précieusement gardée. De fait, le contingent
belge de la MINUAR devait se rendre à Gitarama pour évacuer un autre groupe d’expatriés, une
mission qui finalement s’avéra inutile.67
Apparemment, le Lieutenant Lemaire tenta de trouver un moyen de faire venir de l’aide aux
réfugiés, mais ses efforts s’avérèrent vains. 68 Toute initiative pour sauver ces vies humaines se serait en
grande part fondée sur la bravoure et l’ingéniosité de Lemaire. S’il est indéniable qu’il s’inquiétait de
leur situation, il ne pouvait être sûr d’avoir l’appui de ses supérieurs ou du commandement de la
MINUAR en cas de tentative d’évacuation des réfugiés rwandais. Pourtant, comme le souligne le
rapport de la Commission d’enquête, à ce stade l’ordre à Lemaire d’évacuer, si tant est qu’’il devait y
en avoir un, aurait dû venir du commandant de la force de la MINUAR, Dallaire. Il est constaté dans le
rapport que l’arrivée des troupes nationales belges “a brouillé la perception du contingent Kibat … les
troupes belges de la MINUAR avaient commencé de recevoir leurs ordres de la force d’évacuation et
de partager leur matériel avec elle.” 69 Manifestement, il s’agit là d’un facteur ayant influé sur les
événements qui se déroulèrent à l’ETO. Une solution aux problèmes qui confrontaient Lemaire le 11
aurait pu être d’attendre et d’assurer la sécurité des réfugiés le plus longtemps possible.

L’Evacuation
Quand arriva le 11, le fait que les expatriés allaient être évacués était connu de tous. La Belgique avait
pris la décision d’évacuer ses ressortissants le 8 avril et la plupart des expatriés présents à l’ETO
étaient belges. La MINUAR était tenue de coopérer aux évacuations. 70 Tant la France que la Belgique
volèrent au secours des ressortissants étrangers ; les Etats-Unis et l’Italie envoyèrent également des
missions. Les soldats français arrivèrent à Kigali de bonne heure le matin du 9 avril et l’après-midi du
10, des avions belges transportant des parachutistes recevaient l’autorisation d’atterrir à Kigali. Le
lendemain marqua le véritable commencement de l’évacuation.
Le père Jean-Paul Lebel explique que, dès son arrivée à l’ETO le 8, il avait été question d’évacuation
et qu’il y avait déjà plusieurs jours qu’ils étaient prêts à partir. Dès le début, il était clair qu’il serait
difficile de négocier l’inclusion de citoyens rwandais dans l’évacuation, bien que l’idée de les laisser à
leur sort fût intolérable à certains des prêtres.
Officiellement, seuls les expatriés devaient être évacués. Parmi les salésiens, le père Léon ne voulait pas être
évacué si bien que j’ai dû intervenir en tant que supérieur pour lui faire comprendre que sa décision de rester
était risquée. L’aumônier militaire belge m’avait d’ailleurs dit que je devais le convaincre sous peine qu’il
soit évacué de force. Au même moment, j’étais déterminé à lutter pour que Jacqueline, fille rwandaise que
j’avais adoptée, soit elle aussi évacuée. Je pense que les nombreuses tentatives d’évacuation avortées étaient
dues au fait que les Belges hésitaient à entreprendre cette mission sans la certitude de la réussir.

Le frère Gaspard se rappelle de la détermination dont le père Léon fit preuve pour ne pas tourner le
dos aux les réfugiés.

“Le père Léon et un professeur belge prénommé Victor ont commencé à dire qu’ils ne
partiraient pas car ils ne voulaient pas laisser les réfugiés dans une situation
Ibid.
Ibid.
68
Voir Human Rights Watch, Leave None to Tell the Story.
69
Rapport de la Commission d'enquête, p.34.
70
Le groupe d'éminentes personnalités nommées par l'OAU note au paragraphe 15.7 que les ordres transmis à
Dallaire concernant les évacuations étaient exceptionnels en ce sens qu'ils l'autorisaient à user de sa discrétion
pour agir au-delà de son mandat. Le rapport observe : “Le but de l'exception n'aurait pas pu être plus explicite
que par les mots “si cela s'avérait indispensable à l'évacuation des ressortissants étrangers.” Aucune latitude de
cette sorte n'a jamais été permise pour la protection des citoyens rwandais.”
66
67

40

extrêmement dangereuse.”
Leurs collègues se sont attachés à leur faire comprendre le bien-fondé de l’évacuation mais lui, le père Léon,
a continué à résister jusqu’à ce que ses collègues décident de l’emmener de force dans le véhicule.

Le père Léon Panhuysen a souligné que la milice s’était postée à l’extérieur de l’école depuis le 8
avril et qu’elle pouvait facilement surveiller les mouvements des Belges. Il savait les dangers auxquels
étaient exposés les réfugiés et voulait rester avec eux.
Moi, personnellement, je ne voulais pas être évacué. Je voulais rester avec les réfugiés mais mon supérieur
m’a dit en insistant : “Léon, au nom de l’obéissance, je vous ordonne de partir.”

Après plusieurs jours de spéculation quant à la date de l’évacuation, finalement, le matin du 11 avril,
des soldats français arrivèrent pour préparer les expatriés à partir plus tard dans la journée. Le frère
Gaspard se rappelle que les parachutistes à béret rouge sont arrivés vers 9 heures. Il croit qu’il y avait
des Belges parmi eux.
Les véhicules étaient ordonnés de la manière suivante : un véhicule militaire suivi par deux véhicules civils
et ainsi de suite... Les véhicules ont démarré vers midi.

Le père Jean-Paul Lebel a indiqué que les Français étaient venus car leurs relations avec les locaux
étaient plutôt bonnes alors que les Belges “craignaient l’hostilité locale”. Gustave et nombre d’autres
réfugiés comprirent que les soldats arrivés ce matin-là étaient des Français et ils devinèrent que cela
voulait sans doute dire que les expatriés allaient partir. Toutefois, il ne fut donné aucune explication
aux réfugiés quant à ce qui allait se passer ; bien au contraire, le frère Gaspard soutient que l’on tenta
de les tromper.
Vers 10 heures, les réfugiés ont réalisé que nous risquions de nous sauver seuls et ont commencé à mal
réagir. En conséquence, le lieutenant responsable des soldats belges en place, est monté sur un talus et au
moyen d’un mégaphone, il s’est adressé aux réfugiés et leur a assuré que la MINUAR n’allait pas les quitter.

L’arrivée des soldats français, reconnaissables au drapeau sur leur uniforme et à leur béret rouge, fut
une source de consternation pour les réfugiés. Leur appréhension alla croissant lorsqu’ils virent les
soldats de la MINUAR rassembler leurs affaires, démanteler les fusils des tranchées, démonter leur
tente et regrouper tout leur matériel vers l’un des bâtiments principaux. Les soldats français revinrent
plus tard ce matin-là, au volant de Jeeps dotées de fusils, en passant par le petit portail se trouvant près
du champ où les réfugiés campaient. Ils étaient accompagnés d’expatriés, y compris des
ecclésiastiques, qu’ils avaient récupérés en différents lieux. Il y avait, entre autres, des Espagnols, des
Belges, des Français et des Italiens. Vénuste raconte qu’il parla à des soldats belges lorsqu’il vit qu’ils
s’apprêtaient à partir.
Au fur et à mesure que le temps avançait, la situation prenait une autre allure. Les interahamwe qui avaient
commencé à tirer de loin, n’étaient plus qu’à quelques mètres de nous. Quand les soldats ont commencé à
faire leurs bagages, nous avons eu l’occasion de leur poser quelques questions : “Pourquoi voulez-vous partir
alors qu’on est menacés ? Qu’allons-nous devenir ?”Au lieu de nous répondre, ils esquissaient un petit
sourire.

Belancille eut vent de l’évacuation imminente par l’un des prêtres. Elle déclare que les réfugiés ne se
faisaient aucune illusion quant à ses implications.
Le lendemain matin, le 11 avril, nous avons vu venir d’autres soldats blancs avec des bérets rouges à bord de
véhicules militaires. Ces soldats se sont occupés d’amener des civils blancs qu’ils avaient évacués et de les
regrouper dans l’ETO.
Entre-temps, des soldats de la MINUAR se sont regroupés dans une maison. Vers 11 ou 12 heures, on
nous a invités à prendre nos enfants et à nous apprêter à manger. Le père Joseph Fonke, a appris à Jean
Nshimiye, mon fils, qu’ils allaient rentrer avec les soldats de la MINUAR. Mon fils nous en a parlé à son

41

tour. Nous avons alors commencé à paniquer, surtout que pour nous, le départ de la MINUAR signifiait une
mort immédiate.

Yves se rappelle même, qu’alors que les expatriés embarquaient à bord de véhicules, les réfugiés se
virent offrir de la nourriture.
Vers 12 ou 13 heures, nous avons vu les soldats français revenir à bord de leurs Jeeps (environ cinq) et trois
minibus Hitachi. A ce moment, il était clair que quelque chose allait se passer. D’ailleurs, un prêtre de la
paroisse de Kicukiro, Joseph Fonke, venait de dire à certains de ses amis parmi les réfugiés, qu’il allait
rentrer chez lui avec les soldats de la MINUAR. Parmi ceux à qui il l’avait annoncé figurait John Ntasinzira,
qui est mort par la suite. Les Français et les soldats de la MINUAR ont commencé à faire monter les gens
dans les véhicules et, après avoir terminé cette opération, les soldats de la MINUAR nous ont rejoints pour
nous dire d’aller manger. Nous avons refusé parce que nous venions de nous rendre compte que c’était une
stratégie destinée à nous distraire et à s’en aller à notre insu.

Les prêtres qui allaient être évacués étaient en train de manger lorsque fut donné le signal du départ.
Le père Léon courut avec les autres pour monter à bord des véhicules. Il a décrit leur voyage.
Nous prenions la soupe quand le signal de départ a été lancé vers midi. Nous avons couru vers les véhicules.
La destination était l’aéroport de Kanombe, mais nous avons dû faire un détour par Rubirizi parce que la
route principale était sillonnée par des miliciens. Arrivés à l’aéroport, j’ai vu au moins cinq avions de type
CARGO 130, et on nous a dit : “Les Belges par là...”

De l’avis du père Léon, “l’immense haine” nourrie à l’égard des Belges à l’issue de l’accident
mortel de l’avion présidentiel eut un effet profond sur les attitudes des soldats. Ceci conjugué au fait
qu’ils “manquaient d’armement lourd” et “n’avaient pas de mandat pour tirer sur les miliciens”
entraîna le retrait du contingent belge qui allait avoir lieu peu de temps après leur propre évacuation.
Le frère Gaspard suggère que des membres de l’autre contingent belge basé à Kigali travaillaient déjà
avec les Français à leur évacuation. Pour lui, la manière dont les soldats qui les emmenèrent à
l’aéroport ont modifié leur route pour éviter les barrages indiquait qu’ils connaissaient bien Kigali.
La façon dont ils connaissaient les détours par lesquels nous sommes passés pour arriver à l’aéroport
prouvait que nous étions évacués par des gens qui maîtrisaient la zone. Je ne puis affirmer catégoriquement
et sans risque d’erreur que des Belges figuraient dans la colonne d’évacuation. Cependant, je suis certain
d’avoir vu de mes propres yeux l’aumônier militaire du premier contingent belge.

Du fait des protestations des expatriés, certains ecclésiastiques rwandais furent inclus parmi les
évacués, ainsi qu’un petit nombre de citoyens rwandais. Il est difficile de déterminer quel critère
justifiait l’inclusion. Ainsi par exemple, Boniface Ngurinzira, politicien qui avait été une cible
immédiate des extrémistes, était sous la garde de la MINUAR depuis bien avant le 7 avril. Il avait été
amené à l’ETO, accompagné de sa famille, par les soldats du maintien de la paix mais ils ne lui
offrirent aucune autre protection. Il ne fut pas évacué bien qu’il eût supplié les troupes françaises de
l’emmener et il trouva la mort dans le massacre qui s’ensuivit ce jour-là.
D’après Emmanuel une liste avait été rédigée par un employé du PNUD, Cléophas Bazimaziki,
marié à une Italienne. Il avait consigné le nom des étrangers, des citoyens mariés à des étrangers et des
Rwandais qui travaillaient pour des organisations internationales, mais Emmanuel ne sait pas “de qui
il tenait l’autorité de compiler cette liste”. Lorsque les évacuations commencèrent, Emmanuel et sa
femme, qui travaillaient pour le PNUD, furent appelés par un major de la MINUAR. Il parle de leur
départ de l’ETO et de l’accueil chaleureux réservé aux soldats français. Toutefois, leur fuite de l’ETO
n’allait être que la première de maintes embûches à surmonter.
L’ETO était occupée par les soldats belges mais nous avons été évacués par les Français. Les rues de
Kicukiro étaient déjà jonchées de corps quand nous sommes partis. Alors que nous traversions, nous
entendions crier “Vive la France !” parmi la foule alignée aux bords des routes. Nous avons été divisés en
deux convois. Le premier convoi a rejoint l’aéroport via Rubirizi. Le second, le nôtre, est parti vers le lycée
français. Lorsque nous sommes arrivés là, les soldats, probablement français, ne voulaient pas nous laisser
entrer. Nous sommes restés à l’extérieur sous l’œil narquois des soldats qui gardaient l’entrée. Un peu plus

42

loin, à l’entrée du centre sportif de Kigali, il y avait un barrage routier tenu par les interahamwe. Ils sont
venus nous menacer et nous ont dit qu’ils allaient nous tuer pendant la nuit.
Le soir, vers 18 heures, le soldat qui gardait l’entrée est venu nous dire de “dégager”. J’ai répondu : ”Je
préfère être tué avec une arme à feu plutôt qu’avec une machette.” Il a éclaté de rire et est parti. C’était
comme s’ils se moquaient de nous.
On n’avait pas d’autre choix que de passer la nuit à l’extérieur. On a profité de l’obscurité et de la
pluie pour se glisser sous les véhicules du parking de l’école. Nous étions environ treize.
Le jour suivant, une dizaine de camionnettes sont arrivées pour évacuer ceux qui avaient passé la nuit
au Lycée Français. Nous ne faisions pas partie d’entre eux. Le représentant du PNUD est arrivé en véhicule
blindé. Ma femme a demandé pourquoi on refusait de nous laisser entrer au lycée et il lui a
répondu : ”Boutros Ghali n’a pas encore donné la permission d’évacuer les locaux.” 71 Ils attendaient les
ordres des Nations Unies et de leur secrétaire général. Par la suite, nous avons profité de la confusion pour
nous faufiler à l’intérieur et c’est ainsi que nous avons été évacués.

Une religieuse de l’Ordre des Disciples de Jésus de l’Eucharistie comptait parmi les membres du
clergé rwandais évacués de l’ETO. C’était la deuxième fois que les troupes de la MINUAR aidaient
ces religieuses ; les soldats les avaient amenées à l’ETO le 10. Mais ils ne l’avaient fait que sur
l’insistance des religieuses italiennes du même couvent. Les soeurs italiennes, résolument décidées à
ne pas quitter les lieux sans leurs collègues rwandaises, avaient reçu le soutien du consul italien qui les
avait aidées à convaincre les soldats d’emmener les soeurs rwandaises avec eux. 72
Nous logions dans le salon du bâtiment principal des frères salésiens. Lorsque nous sommes arrivées, les
soldats de la MINUAR étaient en contact avec les Européens et ils les prévenaient de leur départ imminent.
Quand ils sont arrivés chez nous, ils ont d’abord parlé aux soeurs européennes de notre communauté. La
MINUAR ne voulait évacuer que les Européens, mais les soeurs ont refusé de partir sans nous. Ce sont elles
qui nous ont raconté cela. Il y avait quatre soeurs européennes et 27 soeurs rwandaises. Nous avons entendu
ces discussions le lundi 11 avril, un peu avant de partir avec la MINUAR.
Ce que je peux affirmer, c’est que la MINUAR n’avait pas la volonté de sauver les noirs. La seule
raison pour laquelle nous avons été évacuées, c’est parce que les soeurs italiennes ont catégoriquement
refusé de partir sans nous. Bien sûr, on est parties les dernières. La MINUAR disait aux soeurs italiennes :
“Si vous refusez de partir, vous allez être tuées ici.” Elles le savaient déjà, parce qu’en arrivant au parking de
l’école française, des individus armés jusqu’aux dents leur avaient demandé les clés de leurs voitures. Ils
étaient partis avec les véhicules qui nous avaient transportées. C’était un signe qui ne trompait pas, mais les
soeurs, nos supérieures, n’ont pas voulu céder. Elles ont tenu bon pour nous sauver alors que la MINUAR
allait nous laisser, et cela, pour la deuxième fois en 24 heures.

Dans ce convoi figurait une autre soeur rwandaise qui a raconté comment les religieuses ont enfin
quitté le Rwanda.
La MINUAR avait l’intention de n’évacuer que les étrangers. Nous sommes parties après que l’ultimatum du
gouvernement ait expiré. Nous ne sommes pas arrivées à l’aéroport avant mardi à 11 heures à cause des
tensions relatives à notre évacuation. Ils ne voulaient pas nous emmener et le consul d’Italie a dû intervenir
directement en notre nom. Nous sommes parties avec le dernier camion du dernier convoi. Nous avons
décollé de Kanombe vers 18 heures à destination du Kenya. De là, nous sommes allées en Europe.

Rose Mushikwabo passa une nuit à l’école avant d’être évacuée. Elle savait qu’elle devait son
évacuation aux efforts de ses collègues italiennes.
En fait, la famille de Luciano Ratti nous a prises en charge. C’est grâce à elle que nous avons été évacuées
avec les autres. Cela a été le cas pour d’autres Africains qui étaient là.
Le Rapport de la Commission d'enquête note l'amertume des membres du personnel rwandais qui ne furent pas
évacués malgré les risques qui pesaient sur leur vie. Il critique également l'ONU pour son manque de directives
claires, déclarant : “Le fait que les Rwandais travaillant pour les Nations Unies croyaient à tort que
l'Organisation pouvait et voudrait les protéger montre que ceux qui étaient chargés d’assurer la sécurité – en
particulier le Représentant spécial et le fonctionnaire chargé des questions de sécurité – ont gravement failli à
leur tâche s’agissant d’informer correctement le personnel.” p 29.
72
Le Consul dItalie est l’un des rares diplomates qui resta au Rwanda pendant le génocide. Il parvint également à
évacuer des enfants au Burundi.
71

43

“Soit on était pris en charge par un blanc pour partir, soit on restait là.”
Les autres qui ont pu partir, ont été pris en charge par les sœurs italiennes de Kicukiro. On prenait la liste et
on énumérait les noms de ceux qui faisaient partie de telle ou telle famille européenne. C’est comme ça que
certaines personnes ont été sauvées alors qu’elles ne se doutaient de rien. Sans compter les militaires, notre
convoi comportait environ 20 personnes. Nous sommes partis de l’ETO et avons roulé jusqu’à l’aéroport via
Rubirizi. Il y avait bien sûr des interahamwe sur notre passage mais ils ne s’aventuraient pas à nous attaquer
parce qu’on était avec la MINUAR73.

Rose a évoqué le déchirement qu’elle ressentit au moment de son départ. Elle remarque que son
voyage jusqu’à l’aéroport se déroula sans encombres grâce à l’escorte de la MINUAR.
C’est avec peine qu’on a quitté l’ETO. Mon cœur était chargé à exploser. Il est malheureux que la vie soit
aimée de la sorte. Je ne peux pas décrire ce que je ressentais en quittant mes amis, d’autant plus qu’ils étaient
menacés de mort. Les quitter comme ça, c’était comme les condamner à mort. Ils étaient sous le choc et ils
étaient terrifiés. Ils nous disaient : “Vous nous laissez vous aussi aux mains des tueurs ?”

Se basant sur l’expérience de son propre voyage à l’aéroport sous l’escorte de la MINUAR, Rose est
persuadée que les réfugiés auraient pu être accompagnés dans un endroit plus sûr si les soldats avaient
bien voulu essayer.
Abandonner un ami dans ces conditions, ce n’était pas facile pour nous. Les Européens aussi étaient
paniqués. Ils croyaient que le pire pouvait arriver à tout moment, même dans l’avion. Ils étaient tellement
dépassés par la situation qu’ils ne parlaient pas.
La MINUAR avait la possibilité de sauver les réfugiés. Dans tous les cas, aucun interahamwe n’aurait
attaqué l’ETO sachant que la MINUAR était présente. La MINUAR, malgré l’ordre qu’elle avait reçu de
quitter l’ETO aurait dû user de la logique pour comprendre qu’il était de son devoir de ne pas laisser périr
toutes ces personnes. Elle aurait pu s’arranger pour laisser les réfugiés aux mains des inkotanyi. La
MINUAR connaissait très bien le danger qu’allaient encourir les réfugiés après son départ parce que les
interahamwe ne cessaient de tirer.

Jean-Paul Lebel a raconté que bien que la MINUAR eût finalement cédé aux pressions et accepté la
demande d’évacuation ses confrères prêtres rwandais, il eut des difficultés pour obtenir la permission
des autorités d’emmener avec lui sa fille adoptive.
Au début, ils ne voulaient pas évacuer nos collègues, deux frères rwandais et deux Congolais. Mais comme
nous, Salésiens, formons une communauté indivisible, le problème a rapidement été résolu. Comme elle
avait un passeport rwandais, Jacqueline a été empêchée de partir. J’ai dû insister qu’elle était ma fille
adoptive mais sans succès. Je suis alors arrivé à leur dire que je ne partirais pas sans elle ; “et je vais vous
embêter” ai-je ajouté ensuite. Après une heure de négociations musclées, la dame que j’avais suffisamment
dérangée s’est retrouvée fatiguée et a posé le tampon sur la main de Jacqueline “pourvu que vous ne
l’emmeniez pas en Belgique”. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter parce que je savais qu’on n’irait pas en
Belgique. Je suis parti dans un avion HERCULE néerlandais, vers 17 heures. On s’est arrêtés à Nairobi
jusqu’au 14 avril. Jacqueline est actuellement au Canada.

Le retour du Colonel Rusatira, 11 heures - midi : prélude du départ
Nombre des réfugiés se rappellent avoir vu le Col. Rusatira arriver à l’ETO vers 11 heures. Ils se
demandèrent s’il avait été prié de venir et par qui. Sa présence ne fit qu’exacerber les inquiétudes des
réfugiés et, d’après Florence, il leur déclara que la MINUAR avait l’intention de partir.
Je ne sais pas comment il est arrivé ni qui l’a appelé. Il a demandé une réunion, laquelle s’est tenue au même
endroit que celle de la veille. Les chefs de la MINUAR étaient là, debout, à ses côtés. Il portait l’uniforme
militaire. C’était la première fois que je voyais Rusatira. C’est un homme ni trop élancé, ni trop court. Avant
de commencer la réunion, il s’est présenté ; c’est comme ça que j’ai su qui il était. Son nom me disait
quelque chose parce que je l’avais déjà entendu très souvent. Aucun soldat de la MINUAR n’a parlé.
73

Témoignage recueilli à Kigali, le 14 février 2000.

44

“Rusatira a dit que le but de sa visite était de nous annoncer que la MINUAR devait
partir. Il a ajouté que le gouvernement était prêt à venir assurer notre sécurité. Il
disait que la MINUAR allait partir parce que son mandat avait pris fin.”
Comme on criait pour réfuter toutes ses propositions, il a tranché net : “Que vous le vouliez ou non, la
MINUAR va partir” et d’ajouter : “Je vous amène mes militaires pour vous garder.” Avec ironie il a dit :
“D’ailleurs je vois qu’il y a de jeunes costauds parmi vous. Vous pouvez vous défendre vous-mêmes.” Il est
monté dans sa Jeep et il est parti.

Jeanne d’Arc a brossé un tableau semblable de la visite de Rusatira.
Le Colonel Rusatira est revenu et s’est adressé à nous depuis les escaliers. Il nous a dit : “ La décision de
départ de la MINUAR est irrévocable. La MINUAR doit partir maintenant, tout de suite.” Après la réunion,
la MINUAR a commencé à charger le reste de ses bagages.

Assumpta a parlé de la visite du Col. Rusatira le 11 avril, notant elle aussi que c’est tout de suite
après son départ que les soldats de l’ETO commencèrent à préparer leurs bagages.
Entre midi et une heure, nous avons vu entrer à intérieur de l’ETO un haut officier de l’armée rwandaise.
Nous le connaissions très bien puisqu’il habitait à Kicukiro. Il s’appelait Leonidas Rusatira. Je le connaissais
tout particulièrement puisqu’il avait l’habitude de venir chercher papa pour qu’il fasse la soudure des portes
ou des fenêtres de ses maisons. Il est venu s’entretenir avec les forces de la MINUAR. Leur entretien a duré
trente minutes puis il est reparti.

D’après Madeleine, Rusatira n’avait aucun doute quant aux intentions de départ de la MINUAR.
Il a dit que la MINUAR devait évacuer l’ETO parce que le bâtiment était sollicitée par le gouvernement. La
MINUAR a ensuite demandé quelles dispositions avaient été prises au sujet des réfugiés et Rusatira a
répondu que le gouvernement disposait d’une armée capable d’assurer la sécurité de ces réfugiés.

Angélique n’entendit pas les propos de Rusatira, mais elle le vit et elle a confirmé qu’il s’était rendu
à l’ETO “en tenue de l’armée” et “avec une escorte militaire”. Elle le reconnut puisqu’il habitait dans
son quartier de Gatare.
Ignace Benimana est lui aussi convaincu que c’est bien Rusatira qu’il vit à l’ETO le 11 mais il se
trouvait sur le terrain de sports et par conséquent il ignore les propos qu’il tint aux réfugiés à
l’intérieur de l’école.
Je connais très bien Rusatira car nous avons été voisins. Rusatira venait de quitter l’ETO le 11 avril, entre 11
heures et midi, le jour où nous devions mourir. En allant vers l’ETO pour parler avec les soldats de la
MINUAR, il est passé à côté de nous. Il n’a parlé à aucun des réfugiés qui étaient dans la cour d’athlétisme.

Solange Niwemutoni observait également la scène depuis le terrain de sports quand elle vit Rusatira
s’en aller en voiture.
Beaucoup de militaires sont venus et nous ont passés en revue sans dire un mot, puis ils sont repartis. Parmi
ces militaires, j’ai pu reconnaître Rusatira et son garde Alfred. Ce dernier, je le connais bien parce qu’il est
originaire de Gatare à Kicukiro. Quant à Rusatira, j’ai pu le reconnaître car je le rencontrais très souvent en
train de se promener avec ses gardes lorsque j’allais à la messe du matin.
Rusatira est entré à l’ETO. Après une dizaine de minutes, un homme que je n’ai pas pu reconnaître
nous a rejoints. Il a appelé une dame qui avait des jumeaux et qui était avec nous. Il lui a dit que Rusatira la
cherchait. Cette dame était la femme d’un militaire. Les militaires de la MINUAR l’ont laissée entrer pour
rejoindre Rusatira. Au bout d’un certain temps, nous avons entendu des fugitifs en train de crier. Puis, des
militaires de la MINUAR qui étaient au portail sont montés dans le véhicule et partis en laissant le portail
ouvert. Après quelque temps encore, nous avons entendu des tirs d’armes à feu. C’était la confusion totale.

Vianney est également originaire de Gatare, la même cellule que Rusatira.
45

Le 11 avril, j’ai vu le colonel Rusatira entre midi et 13 heures. Il est venu tout près de nous, au portail. Il
nous a regardés à travers les fils barbelés. Les soldats de la MINUAR sont immédiatement partis juste après
leur échange de propos. Rusatira était notre voisin. Il vivait dans la cellule de Gatare, non loin de chez nous.
Il était en tenue militaire, entouré de soldats qui le gardaient, dont Alfred, qui a probablement fui au Congo.

Chantal a déclaré qu’elle connaissait Rusatira depuis longtemps car il habitait dans la même rue
qu’elle. Elle estime qu’il est arrivé entre midi et treize heures et elle précise qu’il s’est bien adressé
aux réfugiés mais que tous n’étaient pas présents pour l’entendre. Le fait que les soldats
commencèrent à préparer leurs bagages aussitôt après son départ a convaincu Chantal qu’il avait
influencé leur décision de partir. Claire connaissait elle aussi le Col. Rusatira car il vivait près de chez
elle à Kicukiro. Le 11, elle raconte qu’il arriva avec “une escorte de 10 soldats de la Garde
présidentielle et qu’il était dans une Jeep militaire verte.”
Rusatira s’est entretenu avec la MINUAR. Ensuite, il a adressé la parole à quelques-uns d’entre nous, dont le
vieux Kabahizi qui est mort pendant le génocide. Ce qui me fait dire que c’est Rusatira qui a ordonné à la
MINUAR de partir, c’est que, immédiatement après qu’il a parlé et qu’il s’est retiré, ils ont commencé à
faire leurs bagages.

Le fait que la MINUAR ait collaboré avec Rusatira et l’ait tenu informé durant ces derniers jours et
les toutes dernières heures eut sans doute de sombres implications pour l’organisation des massacres
qui s’ensuivirent, tout particulièrement si les allégations de sa participation aux tueries s’avèrent
fondées. D’après le récit de l’épisode du 10 avril par le Lt. Col. Dewez, Lemaire avait demandé l’aide
de Rusatira afin de protéger les réfugiés à l’issue du départ de la MINUAR. Il déclare que :
Rusatira a expliqué qu’il dirigeait une école militaire et pas un corps opérationnel et qu’il n’avait pas de
soldats capables de défendre l’ETO. D’après certaines sources, il aurait transmis la demande d’aide à
Ndindiliyimana,74 le chef de la police nationale, mais il n’était pas en mesure ou ne souhaitait pas aider. 75

Pourtant, cela semble contredire les témoignages des survivants selon lesquels Rusatira aurait
promis publiquement que le gouvernement garantirait leur sécurité. En faisant une telle promesse, ses
motifs étaient sûrement cyniques. Non seulement il n’y avait aucun espoir que les forces du
gouvernement protégeraient les réfugiés mais la Garde présidentielle et les soldats des FAR étaient
rassemblés à l’extérieur, prêts à participer au massacre et ils étaient aux premières loges des tueries qui
eurent lieu par la suite à Sonatubes et à Nyanza. De fait, Rusatira lui-même a été accusé d’avoir
participé à ces tueries, non seulement par des survivants mais aussi par un ancien membre de la milice.
Antoine Rugasira faisait partie des miliciens qui ont encerclé l’ETO le 9 avril, en attendant d’attaquer
les réfugiés. Il soutient qu’il se trouvait là sur ordre de Rusatira et que celui-ci leur avait recommandé
de “tirer uniquement sur les inyenzi mais pas sur les soldats de la MINUAR”. Il précise qu’une réunion
avait eu lieu entre Rusatira et les miliciens vers midi le 11 avril.
Rusatira était dans son Pajero et portait son uniforme.

“Il nous a dit que, pour des raisons de sécurité, nous devions commencer par attaquer
les réfugiés de l’ETO de manière à supprimer les grands complices.”
Il a dit cela après avoir visité les lieux (l’ETO). Il a confirmé que la MINUAR allait partir et qu’ils étaient
convenus que les réfugiés seraient gardés par les gendarmes. Il nous a dit d’encercler complètement la forêt
autour de l’ETO.

L’impensable se produit : le retrait des troupes, 14 heures

Le Général-Major Augustin Ndindiliyimana a été récemment extradé de la Belgique au centre de détention du
TPIR à Arusha.
75
Voir Human Rights Watch, Leave None to Tell the Story.
74

46

Les forces d’évacuation françaises retournèrent à l’école vers 13 heures. Le motif de leur retour n’est
pas apparu tout de suite aux réfugiés, bien que certains ait eu l’espoir qu’elles soient venues les aider.
Au lieu de cela, vers 14 heures, les troupes belges de la MINUAR se retirèrent de l’ETO. Cette
décision fut, semble-t-il, prise en sachant que les Belges allaient bientôt quitter le pays, une possibilité
dont les officiers belges avaient conscience depuis le 9. 76 Bien que la décision de la Belgique de retirer
ses troupes de la MINUAR n’ait pas encore été officiellement déclarée à ce stade, il est clair que dans
la pratique, les troupes du KIBAT étaient revenues sous le commandement national et qu’elles
travaillaient aux côtés de leurs collègues dans les forces d’évacuation. Le commandement de la
MINUAR n’eut connaissance de la décision de quitter l’ETO que plus tard et l’ONU ne fut informée
de la décision de la Belgique de se retirer du Rwanda que le 12. 77 Le lieutenant Lemaire avait reçu du
Lt. Col. Dewez l’ordre d’envoyer des troupes à Gitarama afin d’escorter des Belges jusqu’à la ville.
C’est dans ce contexte que Lemaire décida de tirer parti de la sécurité qu’offrait une escorte française
et du fait que la route que celle-ci avait empruntée était sans embûches. Mais il n’aurait pas pu choisir
un pire moment. Si la Commission d’enquête admet la totale confusion qui affectait les décisions
prises par les soldats du maintien de la paix, elle les accuse aussi de timidité. “[Les] soldats de la
Mission eux-mêmes qui, … en n’opposant pas de résistance aux menaces dirigées contre les personnes
qu’ils protégeaient … comme ils auraient pu le faire selon leurs règles d’engagement, n’ont pas fait
preuve de suffisamment de détermination pour s’acquitter de leur mission.” 78
Yves est persuadé que les interahamwe avaient connaissance du retrait imminent de la MINUAR.
Entre 14 heures et 14h30, derrière la clôture, les interahamwe ont commencé à siffler et à crier. Ils venaient
d’apprendre que la MINUAR allait se retirer.

Biramvu a décrit le choc ressenti par les réfugiés tandis que le convoi des Belges s’éloignait. Fous de
désespoir, certains jeunes gens se jetèrent devant le convoi.
Nous ne pouvions pas croire ce qu’ils étaient en train de faire. Ils nous abandonnaient, purement et
simplement. Pourtant, ils savaient bien que les lieux étaient cernés par des assassins. En une fois, ils ont
sauté dans leurs voitures et ont disparu à l’horizon. Je n’ai toujours pas réalisé qu’en fait, ils nous quittaient.
Avec des milliers de réfugiés désarmés, encerclés par la Garde présidentielle et les interahamwe, c’était
littéralement impensable. De plus, on écoutait régulièrement la radio et on savait que le Conseil de Sécurité
n’avait pas encore pris la décision de retirer ses troupes. En désespoir de cause, certains jeunes gens se sont
jetés sur la route pour les empêcher de nous laisser seuls. Des soldats belges ont saisi des grenades. Ceux
d’entre nous qui avaient une voiture voulaient sauter dedans et rouler à la poursuite des soldats belges. Mais
les jeunes nous en ont empêchés. Il nous ont dit que nous devions mourir tous ensemble.

Les réfugiés tentèrent d’empêcher le départ de la MINUAR en formant une chaîne humaine, comme
le souligne Maximilien Rudasingwa.
Les soldats de la MINUAR nous ont obligés à aller manger, espérant ainsi pouvoir quitter l’ETO en cachette.
Ils voulaient partir en notre absence, mais nous sommes restés pour surveiller leurs mouvements. Dix
minutes plus tard, les soldats de la MINUAR ont commencé à partir, les uns après les autres, pour quitter les
lieux. Nous avons tenté de barrer les routes en formant une chaîne humaine devant leurs véhicules. Ils ont
tiré en l’air et nous nous sommes dispersés. Nous sommes restés là, seuls, désespérés, dans l’attente de la
mort.

Jean-Pierre Rukerikibaye faisait partie de ceux qui organisèrent la protestation. Comme bien
d’autres, il fut très irrité par les efforts entrepris par les soldats pour s’enfuir “à leur insu”. Il tenta de
se frayer un passage dans l’un des véhicules.
Les soldats qui étaient à bord m’ont frappé pour m’empêcher de monter. Ils ont tiré en l’air, ce qui nous a
terrifiés et nous a fait fuir. Ils en ont profité pour s’en aller sans autre problème. Nous avons été livrés à
l’abattoir comme des moutons.
Ibid.
Voir l’Enquête parlementaire belge, Chronologie des événements, section 3.8.2.
78
Rapport de la Commission d'enquête, p.28.
76
77

47

Jean Pierre est lui aussi convaincu que les interahamwe avaient été préalablement informés du départ
de l’ONU. Alors qu’ils avaient encerclé l’ETO depuis un certain temps déjà, l’après-midi du 11, la
milice semblait avoir obtenu des renforts ; les miliciens semblaient “fin prêts”.
Le fait que les troupes puissent partir sans avertir et sans prendre les moindres précautions pour
garantir la sécurité des réfugiés parut impensable à Spéciose.
Ils sont partis vers deux heures de l’après-midi, sans prévenir, et sans prendre la moindre mesure pour
s’assurer que quelqu’un prenne notre sécurité en charge. Ils auraient au moins pu avertir le FPR qui était au
CND. Pour les empêcher de sortir, de jeunes garçons se sont jetés au sol devant leurs camions en criant :
“Vous ne pouvez pas nous laisser comme ça !” Nous savions et ils savaient que nous étions complètement
encerclés par les milices et les soldats qui avaient déjà essayé d’envoyer des grenades à l’intérieur.

Claire Kayitesi qualifie de “fourberie” le fait que les soldats de la MINUAR aient appelé les réfugiés
pour qu’ils viennent manger juste au moment où ils allaient partir. De toute façon, elle ne fut pas dupe.
L’humiliation que les réfugiés endurèrent aux mains des soldats résolument décidés à quitter l’ETO
ressort clairement de ses propos.
On avait déjà été trop déçus par le comportement de la MINUAR pour encore croire à sa générosité. Nous
avons vu les soldats de la MINUAR plier leurs bagages et les charger dans leurs camions. Les Français ont
été les premiers à partir. Ensuite, les Belges les ont suivis. Les réfugiés ont tenté de barrer le passage en
s’étendant sur le sol devant les camions tandis que d’autres réfugiés essayaient de grimper à bord. Les
soldats belges repoussaient ces réfugiés pour les empêcher de monter et ils les terrorisaient en pointant vers
eux les canons de leurs fusils.
Pour disperser ceux qui étaient étendus à même le sol, les Belges de la MINUAR ont tiré des rafales
au-dessus d’eux et les ont fait fuir dans toutes les directions. De ce fait, les camions de la MINUAR qui
transportaient les Belges ont pu démarrer. Ils ont pu rejoindre les camions de la MINUAR qui transportaient
les Français et qui, voyant ce qui se passait derrière eux, avaient ralenti pour attendre leurs frères
occidentaux. Le cortège était imposant et ils sont partis dans une même suite.

Yvonne a loué le courage des jeunes gens qui tentèrent d’arrêter la colonne de véhicules. Parmi
ceux-ci figurait le fils d’Appolinaire Ntasinzira, Jean, qui plus tard a été tué. Il ne pouvait subsister
aucun doute dans l’esprit des soldats de la MINUAR qu’ils laissaient les réfugiés face à un danger
mortel, comme le remarque Jean-Bosco Rutayisire : “Ils savaient mieux encore que nous dans quel
danger ils nous laissaient.”
Yves faisait partie de ceux qui tentèrent de bloquer le passage du convoi. Les jeunes gens qui se
jetèrent devant les véhicules le firent parce que leurs supplications n’avaient eu aucun effet.
Nous nous sommes alors mis à crier si bien que les réfugiés basés à l’extérieur, en ont profité pour pénétrer
dans l’enceinte. Ils ont joint leurs cris aux nôtres, tentant d’empêcher ces troupes de partir. Quand nous
avons remarqué que nos cris ne leur disaient rien, nous avons décidé de nous coucher sur leur passage pour
les empêcher d’avancer. Je me suis moi-même étendu avec les autres sur la route. Voyant qu’ils ne pouvaient
pas faire autrement, ils se sont mis à tirer en l’air pour nous intimider.

Agnès Nyirabasinga, agricultrice de 45 ans, habitait en face de l’ETO ; elle s’y était réfugiée le 7 et
occupait une “sorte de cabine de douche” parce qu’il y avait déjà tant de réfugiés sur les lieux. Elle
aussi se coucha par terre devant le convoi de véhicules.
Nous avons essayé de barrer la route à la MINUAR. Ils n’ont pas eu de pitié pour nous. Ils ont tiré en l’air et
la colonne de véhicules est partie pour toujours. On s’était mis en travers de la route pour leur montrer notre
désespoir. Parce qu’on avait misé sur leur présence, leur départ a été pour nous le moment le plus dur de
notre vie. Personne ne nous avait dit de nous coucher à même le sol. On l’a fait spontanément. Peut-être une
personne a-t-elle fait le premier pas et on l’a tous suivie, mais personne ne nous l’a ordonné. 79

La vitesse avec laquelle les soldats partirent et les tueries commencèrent est mise en lumière par
Assumpta qui raconte que les réfugiés pouvaient entendre et voir les interahamwe à l’une des sorties
79

Témoignage recueilli à Kigali, le 8 février 2000.

48

tandis que les soldats onusiens sortaient par l’autre.
Les militaires de la MINUAR ont ordonné aux employés de l’ETO d’envoyer les réfugiés manger à
l’intérieur. Pendant que les réfugiés entraient dans les salles, les militaires de la MINUAR faisaient leurs
valises. Nous avons compris que la MINUAR allait nous quitter. A ce moment, des soldats portant des bérets
rouges sont entrés. Ils venaient chercher ceux qui nous gardaient. Les réfugiés qui étaient déjà entrés dans
des salles sont sortis précipitamment. Tous ensemble, nous nous sommes interposés entre les soldats et la
porte par laquelle ils allaient passer pour sortir. Ils ont tiré en l’air et par peur, on s’est dispersés pour laisser
passer leur cortège. Dans le cortège, il y avait les véhicules où étaient montés les frères et les sœurs de
l’ETO.
A la porte de sortie se trouvait déjà un groupe d’interahamwe qui dansaient, criaient, sifflaient et
battaient des tambours pendant que la MINUAR sortait par la porte principale et nous livrait ainsi au
massacre des interahamwe.

Les tout derniers moments qui ont précédé le départ de la MINUAR furent extraordinairement
tendus et il régnait une confusion totale, souligne Madeleine. Certains des réfugiés pensaient que les
soldats français qui étaient venus pour évacuer les expatriés allaient en fait remplacer le contingent
belge ; d’autres avaient peur que les Français ne soient de mèche avec les génocidaires. Et puis,
soudain, il devint évident que la MINUAR se retirait.
La MINUAR a commencé à plier bagage. Les tentes, les sacs de sable, tout le matériel a été rapidement
chargé dans les camions et d’un coup, comme l’éclair, ils sont partis.

“Nous, on s’était levés et on criait pour qu’ils ne nous laissent pas. On demandait leur
secours. Pour les empêcher de partir, certains se sont mis en travers de la route. La
MINUAR a tiré en l’air pour les effrayer.”
C’est alors qu’ils ont cédé le passage. Nous qui étions à l’extérieur, nous avons forcé le portail et la barrière.
On est entrés à temps pour voir le cortège de la MINUAR partir.

Venantie se rappelle avoir applaudi au moment de l’arrivée des soldats français “pensant qu’ils
étaient venus nous protéger” et elle se souvient aussi de l’anéantissement soudain de leurs espoirs
lorsqu’ils partirent avec les troupes de la MINUAR. Angélique demande pourquoi il ne leur a pas été
au moins donné un quelconque préavis. Elle sauta sur l’autobus qui emmenait les étrangers et le
personnel de l’ONU à l’aéroport mais elle fut très vite repoussée.
Le départ de la MINUAR a été préparé en secret et nous a pris par surprise. Si la MINUAR nous avait
avertis, ne fût-ce que deux heures avant son départ, beaucoup de gens auraient été sauvés. Lorsque nous
avons vu partir subitement les véhicules, on s’est rués pour les arrêter. Un garçon du nom de Gakire et moi
nous sommes hissés à bord d’un minibus rempli de diplomates, de soeurs et de prêtres. Mais un soldat nous a
violemment repoussés. Nous avions supplié Emmanuel Rubangura et son épouse Odette Uwankana pour
qu’ils intercèdent en notre faveur. Mais le soldat ne les a pas entendus. Nos frères se sont couchés devant le
cortège des véhicules de la MINUAR pour les empêcher de partir. Mais les militaires ont tiré des rafales
dans le ciel et les crépitements des fusils ont terrorisé les Tutsis qui se sont sauvés et ont laissé passer la
MINUAR.

Augustin supplia un couple rwandais, autorisé à être évacué car la femme travaillait pour la Croix
Rouge belge, d’insister qu’il était un proche parent. Mais ils ne furent pas en mesure de l’aider.
Ignace Benimana campait sur le terrain de sports mais sa femme et leurs cinq enfants se trouvaient à
l’intérieur de l’ETO.
Nous avons su que la MINUAR était en train de partir quand ils ont laissé entrouvert le portail qu’ils
gardaient. Nos compagnons de l’intérieur ont accouru, disant que la MINUAR les abandonnait. Cela ne nous
a pas surpris. La MINUAR nous avait déjà trahis lorsqu’elle nous avait laissés derrière la clôture.

Voyant le portail entrouvert, Vianney et les autres réfugiés à l’extérieur de l’ETO décidèrent de se

49

ruer à l’intérieur et ils se trouvèrent face aux troupes qui sortaient “dans leurs Jeeps et leurs camions”.
Belancille soutient : “Les troupes étaient résolument décidées à se débarrasser de nous.”
Pour Berthilde, comme pour tous les autres survivants, cette décision des soldats de laisser des civils
sur le point d’être attaqués revient à une trahison et elle suggère qu’ils ne considéraient pas les
Rwandais comme des égaux. Elle assimile la mission de l’ONU à un cuisant “échec”.

“Peut-être pensaient-ils qu’on était des sous-hommes. Sinon, pourquoi ont-ils roulé sur
nous alors que nous étions déjà encerclés, et qu’ils savaient très bien ce qui allait nous
arriver ?”
Ils savaient très bien qu’aussitôt qu’ils sortiraient, les interahamwe chargeraient et nous tueraient. Ceux
d’entre nous qui ont essayé d’empêcher les soldats de l’ONU de partir ont été découragés par des tirs
préventifs.
Nous n’avions pas le choix. Mais si eux n’avaient pas d’autre alternative que de partir, pourquoi ne
nous ont-ils pas au moins laissé un fusil pour nous défendre ? Quand je suis rentrée à l’ETO, je me suis dit :
“Ouf, je suis en sécurité, maintenant !” Si seulement ils nous avaient escortés jusque dans la zone FPR.

50

5
PRIS AU PIEGE A L’ETO
Panique et tuerie alors même que la MINUAR se retire, 11 avril
“Il y avait des membres des Interahamwe et des soldats rwandais hors de l’enceinte de l’école. Le 11 avril,
après que les expatriés se trouvant à l’ETO ont été évacués par les troupes françaises, le contingent belge a
quitté l’école, laissant derrière lui des hommes, des femmes et des enfants dont bon nombre ont ensuite été
massacrés par les soldats et les membres des milices qui attendaient. ”80

Les interahamwe et les soldats qui encerclaient l’école étaient prêts à attaquer. Ils envahirent l’ETO
alors qu’on voyait encore le nuage de poussière soulevé au passage des véhicules utilisés par la
MINUAR et les soldats français. Les réfugiés n’eurent pas le temps de planifier une évasion ; des
survivants se rappellent avoir cherché frénétiquement une issue pour sortir de la cour de l’école au
milieu des cris d’autres réfugiés. Bon nombre d’entre eux furent tués dans les minutes qui suivirent le
départ des soldats. Ils furent tués par balle, attaqués à la grenade et lapidés. Ils furent poursuivis par
des miliciens brandissant des machettes, des massues et des lances. La participation au massacre de
Georges Rutaganda, vice-président des interahamwe, participation établie par le TPIR, suggère que cet
assaut était orchestré par des figures de proue et que c’était sans aucun doute le résultat d’une
planification soignée.81 Les témoins au procès de Rutaganda ont également identifié Gérard Karangwa,
président des interahamwe au niveau de la commune, comme étant parmi les organisateurs. 82 Une fois
les soldats partis, bon nombre de personnes sur le terrain de sports saisirent la chance de se glisser à
l’intérieur de l’école où elles croyaient être plus en sécurité. Mais alors qu’elles se frayaient un
passage par l’un des portails, elles virent les interahamwe arriver par un autre. Elles se heurtèrent aux
gens de l’ETO qui tentaient de s’échapper et criaient que la MINUAR les avait trahis.
S’il y avait ceux qui ne pouvaient pas courir parce qu’ils étaient trop jeunes, malades ou trop vieux,
la plupart des réfugiés, presque d’instinct, empruntèrent les mêmes routes pour s’enfuir de l’école.
Certains avaient déjà envisagé la possibilité d’un retrait des soldats de l’ONU. Ils en avaient conclu
que leur meilleure chance de survie serait d’être escortés pour rejoindre les forces du FPR au stade
d’Amahoro ou au CND. Ceux qui parvinrent à sortir de l’ETO tentèrent de se diriger vers l’un ou
l’autre de ces lieux.
Augustin avait fait son service militaire et il comprit vite que les réfugiés se trouvaient confrontés à
un assaut parfaitement orchestré. Leurs assaillants avaient posté des hommes à toutes les issues et sur
toutes les routes qui partaient de l’école. Il avait décidé d’essayer d’atteindre le stade d’Amahoro mais
il a raconté que la zone était si bien gardée par les interahamwe que quelle que soit la direction prise
par les réfugiés, ils étaient contraints de finir tous dans le même endroit.
Les interahamwe ont attaqué comme une vraie division militaire. Ils contrôlaient toutes les routes, les
sentiers, les brèches, toutes les sorties, quoi ! Les interahamwe ont tiré un feu nourri. Dans le désordre total,
nous avons pris la décision de regagner le stade Amahoro. J’occupais la tête de la colonne. Les interahamwe
ont vite deviné notre intention. Ils nous ont affaiblis en tuant et en blessant certains réfugiés. Cela s’est passé
en cours de route. Parmi ceux qui ont été tués, je me souviens de Goukouni, d’une certaine Jeanne de chez
Muhutu, et d’Annuelle. Grâce à cet affaiblissement psychologique, les interahamwe nous tenaient à leur
merci. En conséquence, ceux qui passaient à gauche se sont retrouvés avec ceux qui étaient passés à droite.
Tous les accès et toutes les routes se recoupaient quelque part. On s’est tous retrouvés dans une sorte de
“route à sens unique”. Ce corridor nous a menés jusqu’à la Sonatubes. [Sonatubes est une usine de produits
de construction].

Apolline a donné des détails sur la route que les réfugiés empruntèrent pour s’enfuir de l’ETO et
Rapport de la Commission d'enquête, p.11.
Georges Rutaganda fut reconnu coupable d'avoir participé au massacre de l'ETO et d'avoir dirigé et participé
au massacre de Nyanza, entre autres chefs d'accusations retenus contre lui par le TPIR le 6 décembre 1999 et
condamné à une peine d'emprisonnement à vie ; il a fait appel.
82
Voir le jugement de Rutaganda par le TPIR, 4.4 Paragraphes 13, 14, 15 et 16 de l'Acte d'accusation, Faits
allégués, 276.
80
81

51

tenter de gagner la zone contrôlée par le FPR.
On avait entendu dire que les inkotanyi se trouvaient au stade Amahoro. On s’est dispersés hors de l’ETO
tout en cherchant comment atteindre le stade. On est sortis du côté des logements des professeurs, puis on est
descendus devant la TRAFIPRO [une coopérative] et on est arrivés à Sahara. Mais les Hutus du quartier
quadrillaient les lieux. Ils nous déviaient pour nous faire tomber dans le piège qu’ils avaient tendu à la
Sonatubes. Ils nous ont obligés à nous arrêter là et ils ont commencé à réfléchir à ce qu’ils allaient faire de
nous.

Antoine confie qu’il était avec d’autres membres des interahamwe qui observaient le départ des
soldats de la MINUAR et les efforts des réfugiés pour tenter de s’échapper.
Nous avons vu les véhicules de la MINUAR charger les soldats et s’en aller. Certains des réfugiés les ont
suivis à pied, d’autres se sont dirigés vers la forêt, d’autres encore vers la Sonatubes.

Madeleine a énuméré une liste d’armes que portaient les interahamwe. Elle faisait partie de ceux qui
venaient de passer les portes de l’ETO en provenance du terrain de sports mais qui avaient vite battu
en retraite lorsqu’ils avaient vu le chaos qui régnait à l’intérieur de l’école.
Le premier véhicule était déjà au portail quand les interahamwe ont fait leur apparition. Ils sont venus en
tirant vers les réfugiés et en lançant des grenades. Ils étaient armés de gourdins, de lances, de machettes, de
massues, de fusils et de toutes sortes d’armes. Dans le désordre, on s’est repliés vers le terrain de football.

Au milieu de la panique générale, certains réfugiés avaient réussi, selon les propos de Madeleine, “à
garder la tête froide”. Ils conseillèrent aux autres de se diriger vers la zone de la ville contrôlée par le
FPR.
Anastasie réalisa que les troupes étaient parties lorsqu’elle vit la poussière soulevée par le passage
des véhicules. Quittant le terrain de sports, elle se rendit à l’intérieur de l’ETO au moment même où
les interahamwe “déferlaient” sur l’école. A l’instar de nombre des réfugiés, elle reproche aux troupes
onusiennes de ne pas leur avoir laissé “le temps de réfléchir à la situation”. Malgré cela, elle souligne
que certains hommes firent preuve de bravoure pour tenter de protéger les femmes et les enfants.
Les balles ont commencé à craquer de partout. Les hommes ont voulu nous défendre. Ils nous ont demandé,
femmes, enfants, filles, vieillards, de nous retrancher dans les classes. Ils combattaient avec des pierres. Face
aux balles, les pierres n’ont pas résisté longtemps. Ils ont capitulé et nous, nous avons fui l’ETO en masse.
A grand peine, une colonne de réfugiés avançait à travers les avenues de Kicukiro, escortée par les
interahamwe. Ce sont eux qui nous influençaient pour passer ici et non pas là. Finalement, on s’est retrouvés
à la Sonatubes. On y a passé quelque temps sous la pluie. Ensuite, on nous a dit que la nouvelle destination
était désormais Nyanza, où nous trouverions un abri.

Jeanne d’Arc Kayitesi dut vivre un épisode tragique : il lui fallut sauter par dessus les cadavres de
plusieurs membres de sa famille puis assister à l’assassinat de l’un de ses frères alors qu’elle tentait de
s’échapper.

“Les interahamwe découpaient ou fusillaient tous ceux qu’ils attrapaient. Surtout ceux
qui n’avaient pas la force de courir.”
Mes deux frères, Rutaremara, 34 ans et Frédéric, 29 ans, sont morts tout de suite sur le site même de l’ETO.
Quand le chaos a commencé, mon frère Rutaremara, qui travaillait à l’ETO, nous a emmenés dans une salle
de classe. Au bout de dix minutes, les interahamwe nous sont tombés dessus. Ils ont tiré dans le tas et moi, je
me suis arrangée pour sortir. Juste devant la porte, j’ai vu Rutaremara et ses enfants, Elie, trois ans et Tabita,
deux ans, allongés par terre, morts. J’ai sauté par dessus leurs corps et je suis sortie. Je me souviens qu’après
le génocide les restes de mon frère et de ses enfants étaient encore là, au même endroit. Ses vêtements, que
j’ai reconnus, contenaient encore ses os. Frédéric a aussi trouvé la mort à l’ETO. Je l’ai vu pendant qu’on le
fusillait. Il était avec un certain Jovin.

52

La belle-soeur de Jeanne, qui avait accouché dans la brousse deux jours auparavant, n’avait pas la
moindre chance de s’échapper.
Joséline, ma belle-soeur, a pris son bébé de deux jours sur les genoux et a attendu de mourir. Elle a dit que sa
faiblesse ne lui permettait pas de se mouvoir. Elle est restée dans le local où on dormait. Elle est
probablement morte là-bas.

En 1994, Marie Claire Umunyana n’était qu’une enfant. Agée de six ans, elle vivait à Kanserege,
secteur Kagarama. C’est durant les jours qu’elle passa à l’ETO qu’elle prit conscience du fait que les
interahamwe voulaient tuer les réfugiés et que c’était seulement la présence des “soldats blancs” qui
les avait protégés.
Les milices n’étaient pas prêtes de partir. Elles continuaient à revenir en chantant : “Power ! Power !”. Les
soldats blancs qui nous protégeaient sont finalement partis, de même que les prêtres blancs. Nous avons été
exposés au grand danger. Dès qu’ils ont réalisé que nous étions seuls, les interahamwe se sont rués à
l’intérieur et ont commencé à tuer sauvagement les gens. Moi et quelques autres, nous avons réussi à nous
échapper de l’école et à nous enfuir vers Remera.

Rurangwa, qui n’avait que 12 ans, fut incapable de contacter sa mère qui n’avait pas été autorisée à
entrer à l’intérieur de l’école ; il décida alors de tout tenter pour gagner la zone contrôlée par le FPR
avec d’autres jeunes gens. Ils eurent beaucoup de chance et parvinrent à regagner le FPR basé au stade
Amahoro, près de l’hotêl Chez Lando.
Quand la MINUAR a tiré en l’air, on s’est apprêtés à fuir. Les hommes ont demandé que les femmes et les
enfants restent à l’intérieur de la colonne. Entre-temps, les hommes avaient commencé à se battre contre les
interahamwe. Cette résistance n’a pas duré bien longtemps parce que les interahamwe tiraient sur nous. La
colonne que nous formions s’est disloquée et les gens se sont éparpillés partout, en quête d’une issue. On est
sortis par le côté servant de logement aux professeurs de l’ETO.
Un peu devant, on a trouvé quatre militaires qui avaient arrêté une femme que je ne connaissais pas.
Ils nous ont ordonné de lever les bras. On l’a fait. Mais dans notre groupe, il y avait un jeune garçon qui a
crié : “On va nous tuer, on va nous tuer.” D’un seul bond, il s’est enfui. Je l’ai suivi ainsi qu’une soixantaine
d’autres enfants. On est passés par Sahara puis on a atteint le marais. On a continué à progresser parce qu’on
voulait arriver dans la zone contrôlée par le FPR. On savait que les inkotanyi se trouvaient au stade
Amahoro.
Avant d’arriver au stade, on est passés par une barrière placée par les interahamwe. Ceux-ci ont alerté
leurs collègues à coups de sifflets et à force de cris. Nous leur avons dit que les inkotanyi avaient investi
Kicukiro qu’on était en train de fuir à destination de Kanombe, en zone FAR. On parlait tout en continuant à
courir afin de brouiller les cartes. Certains de ces interahamwe nous ont suivis presque jusque dans la zone
du FPR. Ils se sont rendus compte de notre astuce peu après.

Comme ce fut souvent le cas durant le génocide, certains des survivants de l’ETO doivent leur vie au
simple fait que c’était la saison des pluies.
La pluie a fait beaucoup pour nous. En fait, un grand nombre d’interahamwe étaient allés s’abriter. Cela a
permis à notre groupe de faire tout ce trajet sans grand danger.
Le FPR se trouvait près de l’hôtel Chez Lando. Quand on est arrivés, on était exactement 51
personnes, dont 3 filles. On nous a gardés là-bas un moment, puis on nous a amenés à Kabuye, et enfin, à
Byumba, dans un orphelinat.

La femme de Jean-Paul Biramvu et leur bébé étaient avec lui ; c’est la raison pour laquelle il ne put
s’échapper avec certains des jeunes gens.

“Aussitôt que le dernier soldat belge a passé la porte, la fusillade a commencé. C’était
la débandade. Certains se sont précipités à l’extérieur et ont immédiatement été
abattus par la Garde présidentielle et les interahamwe qui étaient restés à l’extérieur.”
Une cinquantaine de jeunes se sont rués comme des déments vers le FPR à Remera.

53

Parmi les victimes plus âgées figurait la mère de Pascal Nsengiyumva, un maçon de 38 ans qui
habitait la cellule Bwerankori, secteur Kimisange à Kicukiro.
Les interahamwe ont fait irruption, lançant des grenades et tirant sur des gens. Les gens sont morts à l’ETO,
comme ma mère, Pascasie Mukabaruta, qui est tombée car elle était malade. Les personnes âgées et les
malades ne pouvaient pas s’enfuir. 83

La confiance qu’éprouvait Jacqueline Kabagwira envers la MINUAR était telle qu’elle avait quitté
son domicile de Kanserege de bonne heure le 7 pour rejoindre l’ETO sans jamais se laisser dissuader
par les nombreux barrages qu’elle avait rencontrés sur sa route. Lorsqu’elle vit tant de gens,
d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards se diriger vers l’ETO, sa confiance s’en trouva
encore renforcée. Ils arrivèrent à 14h30 en passant par le terrain de basket. Elle a dressé la liste de
certaines des victimes du massacre de l’ETO le 11 avril.
Les militaires de l’ONU nous ont laissés aux mains des interahamwe. Ces derniers ont commencé à lancer
les grenades sur nous. Certaines personnes ont été tuées sur le champ, comme Jean et sa femme Cécile
Muhongerwa de Kagarama. Il y a aussi la femme de Nyonyori, Joséline, qui avait accouché ce jour-là. Ses
parents, Rwabudirame, sa femme, Chantal Mukankusi et leurs enfants n’ont pas voulu quitter Joséline et son
nouveau-né. En refusant de se joindre à nous, ils ont dit : “Que ça soit ici ou ailleurs, ce sera la mort.” Ils
sont restés là bas et on les a plus jamais revus.

Vérédiane Mukantarindwa, 33 ans, venait tout juste d’arriver à l’ETO lorsque les soldats de la
MINUAR sont partis. Elle était enseignante dans la commune de Buyoga à Byumba, dans la banlieue
de Kigali mais elle s’était rendue en ville pour amener sa mère à l’hôpital le 6 avril. Elles étaient
restées chez un cousin cette nuit-là mais elles furent trahies par un ami de la Garde présidentielle qui
guida les interahamwe pour venir les attaquer. Blessée, mais tout de même capable de marcher,
Vérédiane se rendit à l’ETO, laissant sa mère qui était trop malade pour se déplacer. Elle venait de
prendre un peu de nourriture lorsque les interahamwe envahirent l’école. Dans le même temps, une
amie d’école accoucha. Vérédiane parvint à aider le bébé naissant mais elle ne put rien faire pour sa
mère.
Dès qu’ils [les soldats] sont partis, les interahamwe ont commencé à nous lancer des pierres. J’ai heurté une
femme appelée Monique, qui avait été à l’école secondaire avec moi. Elle était enceinte et près d’accoucher.
Les gens ont commencé à fuir parce que les interahamwe renforçaient leur attaque. Monique a commencé à
accoucher. Elle ne pouvait pas s’enfuir avec les autres et je ne pouvais rien faire pour l’aider. Quand le bébé
est né, je l’ai emmené et j’ai suivi les autres. Monique est restée au même endroit. Pendant qu’on courait,
j’étais à l’arrière parce que j’étais restée pour aider Monique. La milice était sur nos talons. J’ai aperçu une
femme hutue qui semblait pleine de pitié pour ma détresse. Je la connaissais. Elle a pris l’enfant de Monique.
Comme je l’avais déjà vue dans le coin, je lui ai dit que l’enfant appartenait à Monique. Les milices
interahamwe nous ont forcés à marcher rapidement. 84

Christine Uwayezu avait huit ans à l’époque du génocide et elle vivait à Gatenga avec deux frères,
quatre soeurs et ses parents. La plupart des membres de sa famille ont trouvé la mort avant même
d’avoir atteint l’ETO. Seules Christine et sa soeur aînée, Francine Muhundwamugisha, parvinrent à
gagner l’école. Elle savait qu’elle aurait peu de chance de fuir une fois que les interahamwe
envahiraient les lieux.
Les Blancs sont partis. Ils ont préparé du riz et nous ont appelés pour venir manger. Pendant que nous
mangions, ils ont fait leurs bagages et sont partis. Dès qu’ils sont partis, des interahamwe et des soldats en
uniforme sont venus et ont tiré sur nous. Ils ont beaucoup tiré. Les jeunes qui couraient vite, se sont enfuis.
Mais je ne pouvais pas courir comme cela. 85

Florence Kabazayire, enceinte de sept mois et avec deux jeunes enfants dont elle devait s’occuper,
Témoignage recueilli à Kigali, le 13 juin 2000.
Témoignage recueilli à Kibali, le 26 juin 1998.
85
Témoignage recueilli à Kibali, le 20 mai 1994.
83
84

54

savait qu’elle ne pourrait pas courir bien loin. Elle supplia son mari, Kagenza, de se joindre aux
réfugiés qui fuyaient et de saisir la chance de s’échapper. Mais il refusa de la quitter. Tous deux
enseignaient à l’ETO et leur maison était toute proche. Incapables de penser à une autre cachette, ils
décidèrent de rentrer chez eux.
Dans tout ce chaos, c’était chacun pour soi. La majorité des réfugiés ont tenté d’atteindre la région sous
contrôle du FPR. Comme je n’avais pas beaucoup de forces, je pensais que je ne pourrais pas aller jusque-là.
J’avais deux enfants à porter et j’étais enceinte.
Quand nous sommes rentrés à la maison, trois interahamwe sont venus chercher mon mari. Ils l’ont
emmené jusque dans la maison d’un professeur, un de nos voisins. Ils m’ont aussi amenée là-bas et j’étais
présente quand ils l’ont tué. Il a crié pendant longtemps mais je n’avais pas la force de faire quoi que ce soit.
Je suis restée là jusqu’au 16 mai, quand les soldats du FPR sont venus me chercher.

Venantie a évoqué le courage de certains hommes pour tenter de protéger les femmes et les enfants.
Devant l’échec de leurs efforts, elle suivit la foule qui quittait l’ETO.
Après le retrait de la MINUAR, même ceux qui étaient au stade se sont retrouvés à l’intérieur de l’ETO pour
partager le sort de leurs frères. Les hommes ont voulu d’abord résister avec des pierres et des morceaux de
bois arrachés aux bancs. Ils nous ont demandé de nous coucher et ils ont essayé de nous défendre. Le combat
était inégal. Les pierres et les morceaux de bois étaient insuffisants face aux grenades et aux balles. Les
nôtres ont capitulé. Pendant le combat, certaines femmes s’étaient retirées pour fuir. Moi aussi, j’avais opté
pour cette solution. “Ne pas mourir cachée”. Je suis partie avec ma petite soeur, Epiphanie Mukamanzi et
mes enfants Nadine Nyota, 15 ans, Robert Ndahigwa, 10 ans, Mukandahigwa, 12 ans, et Claudine Umutesi,
6 ans. Ils sont tous vivants. J’étais aussi avec Albertine Nyirabagenzi, une fillette de 6 ans qui s’était
échappée de Kimihurura après la mort de sa mère.
Les hommes qui avaient capitulé nous ont rejoints avant même qu’on soit arrivés au stade. Nous
avons continué notre calvaire ensemble. Dans la masse, on a entendu quelqu’un mentionner le “stade
Amahoro”, et c’est devenu le mot d’ordre car la zone était contrôlée par le FPR. Nous avons alors foncé
devant chez (Froduald) Karemera, un grand interahamwe, dont les hommes voulaient nous tuer. On est
passés, laissant ces hommes armés ébahis. Entre-temps, une autre colonne de réfugiés avait continué vers
Amahoro. Cette colonne a été capturée et conduite à la Sonatubes par les interahamwe. On était à quelque
distance d’eux et nous nous sommes dirigés du côté de Rubirizi. Mais là non plus, la chance n’était pas de
notre côté. On n’entendait que les armes qui crépitaient.

Venantie et les filles rebroussèrent chemin et parvinrent à gagner les ruines de sa maison, pensant
qu’il était peu probable que quiconque vienne les y chercher. Elle trouva un voisin compatissant qui
parvint à informer son frère de sa cachette. Bien qu’ils soient restés en danger jusqu’à la fin du
génocide, le fait que Venantie et son frère étaient hutus et aient été secourus par un ami leur permit de
survivre jusqu’à ce qu’ils soient sauvés par le FPR le 12 mai. Son mari, Gilbert Ndahigwa, tutsi, qui
les avait rejoints par la suite, fut kidnappé et assassiné le 7 mai.
Plusieurs autres Hutus, membres de l’opposition politique, étaient encore à l’ETO le 11. Certains
d’entre eux ont survécu parce qu’ils ont eu le bon sens de rentrer chez eux au moment de l’attaque ; ce
fut le cas notamment d’Evariste Gasamagera, bourgmestre de Kicukiro. Yves courut en direction de
Sahara, mais il fut regroupé avec les autres et mené à la Sonatubes. Ils s’y rendirent en marchant sous
la pluie, en proie au plus profond désespoir.
Certains d’entre nous qui avaient été victimes de balles ou d’éclats de grenades, devenaient trop faibles et
s’écroulaient par terre. La peur que nous ressentions ne nous permettait pas de les aider. Ils étaient achevés
après par des miliciens. Il y avait beaucoup de corps qui jonchaient le long de notre parcours vers la
Sonatubes, mais nous avions trop peur pour les identifier.

Vénuste a décrit la panique qui régnait au moment où les miliciens ont déferlé sur l’ETO. Il a
raconté que les gens fuirent en tout sens et que les enfants furent séparés de leurs parents dans la mêlée
qui s’ensuivit en quête d’une cachette. Il semble que les interahamwe avaient anticipé que les gens
essaieraient de gagner la zone contrôlée par le FPR et que lorsqu’ils essayèrent de le faire, nombre
d’entre eux furent attrapés et tués. Vénuste n’avait pas le choix si ce n’est d’accompagner sa famille
jusqu’à la Sonatubes.

55

Les interahamwe ont essayé par tous les moyens de nous dévier pour nous entraîner vers la Sonatubes.
J’étais encore avec ma femme et mes enfants. Je portais le plus petit qui souffrait de la malaria. Pendant tout
ce trajet, on a été l’objet d’injures et d’intimidations. Ils nous disaient : “Vous allez payer pour ce que vous
avez fait.” Nous étions entre leurs mains.
A la Sonatubes, il y avait beaucoup de monde. Il y avait des militaires, mais les réfugiés étaient en
majorité. Depuis l’ETO jusqu’à la Sonatubes, la pluie n’avait cessé de tomber. Quand nous sommes arrivés,
ils nous ont fait asseoir par terre. Un groupe de six militaires s’est concerté pour décider de notre sort. Il y
avait le colonel Rusatira parmi eux. Il était vêtu d’un uniforme militaire.

Les réfugiés comprirent immédiatement que l’intention des soldats et des interahamwe était de leur
infliger “une mort atroce” pour reprendre l’expression de Vianney. Il accuse la MINUAR de les avoir
laissés aux mains des criminels pour qu’ils puissent les exterminer. Il courut en direction de Sahara
“sous une pluie de balles”, voyant des gens s’écrouler autour de lui. Belancille courait elle aussi dans
la même direction, poursuivie par “de vastes hordes d’interahamwe qui tiraient et qui lançaient des
grenades dans notre direction, en nous insultant”.
Léonile Mukakimenyi avait juste eu le temps d’entrer à l’intérieur de l’école et de s’allonger
lorsqu’elle entendit beaucoup de bruit et des coups de feu. En compagnie de son mari et de leur bébé,
elle courut vers Sahara, “poursuivie par une meute d’interahamwe aux abois”.
Angélique sauta par la fenêtre pour échapper au carnage de l’ETO et prit la direction de Sahara. Elle
espérait gagner la paroisse de Kicukiro. La route était jonchée de cadavres.
Il y avait des cadavres partout sur la route, et même dans les marais de Sahara. On est montés alors vers la
Sonatubes mais une barrière placée par les militaires nous a empêchés de continuer.

Assumpta précise que les gens étaient massacrés “au hasard” alors qu’ils descendaient la côte vers le
marais connu sous le nom de Sahara. Selon Jean-Pierre, il n’y avait pas une seconde pour penser aux
autres et il était impossible de rester à la traîne.
Juste après le départ des soldats de la MINUAR, les militaires rwandais et les interahamwe ont pénétré dans
l’ETO en tirant et en lançant des grenades. Nous sommes sortis en courant. Les vieillards et les malades
mouraient sous les coups des massues et des lances. Nous sommes allés à la Sonatubes via Sahara.

Caritas ne sait pas comment elle “s’est retrouvée à la Sonatubes”. Gentille Umubyeyi espérait elle
aussi gagner le stade Amahoro mais elle fut déviée vers la Sonatubes.
Lorsque la MINUAR est partie, on s’est tous dispersés. Déjà, les interahamwe avaient investi l’ETO. Il y
avait parmi nous des jeunes qui ont essayé de résister. Mais cela n’a pas duré longtemps parce que les
interahamwe étaient nombreux et mieux équipés. Ils nous ont laissé une sorte de corridor pour fuir. On est
passés devant la TRAFIPRO. On voulait rejoindre le stade Amahoro où étaient cantonnés les inkotanyi.
Arrivés devant chez Paul Secyugu, on nous a dit que la route était bloquée. On nous a déviés puis nous nous
sommes retrouvés dans une petite forêt non loin de là. C’étaient les interahamwe qui nous déviaient vers une
forêt proche. On devait les suivre. Après la forêt, on a continué à errer et finalement on a atterri à la
Sonatubes. On s’est arrêtés à l’extérieur.
Il y avait là beaucoup d’interahamwe. Ils nous ont demandé d’où on venait et on leur a répondu qu’on
venait de l’ETO. La pluie tombait et nous étions trempés.

Spéciose a évoqué les coups et les brutalités endurés par les réfugiés lorsqu’ils atteignirent la vallée
de Sahara et les tortures qui continuèrent tout le long de la route jusqu’à la Sonatubes.
Dans la vallée, les interahamwe et les Hutus ont commencé à battre et à tuer ceux qui résistaient. Ils
arrachaient nos montres, nos bagues et même nos alliances. De la vallée, on est montés vers la station
d’essence près de l’école APAPER.

“Ils décapitaient les gens, coupaient leur tendon d’Achille. Ils nous torturaient et la pluie
ne cessait de tomber.”

56

On était trop nombreux. Depuis l’APAPER jusqu’à la Sonatubes, tout l’espace était rempli de personnes
misérables qui ne savaient que faire. Il y avait des vieillards, des vieilles dames, des enfants, des nourrissons,
des jeunes, toutes sortes de personnes.

Les cris des réfugiés à l’intérieur de l’école pouvaient être entendus par ceux qui se trouvaient sur le
terrain de sports, les alertant du départ de la MINUAR, se rappelle David. Il rejoignit la colonne qui se
dirigeait vers le CND.
Nous nous sommes précipités pour voir ce qui se passait. A notre grande surprise, les soldats de la MINUAR
étaient à bord des camions. Ceux qui ont voulu leur barrer la route ont été dissuadés par les coups de feu que
les soldats ont tirés pour les effrayer.
Après le départ de la MINUAR, les réfugiés couraient dans tous les sens mais, finalement, nous avons
formé une colonne. On avait l’intention d’aller au CND. Cela n’a pas été possible pour nous, parce que les
interahamwe ont tout fait pour nous en empêcher.

D’après Ernestine Gasibirege, mère de trois enfants âgée de 39 ans et originaire de Sahara, les
réfugiés qui rétorquaient à coups de pierre et de bâtons n’avaient aucune chance contre les
interahamwe qui étaient “armés jusqu’aux dents”.
Dans ce désordre généralisé, on a décidé de se diriger vers la zone contrôlée par les inkotanyi. Nous avons
pris notre chemin mais il paraît qu’on avait été infiltrés par les interahamwe. En effet, ils étaient à la tête de
la colonne et décidaient de notre chemin. Le message nous est parvenu de bouche à oreille. Or, à un certain
moment, on a été contraints de prendre un chemin qui ne menait pas à la zone contrôlée par le FPR. Et c’est
comme ça qu’on s’est retrouvés à la Sonatubes, assis là sous une pluie torrentielle. Beaucoup de militaires
nous gardaient. On n’avait aucune chance de s’échapper. Ils nous ont fouillés soigneusement. 86

Yvonne Mukanubaha était tellement paralysée de peur qu’elle avoue “ne pas avoir bougé d’un
pouce”.
Après le départ [des soldats], les interahamwe sont venus en masse et ils ont commencé à tirer sur nous. Je
suis restée à l’intérieur de l’église. J’étais tenaillée par la peur. C’est seulement quand un jeune garçon est
venu récupérer sa maman, qui était restée avec nous, que je me suis résolue, moi aussi, à partir. On a rejoint
les autres au terrain d’athlétisme du stade. On est ensuite partis. On ne savait même pas quelle route prendre.
Le fait qu’on était dans la masse, faisait que personne ne se souciait de son propre sort. Quand on est arrivé
chez Kagenza, il y avait quatre militaires qui nous ont obligés à lever les bras. Mais ils nous ont laissés
partir. Nous avons continué et on est passés devant chez Rutabagisha, puis on est descendus jusque dans la
vallée. Les Hutus ont tiré sur nous dans la vallée, ils ont fait quatre morts et beaucoup de blessés qu’on a
laissés sur place. La pluie tombait. Dans ce désordre, je me suis retrouvée à la station Petrosafari près de
l’APAPER, l’école primaire sur la route versl l’aéroport. On s’est assis là. Les autres étaient à la Sonatubes.
On était tellement nombreux que le chemin Sonatubes-APAPER était noir de réfugiés assis par terre

A Sahara, Gustave vit sa soeur Jeanne d’Arc, 26 ans, tomber à terre suite à une balle qu’elle avait
reçue dans la jambe. Ce fut la dernière fois qu’il la vit ; il pense qu’elle “a probablement été achevée
par quelqu’un ou bien qu’elle est morte à bout de son sang”. Jean-Bosco Rutayisire était là lorsque la
soeur de Gustave fut blessée. Il reconnut certaines des autres victimes.
Après le départ de la MINUAR, les interahamwe ont envahi l’ETO. Nous nous sommes dispersés et on
courait dans tous les sens. Ceux qui n’avaient pas la force de courir comme les vieilles et les vieillards ont
été tués sur place. La mère de Rudakubana et la femme de Kanonko, toutes deux de notre cellule, ont été
tuées.
Nous sommes descendus vers Sahara. On formait de grandes colonnes avec beaucoup de monde.
J’étais à côté d’une certaine Jeanne Nyiratunga. Elle a été touchée à la jambe et s’est effondrée par terre.
Lorsqu’on a voulu la relever, elle a refusé. Elle nous a priés de continuer notre route sans elle. Elle est morte
là-bas. La situation était tellement confuse et tendue qu’on n’a même pas insisté pour la prendre avec nous.
On ne savait pas où aller. On a continué comme des automates jusqu’à la Sonatubes.
86

Témoignage recueilli à Kigali, le 1er février 2000.

57

Madeleine se rappelle des insultes des locaux qui sillonnaient leur calvaire jusqu’à la Sonatubes.
(Ils nous disaient) : “Voilà les inyenzi de ce prêtre (en parlant du père Peeters)”, “Pourquoi vous a-t-il
laissés ?”, ou tout simplement : “C’est fini pour vous !” Leurs cris étaient insupportables. Partout, on nous
crachait dessus. On était très nombreux, on formait des colonnes interminables. On avait déjà été repérés par
les militaires qui se trouvaient à la Sonatubes. Certains d’entre nous ont viré vers le marais. Ils ont été
lynchés au lieu dit Kajeki par les interahamwe qui portaient le nom des Zoulous. Nous, nous avons foncé
vers la Sonatubes. Les militaires qui s’y trouvaient nous ont arrêtés. Ils nous ont ordonnés de nous asseoir
par terre, au carrefour. Il y avait beaucoup de militaires, autant d’interahamwe et de civils venus assister à
notre fin. On s’est assis et on a essuyé les affronts et les injures de tous ces bourreaux. Ils nous disaient : “On
va vous brûler vifs.” Je me souviens avoir regardé derrière moi et qu’un interahamwe m’a assené un coup de
pied en disant : “Regarde devant toi !”

Il ne fait aucun doute que les interahamwe avaient reçu l’ordre de dévier les réfugiés vers la
Sonatubes. Comme le met en relief le témoignage d’Eric, les gens étaient empêchés de se diriger vers
le CND par le barrage routier.
Au milieu de la panique et de la confusion, nous avons compris que nous devions nous diriger vers le CND
où le bataillon du FPR était basé à l’époque. Malheureusement, nous ne l’avons jamais atteint. Les
interahamwe ont fait de leur mieux pour nous détourner de cette direction et nous conduire à la Sonatubes.
Nous sommes passés devant Duhamic-Adri (une ONG locale) et sommes arrivés à la barrière un peu
plus bas. Les interahamwe nous ont demandé nos cartes d’identité et nous les leur avons montrées. Quand ils
se sont rendu compte que nous étions tutsis, ils n’ont plus voulu nous laisser passer. Nous avons cherché un
autre chemin, mais finalement nous avons abouti à la Sonatubes.

Siméon comptait parmi les jeunes gens qui essayèrent de résister aux interahamwe.
Certes nous, les jeunes, nous avions essuyé un échec en empêchant à la MINUAR de partir, mais nous avons
tout de même tenté de résister aux interahamwe. Cette résistance s’est vite avérée suicidaire. Nous avons
décidé de partager le sort de nos parents mais on marchait à l’avant de la colonne. Les interahamwe et
presque tous les Hutus de Kicukiro étaient là. Plusieurs personnes ont tenté de passer outre les directives des
interahamwe. Je faisais partie du nombre. Nous avons voulu sortir du corridor des interahamwe qui nous
amenait à un endroit qu’ils étaient les seuls à connaître.
Nous sommes descendus dans la vallée, poursuivis par les tueurs. Ils découpaient les réfugiés à la
machette ou tiraient avec leurs fusils. Certaines personnes sont mortes dans cette vallée. Je me souviens
d’Eugène Kalimba qui étudiait à Nyanza et qui était venu en vacances chez ses parents. Il y avait aussi
Françoise Umubyeyi de Gikondo. Pendant que certains interahamwe tuaient ceux qui essayaient de
s’échapper, les autres s’arrangeaient pour que notre route passe par la Sonatubes. C’est là que le gros de leurs
effectifs nous attendait. Je me suis moi aussi retrouvé là, parmi cette foule de gens désespérés. Les uns
étaient blessés, les autres terrorisés, les derniers étaient morts. J’ai vu quelques cadavres non loin de là. Je ne
saurais pas dire si ce sont vraiment ceux de l’ETO ou ceux d’ailleurs mais une chose est sûre : il y avait des
cadavres près de la Sonatubes.

Berthilde a évoqué la terrible panique qui suivit l’attaque de l’ETO. Elle fit un deuxième effort pour
tenter d’échapper aux interahamwe mais elle fut capturée et amenée à la Sonatubes.
Chacun essayait de trouver une brèche ou une issue pour ne pas mourir là. Quelqu’un a crié de se diriger au
CND où les inkotanyi étaient basés. Mais quand on est arrivés près du Duhamic-Adri, les interahamwe
barraient la route. Ils étaient armés de machettes et de gourdins. Ils nous ont scindés en deux groupes. J’étais
parmi les premiers. Je me trouvais à la tête de la colonne de prisonniers. Lorsque les interahamwe nous ont
ordonné de nous arrêter, ceux qui étaient à l’avant ont couru jusqu’au marais. Les uns sont parvenus à
atteindre la zone du FPR, tandis que les autres, dont moi, n’ont pas été plus loin que l’APAPER. Les
interahamwe voulaient à tout prix nous empêcher d’arriver chez les inkotanyi. Ils nous ont suivis et attrapés
là.

58

6
MASSACRE ORCHESTRE
Peur et humiliation
“Il ne fait aucun doute que la décision d’évacuer l’Ecole, en laissant des milliers de réfugiés à la merci des
forces de l’Interahamwe qui n’attendaient que le départ des troupes, a été ressentie de façon très
douloureuse par le peuple rwandais, en particulier par les survivants du génocide. L’impression que l’on a
abandonné délibérément un groupe de civils a jeté un grave discrédit sur l’Organisation”. 87

Lorsque les réfugiés atteignirent la Sonatubes, l’usine de matériaux de construction, ils trouvèrent un
vaste groupe de soldats et d’interahamwe qui les attendaient. Ces derniers ordonnèrent immédiatement
aux réfugiés de lever les mains et de s’asseoir par terre avant de les soumettre à des coups, des
railleries et des humiliations. Leur tentative de fuite pour gagner la zone contrôlée par le FPR fut
souvent à la base des sarcasmes à leur intention, qui les accusaient d’être des d’inyenzi [cafards] et des
collaborateurs des rebelles. Selon les propos d’un survivant, ils étaient “prisonniers” et ils savaient
qu’ils n’avaient d’autre choix si ce n’est de se plier aux exigences de leurs bourreaux armés. Leur
argent ou les objets de valeur qu’ils avaient sur eux leur furent volés ; ils furent insultés et menacés. Il
tombait des cordes et les réfugiés étaient trempés.
Il semble qu’au bout de plus d’une demi-heure, les soldats décidèrent que cet endroit était trop
voyant pour le massacre qu’ils envisageaient et les réfugiés reçurent l’ordre de marcher jusqu’à
Nyanza. Le soldat qui ordonna à la foule de se rendre à Nyanza a été identifié par plusieurs survivants
comme étant le Col. Rusatira. Bien que certains réfugiés se rappellent avoir entendu des affirmations
suggérant qu’ils trouveraient là-bas protection et secours, les événements ultérieurs prouvent que ce
n’était nullement l’intention. Cette accusation à l’encontre de Rusatira est très grave et exige une
enquête plus approfondie.
La marche vers la Sonatubes fut un véritable calvaire, sous le “brouhahas de la foule qui scandaient
des insultes” et la pluie torrentielle. Caritas se rappelle qu’elle tremblait de peur et de froid lorsqu’elle
s’assit sous la garde des soldats. Maximilien a souligné le fait que c’étaient les soldats qui surveillaient
la foule.
Arrivés à la Sonatubes, nous avons rencontré beaucoup de FAR. Ils nous ont obligés à lever les mains et à
nous asseoir par terre. Les soldats ont commencé à nous frapper en nous disant : “Vous vouliez aller au CND
pour rejoindre les inyenzi !” Il y avait beaucoup de va et vient. C’étaient les véhicules des soldats qui avaient
discuté entre eux et qui repartaient.

Belancille a indiqué que les interahamwe n’ont pas masqué leur satisfaction à l’annonce de la
désertion de la MINUAR.

“Ils ont commencé à nous torturer moralement en nous disant : “Où est votre
MINUAR ? Ne vous a -t-elle pas abandonnés ?” et “ Maintenant que vous êtes entre
nos mains, vous ne vous échapperez plus.”
Les pouvoirs qu’ils exerçaient sur une foule d’hommes et de femmes terrorisés étaient
manifestement devenus une source de divertissement pour les soldats. D’après l’un des survivants,
deux jeunes filles reçurent l’ordre de se lever pour chanter et danser.
Les pauvres filles terrifiées se sont levées et ont commencé à danser sur une chanson religieuse. Les soldats
se sont fâchés et ont rugi : “Non, pas ça ! Dansez sur les chansons inkotanyi de vos parents !” Les fillettes
avaient trop peur pour obéir et on leur a dit de se rasseoir avec nous.

Le temps passé à la Sonatubes fut, selon les propos d’Eric, un enchaînement de “moments de
tension” sous les menaces et les railleries constantes.
87

Rapport de la Commission d'enquête, p.32.

59

Les soldats et les interahamwe menaçaient de nous tuer. Par exemple, ils nous ont dit : “Votre heure a
sonné.” Ils ont montré le bâtiment du CND, les quartiers généraux du bataillon du FPR en disant : “Voilà le
CND où se trouvent vos amis ! Allez les rejoindre !”. Sur le bord de la route, il y avait un chien en train de
manger un cadavre. Ils ont dit : “Dans quelques minutes, vous serez comme ce cadavre et les chiens vous
dévoreront.” L’un d’entre eux s’est exclamé : “Nous avons vu quel terrible pêché c’est que d’être tutsi !”,
ajoutant : “Dieu a refusé de vous pardonner.”

Yves se rappelle qu’il leur a été dit : “Vous êtes des inyenzi et vous avez essayé de rejoindre votre
peuple dans le bâtiment du CND” alors que Jean-Bosco évoque un incident ayant touché un ami.
On nous a obligés à nous asseoir par terre. Un ami qui s’appelait Malik avait un sac qui contenait une radio
et des cassettes. Un des militaires lui a demandé ce qu’il transportait dans son sac. Malik lui a répondu : “Il y
a des cassettes et une radio.” Le soldat a tout de suite renversé le contenu du sac par terre et il a dit :
“Regarde, ce ne sont que des cassettes de Kayirebwa.” 88 Marike a répondu : “Il n’y a aucune cassette de
Kayinebura.” Le militaire a tout piétiné, la radio et les cassettes en s’écriant : “Vous, les Tutsis, on vous
connaît.”

Spéciose, qui était à l’arrière de la foule, entendit les soldats qui les insultaient et les maudissaient.
Un groupe de soldats nous a dit que nous devions changer de direction, en commentant : “ Les Belges vous
ont menti.” Mais un autre groupe hurlait : “Vous allez mourir, tout comme vos frères et vos soeurs sont
morts en 1990 ! Vous allez tous mourir.”

Parmi les réfugiés assis à même la boue, il y avait aussi ceux qui avaient été blessés par des grenades
à l’ETO ; ils saignaient abondamment et souffraient beaucoup. Jean-Pierre raconte qu’ils “pleuraient et
criaient constamment”. Siméon fut blessé par un milicien.
Ils ont commencé à nous battre avec les crosses de leurs fusils, des couteaux et des bâtons. Un interahamwe
m’a enfoncé un couteau dans le dos. J’ai dû attendre longtemps avant de pouvoir l’enlever. Ils pillaient
également les gens, fouillaient leurs poches et vérifiaient leurs cartes d’identité.

Vianney vit également des policiers participer aux mauvais traitements des réfugiés à la Sonatubes.
Quand nous sommes arrivés à la Sonatubes, ils nous ont fait asseoir par terre et nous ont demandé nos
papiers d’identité. Ils nous ont dit qu’ils nous trouveraient un endroit pour loger et que nous rentrerions chez
nous le lendemain. Ils étaient quinze soldats. Ils ont fait appel à la gendarmerie de Kicukiro. Un groupe
d’interahamwe en provenance de là, a commencé à nous frapper et à nous voler nos biens.

Appel au secours : les troupes ghanéennes les ignorent
S’ils étaient totalement désabusés par l’attitude des troupes belges, les réfugiés ne purent s’empêcher
d’avoir une lueur d’espoir lorsqu’ils virent approcher un autre contingent de la MINUAR. Le fait
qu’ils étaient assis à même le sol et encerclés par des soldats armés et des interahamwe aurait dû
suffire à alerter les soldats mais les réfugiés ont également crié pour appeler les Ghanéens au secours.
Biramvu raconte qu’ils n’ont même pas hésité et se sont éloignés.
Alors que nous étions assis sur la route depuis près d’une heure, trois véhicules transportant des soldats
ghanéens de la MINUAR sont arrivés. Alors que nous étions encerclés, nous les avons appelés : “Sauveznous, sauvez-nous !” Mais ils ont passé leur chemin.

Vénuste vit également les soldats de la MINUAR à bord de leurs Jeeps et raconte : “Même aux
portes de la Sonatubes, la MINUAR n’a rien fait.” Yves reconnut les drapeaux et la nationalité des
soldats.
Pendant que nous étions là, assis, des véhicules blindés de la MINUAR, portant le drapeau onusien, sont
88

Chanteuse rwandaise alors en exil en Belgique.

60

passés tout près. Il s’agissait de soldats ghanéens. Nous les avons appelés au secours mais sans succès. Au
lieu de nous secourir, ils nous lançaient des regards noirs. Beaucoup d’autres véhicules allaient et venaient.

Eric soutient que les soldats avaient sûrement conscience du danger dans lequel se trouvaient les
réfugiés.
Les deux véhicules onusiens nous ont dépassés et leurs occupants n’ont montré aucune préoccupation pour
notre sort. Imaginez : des gens qui passent devant vous comme si de rien n’était alors que vous êtes
clairement sur le point d’être tué. Il y avait une Jeep avec des soldats ghanéens de la MINUAR et une autre
Jeep sur laquelle avaient été montés des fusils-mitrailleurs. J’ai reconnu les Ghanéens parce que leur
uniforme est différent de celui des Belges et parce qu’ils ne se ressemblent pas du tout. Ils n’ont même pas
daigné s’arrêter et nous demander ce qui se passait. Je crois même que des femmes leur ont demandé de
l’aide mais en vain.

D’après Belancille, les soldats étaient résolument décidés à ignorer leur appel au secours.
Nous avons vu les soldats noirs de la MINUAR nous dépasser. Nous avons crié pour demander leur aide
mais ils ne nous ont même pas jeté un regard.

Ignace est lui aussi persuadé que les soldats ont entendu leurs appels au secours mais qu’ils ont
délibérément continué leur chemin.

“Des véhicules de la MINUAR avec des soldats noirs à bord sont passés. Nous les avons
appelés au secours mais ils ont fait la sourde oreille.”
Maximilien remarqua que les soldats étaient ghanéens et il fut choqué qu’ils “ignorent” les appels à
l’aide émanant d’une foule de 2000 personnes. Angélique confirme que les soldats étaient “passés très
près”. Les survivants sont tellement persuadés que les Ghanéens les avaient entendus et avaient
compris la situation dans laquelle ils se trouvaient, qu’ils ne peuvent pas comprendre pourquoi ils
n’ont pas réagi ou pourquoi ils ne sont pas allés chercher des renforts pour les aider. Jean-Pierre trouve
cela tellement suspect qu’il soupçonne la MINUAR “d’être la complice du massacre” qui s’ensuivit. Il
observe :
Alors que nous étions assiégés dans la Sonatubes, un véhicule transportant des Ghanéens de la MINUAR
munis d’armes lourdes est passé par là. Ils ont dû voir qu’il y avait des blessés parmi nous. Mais malgré nos
prières et nos cris, ils ne sont pas intervenus.

Les ordres du Colonel Rusatira
Lorsqu’un officier s’adressa aux réfugiés, leur indiquant qu’il allait les transférer à Nyanza, Siméon
pensa que cela allait peut-être améliorer leur situation. “On nous pardonnera d’avoir osé penser qu’ils
voulaient nous protéger.” Biramvu se vit prendre son passeport, sa montre, sa radio et son argent par
les interahamwe ; le sac à main de sa femme fut également volé. Lui aussi espérait qu’il y avait un brin
de vérité lorsque les soldats prétendirent qu’ils “devaient partir pour une école primaire à Nyanza où il
était prévu qu’une organisation humanitaire allait les nourrir avec des réfugiés de divers autres
quartiers de Kigali.” Jean-Bosco se rappelle avoir entendu que leur transfert était nécessaire pour des
raisons de sécurité, qu’ils “seraient plus en sécurité s’ils étaient tous rassemblés au même endroit.”
Mais Yvonne entendit les soldats dire qu’ils étaient transférés “quelque part où il n’y avait pas de
combat”, ce qui suggérait qu’ils voulaient être sûrs qu’ils ne pourraient pas être secourus par le FPR.
Berthilde était également très consciente des intentions insidieuses à l’origine du transfert des réfugiés
à Nyanza.
On a été conduits à la Sonatubes. Il y avait tellement d’interahamwe et de militaires qu’on était incapables de
les compter. Ils nous ont fait asseoir et ont commencé à nous torturer moralement. Ils nous montraient le
CND et disaient : “Voilà vos frères, rejoignez-les.”, ou “Dites encore que ce sera la fête quand Habyarimana

61

quittera le pouvoir.” C’était un refrain que les partis d’opposition utilisaient lors des meetings en 92-93.
Celui qui semblait les commander a dit qu’on allait nous conduire à Nyanza. Après cet ordre, les
militaires commentaient : “Imbunda yanjye yongeye yariye”, ou en français : “Mon fusil va encore manger.”
Les autres ne cessaient de s’exclamer : “Est-ce que tous ces inyenzi vivaient vraiment à l’ETO ?”

Dès qu’elle vit partir les véhicules de la MINUAR, Chantal décida que son seul salut était de quitter
l’ETO le plus vite possible. Au lieu de cela, elle se trouva prisonnière devant la Sonatubes. Elle
comprit vite que l’attente n’était pas seulement un raffinement de la plus haute cruauté mais qu’il
fallait surtout laisser aux soldats le temps de mettre leurs plans en exécution.
Un véhicule militaire est arrivé, suivi par un autre véhicule rempli de soldats. Un officier supérieur s’est
entretenu avec ceux qui nous avaient fait asseoir par terre. L’un d’eux est venu et nous a demandé de le
suivre pour qu’il nous indique où on serait en lieu sûr. Nous nous sommes levés et avons pris la direction de
Nyanza.

Augustin évoque le désespoir terrible qui accablait les réfugiés tandis qu’ils marchaient vers Nyanza.
Quelques minutes plus tard, ils nous ont conduits à Nyanza sous des injures : “Essayez encore de regagner la
zone du FPR” ou “Cafards, c’est fini pour vous.” Au départ, ils nous ont présenté Nyanza comme un endroit
où notre sécurité serait mieux assurée. Mais leurs paroles et leurs injures prouvaient le contraire. On sentait
qu’on allait être tués. On était tenaillés de partout. Il y avait des militaires armés de fusils derrière nous et des
interahamwe devant et à côté de nous. La route était bordée de Hutus munis d’arcs et de flèches. C’était
vraiment dur. On n’avait plus d’espoir.

Claire affirme que l’ordre de se rendre à Nyanza, donné par un soldat aux réfugiés dans
l’expectative, provenait initialement du Col. Rusatira.
Les militaires de la Garde présidentielle nous attendaient et ils ont exigé que nous nous asseyions à même le
sol. L’un de ces militaires était debout, tout près de moi. Il m’a demandé si je connaissais la chanson “Soso”.
Les paroles de cette chanson disent : “Un jour, on se rencontrera.” Pour toi, a-t-il continué, ce jour-là, c’est
aujourd’hui.

“Un autre militaire lui a dit que le colonel Rusatira venait d’ordonner que nous soyons
acheminés à Nyanza car ici, l’endroit était trop ouvert à la vue de tous.”
J’avais entendu cela de mes propres oreilles. Dès que le militaire a entendu la nouvelle, il s’est adressé à
d’autres militaires qui nous ont demandé de tous nous lever. On a entamé la montée vers Nyanza. Certains
des réfugiés étaient battus, d’autres se faisaient confisquer leurs biens par les soldats.

Madeleine indique que le Col. Rusatira arriva à la Sonatubes environ une demi-heure après les
réfugiés. Elle ajoute qu’un autre soldat transmit ses ordres aux réfugiés.
Le militaire qui a rapporté ces propos a dit : “Le colonel Rusatira a dit qu’il fallait emmener ces saletés de
réfugiés dans cette saleté de Nyanza.” C’est à Nyanza qu’on jette les saletés de toute la ville. Les militaires
nous ont immédiatement ordonné de nous diriger vers Nyanza. Ils nous ont encerclés, de part et d’autre,
derrière, et de tous les côtés. Nous avons continué à marcher vers Nyanza.

Kanonko est d’accord pour dire que la décision d’aller à Nyanza avait été prise par Rusatira.
On est restés à la Sonatubes jusqu’à l’arrivée du colonel Rusatira. Il portait l’uniforme militaire. Il a dit :
“Emmenez-les à Nyanza, moi je vais chercher un camion pour le transport de la nourriture.” Il était près de
moi. Je le connaissais depuis longtemps. On habitait la même cellule et c’est moi qui était chargé de traire
ses vaches. Je le connaissais assez bien. Je ne peux pas me tromper sur les mots qu’il a prononcés.
Après la Sonatubes, on nous a encore conduits comme du bétail à destination de Nyanza. Les vieux
comme nous étaient traînés par les plus vigoureux.

Durant le procès de Georges Rutaganda devant le TPIR, qui a pris fin en décembre 1999, le rôle de

62

Rusatira à la tête des soldats et des interahamwe et dans la décision de transférer les réfugiés à Nyanza
a également été signalé. Dans la déposition du témoin H, il est déclaré que :
Un chef militaire est venu leur apprendre qu’il les emmenait à Nyanza où il pourrait assurer leur sécurité.
Sous la conduite du Colonel Rusatira et flanqué des soldats et des interahamwe, le groupe de réfugiés a été
acheminé sur Nyanza. En cours de route, les interahamwe qui étaient armés de machettes, de grenades, de
lances et d’autres types d’armes, les ont battus et menacés. 89

Un deuxième témoin, témoin W, appuie cette version des faits.
Le témoin W a alors pris la route de la Sonatubes en compagnie d’autres personnes qui s’étaient enfuies de
l’ETO. Ils ont subséquemment été arrêtés par des soldats qui leur ont dit que Rusatira avait ordonné qu’ils
soient envoyés à Nyanza où leur sécurité pouvait être assurée. 90

Le TPIR a conclu en rapport avec cet incident :
Une bonne partie des réfugiés qui ont réussi à s’échapper ou qui ont survécu à l’attaque de l’ETO se sont
ensuite dirigés par groupes vers le stade Amahoro, où ils pensaient être en sécurité puisqu’il se trouvait sous
le contrôle du FPR. En cours de route, ces groupes de gens ont été interceptés par des soldats qui les ont
rassemblés à proximité de l’usine de la Sonatubes et détournés sur Nyanza, après avoir été informés que
c’était le Colonel Rusatila91 qui l’avait ordonné pour assurer leur sécurité. Certaines femmes ont été arrachées
au groupe, puis violées. Flanqués de part et d’autres par des interahamwe, quelque 4.000 réfugiés ont été
obligés de marcher jusqu’à Nyanza. En cours de route, ils ont été insultés, menacés et tués par les soldats et
les interahamwe qui les escortaient et qui portaient des machettes, des gourdins, des haches et d’autres
armes.92

La marche de la mort vers Nyanza
Plusieurs témoins ont décrit la longue marche entre la Sonatubes et Nyanza comme une “marche de la
mort”, se faisant l’écho de ce qui allait devenir le “marathon de la mort” enduré un an plus tard par les
musulmans bosniaques de Srebrenica contraints de se rendre à Tuzla. Les horribles images qu’ils
trouvèrent sur leur passage ont laissé les réfugiés sans le moindre doute quant à leur massacre
imminent. Les routes étaient bordées d’interahamwe armés de couteaux et de massues qui les
insultaient et leur administraient des coups. Ils ont passé des montagnes de cadavres le long de la
route. Plusieurs des jeunes femmes furent arrachées à la colonne de réfugiés pour être violées puis
massacrées. Les réfugiés savaient qu’ils étaient condamnés, qu’ils étaient, selon les propos de l’un des
survivants, en route pour “Armageddon”. Les réfugiés savaient que s’ils essayaient de quitter la
colonne, ils seraient instantanément abattus. Pourtant, certains d’entre eux croyaient encore en la
promesse de Rusatira qu’ils recevraient des secours à Nyanza. Leur progression était étroitement
surveillée par les miliciens et les soldats.
Jean-Bosco a revécu la terreur qu’il éprouva ce jour-là :
Nous avons pris la route de Nyanza. On était encerclés de toutes parts. Il y avait les interahamwe, les
militaires et, semblait-il, tous les Hutus du monde. Ils nous insultaient tout le long du chemin. Arrivés à
hauteur des panneaux publicitaires de Tabarwanda, nous avons trouvé deux cadavres. Il s’agissait d’une
femme et d’un enfant d’environ trois ans. On a repris notre chemin vers Nyanza tandis qu’ils continuaient à
nous insulter. Un soldat a commencé à frapper le vieux Bwanakweri (qui est mort a présent) pour l’obliger à
se presser. Il lui lançait méchamment : “Avance, vieux Tutsi !” Tout au long de ce sombre voyage, certaines
personnes ont été enlevées. Alice a été enlevée devant chez Ryeze. On ne l’a pas revue depuis lors. Un peu
après, ils ont pris Fifi, la fille d’Apollinaire Ntasinzira. Elle est morte, elle aussi. Elle a été conduite dans les
buissons. Il paraît qu’ils voulaient la violer.
Voir le jugement de Rutaganda par le TPIR, 4.4 Paragraphes 13, 14, 15 et 16 de l'Acte d'accusation, Faits
allégués, 277.
90
Voir ibid, 285.
91
Le Kinyarwanda ne fait pas de distinction phonique entre la lettre r et la lettre l.
92
Voir le jugement de Rutaganda par le TPIR, 4.4 Paragraphes 13, 14, 15 et 16 de l'Acte d'accusation,
Conclusions factuelles, 301.
89

63

Spéciose a été profondément traumatisée par les propos et les agissements des partisans des
interahamwe.
Les civils bordaient la route qui menait à Nyanza. Ils nous harcelaient et nous torturaient moralement.
Quelqu’un ayant reconnu Fidèle lui a dit : “Qui d’autre va écrire en Kanyarwanda, maintenant ?” Les vieilles
mamans qui s’appuyaient sur leur canne se la voyaient arracher. Le seul but était de les faire souffrir
davantage. Je ne me souviens pas de tous les supplices que nous avons subis sur la route entre la Sonatubes
et Nyanza.

Vénuste Karasira était persuadé qu’ils marchaient vers une mort certaine et il assista à plusieurs morts
en cours de route.
Les militaires nous ont ordonné d’aller à Nyanza. Comme on était nombreux, ils utilisaient des sifflets pour
faire passer leurs messages. Leur porte-parole nous a dit qu’on nous emmenait en lieu sûr. Certains ont cru
que c’était vrai. Nous avons alors commencé à monter. La route Sonatubes-Nyanza était bordée de civils.
Partout, on nous criait des insultes. Au départ, nous avons marché en désordre mais comme les tueurs et
leurs supporters ne cessaient de s’attaquer à ceux qui s’aventuraient trop de côté, tout le monde cherchait à
entrer au milieu de la colonne. A la fin, on s’est retrouvés sur des lignes presque droites et ordonnées. Sur ce
trajet, certaines personnes se sont vu ravir leur biens. Ma femme a par exemple été dépouillée de son pagne
par une autre femme. C’était près du centre commercial de Kicukiro. Fidèle Kanyabugoyi a reçu un coup,
donné avec le plat de la machette, sur les fesses alors qu’on venait de lui ravir sa casquette. Il est tombé par
terre, et sa femme l’a relevé. Il a dit alors : “Je viens de réaliser qu’on va mourir.” Entre-temps les tueurs
continuaient leur œuvre sur le chemin de Nyanza. Le vieil Innocent Rwagisha est mort près de la station
terrienne. Il n’est certainement pas le seul. A Nyanza, le nombre des tueurs s’était multiplié par vingt. En
fait, tous les Hutus qui étaient le long de notre route s’étaient rassemblés à Nyanza une fois que la colonne
était passée. On n’avait aucune chance de survivre. On est arrivés à Nyanza vers 17 heures. Comme il avait
plu, il commençait déjà à faire noir. C’est ce qui a sauvé ceux qui vivent encore aujourd’hui.

Yves dit que la marche les fit passer par le centre de Kicukiro où tout le monde semblait connaître
l’histoire du retrait de la MINUAR de l’ETO.
Nous étions gardés par des soldats et des miliciens. Ils criaient contre nous et nous torturaient moralement.
Ils nous disaient : “Où est votre MINUAR, celle qui devait vous sauver ? Croyiez-vous vraiment qu’elle ne
rentrerait pas chez elle ? Maintenant vous allez voir le sort que nous vous réservons ! “ Nous avons poursuivi
notre marche jusqu’à Nyanza. A l’école primaire locale, beaucoup d’autres soldats nous attendaient. On a été
arrêtés là.

Biramvu raconte qu’ils se trouvaient environ à mi-chemin de Nyanza lorsque le nombre
d’interahamwe a augmenté considérablement.
Plusieurs camions d’interahamwe sont arrivés en renfort des minibus remplis d’interahamwe qui étaient déjà
là. Nous avons tout de suite compris le sort qui nous attendait. Nous étions cernés de partout. Comme nous
continuions à marcher vers Nyanza, ils ont commencé à tuer les gens, en les frappant à coups de machettes et
de marteaux.

Pour Ernestine, l’humiliation de ce jour fatidique était plus qu’elle ne pouvait supporter.
Toute la population de Kicukiro était alignée le long de la route Sonatubes-Nyanza. C’était comme s’ils
étaient venus saluer le président ou participer à une cérémonie grandiose. Mais, au lieu de cela, ils nous
huaient et nous nous sentions complètement humiliés. Ils avaient reçu l’ordre de ne laisser s’échapper
personne.

“La route était bordée de civils, de soldats et d’interahamwe qui marchaient à côté de
nous. Ils étaient devant nous, derrière nous et sur les deux côtés. Ils étaient armés
jusqu’aux dents et tuaient toute personne qui tentait de forcer la colonne pour
s’échapper.”

64

Quand nous avons atteint une décharge près du bureau du secteur de Kagarama, certains de ces bourreaux
ont voulu nous tuer mais d’autres ont avancé que les inyenzi pourraient les voir. Ils ont alors décidé de nous
conduire à Nyanza.

Florence vit que les rares personnes qui tentaient de s’échapper étaient abattues par balle. Berthilde a
également souligné que les réfugiés n’avaient pas la moindre chance de s’évader. Les foules qui
rappelaient celles “qui bordaient la route entre l’aéroport et Kigali lorsque les présidents participaient à
des conférences internationales” faisaient office de barricade et empêchaient les réfugiés de s’écarter
du chemin tandis qu’ils étaient “hués et humiliés”.
Au niveau des pancartes publicitaires de Tabarwanda et Bralirwa, nous avons vu deux cadavres. Une femme
et un enfant gisaient là, morts. Nous avons pensé que, dans quelques minutes, on serait comme eux. Notre
calvaire a continué. Près de Nyanza, nos bourreaux ont commencé à nous frapper. Ceux qui possédaient des
objets de valeur tels que des montres, des chaînettes, et des boucles d’oreilles, se sont vu dépouiller de tout.
Ils n’avaient pas la force de résister, bien sûr. Ils se laissaient faire sans broncher.
Les renforts des tueurs ne cessaient d’augmenter. Dans le secteur de Kagarama, j’ai vu une Pajero et
un camion jaune remplis de tueurs. C’est à ce moment-là que les gens ont réalisé que leurs pires craintes
risquaient de se concrétiser. Ils sentaient que leur mort approchait. Certains disaient qu’au lieu de mourir
comme des chiens, il valait mieux se jeter dans la rivière Nyabarongo. Affamés, fatigués, on savait tous que
cette entreprise était impossible voire irréalisable avec ces loups d’interahamwe qui nous encerclaient.

Belancille se rappelle à quel point leur longue marche et les insultes des spectateurs ont perturbé les
enfants qui “n’arrêtaient pas de pleurer”. Mais Jacqueline évoque la détermination incroyable dont ont
fait preuve les réfugiés pour s’accrocher à la vie malgré leurs terribles souffrances.
Ils nous ont conduits à Nyanza. Ils nous encerclaient de toute part. Personne ne pouvait s’échapper. Sur le
chemin, chacun choisissait une personne qu’il devrait tuer personnellement. Lorsqu’on voyait quelqu’un qui
tombait, on essayait de rattraper les autres pour ne pas mourir le premier. Malgré tout, on s’accrochait à la
vie. Claude, le fils de Tharcisse, qui habitait à Kagarama, est mort pendant notre calvaire. Il s’est effondré au
centre commercial de Kicukiro.

Le fait que des gens de tout âge bordaient la route de leur calvaire a encore renforcé l’impression de
Siméon, convaincu que c’était la communauté tout entière qui participait à leur torture.
Ils nous ont battus tout au long de la route qui menait de la Sonatubes à Nyanza. Les cadavres jonchaient la
route. On sentait qu’on allait mourir à la manière dont ils nous battaient tout au long de notre voyage vers la
mort. On était encerclés. Derrière, à droite, à gauche, partout, ça grouillait de militaires, d’interahamwe et de
civils. Enfant, femmes, jeunes, c’était comme si tous les Hutus du monde étaient venus nous exterminer.
Arrivés à Nyanza, ils nous ont gardés sous leur contrôle.

Ce fut une longue marche jusqu’à Nyanza et, comme le raconte Madeleine, elle connut le vol et la
trahison en cours de chemin.
Lorsqu’une voiture passait, ses occupants nous disaient avec ironie : “Dégagez un peu la route, que la voiture
ne vous écrase pas. Vous êtes notre trésor.” A l’ETO, Gérard Karanganwa, qui est maintenant décédé, le fils
du conseiller François, nous a dit : “A quel jeu jouez-vous ?” Les interahamwe nous menaçaient. Ils
semblaient être partout à la fois. On a continué notre calvaire vers Nyanza.
Arrivés près du bureau du secteur de Kagarama, un petit enfant hutu de dix ou douze ans, avec une
épée qui touchait le sol, a interpellé Kayumba : “Eh, Monsieur, donne-moi ta montre.” Kayumba, qui avait la
quarantaine, n’a pas bronché. Au niveau de Nyanza, on a voulu virer vers l’école primaire de Nyanza. Près
de la route qui mène à Rebero, les interahamwe ont crié : “Que personne ne bouge !” On s’est tous arrêtés.
Ils nous ont ordonné : “Asseyez-vous !” Ce qui était fait sans hésitation. Ils nous ont dit : “Donnez-nous de
l’argent si vous voulez être sauvés.” Ceux qui avaient de l’argent sur eux l’ont donné aux interahamwe,
espérant qu’ils seraient sauvés. Le nombre de Hutus et interahamwe venus pour nous tuer était égal au
nombre de leurs victimes. Ils prenaient tout ce qu’ils voulaient : chaînettes, montres, argent, bagues et tous
les objets de valeur. Ma fille, Christine Kayirangwa, qui est maintenant décédée, a vu une Hutue, nommée
Rosette. Elles étaient dans la même classe à l’école primaire. Cette fille, burundaise, habitait au centre

65

commercial de Kicukiro et son père s’appelait Mandevu. Christine l’a appelée : “Rosette, viens, je vais te
donner de l’argent et toi, tu vas me sauver.” Elle lui a donné de l’argent et cette dernière s’est vite éclipsée
dans la foule des Hutus présents ce jour-là.

Spéciose n’avait même pas entendu où ils étaient menés. Elle se trouvait à l’arrière de la foule et se
contentait de suivre la colonne de victimes, consciente qu’elle n’avait pas d’autre option.
Après que nous nous sommes assis quelques instants, nous avons remarqué que les gens d’en face
avançaient. Comme des moutons, nous nous sommes levés et nous les avons suivis. Il y avait des soldats et
des interahamwe tout le long de la route : derrière, sur les côtés, partout. Et ils étaient bien armés. Nous
n’avions pas la moindre idée de l’endroit où l’on nous menait. Les soldats n’arrêtaient pas de dire : “Vous
allez mourir.” Du coup, nous pensions que l’on nous entraînait vers la mort. Pendant que nous marchions, les
milices frappaient les gens avec des machettes. Ceux qui étaient blessés, tombaient par terre et se faisaient
piétiner.

Pour Yvonne, le pire moment arriva lorsqu’ils atteignirent le centre de Kicukiro, près de son domicile.
Le centre de Kicukiro grouillait de fanatiques armés et enthousiastes. Un camion bourré de militaires est
arrivé à ce moment précis. Les militaires ont été déposés et nous avons continué avec eux jusqu’à Nyanza.
Ils ont continué à nous asséner des coups de massue pendant que nous marchions. J’ai reçu un coup de
massue sur l’épaule droite et mes compagnons d’infortune en ont reçu autant. Ils ont aussi commencé à nous
dépouiller. On m’a dépouillée de mon pagne. Les autres se voyaient retirer leur montre, leur chaînette ou
d’autres choses. Les coups n’avaient bien sûr pas cessé. Ils ne manquaient pas non plus de mots durs
comme : “Pourquoi la MINUAR vous a-t-elle laissés alors qu’elle vous protégeait ?” ou “Vous allez payer ce
que vous avez fait.” A ce moment-là, j’étais avec Yvonne, Olive, Gahamanyi, Kadugara. Ils ont tous été tués.

Certains, comprenant que la menace qui pesait sur la vie de tous les réfugiés était maintenant très
grave, pensèrent que leur seul espoir de survie reposait dans la fuite, malgré les risques évidents. Le
témoin W au procès de Georges Rutaganda a raconté qu’il faisait partie d’un groupe d’environ 150
personnes qui se scinda des autres réfugiés alors qu’ils approchaient Nyanza. Plusieurs des autres
furent abattus d’une balle dans le dos par les interahamwe, mais le témoin W fut l’une des 60
personnes qui parvinrent à regagner la sécurité de la zone contrôlée par le FPR.
Caritas ne pensa jamais à s’échapper. Elle était devenue totalement prostrée à ce stade et se
contentait de marcher péniblement le long de la “très longue” route vers Nyanza.

“La route Sonatubes-Nyanza était très longue. Certains tentaient de s’échapper mais
ils étaient vite abattus par les interahamwe, les Hutus et les militaires qui nous
conduisaient. Ne me demandez pas quels étaient alors mes sentiments. J’étais vide.”
Le fait que ma mère, mes frères et sœurs étaient avec moi me calmait un peu. Je ne sentais pas que j’allais
mourir.
Lorsqu’on est arrivés à Nyanza, les militaires nous ont ordonné de nous arrêter et de nous asseoir par
terre. Ensuite, ils ont commencé à nous soutirer de l’argent. Certains donnaient en espérant être sauvés.
D’autres donnaient pour donner ; d’autres encore se faisaient voler par les interahamwe.

Alors qu’elle n’était qu’une fillette, Marie-Claire marcha de l’ETO à Nyanza sans aucun membre de
sa famille, ayant fui l’école au moment où les tueries avaient commencé. Lorsqu’elle arriva à Nyanza,
elle n’eut aucun doute que la milice “s’apprêtait à les exterminer”.

66

7
NYANZA
Massacrés jusqu’au dernier, lundi 11 avril
“Une force de 2 500 militaires aurait dû être capable d’arrêter ou au moins de limiter des massacres
comme ceux qui ont commencé au Rwanda après l’accident d’avion qui a coûté la vie aux Présidents du
Rwanda et du Burundi. Or la Commission d’enquête a constaté que les problèmes fondamentaux de capacité
de la MINUAR ont entraîné une situation terrible et humiliante, dans laquelle une force de maintien de la
paix des Nations Unies s’est trouvée pratiquement paralysée face à l’une des pires vagues de brutalité que
l’humanité ait connue au cours de ce siècle.”93

Il était environ 17h30 lorsque les réfugiés ont finalement atteint Nyanza. Ils marchaient depuis plus
d’une heure et étaient exténués. A la vue d’un autre groupe d’hommes armés et d’interahamwe, qui de
toute évidence attendaient leur arrivée, ils comprirent que leur situation était désespérée.
Après avoir ordonné aux réfugiés de s’asseoir sur la route de Nyanza-Rebero, les soldats et les
interahamwe, armèrent leurs fusils et prirent position sur le talus opposé. Les civils les encerclèrent,
armés d’armes traditionnelles, y compris des machettes, des haches, des lances et des massues.
Georges Rutaganda, le vice-président des interahamwe, a été vu donner des ordres et apporter des
armes.94 Un survivant, Ignace Benimana, qui a témoigné contre lui devant le tribunal, a remarqué que
Rutaganda et certaines autres “autorités” étaient arrivés à l’avance pour “préparer le lieu du massacre”.
Il a également nommé Gérard Karangwa, le fils de l’ancien conseiller de Kicukiro, parmi les chefs des
génocidaires. Donc tant les organisateurs que nombre des soldats et des interahamwe responsables du
massacre de Nyanza étaient ceux qui avaient commis les atrocités quelques heures plus tôt à l’ETO.
La tuerie n’a pas commencé sur le champ ; les réfugiés furent laissés là, à contempler la mort
pendant environ une demi-heure. Puis, juste au moment où les soldats commençaient à lancer des
grenades dans la foule, l’un d’eux remarqua une famille hutue qui se tenait encore au milieu d’eux.
Les attaquants arrêtèrent leur assaut et dirent à toute personne hutue qui était encore dans la foule de se
mettre à l’écart, leur laissant une dernière chance de survie. Mais, alors que plusieurs personnes furent
épargnées, lorsque Paul Secyugu se démarqua de la foule, il fut reconnu comme un membre hutu du
parti d’opposition, le Parti social démocrate (PSD), et assassiné. Un certain nombre de Tutsis se
levèrent, espérant se faire passer pour des Hutus, mais ils furent démasqués par leur apparence et ceux
qui n’étaient pas connus des meurtriers ou qui étaient jugés ressembler au stéréotype tutsi furent
brutalement repoussés dans la foule et parfois massacrés sur place à coups de couteau.
Les soldats menèrent la tuerie, tirant des coups de feu et lançant des grenades à l’aveuglette dans les
rangs immobiles d’hommes, de femmes et d’enfants. Par la suite, les interahamwe se sont dirigés avec
des armes traditionnelles sur la masse de corps sanglants afin d’achever toute personne qui bougeait
encore. Pourtant, avec la tombée de la nuit, il devint de plus en plus difficile de distinguer les vivants
des cadavres et les chefs des génocidaires décidèrent de quitter les lieux du massacre pour revenir le
lendemain matin. Les rares personnes qui avaient échappé aux blessures et ceux dont les blessures ne
les empêchaient pas de s’extirper des dépouilles sanglantes de leurs amis et parents, se servirent du
couvert de la nuit pour se réfugier dans les bois alentour. Ils ne purent qu’observer à distance tandis
que, vers 5 heures le mardi 12 avril, les tueurs revinrent pour achever les blessés, pillant les cadavres
qui jonchaient le sol et les gens alors même qu’ils rendaient l’âme. Pour les rares personnes encore en
vie, elles doivent leur salut à une soudaine volée de coups de feu que les attaquants présumèrent venir
du FPR, et qui les obligea à quitter les lieux. Chaque survivant du massacre a vécu sa propre tragédie
et a essuyé de terribles pertes ce jour-là et chacun d’eux a gardé des souvenirs si pénibles que chaque
jour qui s’est écoulé depuis le 11 avril a amené avec lui son fardeau d’angoisse.

Rapport de la Commission d'enquête, p.18.
Le jugement de Rutaganda par le TPIR, 4 Paragraphes 13, 14, 15 et 16 de l'Acte d'accusation, Conclusions
factuelles, 304 stipule : “La Chambre considère établi au-delà de tout doute raisonnable que l'Accusé était
présent et qu'il a participé au détournement forcé des réfugiés sur Nyanza, et qu'il a dirigé et participé à l'attaque
de Nyanza.”
93
94

67

Un véritable génocide : les Hutus sont mis à l’écart
Il ressort clairement du récit de Jacqueline que les réfugiés étaient gardés de très près et que les forces
rassemblées contre eux étaient gigantesques. Le sursis octroyé à certains Hutus est une autre indication
de la planification soignée qui a indubitablement précédé le massacre de Nyanza et de la réalisation
par tous les participants qu’ils se livraient bel et bien à l’extermination des membres d’une ethnie.
Quand nous sommes arrivés à Nyanza, on nous a ordonné de nous asseoir par terre. Les militaires et les
interahamwe sont montés sur le talus. Les autres Hutus se sont déployés autour de nous. Ils étaient armés de
gourdins, de machettes, de haches, de massues et de toutes sortes d’armes traditionnelles. Ils nous ont
maintenus un certain temps dans cette position de soumission. Ils ont commencé par lancer deux grenades.
Et puis, une voix s’est élevée pour dire qu’il y avait des Hutus parmi des réfugiés. Cette voix venait de
l’extérieur de notre groupe. Elle appartenait probablement à un militaire. Ils ont alors cessé de lancer des
grenades. Ils ont demandé aux Hutus de quitter notre groupe. Ceux-ci se sont exécutés avec courage, vu la
terreur qu’ils venaient de traverser.

Ignace Benimana estime entre 10 et 20 le nombre de Hutus qui furent autorisés à quitter la foule,
mais plusieurs d’entre eux encoururent de lourdes peines pour avoir essayé. Vianney parle du sort d’un
homme qui tenta de partir avec les autres Hutus.

“Un soldat qui était sur un talus a dit : “Que tout Hutu qui est mêlé à ces inyenzi se retire !”
Le petit frère de Kaningu est sorti du groupe. Ils l’ont immédiatement tué avec leur machette parce qu’il était
de grande taille.

Un châtiment tout aussi brutal fut administré au chef d’opposition, Paul Secyugu. Caritas assista à sa
mort et à celle de deux autres personnes qui furent jugées vouloir se faire passer pour des Hutus.
Je me souviens de Secyugu qui s’est levé en disant : “Vous me connaissez bien ! Je suis hutu.” Il n’a pas
prononcé le dernier mot car il a immédiatement été réduit en viande hachée. Je me souviens aussi de Badou.
Il était de mère hutue. Lorsqu’il a dit qu’il était hutu, les interahamwe se sont écriés : “Nous connaissons les
stratagèmes des femmes tutsies. Ton père n’est certainement pas hutu, sinon comment justifier ta taille et ta
physionomie ?” On lui a planté une épée dans le cœur. Un autre cas que je ne peux pas oublier est celui de la
fille de Kalinda. Cette fille, qui comme moi était tutsie, a menti et dit qu’elle était hutue. Comme son père
était connu à Kicukiro, on lui a dit : “Toi, la fille de Kalinda, hutue ? Tu mens !”. Elle a été découpée en
morceaux devant moi. Elle portait un tee-shirt rouge.

Selon Maximilien, les réfugiés furent divisés en deux groupes avant que les Hutus ne reçoivent
l’ordre de se retirer.
L’un de ces soldats dont j’ignorais le nom a dit : “La famille de Buregeya est priée de se dissocier des autres
réfugiés. De même, les autres Hutus sont priés de se mettre sur le côté.” La famille de Buregeya et tous les
autres Hutus se sont mis à l’écart.

Madeleine reconnut l’un des soldats, l’Adjudant Chef Kayiranga, alors qu’il se tenait debout, prêt à
participer au massacre. Elle soutient que c’est lui qui a donné l’ordre aux Hutus de partir.
Après nous avoir dépouillés de nos objets de valeur et de notre argent, les militaires ont tonné : “Que les
Hutus présents ici se démarquent, imbéciles ! Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici avec les inyenzi ?” Les
Hutus qui étaient dans la masse se sont retirés et certains Tutsis dont la physionomie ne les trahissait pas ont
complété les rangs. On les a mis à l’écart. Après qu’un interahamwe a tiré dans le tas, l’Adjudant-Chef a crié
: “Qui a tiré ? Qui a donné l’ordre de tirer ? Est-ce que la famille Buregeya n’est plus dans le tas ?”. Il a
continué : “S’il y a un autre Hutu qui est dans le groupe, je veux qu’il présente sa carte d’identité pour
sortir.” Les Hutus ont été mis de côté et on leur a désigné un endroit où rester.
A la fin, un certain Damien, qui mesurait plus de deux mètres, s’est levé. Il s’est présenté comme
étant un Hutu. Les interahamwe sont devenus furieux, ils lui ont dit : “Sans honte ? Tu oses te présenter

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comme un Hutu, avec ta taille et ton visage.” et d’ajouter : “D’ailleurs, tu es inkotanyi de chez Rwigemera, le
frère du roi Kigeli V Ndahindurwa.” On lui a planté une épée dans la poitrine et il est tombé. Les militaires,
les interahamwe et les autres Hutus devenaient de plus en plus tendus. Ils menaçaient leurs compagnons qui
continuaient encore à fouiller parmi nous de les brûler avec nous, s’ils n’arrêtaient pas. Ils leur disaient :
“Vous ne voyez pas qu’il commence à faire nuit ? Nous risquons de rater notre coup. Ils peuvent s’enfuir.”
Comme certains ne voulaient surtout pas laisser d’argent aux réfugiés, les autres ont commencé à dégoupiller
leurs grenades. Cela a dissuadé les premiers interahamwe qui ont ainsi laissé le champ libre.

Vénuste a également raconté cette terrible mort.
Sur l’ordre du militaire, un interahamwe lui a planté une épée dans le corps. Il l’a planté au niveau supérieur
de la poitrine et a remué fortement l’épée dans la poitrine. Il s’est affaissé, s’est courbé et est tombé à ses
pieds. L’homme, qui était élancé, était tutsi et avait voulu tricher.

Florence Mukakabanda maintint son regard sur les soldats tandis que les Hutus de la foule
commençaient à se retirer.
Ils ont tout fouillé ; tout ce qui avait de la valeur. Les montres, les bijoux, sans parler bien sûr de l’argent.
Les militaires sortaient déjà de petits sacs qui contenaient des grenades et on les voyait très bien. C’étaient de
petits sacs militaires, vert foncé. A cause de cela, les gens se levaient, avec peur, pour se mettre du côté des
Hutus. D’un coup, un homme très élancé, que je voyais pour la première fois, s’est levé. Il s’est présenté en
tant que hutu. Le militaire qui supervisait s’est écrié : “Un Hutu comme toi ? Jamais !” Il s’est alors adressé à
un interahamwe : “Je ne veux pas voir ce type devant moi.” L’interahamwe a dégainé son épée et l’a
enfoncée dans le cœur de cet homme. Il a enfoncé son épée et a appuyé très fort. L’homme est mort sur le
coup et est tombé aux pieds de l’interahamwe.

Yvonne fut l’une des premières à être touchée par les balles des tueurs. Elle est d’accord pour dire
que Kayiranga était le soldat qui a momentanément suspendu la tuerie.
Un militaire m’a logé une balle dans le dos. Je suis tombée par terre et me suis appuyée sur une vieille dame
qui s’appelait Cécile de Kicukiro. Elle est maintenant décédée. C’est alors qu’un militaire nommé Kayiranga
a dit : “Que les enfants de Buregeya sortent d’ici ! Que tous les Hutus sortent vite !” Ils sont sortis et nous,
on est restés là, ne sachant que faire. Mes blessures commençaient à saigner. Peu après, ils ont commencé à
tirer dans la foule et à lancer des grenades.

Anastasie Mukarukaka a béni le ciel lorsque les tueurs ont demandé aux Hutus de se retirer. Bien
qu’elle fut tutsie, elle avait réussi à obtenir une carte d’identité hutue. Elle montra sa carte à l’un des
hommes qui dirigeaient les opérations mais il comprit que c’était une fausse.
Il m’a toisée et m’a dit : “Toi, je connais ton père et je te connais depuis ton enfance, tu n’es pas hutue.” Il a
ajouté : “Va-t-en ou je te tue tout de suite.” Honteuse, je suis retournée m’asseoir parmi ceux qui attendaient
la mort.

Angélique Kadaka était assise près d’un jeune garçon qui tenta de se faire passer pour un Hutu.
Un garçon nommé Alex a eu tellement peur qu’il s’est levé en disant : “Je suis hutu.” Il a reçu des coups
partout et a été sommé de se rasseoir. Une fille de ma famille élargie lui a dit : “Pourquoi être lâche ?”

Biramvu a constaté que ceux ayant pu saisir cette chance de salut étaient principalement des Hutus
originaires de Gisenyi et de Ruhengeri. Les cartes d’identité furent contrôlées et tout ceux dont
l’allégeance à la doctrine du pouvoir hutu était mise en doute ne purent s’échapper. Biramvu comprit
que ceux qui restaient à Nyanza étaient condamnés à une mort certaine.Il saisit le moment où furent
tirées les premières balles pour s’échapper. Tandis que les tueurs concentraient toute leur attention sur
l’élimination de la foule, il fut en mesure de mettre à exécution le plan, concocté quelques minutes
auparavant avec sa femme ; ils étaient convenus que lui courrait avec leur bébé et qu’elle tenterait de
s’échapper et de les retrouver par la suite.
On espérait qu’on survivrait et qu’on se retrouverait plus tard, dans la forêt. Nous avons indiqué à quel

69

endroit de la forêt on se retrouverait au cas où on survivrait. Le massacre a commencé vers 18h30. Dès que
j’ai entendu le premier coup de feu, je me suis enfui avec mon bébé. J’ai eu de la chance car j’ai réussi à
m’enfuir malgré un coup de machette dans le front. J’ai cherché ma femme partout dans la forêt mais je ne la
trouvais pas. Je me suis rendu à la maison d’un professeur de l’ETO. Il vivait tout près de l’école. Je suis
resté avec cet ami mais j’ai emmené le bébé, un petit garçon de 16 mois, chez les sœurs. Je sentais que je ne
pourrais pas m’occuper de lui, vu les circonstances.

Au bout de deux semaines, Biramvu a reçu un message du bourgmestre, lui disant que sa femme
avait survécu et se cachait dans la maison d’un soldat qui l’avait sauvée. 95 Il décida de laisser sa
femme là où elle se trouvait, jugeant qu’en tant que tutsie, elle était plus en sécurité dans le domicile
d’un soldat. Mais plus tard, le soldat déclara qu’il avait été menacé par ses collègues et la femme de
Biramvu le rejoignit dans sa cachette. Le 2 mai, le FPR arriva dans leur quartier et les emmena en
sécurité le lendemain.

Une pluie de balles et de grenades
Les Hutus partis, les soldats et les interahamwe commencèrent un assaut systématique et obstiné sur la
foule amassée sans défense. Les soldats étaient tellement bien armés que Jacqueline raconte qu’il
“pleuvait” des balles et des grenades. Plus tard, une fois leurs munitions épuisées, ce fut le tour de la
milice.
Moi, j’étais mélangée avec les cadavres quand les grenades ont commencé à pleuvoir. J’avais un enfant d’un
an et demi sur les genoux. Je me suis mise en boule pour l’envelopper avec ma poitrine. Tout ce qui se
passait autour de moi, je le comprenais, mais je faisais l’impossible pour protéger mon enfant. Alors qu’ils
étaient en train d’achever les vivants, ils ont remarqué que je bougeais. C’était impossible de rester immobile
parce que l’enfant qui était sous ma poitrine faisait des mouvements. Après, je ne me souviens que du
premier coup que j’ai reçu sur la tête. C’était un coup de massue. Je suis tombé en syncope. Je ne suis
revenue à moi que le lendemain matin lorsque les interahamwe sont revenus à la charge.

Vianney perdit sa main lorsqu’une grenade explosa près de lui.
“Les grenades et les balles fusaient de partout. Les Tutsis se faisaient exterminer. Ce jour-là,
je pensais que Dieu nous avait abandonnés.”
J’ai fui. L’un d’eux a voulu m’asséner un coup de serpette au cou, mais comme il était de petite taille, il ne
m’a atteint qu’aux joues. Je suis tombé par terre et ils m’ont lancé une grenade qui m’a blessé à la main et au
bras gauche.

Les survivants sont encore hantés par le souvenir de terribles expériences qu’ils ont traversées à
Nyanza et ils en font un récit poignant et détaillé. Spéciose évoque les images des dernières heures et
des dernières minutes de ses êtres chers avec une clarté glaciale. Tout d’abord, “ce sont les grenades
qui se sont abattues sur nous pour nous faire peur,” puis il y eut une pause pour garantir que tous les
gens qu’ils étaient sur le point de massacrer étaient bien des Tutsis. Le silence de la foule a frappé
Spéciose alors que les soldats leur lançaient incessamment de balles et de grenades. “Nous étions
tellement prostrés que c’est seulement après que nous avons entendu les pleurs agonisants.” Elle
écouta et mémorisa chacun des sons, chacun des mots qui raisonnaient dans la pénombre. Il y avait des
enfants “en sanglots sur les corps de leurs parents” tandis que les interahamwe se frayaient un passage
parmi les cadavres en pillant et en achevant les blessés. Elle entendit des victimes supplier leurs
attaquants, leur promettant de l’argent pour qu’ils “mettent un terme à leur misère”. D’autres ont
plaidé pour leur vie avec ce qu’il leur restait d’argent ou de possessions ; mais une fois le troc effectué,
eux aussi étaient abattus. Spéciose étaient cachée parmi les cadavres mais son mari ne l’était pas et fut
bien vite découvert. Elle entendit ses protestations et son assassinat.
Je me rappelle chacun des mots que j’ai entendus pendant le massacre.
95

Témoignage recueilli à Kibali, le 20 mai 1994.

70

“Chaque cri de mort, chaque enfant réclamant sa mère, et chacun de ces zombies priant
les interahamwe de les achever rapidement est gravé dans ma mémoire.”
Après que les Hutus sont sortis de nos rangs, ils ont commencé à tirer et à lancer des grenades. Ils sont
arrivés à court de munitions et j’ai entendu quelqu’un dire : “Nous n’avons plus de balles, travaillez
traditionnellement.” Ils ont alors utilisé des machettes, des lances, des massues, etc. On entendait seulement
des coups secs et des gémissements. On aurait dit l’abattoir, quand ils coupent les os. Tous ces bruits !
Ils demandaient leur argent aux gens et ensuite ils les tuaient. Lorsqu’ils sont arrivés près de mon
mari, ils ont dit : “ Toi, qui porte une veste, Habyarimana t’a rendu riche. Mais tu as quand même osé tuer
notre Umubyeyi (le père de tous les Hutus).” Pour le harceler davantage, ils ont continué : “Tu faisais même
partie de l’animation.” Ils évoquaient les chants et danses dans lesquels les bienfaits du pouvoir de
Habyarimana étaient décrits. Il a répondu : “Je n’ai jamais fait cela parce que je n’y croyais pas.” Après ces
paroles, j’ai entendu un coup sec et je me suis dit : “C’est fini, il est mort.” Je ne voyais rien. J’étais dans un
état d’esprit inexplicable. Je n’avais ni peur ni regret. Je n’éprouvais aucune honte ni aucun autre sentiment.
Au fond de moi, j’étais déjà morte parce que je ne pensais plus à rien alors que j’étais encore consciente.
Seules mes oreilles captaient tous les bruits. Celui des bourreaux comme celui des agonisants, et même celui
des machettes et des massues.

Ses jambes ensevelies sous les cadavres, Spéciose était dans l’impossibilité de se mouvoir. Un
assassin qui se hissait sur les corps lui est monté sur la poitrine mais elle parvint à ne pas crier, sachant
que, pour survivre, elle devait faire la morte. Mais certains des réfugiés n’avaient plus le goût de la
vie.
Quelqu’un parmi les cadavres a appelé les interahamwe : “Venez me tuer, fils de chiens ! Je serais bien
étonné que vous ne finissiez pas par mourir vous aussi !” Il essayait de mettre en colère les interahamwe
pour qu’ils l’achèvent. Ça n’a pas été le cas. Lorsqu’ils voyaient que tu souffrais, ils te laissaient mourir à
petit feu.
Quant ils ont eu fini de tuer, ils ont commencé à dépouiller les cadavres de tous leurs vêtements. Et à
chercher de l’argent. Les cadavres étaient nus, les fesses en l’air. Pendant qu’ils cherchaient l’argent sur les
cadavres, ils disaient : “Il ne faut pas qu’ils emportent l’argent de notre banque ikuzimu (dans leurs tombes).”

Immobile dans le noir, Spéciose ne comprit pas tout de suite que les mouvements des blessés graves
à côté d’elle étaient en fait leur dernier signe de vie. Dans son désespoir, elle s’agrippa à une fillette.
Après, ils sont partis. La nuit commençait à tomber. Il devait être environ 20 heures. Les cris commençaient
à déchirer la nuit. Le calvaire continuait pour moi qui faisait partie intégrante des cadavres. J’ai commencé à
parler avec un enfant qui pleurait dans le dos de sa mère mais finalement il est mort. Certains des agonisants
me donnaient des coups ou enfonçaient leurs ongles dans ma peau. Imbécile que j’étais, je croyais qu’il
s’agissait de vivants voulant m’interpeller et je commençais à les injurier : “Toi, qu’est-ce que tu me veux ?”
Finalement, ils arrêtaient. Je les entendais vomir ou avoir la diarrhée et puis, c’était fini. Ils avaient rendu
l’âme. Finalement, j’ai réalisé que c’est comme cela qu’ils rendaient l’âme.
Une petite fille, Aimée Kaberuka, est venue. Elle m’avait confondue avec sa tante. Aimée avait
environ huit ans. Elle était nue parce que ses habits lui avaient été ravis. Elle s’est avancée et elle m’a dit :
“Tante, je ne peux plus continuer à m’asseoir dans ce sang ; c’est froid et je suis nue.” Je lui ai dit : “Mets ta
tête sur ma poitrine et tes jambes sur les cadavres.” Aimée a rétorqué : “Je ne veux pas mettre mes jambes
sur les cadavres. Si tu ne veux pas sortir de là, je m’en vais et je ne reviens plus ici.” Son papa, qui était non
loin de là et qui était blessé, s’est adressé à elle : “Aimée, fais ce que ta tante te demande !”. Aimée a accepté
et s’est mise sur ma poitrine. Elle a commencé à me raconter ses histoires : “Tante, tu sais que j’étudie à
l’APAPER, que je suis toujours la première.” Elle arrivait même à interpeller les autres enfants : “Qu’est-ce
que vous faites-là ?” Entre-temps, alors qu’Aimée me racontait ses histoires, un de mes cousins, qui
s’appelait Hitiyise, m’a dérangée : “Spéciose, viens m’aider. Je suis blessé et je veux m’appuyer sur toi.” Je
l’ai grondé et lui ai dit qu’il y avait Aimée, une enfant qui méritait plus d’attention.

Spéciose entendit son mari, Fidèle Kanyabugoyi, militant bien connu des droits de l’homme,
balbutier un récit du massacre. “C’était comme s’il faisait un compte rendu à une organisation des
droits de l’homme.” Puis il perdit connaissance. Le frère de Fidèle était encore vivant et il trouva
Spéciose pour la supplier d’essayer de s’échapper. Mais alors que c’était déjà le milieu de la nuit, elle
71

pouvait toujours entendre les bruissements des interahamwe alentour et elle était trop terrorisée pour
réagir.
Gustave se rappelle des cris de douleur des réfugiés et du nuage de fumée noire qui enveloppait les
cadavres suite aux explosions de grenade. Lui et deux amis parvinrent à sortir des corps et à trouver
une cachette à Kicukiro.
Machettes, gourdins, massues, lances et autres armes traditionnelles étaient utilisés pour achever le travail.
J’ai profité de la confusion pour sortir des cadavres. J’étais avec Eric Ruzindana, 27 ans, qui vit toujours et
Claire Mujawamariya, 28 ans, toujours en vie, elle aussi. Il commençait à faire noir. On s’est cachés jusqu’à
ce qu’il fasse complètement noir. On était près du lieu du massacre et on voyait les interahamwe faire la
chasse aux Tutsis.
Finalement, sous le couvert de la nuit, on est allés chez Ryeze au centre Kicukiro. Le fils de ce
dernier, Toussaint, nous a dit que sa maman était tutsie et qu’elle pouvait nous cacher. Nous sommes restés
là jusqu’au 25 mai quand les gens de Kicukiro ont commencé à fuir. Les inkotanyi sont venus par la suite
nous récupérer là-bas.

Vénuste vit des gens réussir à fuir et d’autres qui étaient attrapés, avant d’être lui-même enseveli
sous les cadavres. Lorsque les interahamwe reçurent l’ordre d’achever la besogne, l’enfant que
Vénuste portait sur son dos fut découvert et il fut tellement traumatisé qu’il en perdit la parole. Ses
premiers mots ne vinrent qu’après un an de thérapie assidue.
Après les grenades, les armes traditionnelles ont fait leur travail. Un des tueurs s’est mis au-dessus de moi. Il
m’a remué pour tester si oui ou non j’étais mort. J’ai fait semblant d’être mort. J’étais tellement couvert de
sang qu’il ne pouvait que croire à cette hypothèse. Il a pris mon porte-monnaie avec ma carte d’identité, mon
argent et toutes mes pièces.
J’avais porté un enfant de deux ans avec moi tout au long du chemin de l’ETO jusqu’à Nyanza. Il
était toujours avec moi et n’avait pas été touché par les grenades. Au moment où les interahamwe m’ont
fouillé, l’enfant m’appelait : “Papa, papa.” L’interahamwe lui a assené un coup d’épée dans l’œil gauche et
lui a dit : “Papa, papa ! A quoi ça sert de crier ? Il est déjà mort !” L’enfant est tombé évanoui.

Lorsque les assassins sont finalement partis, Vénuste a appelé autour de lui pour voir s’il y avait
d’autres survivants. Il entendit sa femme qui le suppliait de la sortir d’une montagne de cadavres. Elle
avait une balle dans la cuisse droite et leur fils de huit ans avait un éclat de grenade dans la tête. Avec
quelques autres survivants, la famille décida de tenter de gagner le stade Amahoro, en évitant les
barrages. Mais le matin suivant, ils furent repérés par un groupe d’hommes armés. Vénuste fut sauvé
alors que sa vie ne tenait plus qu’à un fil.
C’était Adam, le fils de Bizuru, qui dirigeait l’expédition. Il était entre 23 heures et minuit. Mais Adam ne
maîtrisait pas plus les raccourcis de Kagarama que nous et on a tourné en rond pendant toute la nuit. Au petit
matin, on était encore à Kagarama et on est tombés aux mains de Hutus qui avaient déjà commencé “le
travail”. Ils étaient une dizaine, armés de fusils et de machettes. Quand ils nous ont dit de nous arrêter, Adam
a pris la fuite. Ils l’ont abattu tout de suite. On avait tellement peur et on était tellement découragés qu’on
s’est assis par terre comme venaient de l’ordonner nos bourreaux. J’avais mis ma tête entre mes jambes
attendant qu’elle soit fauchée par une machette ou une balle. Alors que j’attendais une mort certaine, j’ai été
surpris de voir l’homme au fusil tomber. Il venait de recevoir une balle des soldats du FPR qui avaient
investi ce village à l’insu des interahamwe. Les autres tueurs ont pris la fuite. On a été sauvés de justesse.
Nous sommes retournés avec les militaires à Nyanza, sur le lieu des massacres. Nous avons essayé de
retirer des cadavres ceux qui pouvaient respirer. Entre-temps les combats entre FPR et FAR faisaient rage.
C’est ce jour-là que j’ai perdu mon bras. Pendant ces combats, trois des 19 personnes qui restaient avec moi
ont trouvé la mort. J’ai été ensuite transféré à Rebero, puis à Gishushu.

Les positions prises par les tueurs au début du massacre indiquaient clairement qu’il allait s’agir
d’une boucherie systématique et impitoyable. Ernestine décrit la scène.
Ceux qui avaient des fusils et des grenades ont pris position sur le talus tandis que ceux qui étaient armés de
machettes et de gourdins prenaient position en-dessous. Ensemble, ils formaient une ceinture autour de nous.
Quelques minutes plus tard, le “travail” a commencé. Ils ont commencé à tirer sur nous et les grenades ne
cessaient de pleuvoir.

72

“C’était un tableau infernal composé de sang, de feu, de nuages de poussière soulevée
par les grenades, de corps mutilés, des cris des blessés et des mourants.”
Après avoir épuisé les grenades et les balles, les tueurs ont employé les armes blanches pour achever ceux
qui n’étaient pas complètement morts. Ils les dépeçaient à la machette, les achevaient au gourdin, à la lance
ou avec d’autres armes traditionnelles. Ils ont continué jusque tard dans la nuit. Puis, ils sont partis, pour
éviter une attaque surprise des inyenzi.
Entre-temps, les cris de souffrance montaient de cette marée de sang et de chair déchiquetée. On
entendait hurler : “Je suis hutu, venez me délivrer !” et les interahamwe , avec leurs torches, venaient vérifier
si oui ou non cette information était exacte. Lorsqu’ils décidaient que c’était bien l’un des leurs, ils le
retiraient de là et l’emmenaient se faire soigner.
Moi, j’ai eu la chance de ne pas avoir été touchée. Au moment où ils commençaient à fouiller leur
victimes et à prendre certaines filles pour les violer ou tout simplement tuer celles qui refusaient, je me suis
éclipsée pour me tapir dans les herbes qui étaient aux alentours du lieu du massacre. J’ai aussi eu la chance
de ne pas me faire attraper lorsqu’ils ont chassé les survivants ce soir-là. Après qu’ils sont partis, nous avons
profité de la nuit pour aller chercher refuge dans une forêt non loin de là.

Dans un dernier geste d’amour, le père d’Yves Habumuremyi, Jean-Berchmans Habumuremyi, a
demandé à un soldat d’abattre ses enfants, pour leur épargner une mort à la machette ou à la lance.
Lorsqu’ils étaient arrivés à l’intérieur de l’ETO le 7 avril, Jean-Berchmans avait déclaré : “Nous avons
échappé à la mort pour l’instant.” Tout juste quatre jours plus tard, il jonchait, mort, à Nyanza.
Ils ont jeté des grenades dans la foule. Mon père nous a demandé de nous approcher de lui. Il a prié un
militaire qui se tenait non loin de nous d’accepter de l’argent afin de nous tuer par balles et non par armes
blanches. Le militaire a accepté l’argent mais n’a pas tenu sa promesse. Voyant que les tueries étaient en
pleine exécution, je me suis laissé tomber par terre volontairement. Des victimes sont tombées à mes côtés, y
compris mon petit frère qui avait été victime d’une balle au niveau de la poitrine. Je me suis teint avec son
sang pour tromper la vigilance des tueurs. Il était environ 18h30, et l’obscurité les a contraints à s’en aller, en
espérant avoir terminé leur “travail”. Après leur départ, les blessés ont commencé à demander de l’eau pour
boire mais c’était impossible ; il n’y avait pas moyen de les aider d’autant que mon bras gauche avait été
atteint par une balle.

Un autre père, Ignace Benimana, tenta de protéger ses enfants malgré ses horribles blessures.
Lorsqu’ils ont commencé à nous tuer , un soldat qui se tenait au-dessus de nous a dit : “Vous avez prédit que
le jour où Habyarimana mourrait, vous exulterez de joie. Maintenant ça y est, exultez !”. Il avait un sac plein
de grenades. Il a jeté la première grenade et alors, les jambes et les bras ont commencé à tomber sur nous
pendant que d’autres ouvraient le feu. Ceux qui tentaient de s’enfuir étaient abattus par ceux qui avaient des
armes traditionnelles. Ils étaient coupés en morceaux et on entendait leurs gémissements. J’ai été blessé au
bras gauche. Quand j’ai essayé de le remuer, je n’ai pas pu ; il était trop gravement blessé. Mon bras droit
tenait mon enfant, Rémy Nshimiyimana. J’ai voulu vérifier si rien ne lui était arrivé, et j’ai découvert que le
côté gauche de sa poitrine et sa jambe étaient couverts de mon sang.
Ils ont commencé à nous fusiller entre 17h30 et 18 heures. Vers 19 -20 heures, ceux qui avaient des
fusils sont partis, laissant ceux qui avaient des armes traditionnelles à la recherche de ceux qui respiraient
encore. Cette nuit-là, personne ne s’est rendu compte que j’étais toujours en vie. J’ai entendu quelqu’un les
supplier pour qu’ils l’achèvent, moyennant rétribution. La douleur insupportable les poussait à demander
qu’on vienne les achever.

Des mères, tout comme les pères, luttèrent pour endurer des horreurs que rien ne peut exprimer.
Chantal se tourna vers sa fille, assise à côté d’elle, alors que la foule commençait à être mitraillée de
balles et de grenades. Le mari de Chantal, Pierre Bizuru, et quatre de leurs six enfants—trois garçons
et un fille—tombèrent parmi les victimes.

“J’ai vu ma fille Denise, la tête entre ses jambes. Je l’ai appelée, elle ne m’a pas répondu. J’ai
retourné sa tête, elle saignait beaucoup par les narines. J’ai compris que c’était fini.”

73

Ils ont continué à tirer sur nous jusque vers 18h45. Ceux qui avaient des fusils sont partis, laissant à ceux qui
avaient des lances le soin de continuer leur sale besogne. Ils avaient toutes sortes d’armes traditionnelles.
Lorsque les interahamwe se sont sentis fatigués, ils sont partis.
J’ai doucement émergé des cadavres. J’ai appelé Mugabo pour qu’on parte, mais il ne m’a pas
répondu. Quelqu’un m’a dit qu’il était en vie mais qu’il ne pouvait pas se déplacer à cause de sa jambe. Je
l’ai relevé mais il était incapable de marcher. Il m’a demandé de le laisser mourir sur place parce qu’ils
allaient nous exterminer. Il était près de minuit. Je me suis cachée dans la brousse.

Chantal passa deux nuits parmi les cadavres. Le 13, elle rejoignit les survivants transférés à Rebero
par le FPR.
C’est sans doute le fait qu’elle était devenu inconscient qui protégea Anastasie de l’oeil meurtrier des
interahamwe. Lorsqu’elle revint à elle, elle découvrit que son fils de seize ans avait été gravement
blessé. Elle regrette les propos qu’elle tint alors.
Les grenades qui soulevaient une fumée noire et qui grondaient occupaient l’avant-scène. C’était terrible.
J’ai eu l’impression que j’étais touchée au front, puis, plus rien. Je me suis évanouie. Je ne savais même pas
que j’avais reçu un coup de machette sur le côté gauche du cou et sur le revers de la main droite. Je m’en suis
aperçue quand je suis revenue à moi.
La première chose que j’ai entendue était une petite fille, Uwimana, qui demandait à sa mère,
Colette : “Maman, est-ce qu’on peut partir ?” Sa maman lui a répondu : “Non, je suis incapable de marcher,
on m’a tiré dessus.” Quelques minutes plus tard, mon fils Shyondori m’a appelée : “Maman, viens voir là où
j’ai été touché.” J’ai voulu me relever. A cet instant, je ne m’étais pas encore rendu compte que j’avais reçu
un coup de machette à la main et au cou. Mon bras droit était tellement lourd que je n’arrivais pas à le
soulever. Ma tête non plus, et elle me faisait mal. Je saignais beaucoup.
Je me suis résolue, non sans regret, à décourager mon fils. Après avoir vainement tenté de me lever,
j’ai décidé de lui dire la vérité : “Shyondori, sois brave mon fils. Sache qu’on est venus ici pour être tués, et
soit prêt à être achevé.” J’ai dit cela à mon fils sans état d’âme. J’étais devenue folle, ou plutôt, je ne
raisonnais plus. En tant que mère, j’aurais plutôt dû le réconforter au lieu de le décourager comme cela.

Il était extrêmement difficile de concilier l’instinct de survie et le violent désir de sauver et de protéger
les êtres chers dans une situation où la vie dépendait de l’aptitude à faire le mort. Ce dilemme devint
particulièrement violent face à de petits enfants blessés et terrorisés. Marie-Rose Hodali portait sa plus
jeune soeur, Consolée, sur son dos lorsque les tirs ont commencé. Marie-Rose, 25 ans, est originaire
de Nzove, Shyorongi à Kigali rural. Mais en avril 1994, elle vivait avec sa famille dans le secteur
Kagarama de Kicukiro. Ils avaient été chassés de leur commune d’origine en 1991, par des voisins qui
avaient détruit leur maison et qui voulaient les tuer. Le 7 avril, ils se rendirent à l’ETO “dans l’espoir
d’y être protégés par les Casques bleus”. Marie-Rose raconte les atroces souffrance de sa soeur le
dernier jour de sa courte vie.
Je l’ai prise dans mes bras et nous nous sommes couchées par terre. Un militaire a tiré sur nous. La balle a
déchiré le visage de l’enfant et m’a touchée au sein droit. Nous étions couvertes de sang, du nôtre et de celui
des autres. Consolée n’est pas morte sur le coup. Quand elle voyait le sang, elle pleurait, m’appelait et me
tirait contre elle. Je n’oublierai jamais cela.

Incapable de poursuivre son récit, Marie-Rose a fondu en larmes.

“Je devais faire la morte. Mais l’enfant ne le supportait pas et elle ne me laissait pas
tranquille.”
Ils ont continué à tuer jusque vers 18h30, postant des veilleurs avec l’ordre d’achever toute personne qui
n’était pas encore morte. Je saignais abondamment. 96

Comme décrit plus loin, Consolée ne survécut pas longtemps.
Berthilde portait elle aussi un enfant sur son dos, le fils d’Oscar, dans la maison duquel elle s’était
96

Témoignage recueilli à Kigali, le 16 août 1997.

74

cachée lorsqu’éclata le génocide. Alors qu’elle parvenait à se retirer d’une montagne de cadavres avec
l’enfant, Berthilde fut repérée et poursuivie par un milicien.
J’ai commencé à courir. Les interahamwe ont sifflé et nous ont poursuivis. Moi, j’ai continué à courir. A un
certain moment, mes jambes n’ont plus répondu. Je me suis arrêtée. Derrière moi, il y avait un interahamwe
qui ne m’avait pas lâchée d’une seule semelle. Je me suis arrêtée alors qu’il se trouvait juste derrière moi.
J’étais tellement épuisée et hors d’haleine que j’ai juste eu le temps de lui dire : “Pardonne-moi !” C’est le
dernier mot que j’ai prononcé. Sa réponse immédiate était inattendue ; il a commencé à me dépecer avec sa
machette : la main droite, l’avant-bras et le cou. Il m’a coupé deux doigts : l’annulaire et l’auriculaire.
Je me suis évanoui après ces coups et cet interahamwe a probablement cru que j’étais morte. Il m’a
laissée. Quand je suis revenue à moi, je saignais beaucoup. Quand je changeais de position pour perdre
moins de sang, c’était pire. J’avais peu de force mais je me suis traînée sous un buisson pour m’y cacher. Le
petit était encore là. Il était âgé d’un an et demi.

Après avoir été assommée par la crosse d’un fusil, tant de corps tombèrent sur Angélique qu’elle fut
sur le point de suffoquer.
J’ai entendu les coups de machettes administrés à ceux qui respiraient encore. Personne n’osait plus gémir ni
crier lorsqu’on le coupait et recoupait à coups de machettes. Lorsqu’ils ont été fatigués de tuer, ils ont dit :
“Partons, nous reviendrons demain.” Ils disaient cela tout en fouillant les poches des cadavres. J’ai appelé
mon petit frère, Safari, pour savoir s’il était encore vivant. Pas de réponse. J’ai alors appelé ma grande sœur,
Mugirasoni. Pas de réponse
Me sentant seule au monde, j’ai pris la résolution de rester au milieu des cadavres et de m’endormir
en attendant le retour des interahamwe le lendemain. C’est ce que j’ai fait.

Vérédiane fut découverte par les soldats du FPR qui avaient été informés du massacre et vinrent à la
recherche des survivants.
Les milices ont lancé de nombreuses grenades qui ont explosé parmi nous, faisant de nombreux morts. La
première explosion a déchiré le corps des gens et nous étions tous éclaboussés de morceaux de chair
humaine. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite ; j’ai seulement vu les interahamwe s’enfuir.
Ils croyaient qu’on était tous morts. Quelques minutes plus tard, j’ai entendu des gens parler. J’ai
appelé pour dire que j’étais toujours en vie. Quand ils sont venus vers moi, j’ai vu que c’était des inkotanyi.
Il y avait une petite fille appelée Mariette. Les milices l’avaient frappée à la nuque avec une machette mais
elle était toujours vivante. Ensemble, nous nous sommes retirés des cadavres. Les soldats du FPR nous ont
cachées dans un buisson. Ils n’avaient pas encore conquis la zone et ils étaient en train de combattre. Ils
avaient imité les sifflements des interahamwe. Les vrais interahamwe étaient alors partis, pensant que leurs
collègues les appelaient.
Quand les combats ont démarré, les interahamwe ont fui. C’est ainsi que les soldats du FPR ont pu
nous retrouver et nous cacher.

Après avoir caché les réfugiés, les soldats repartirent livrer combat. Depuis sa cachette, Vérédiane
pouvait entendre les voix des miliciens qui étaient revenus achever leur besogne.
Ils regardaient les corps de leurs victimes et étaient très heureux de leurs exploits. Ils se félicitaient
mutuellement d’avoir tué tellement de Tutsis.

L’enfant qui était cachée avec elle, Mariette, était gravement blessée et saignait abondamment. En
guise de pansement, Vérédiane se servit de ses vêtements, qu’elle enroula autour du cou de l’enfant.
Puis, cette nuit-là, vers 20 heures, les soldats du FPR revinrent pour évacuer les survivants au CND.
En chemin, à côté d’un endroit du nom de Magerwa, les interahamwe attaquèrent le groupe mais celuici repoussa les miliciens. Lorsqu’ils atteignirent Kicukiro, Vérédiane se trouva près de la maison de
son cousin, où elle avait laissé sa mère. Croyant que les soldats ne voudraient pas faire de détour, elle
décida de leur fausser compagnie et d’essayer de sauver sa mère elle-même. Certes, Vérédiane trouva
sa mère, mais elle fut repérée par un résident tout proche et brutalement attaquée.
Je suis restée près de ma mère toute la nuit. Pendant ce temps, la bataille faisait rage. Il pleuvait des obus et
des bris de verre volaient dans les airs. Nous sommes allées nous étendre dans le couloir pour éviter qu’un

75

mur s’effondre sur nous. La bataille continuait et je ne savais pas que les inkotanyi qui avaient maîtrisé la
région avaient été à nouveau battus par les FAR.
Quand les combats ont cessé, j’ai entendu des gens approcher. Je pensais que c’étaient les inkotanyi,
mais c’étaient des interahamwe. Ils étaient menés par un interahamwe, un réfugié burundais qui habitait près
de chez mon cousin. Il a pris deux clous de 8 cm et me les a enfoncés dans la tête. Il a ensuite repris d’autres
clous qu’il m’a enfoncés dans le front avec sa massue. Les combats faisaient rage aux alentours. Les
inkotanyi revenaient à l’attaque pour expulser les FAR. Les interahamwe ont été vaincus et les inkotanyi ont
enfin repris le contrôle de la région.

Vérédiane et sa mère furent finalement trouvées par les soldats du FPR et transférées à Byumba. Sa
mère décéda le 20 juin et Vérédiane passa le reste du génocide à travailler dans un orphelinat de la
commune.
La fillette mentionnée par Vérédiane est Mariette Kabanda, âgée de 14 ans. African Rights l’a
interrogée en mai 1994 dans un orphelinat de Byumba où elle était soignée pour de graves blessures à
la tête suite à des coups de machette. Elle et sa famille étaient arrivées à l’ETO le 7 avril à l’issue
d’une attaque sur leur domicile. A Nyanza, elle avait fini par être séparée de sa famille. Mariette a
assisté à la mort de son frère, Thierry, et de sa mère, qui se trouvaient tous deux assis sur le devant de
la foule et furent immédiatement tués par les grenades. Plus tard, elle découvrit que son père avait
aussi trouvé la mort.
Mon père et moi étions à l’arrière, mais nous n’étions pas assis l’un près de l’autre. Les interahamwe ont
continué à tuer les gens jusqu’à ce qu’ils arrivent à nous. Ils sont venus près de papa et lui ont donné un coup
de machette. Je ne pouvais pas voir s’il était mort ou pas. Ils m’ont aussi frappée à la tête avec une machette.
Je suis tombée et j’ai été recouverte par les cadavres. Les interahamwe pensaient que j’étais morte. Quand ils
sont partis, je suis allée voir mon père, mais il était mort.
Le lendemain matin, les interahamwe sont revenus et ont commencé à attaquer les gens qui restaient
avec des machettes et des lances. Je suis restée cachée sous les cadavres.

Plus tard, Mariette fut transférée à l’hôtel Rebero puis évacuée à Byumba.
Les expériences vécues par Madeleine n’ont rien de moins terrible.
Il était environ 17h30. Les grenades ont commencé à pleuvoir et à gronder. Une fumée noire montait vers le
ciel. Les gens gémissaient, certains criaient au secours ; d’autres criaient de douleur. Les morts et les blessés
sont tombés sur moi et je me suis évanouie. J’ai presque été asphyxiée. Quand j’ai repris connaissance, j’ai
regardé vers mon mari et mes enfants. Je ne les ai pas vus. Les cadavres étaient tellement nombreux qu’il
était difficile de les reconnaître et la situation elle-même ne facilitait pas les choses. L’obscurité envahissait
les lieux et les interahamwe continuaient à achever tout ce qui bougeait ou qui criait. Ils achevaient à la
machette, au couteau, à la lance, à la massue ou avec d’autres armes traditionnelles, quand ils avaient épuisé
les grenades et les balles. J’ai réussi à me faufiler avec mon enfant de deux ans. Ça n’a pas été facile.
D’abord, parce que je n’avais pas de force pour marcher, vu que ça faisait le quatrième jour que je n’avais
rien mangé ni bu. Ensuite, parce que les interahamwe pourchassaient ceux qui avaient échappé aux
massacres. Ils fouillaient tous les buissons.

Madeleine se tapit dans les buissons mais au bout d’une demi-heure, elle fut découverte par deux
enfants. Il était impossible de faire garder le silence aux petits terrorisés, harcelés par la faim et la soif.
Les enfants m’ont demandé si je voulais être leur maman et rester avec eux. Quelque temps après, ils ont
commencé à pleurer et à réclamer leur tante avec laquelle ils avaient probablement fui. Je les ai calmés et je
leur ai dit qu’elle était morte, qu’elle avait été tuée, et qu’on risquait nous aussi d’être tués comme leur tante.
Une fraction de seconde plus tard, j’ai entendu dans mon dos, à cent mètres de moi, des coups de feu. Après
ces coups de feu, j’ai entendu des cris d’enfants. J’ai directement pensé qu’on venait de tuer leur maman.
L’instant d’après, les cris d’enfants ont cessé. Leur fin était arrivée. Pendant ce temps, mes prières se
mélangeaient. Je demandais à Dieu d’épargner les vies innocentes que j’étais censée protéger. Je me disais :
“Dieu est injuste. Il a fait tuer mes enfants et mon mari et voilà que mon petit, qui avait été épargné, va lui
aussi mourir.”
Vers deux heures, les enfants ont repris leur refrain. Ils pleuraient, me demandaient de l’eau. La faim
les tenaillait. Je ne savais pas quoi faire. Mon petit me disait : “Maman, rentrons, j’ai faim”. Je n’avais pas de
réponse à lui offrir. J’essayais de les calmer mais sans résultat.

76

Jeanne d’Arc dû s’extirper des cadavres pour pouvoir fuir les lieux du massacre et se cacher dans la
brousse.
Comme il commençait à faire noir, ils ont pris la décision de nous tuer en masse. Ils ont lancé des grenades
parmi les réfugiés entassés sur la route. Les cris de souffrance déchiraient le ciel de Nyanza.
Après les grenades, c’étaient des balles et des machettes qui parachevaient le travail. Ils ont tué
jusque vers 20 heures. Ma chance a été le coup de massue que j’ai reçu juste au-dessus de l’œil gauche. J’ai
sombré dans l’inconscience et les cadavres sont tombés sur moi. C’est à ces morts que je dois la vie.

Claire était assise à côté de sa mère à Nyanza lorsque les soldats commencèrent à lancer des
grenades dans la foule. Rien n’aurait pu la préparer à la sauvagerie du massacre qui suivit.
La première grenade a éclaté juste à côté de maman. Il était 18 heures ou 18h30. Maman est tombée sur le
champ. A côté d’elle se trouvait un enfant dont la tête avait été fracassée par la grenade. Une fusillade
intensive s’en est suivie. Lorsque les balles ont été épuisées, les militaires ont dit aux interahamwe de
continuer le travail mais sans fouiller nos poches pour ne pas gaspiller de temps. Ils leur ont demandé de
s’assurer qu’il ne restait aucun Tutsi vivant.
J’ai entendu tout cela puisque j’étais encore en vie, sans aucune blessure, au milieu des cadavres. J’ai
alors entendu les interahamwe en train de massacrer les moribonds, de les achever à coups de machettes et
de lances. Je suis restée là, couchée, feignant la mort, attendant qu’ils m’atteignent. Mon tour est arrivé vers
2 heures du matin. J’ai senti un coup de massue dans mes côtes puis dans mon dos ; j’avais la tête un peu
cachée.

L’enthousiasme de certains des participants au massacre commença finalement à faiblir.
Un vieux dont j’ignorais le nom s’est approché et a demandé : “Toi, es-tu de la famille Muhutu ?” J’ai
répondu que oui en attendant la mort ou la vie sauve. Il a immédiatement dit aux interahamwe qui avaient
commencé à me rouer de coups : “Arrêtez, laissez celle-ci car Muhutu m’a fait du bien.” Ils m’ont retirée des
cadavres et m’ont fait asseoir tout près du robinet. J’ai trouvé là d’autres personnes parmi lesquelles une
certaine Bébé, fille de Nyirahuku. Ces personnes étaient là parce que leur carte d’identité portait la mention
“Hutu”. Chaque interahamwe restait à côté de la personne qu’il venait de sauver. Le vieux qui venait de me
sauver m’a dit qu’il ne savait pas où m’emmener car si sa femme et ses filles me voyaient, elles me tueraient
sous ses yeux. Il m’a dit qu’il s’en allait mais qu’il était innocent de mon sang maintenant qu’il s’était lavé
de ses péchés. Les interahamwe sont chacun partis avec celle qu’ils avaient sauvée, dont Bébé et les autres.
Je suis restée là avec une femme enceinte et une maman dont l’enfant avait une oreille coupée, ainsi qu’une
blessure à la cuisse. Au total, nous étions quatre personnes. Nous avons profité du départ des autres pour
nous engouffrer dans la maison qui abritait le robinet et nous y avons passé la nuit.

Assumpta a dit qu’ils n’avaient d’autre option que de suivre les ordres des soldats de Nyanza
“comme des moutons”. Tandis qu’ils s’asseyaient, elle comprit que “leur fin était proche”.
J’ignore le mouvement que j’avais fait pour m’étendre au sol. Après quelques secondes, j’ai senti la main de
ma grande sœur qui me palpait le bras. Elle m’a demandé : “Es-tu encore vivante ?” J’ai immédiatement
ouvert les yeux pour la regarder. J’ai vu qu’elle était calme bien qu’étendue dans le sang. Je me suis
demandée si c’était son propre sang ou celui d’autres victimes étendues à nos côtés. La fusillade venait de se
terminer et il y avait un calme terrifiant. Elle m’a dit : “Tout est fini.” Ça a été sa dernière parole. Comme les
balles s’étaient tues, je m’étais retournée pour dormir sur le ventre. Cependant, les interahamwe étaient
encore dans les environs. Armés de massues et de machettes, ils sont entrés au milieu des cadavres.

“J’entendais les coups de machettes et de massues qu’ils assénaient aux moribonds.
J’attendais indéfiniment qu’arrive mon tour de mourir. Ce tour n’est pas venu et un
profond silence s’est installé autour de moi.”
Lorsqu’Assumpta rouvrit les yeux, elle vit des monceaux de cadavres tout autour d’elle. Elle vit se
lever un jeune homme, qui saignait abondamment d’une blessure à l’estomac, et décida de quitter les
lieux du massacre avec lui. Ils partirent ensemble pour “quémander de l’eau”, dans les maisons
voisines, mais ils furent repoussés par une vieille femme. A la deuxième maison où ils s’adressèrent,

77

des hommes se tenaient dehors et sur le champ l’un d’eux frappa le compagnon d’Assumpta avec sa
machette. Il s’écroula. Elle s’enfuit dans la pénombre et se cacha dans les buissons. Lorsqu’elle en
sortit pour trouver de la nourriture le 13, elle fut découverte par un groupe de soldats du FPR qui
l’emmena au CND avant de l’évacuer à Byumba avec d’autres réfugiés qu’ils avaient sauvés.
Yvonne a elle aussi décrit le massacre ; la voix brisée par le chagrin, elle a maintes fois dû
interrompre son récit.
Tous ceux qui ont été touchés ou blessés près de moi sont tombés sur moi. Ils ont continué à tirer jusqu’à
18h30. Moi, j’étais devenue insensible. Je n’avais ni peur ni émotion. Ce qui m’arrivait était loin de moi, loin
de ma conscience et de mon âme.
Vers 18h30 ou 19 heures, les militaires et ceux qui étaient armés de fusils sont partis. Seuls ceux qui
possédaient des armes blanches sont restés pour examiner les corps. Ils achevaient les vivants et les
agonisants. Moi, j’étais toujours sous les cadavres. J’ai eu une crampe à la jambe. J’ai repoussé les cadavres
qui pesaient sur moi mais les tueurs l’ont remarqué. J’avais ma fille au sein. Ils me l’ont arrachée et lui ont
assené un coup de machette. Ils l’ont jetée dans les cadavres juste à côté de moi. Elle pleurait mais je ne
savais pas quoi faire. Heureusement cet enfant, qui avait alors un an et demi, vit encore aujourd’hui. Moi, ils
m’ont pris le bras et m’ont donné un coup de machette. Ils se sont ensuite occupés des autres personnes qui
gisaient près de moi. Ils utilisaient des lampes torches pour examiner les cadavres. C’est peut-être cela qui
nous a sauvés. S’il avait fait jour, je pense qu’il m’auraient achevée directement.
Pendant toute la nuit, je me suis débattue pour quitter ces cadavres. D’autres personnes ont pu faire de
même. Mais moi, comme je n’avais plus de force, je me suis contentée de rester près des cadavres. Mon dos
me faisait tellement mal que je ne pouvais rien faire. Une certaine Umuhire a quitté les cadavres au même
moment que moi. Je l’ai reconnue et l’ai interpellée : “Comment te sens-tu ?” Elle m’a répondu : “Je ne me
sens pas bien, néanmoins, je vais essayer d’aller à Murambi, Gikondo pour voir ma grand-mère.”. Elle a
ajouté : “Est-ce que par hasard, tu n’aurais pas vu ma mère dans ces cadavres ?” Je lui ai répondu : “Elle est
morte, elle a été découpée à la machette.” Elle n’a rien ajouté. C’était la nuit, elle ne pouvait pas jeter un
dernier regard à sa mère. Umuhire est partie pour ne plus revenir.

Siméon a souligné la détermination des soldats au début des tueries. Il a raconté qu’ils ont d’abord
ordonné aux interahamwe de patienter puis ils ont commencé à lancer des grenades, jusqu’à quinze à
la fois, et à tirer. Au départ, il échappa aux blessures mais par la suite, il fut découvert par les
interahamwe et odieusement torturé.

“Il y avait du sang partout et des mourants qui gémissaient. Quand les gens étaient
touchés, le sang giclait dans leur dos, et se répandait. Il y avait des gens qui
demandaient d’être abattus plutôt que d’être déchiquetés par les grenades. Le sol était
rougi par le sang. Mais les soldats avaient aussi des fusils et ils tiraient, tiraient,
tiraient. Certaines personnes avaient la tête arrachée, d’autres avaient perdu un bras
ou une jambe.”
J’étais couché parmi tout ce monde. Je n’avais pas été touché ni par les grenades ni par les fusils. Les morts
étaient tombés sur moi. Quand ils sont arrivés pour faire le nettoyage, ils m’ont retiré dans les cadavres. Je ne
sais pas comment ils ont su que j’étais encore vivant. Ils m’ont asséné un coup de machette au niveau de
l’oreille gauche. J’étais dans le coma et je n’ai plus rien senti. Ils m’ont coupé au cou et à la main droite avec
une machette, j’ai aussi reçu un coup de baïonnette dans le dos. Ils m’ont ensuite ôté mon pantalon et mes
souliers. Je pense qu’ils ont laissé mon tee-shirt parce qu’il était couvert de sang. Ils sont partis croyant que
j’étais mort.

Jean-Bosco vit son frère et sa nièce mourir sous ses yeux.
Ils ont lancé des grenades dans la foule. Devant moi, il y avait mon frère Cyewusi. Il portait sur ses genoux
ma nièce de quatre ans qui s’appelait Sandrine. Depuis Sahara, j’avais porté Sandrine parce que sa mère, ma
sœur Florence, était fatiguée de la porter. Lorsqu’on est arrivés à Nyanza, je l’ai confiée à mon frère parce
que moi aussi j’étais fatigué. Un peu après le début de ce lancement de grenades, mon frère m’a dit : “C’est
fini pour moi.” Je n’ai pensé à rien. Je me suis tout simplement levé et j’ai commencé à courir. Nos
bourreaux ont couru derrière moi mais j’ai pu les semer au bout de quelques minutes. Je me suis caché dans

78

les fourrés à un kilomètre de là. J’entendais les cris de ceux qui se faisaient déchiqueter, sur les lieux du
massacre ou dans les buissons à côté. J’ai même entendu la voix de Nyarisaza, douze ans, qui implorait un
pardon et qui, malheureusement, ne l’a pas reçu.

Apolline a décrit le bruit qui régnait à Nyanza comme “un vrai cri de douleur”. Elle se trouvait avec
sa famille à Nyanza et bien qu’elle ne les vit pas mourir et ne trouva jamais leurs corps, elle sait que
ses parents ont été tués là-bas. Durant la nuit, elle trouva des survivants de sa famille.
On s’est appelés et on a quitté les cadavres. J’étais avec ma sœur Claudine Umulisa, surnommée Fifi,
Floribert Kiyonga, alias Soda, et Bertin Musoni. On a été rejoints par Félix, Angélique Numukobwa, Jeanne
d’Arc alias Bébé et Françoise Kayirere. Je n’avais pas été touchée par quoi que ce soit. J’étais intacte.
On a quitté les cadavres et on a pris une direction inconnue. Toute la nuit, on a marché à la recherche
d’un endroit où nous cacher. Je ne sais pas combien de temps on a marché. Je me souviens seulement que
l’aube nous a trouvés quelque part dans une bananeraie. C’était le matin du 12 avril.

Assis près de Florence se trouvaient des vieillards. Ils étaient bien pessimistes quant aux chances de
survie des réfugiés, se remémorant qu’en 1959 des Tutsis avaient été tués à Nyanza. Ils commencèrent
à prier mais pour seule réponse à leurs prières, un milicien riposta : “Dieu ne vous entend pas. Le Dieu
des Tutsis n’existe plus.” Aussitôt après, le massacre débuta.
Les interahamwe et les Hutus n’ont pas tardé. Ils ont commencé à lancer les grenades et à tirer sur nous. Les
uns étaient tués, les autres gémissaient, tandis que les survivant se débattaient pour respirer malgré les
cadavres qui les écrasaient. Il commençait à faire noir. Un jeune homme a profité de l’obscurité et a lancé :
“Il ne faut pas mourir comme des infirmes ! Que celui qui est capable de courir me suive !”. Heureusement,
je n’avais pas été blessée. J’ai quitté les cadavres qui me cachaient et j’ai accouru. Certains interahamwe
achevaient la besogne, d’autres poursuivaient les réfugiés. Sur les collines environnantes, on entendait une
clameur : “Les voilà, les voilà !” Ils parlaient de nous bien sûr. Moi, j’ai eu deux chances. D’abord, je suis
une fille, ensuite il faisait noir. En effet, en poursuivant les réfugiés, les Hutus ne s’intéressaient pas
particulièrement aux filles ; ils nous dépassaient pour attraper les garçons. Par exemple, deux interahamwe,
qui m’avaient pourtant vue, ont préféré poursuivre un jeune homme qui était à 200 mètres de moi.
Ma seconde chance fut la nuit : il était environ 18h30 et il faisait presque noir. Cela nous a aidés à
nous cacher. Je me suis cachée dans les buissons et après je suis allée à Karembure. J’ai continué à errer là
jusqu’à l’arrivée du FPR.

Gentille Umubyeyi, âgé de 12 ans seulement, vit mourir sa mère et son frère sous ses yeux.
Moi, j’étais dans ce cafouillage, bousculée par ceux qui se sauvaient et ceux qui mouraient.

“J’ai perdu connaissance. Lorsque je suis revenue à moi, il y avait l’épaisse fumée
noire des grenades qui sortait de cette marée de cadavres.”
Je me suis relevée et j’ai couru. Je ne savais pas où aller. Je ne sais pas combien de temps j’ai pris pour
arriver dans la bananeraie ni la distance qui la séparait du lieu du massacre.
Des interahamwe sont venus ratisser la bananeraie, aussi j’ai dû quitter ma cachette pour me réfugier
ailleurs. Je suis arrivée chez une vieille maman qui habitait près de la bananeraie. Je lui ai demandé :
“Pouvez-vous me cacher chère vieille maman ?” Elle m’a répondu : “Va-t-en cafard !” Ses enfants, qui
étaient au nombre de cinq ou six, ont couru derrière moi pour me tuer. Certains étaient plus grands que moi,
d’autres plus petits. J’ai couru et je les ai devancés.
Dans ma fuite, j’ai croisé une fille qui, elle aussi, cherchait probablement une cachette. Les enfantstueurs que j’avais devancés de quelques mètres l’ont attrapée et l’ont tuée sur le champ avec les machettes
qu’ils avaient sur eux. Cette fille-là m’a sauvé la vie en quelque sorte.
J’ai continué ma course et lorsque je me suis sentie hors de portée des interahamwe, j’ai ôté une partie de
mes vêtements qui me gênaient lorsque je courais. Avant le génocide, on avait pris l’habitude de porter
plusieurs pantalons en prévision des attaques. J’ai donc laissé quelques-uns de mes pantalons pour mieux
courir. Malgré tous mes efforts, les interahamwe m’avaient vue. Ils sont venus récupérer mes pantalons. Ils
ne m’ont fait aucun mal, car ils pensaient que je ne ferais pas cent mètres sans croiser leurs collègues.
J’ai laissé mes pantalons et j’ai continué à courir. Quelques mètres plus loin, j’ai rencontré ma mère

79

qui m’a aussitôt demandé : “Est-ce que tu respires encore mon enfant ?” Avant que j’ai eu le temps de
répondre, nous avons entendu les cris des tueurs : “Les voilà, les voilà !”. C’était nous qui étions l’objet de
ces cris. C’était la fin. Ma mère m’a dit : “Allez vite, je ne veux pas que tu meures sous mes yeux.” J’ai tout
de suite couru sans autre commentaire. Comme ma mère ne courait pas aussi vite que moi, ils l’ont rattrapée
à quelques mètres de là. Ils l’ont tout de suite tuée. C’était à 200 mètres de moi. Je les ai vus la découper en
morceaux. J’ai trouvé un buisson où je me suis cachée. Depuis ce buisson, j’observais les tueries autour de
moi. A la tombée de la nuit, les interahamwe sont venus. J’entendais ce qu’ils disaient : “Que ceux qui ne
sont pas encore morts se dénoncent avant qu’on les découvre !” Un homme est sorti des cadavres : “Moi, je
suis encore vivant mais je ne veux pas de la vie, tuez-moi vite !” Ils l’ont tué sans pitié. Les tueurs sont partis
vers 22 heures.
Peu après, les interahamwe sont revenus pour achever encore une fois ceux qui ne voulaient pas
mourir. Ils ont trouvé mon frère Gilbert Rurangwa, 25 ans et lui ont demandé son identité. On lui a d’abord
demandé : “Tu es d’où ?” Il a répondu : “Je suis de Gikondo-Nyenyeri.” 97 Ils ont continué : “Quelle est ton
adresse à Gikondo ?” Il a répondu : “Chez Gatege !” Ils se sont tous exclamés : “Oh ! C’est vous qu’on ne
trouve pas facilement.” Ils ont ajouté : “Où sont les autres ?” Cette fois-là il n’a pas répondu. Ils ont encore
demandé : “Où travailles-tu ?” Il a répondu “A la Croix-Rouge internationale.” Et l’un d’eux de dire : “Ah ,
tu travailles avec ces inyenzi-là.” On lui a ensuite demandé s’il avait de l’argent. Il a répondu par la négative.
Enfin, l’interrogatoire fini, on lui a ôté ses souliers ainsi que ses habits. On l’a découpé en morceaux. Il y
avait quatre tueurs. Le choc de voir mon frère se faire tuer ainsi m’a fait tomber dans les pommes encore une
fois.

Caritas doit son salut à un ancien camarade de classe. Lorsque les Hutus reçurent l’ordre de s’écarter
de la foule, il la prit avec lui et ils furent conduits par les miliciens à quelques pas du lieu du massacre
des Tutsis. De là, Caritas vit toute l’horreur du carnage, assistant aux lancers de grenades, aux tirs
d’armes à feu et par la suite à la boucherie des interahamwe. L’un du groupe fut tué par un éclat de
grenade mais les autres, y compris Caritas, purent s’échapper après la tuerie.
C’était horrible. Des têtes et des membres sectionnés étaient soulevés par la puissance des grenades et se
perdaient dans les bananeraies avoisinantes. Les enfants criaient et les mourants gémissaient. Toute personne
qui tentait de se sauver était rattrapée et découpée. C’était une scène inimaginable et difficile à raconter.

“La manière dont ils achevaient les survivants était horrible. Ils découpaient les gens
comme à la boucherie. Cela sentait le sang partout.”
Comme la nuit tombait, on a fait les morts et on a finalement pu s’éclipser. On est descendus vers Kicukiro
centre. On rencontrait des interahamwe et des Hutus, mais jamais on n’a fait allusion au massacre de
Nyanza. Jamais on n’a mentionné qu’on venait d’échapper à un massacre. On est descendu sans incident
jusqu’au centre commercial de Kicukiro. J’étais en compagnie d’Eugène Gakwaya, le fils de Gakwaya de
Nyanza, à Nyabisindu dans la préfecture de Butare et d’autres personnes dont j’ignorais alors le nom. Près
du marché de Kicukiro, sur la route qui mène à Gatenga, il y avait une maison en construction. Nous sommes
tous les huit allés nous réfugier dans cette maison. Il devait être près de vingt heures. Eugène est parti une
demi-heure plus tard. Il m’a dit qu’il allait à Nyamisambu. Il n’est pas revenu. Le lendemain vers 5 heures du
matin, les forces du FPR sont arrivées pour nous sauver.

Kanonko a vu le Col. Rusatira à Nyanza en train de critiquer les soldats et les interahamwe pour
avoir “du retard”.
Un vieux qui répondait au nom d’Isaïe Kalibwende s’est exclamé : “Fils de chien, tue-nous vite au lieu de
nous faire mourir à petit feu.” Kanyabugoyi l’a appuyé. Les militaires ont alors commencé à tirer et à nous
lancer les grenades. Après les grenades, ce fut le tour des machettes, des gourdins et des autres armes
traditionnelles.
Lorsqu’ils ont commencé à lancer les grenades, un éclat m’a touché à la tête. J’ai perdu connaissance,
de sorte que je n’ai pas senti le coup de machette que j’ai reçu dans le cou, pas plus que les coups de massue
ou de gourdin qu’on m’a assénés sur tout le corps. Mes jambes, ma poitrine, bref, tout mon corps a été
meurtri.
97

Il y a deux Gikondo, Gikondo-Magerwa et Gikondo-Nyenyeri.

80

Le lendemain matin, j’ai repris connaissance. Les interahamwe sont revenus. Ils ont recommencé à
fouiller les cadavres. Ils ont dit : “On va tuer ceux qui respirent encore après la fouille.” Quelques minutes
plus tard, on a entendu un coup de feu. Les interahamwe se sont éparpillés pensant qu’il s’agissait des
inkotanyi. Quelques instants après, les soldats du FPR venaient nous retirer des cadavres .

Augustin remarqua que les interahamwe prirent peur lorsqu’une lumière vive fut balayée sur les
lieux du massacre ; mais à ce moment-là, la plupart des gens étaient déjà morts.
On lançait des grenades et leurs détonations se mélangeaient aux cris des personnes déchiquetées. Kiyonga et
la femme d’Aimable sont morts sous mes yeux. Ce qui me fait mal, c’est que tout ceux qui sont morts à
Nyanza étaient épuisés quand ils ont été tués.
Les morts nous tombaient dessus. Vers 22 heures, nous nous sommes libérés de l’étreinte des
cadavres. C’est à ce moment-là qu’un appareil avec une lumière impossible est passé au-dessus de nous,
peut-être était-ce un avion. Je ne savais pas ce que c’était. Les interahamwe, qui étaient en train de fouiller
les cadavres et qui les dépouillaient de leurs habits, ont pris la fuite. Nous en avons profité pour nous cacher
dans la brousse. De là, nous avons regagné Kagarama chez Pascal où nous sommes restés durant une
semaine. Puis, nous sommes allés chez Kamufozi, puis chez Budara.

Augustin s’échappa avec son frère mais ils furent tous deux découverts alors qu’ils se cachaient dans
la maison de Budara ; son frère fut capturé et tué.
David et sa famille endurèrent ensemble le harcèlement des interahamwe à la Sonatubes. Lorsqu’ils
arrivèrent enfin à Nyanza, le père de David avait réalisé qu’ils n’avaient guère de chance de survie. Il
décida d’essayer de garantir une mort rapide pour ses bien-aimés.
Avant le commencement du massacre, mon père a appelé un milicien, un déplacé de Byumba. Mon père lui a
demandé d’appeler un militaire pour qu’il tue ma famille avec des balles afin de nous épargner les machettes
et les gourdins. Quand le militaire est venu, mon papa lui a donné 30.000 ou 40.000 francs mais le militaire
n’a pas tenu sa promesse. Papa, qui était devenu comme un fou, a appelé un autre interahamwe. Il lui a
donné ses chaussures et son porte-monnaie. Ce milicien lui a assené un coup de gourdin dans le dos et il est
parti. Après, les gens ont été tués avec des grenades et des fusils.

David fit le mort tandis que des boucheries atroces étaient exécutées tout autour de lui.
Les militaires et les miliciens armés tiraient sur nous. Après la fusillade, ils ont dit aux interahamwe qui
portaient des armes traditionnelles : “Notre travail est terminé, c’est à vous maintenant.” Mon père était déjà
par terre parce qu’il avait reçu une balle dans la jambe. De mon côté, j’ai pris tout le sang qui coulait sur les
cadavres et les gisants et je me suis enduit de ce sang. J’étais un mort parmi les morts. Entre-temps, les
agonisants appelaient les interahamwe pour qu’ils viennent les achever. Ils leur proposaient même de
l’argent. Les interahamwe arrivaient et sans remords ils les achevaient à coups de machette. Il arrivait qu’en
fouillant l’homme qu’ils avaient tué, les tueurs ne trouvent pas l’argent promis. Avec une fureur impossible,
en se lamentant, ils découpaient encore en morceaux ce “cadavre déjà mort”.
J’étais près d’une vieille maman qui, comme les autres, a demandé à être achevée. Ils sont venus et
l’ont achevée. Ils en ont profité pour prendre mon pantalon et ma veste. Ils m’ont donné des coups de pied et
de gourdins dans la poitrine pour vérifier si j’étais bien mort. J’ai fait le mort. Ils se sont même servi de
torches pour s’assurer que le travail avait bien été fait. Mon heure n’avait pas encore sonné. Je suis resté dans
les cadavres jusqu’au petit matin.

Pendant cinq jours, il échappa aux tueurs. Errant en quête d’un refuge avec d’autres enfants ayant
survécu au massacre, David fut capturé par des soldats le 16 avril. Il raconte que c’est un “miracle”
que des soldats du FPR soient arrivés juste au moment où il allait être tué et qu’il leur doit la vie. Mais
ses souvenirs des jours qu’il passa enseveli sous les cadavres d’êtres chers et d’autres réfugiés le
hanteront à jamais. Il vit des hommes, des femmes et des enfants “êtres mis en lambeaux” le
lendemain du massacre, lorsque quiconque trouvé agonisant était brutalement achevé. Le 13 avril, il se
retira des cadavres et trouva une douzaine d’autres personnes ayant survécu ; leur vie fut à nouveau
menacée au moment du retour des interahamwe. Voyant qu’ils n’avaient pas d’option, les survivants
prétendirent que des soldats du FPR étaient arrivés et firent semblant de parler avec eux.
Heureusement, les miliciens crurent au stratagème et s’en allèrent en courant. Un peu plus tard, ce
jour-là, David parvint à trouver le corps de son père parmi les cadavres. Il découvrit également sa

81

soeur agonisante et partagea les dernières minutes de sa vie, accablé par son impuissance.
Je suis allé dans les cadavres pour voir s’il y avait encore quelqu’un qui respirait. A cette occasion, j’ai vu
mon papa, mort. Il avait une blessure au dos et à la jambe. J’ai pris un pagne et je l’ai couvert. Dans les
cadavres, il y avait ma soeur, Laurence, connue sous le surnom de Diga. Elle avait été blessée partout, à la
tête, au cou… et elle agonisait. Elle m’a demandé à boire mais je n’avais pas le pouvoir de satisfaire sa
dernière volonté. Cinq minutes plus tard, elle est morte.

82

8
TRAQUER LES BLESSES ET PILLER LES MORTS
mardi 12 avril
“Le Secrétaire général a rencontré le Ministre belge des affaires étrangères, M. Willy Claes, à Bonn, le 12
avril….En réponse à l’observation du Secrétaire Général indiquant qu’il avait adressé une lettre au Conseil
de sécurité pour demander davantage de troupes et une modification du mandat de la MINUAR et qu’il ne
pensait pas que le Conseil accepterait un retrait de la Mission, Claes a déclaré que la Belgique devait faire
un choix et avait décidé de retirer ses unités du Rwanda. Elle préférait que le retrait s’effectue dans le cadre
collectif de la MINUAR, et elle ne souhaitait pas se retirer seule.” 98

A l’aube, les gens commencèrent à chercher leurs parents parmi les montagnes de cadavres, mais
bientôt les miliciens revinrent, résolument décider à achever leur besogne en veillant à ce qu’il n’y ait
pas de survivants. Toute personne qui respirait encore était immédiatement matraquée ou déchiquetée
à coups de machette. La chasse et les tueries furent brusquement interrompues lorsque les
interahamwe entendirent des coups de feu et crurent que les soldats du FPR étaient arrivés sur les
lieux. Le 12 avril, les combats entre le FPR et les FAR faisaient rage dans tous les environs de
Nyanza. Malgré cela, les soldats du FPR, quand ils apprirent le massacre, se mirent en quête des
survivants pour les emmener en sécurité. La plupart des rescapés capables de relater les tragiques
événements qui se sont déroulés à Nyanza les 11 et 12 avril doivent leur vie à ces soldats.
Spéciose qualifie de “re-tuerie” le processus d’élimination des survivants et elle décrit comment les
miliciens s’acquittèrent de leur tâche. Alors qu’elle croyait son mari mort, elle l’entendit répliquer aux
exigences d’un milicien.
Au petit matin, vers 4-5 heures, de petites filles qui avaient survécu au massacre sont sorties des cadavres.
Au même moment, un Hutu est arrivé sur les lieux avec une machette et une lampe torche. Il a demandé aux
enfants : “Qu’est-ce que vous faites là ?” Les enfants, innocents qu’ils étaient, ont répondu : “Ici, on a
massacré les gens. Nous, nous voulons rentrer à la maison.” Le Hutu leur a répondu : “Attendez un peu, je
vais appeler les autres, comme ça, on va vous raccompagner chez vous.” Il est allé appeler les autres. Ils sont
venus et ont commencé à “retuer” méthodiquement. Ils ne voulaient laisser aucun survivant. Ils
s’exclamaient : “Ce n’est pas possible, ces Tutsis morts ont marché toute la nuit”, comme pour dire que le
nombre de corps avait diminué.
Pour mieux travailler, ils se sont donné une méthode afin de distinguer ceux qui étaient morts de ceux
qui ne l’étaient pas. Avant de “retuer”, ils se mettaient debout sur le ventre du supposé cadavre. Peut-être que
la respiration leur indiquait qui il leur fallait “retuer”. Moi qui croyait que Fidèle était mort, j’ai été surprise
de l’entendre dire aux interahamwe : “Moi, je n’ai plus d’argent, j’ai tout donné à vos collègues.” Un coup
sec a suivi ces paroles et je crois que ça a été fini pour toujours. Puis, c’était mon tour. Lorsque ces
bourreaux m’ont vue, ils se sont écriés : “On dirait une blanche ; elle est morte avec de l’argent.” Ils m’ont
prise par les cheveux. J’ai joué la morte. Pour vérifier, ils m’ont asséné cinq coups de marteau sur la tête.
L’un d’eux a pris une épée et a déchiré mon pantalon. Devenu comme un statue, il m’a laissée tomber.
Quelques minutes plus tard, un autre interahamwe est arrivé; il a ramassé une carte d’identité avec mention
Hutue. Cette carte était près de moi. Je faisais toujours semblant d’être morte. Il a demandé : “Eh, la femme,
dis-moi si tu es hutue et je vais te tirer d’ici.” Je ne savais pas s’il s’adressait à moi alors que j’étais censée
être morte. Mais, inconsciemment, j’ai répliqué : “Non, je suis tutsie, tue-moi bien plutôt !” Au même
instant, les balles ont sifflé de partout. Les interahamwe ont pris la fuite en disant : “Ce sont les inkotanyi !”
Et puis j’ai entendu Karasira qui me disait : “Partons, ce sont les inkotanyi. Allons vers eux !” Je n’ai pas
réfléchi. J’ai pris le pagne d’une femme morte et j’ai couru. Vers quelle destination ? Je ne le savais pas.

Spéciose et un groupe d’environ 20 personnes ont été découverts par des soldats du FPR dont le
neveu de Spéciose. Ils les escortèrent à Rebero et les laissèrent dans une hutte qui appartenait à une
vieille femme tandis que continuaient les combats entre le FPR et les FAR. Par la suite, lorsque le FPR
s’empara de l’hôtel Rebero, les survivants y furent transférés avant d’être évacués à Byumba à la fin
avril. Et Spéciose de conclure : “Il y a des moments où je ne réussis pas à croire que ce qui s’est passé
a vraiment eu lieu.”
98

Rapport de la Commission d'enquête, pp 12-13.

83

Berthilde, qui avait subi d’horribles blessures le 11 alors qu’elle portait un petit garçon de 18 mois
sur son dos, était incapable de quitter sans aide sa cachette dans les bois.
Ils ont fouillé la forêt toute la nuit ; deux d’entre eux m’ont trouvée au lever du soleil. Je ne les ai pas vus, je
les ai seulement entendus. Ils ont dit : “Celle-ci, elle est morte, comme son enfant.” Cette nuit-là, j’ai prié
sans arrêt. Je priais : “Seigneur, aide-moi ainsi que cet enfant.”
Peu après, quelqu’un est venu. Avant qu’il n’arrive près de moi, je l’ai supplié : “Pardonne-moi, ne me tue
pas.” Il m’a répondu : “N’aie pas peur, je ne suis pas un tueur, je suis comme toi, je suis en train de fuir,
viens plutôt avec moi.” Je lui ai demandé de m’aider en portant l’enfant. Il a répondu : “Désolé, je n’en ai
pas la force.” Et il est parti.
Quelques minutes après, une femme est arrivée. Elle portait un enfant sur le dos. Je la voyais parce
qu’il faisait clair. Elle aussi m’a proposé de fuir avec elle. Je lui ai répondu que c’était impossible vu mon
état de santé et la présence de l’enfant. Je lui ai demandé de m’aider en prenant l’enfant et de me laisser me
débrouiller. Elle a décliné ma proposition en me disant : “Je suis incapable de porter le mien.” Elle aussi est
partie.
Après ça, deux filles sont arrivées. Le même scénario qu’avec l’homme et la femme s’est reproduit.
Les deux filles m’ont laissée là, dans cette forêt. Je suis restée dans la forêt jusqu’au matin.

Le lendemain matin, Berthilde vit brûler le village voisin de Kirembure. Les interahamwe passaient
la zone au crible et l’un d’entre eux entendit les cris de l’enfant de Berthilde et les découvrit.
Comme je saignais beaucoup, je ne pouvais pas le voir correctement. C’était comme dans un songe, il portait
une épée et des grenades. Il a saisi l’enfant par le bras et l’a mis à côté. Moi, les fourmis me piquaient mais je
n’osais pas réagir de peur d’être tuée tout de suite. J’ai entendu cet interahamwe qui traînait probablement
une vieille maman. Je ne l’ai pas vu mais sa voix résonnait comme celle d’une vieille personne. Je
l’entendais supplier : “Epargne-moi, je vais te donner de l’argent.” Je n’ai pas pu connaître la suite.
Après le départ du tueur, j’ai récupéré le petit ainsi que deux autres enfants qui se trouvaient dans un
buisson près de là. C’était un garçon et une fillette d’environ sept ans. La fillette s’appelait Irène. Elle est
maintenant en première secondaire. Leur père s’appelait Bizuru. Bien que le soleil ne se soit pas encore
couché, j’ai pris la décision de retourner chez mes parents. J’ai pris un bâton sur lequel m’appuyer mais au
bout de cent mètres, je suis tombée par terre. J’ai dit alors aux enfants que le mieux serait d’attendre un peu
et de partir le lendemain matin.

Berthilde et l’enfant parvinrent à survivre une autre altercation avec les interahamwe le lendemain
mais elle fut obligée de marcher jusqu’à Gahanga avec les deux enfants qu’elle avait trouvés et trois
autres garçons découverts par les interahamwe. Lorsque le groupe arriva, Berthilde, le bébé et la
fillette, Irène, furent séparés des garçons qui furent aussitôt abattus. Tenaillés par la faim et la soif,
n’ayant nulle part où aller, Berthilde demanda un verre d’eau à une maison voisine. Alors que l’un des
occupants, un garçon de 15 ans était bien décidé à la tuer, les résidents plus âgés lui donnèrent des
vivres et quelques soins avant de lui dire de partir. Hébergée par un milicien, Berthilde fut en
perpétuel danger pendant les quelques jours qu’elle passa dans sa maison. Finalement, l’homme refusa
de l’abriter plus longtemps ; Berthilde et les deux enfants durent une fois de plus reprendre la route en
quête d’un sanctuaire.
Partout où on passait, on nous huait en lançant les cris : “Les voilà, les voilà !” Parfois, on se cachait, parfois
on continuait en courant. J’ai couru jusqu’à ce qu’un militaire m’interpelle. Il m’a appelée, j’ai marché vers
lui en me disant que ma dernière heure avait sonné. Tout à coup, je me suis trouvée face à un inkotanyi. Et
c’est comme ça que j’ai été sauvée.

Claire vit la bande d’interahamwe revenir pour achever les blessés aux premières heures du mardi
matin. Elle se trouvait avec un groupe de survivants blessés que les interahamwe avaient épargnés la
veille car il régnait une certaine confusion sur leur ethnie. Le 12 toutefois, ils furent de nouveau
menacés et c’est seulement l’arrivée des soldats du FPR qui leur sauva la vie.
Ils nous ont dit : “Que celui qui est encore vivant nous suive !” C’était une chance pour nous et on s’est
précipités pour sortir de la maison. Ils nous ont conduits à l’Horizon qui était à Rebero. On est arrivés le 12
avril dans la soirée, entre 18 et 19 heures. On a passé là quatre ou cinq jours durant lesquels le FPR se battait
avec les Forces Armées Rwandaises (FAR). Les militaires nous ont donné à manger et ils ont soigné nos

84

blessures et nos maladies. Les blessés graves étaient très nombreux au point que les médicaments et les
pansements ne suffisaient pas.

Le 17 avril, Claire fut transférée au CND puis, une semaine plus tard, elle fut évacuée à Byumba.
Une fois que le massacre débuta à Nyanza, Léonile Mukakimenyi ne vit plus son mari et elle s’évertua
à éviter les corps des gens qui s’effondraient, car elle était enceinte de huit mois. Elle se coucha près
d’un cadavre et cacha son visage, restant là jusqu’au lendemain matin. Ensuite, elle se tapit dans un
buisson tandis que les interahamwe achevaient les survivants. Evacuée le 12, elle accoucha d’un fils
avant terme le 13, Janvier Munezero. Plus tard, elle apprit que son mari, Pierre Kayibamba, et sa fille
de six ans, Marie-Jeanne Uwimana, étaient tous deux morts à Nyanza.
Belancille se glissa parmi les cadavres et échappa aux blessures le 11, mais son mari, Appolinaire
Ntasinzira, reçut une balle dans la tête. Résolument décidée à partager ses derniers moments,
Belancille risqua de nouveau sa propre vie le 12. Elle fut si gravement blessée qu’elle ne vit jamais
arriver ses sauveteurs.
Le 12 avril, ils sont réapparus et ont commencé à achever les grands blessés en leur enfonçant leur épée dans
le ventre. L’un d’entre eux m’a touchée et a affirmé que j’étais morte, puis il a poursuivi la vérification. Dès
qu’ils se sont un peu éloignés, j’ai décidé d’aller aux côtés de mon mari que je voyais en train d’agoniser. Je
ne ressentais aucune peur à l’idée d’être moi-même achevée. Une fois debout, les miliciens m’ont aperçue.
L’un d’eux m’a assommée en me donnant un coup de massue sur la tête. J’ai reçu un autre coup de massue
dans le dos. Ma tête avait été perforée et saignait abondamment. Ce n’est qu’à Rebero que je suis revenue à
moi. Mes compagnons m’ont appris que c’étaient les inkotanyi qui nous y avaient emmenés. Vu l’intensité
des combats et le nombre croissant de morts et de blessés, les soldats du FPR nous ont évacués vers Byumba
où nous avons été soignés par des soldats et des Blancs que je ne connaissais pas. Ces médecins ont fait tout
ce qui était en leur pouvoir pour que nous soyons guéris. Néanmoins, ma colonne vertébrale est disloquée,
j’ai une fracture du crâne et mon bras ne me permet pas de travailler normalement.

La première pensée d’Ignace Benimana fut de se mettre à la recherche de son fils, Rémy, qu’il avait
vu pour la dernière fois couché près de lui. Il commença sa recherche vers 5 ou 6 heures. Ignace était
blessé au bras gauche.
Un interahamwe m’a vu et a dit : “Il y a un Tutsi encore vivant.” Je me suis caché sous un cadavre mais il a
déplacé le corps et m’a asséné un coup de massue sur la tête. Un autre m’a frappé avec une barre de fer sur le
côté gauche. Je pensais que c’en était fini de moi. Le lendemain, le 13 avril, j’étais toujours au milieu des
cadavres lorsque les soldats du FPR nous ont trouvés là entre 7 et 8 heures. Je respirais encore mais j’étais
incapable de parler. Ils ont trouvé cinq d’entre nous et nous ont emmenés à Rebero.

Par la suite, Ignace retrouva son fils et, au bout de deux jours, ils furent transférés au CND puis
évacués à Byumba où leurs blessures furent soignées.
Madeleine pouvait entendre les cris des gens déchiquetés à la machette tandis que les interahamwe
achevaient leurs victimes. Ils s’approchèrent des buissons où elle était cachée avec les enfants.
J’entends encore les interahamwe qui demandent à leurs collègues de descendre un peu plus bas, alors qu’ils
n’étaient qu’à cinq mètres de moi. Heureusement, les enfants s’étaient calmés. Peut-être qu’eux aussi,
inconsciemment, craignaient la mort. Après quelques minutes, qui ont duré des siècles, j’ai vu les
interahamwe s’éloigner du buisson où je m’étais cachée. Ils ont fait la chasse jusque vers midi à cause de la
pluie qui commençait à tomber. Leur travail avait commencé vers huit heures.

“Je ne peux pas oublier combien cette pluie fut salutaire pour nous parce que j’ai enfin
trouvé de l’eau à donner aux enfants. Le matin, avant que les interahamwe ne viennent,
on avait léché la rosée sur les herbes pour calmer le feu qui brûlait à l’intérieur de nous.
La vie peut être terrible.”
Confrontée à une telle situation, je me demandais ce que j’avais fait pour mériter un tel sort.

Toujours dans sa cachette, le 13 avril, la faim et la soif qui les tenaillaient ainsi que la détérioration

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de la santé de son enfant laissèrent Madeleine affaiblie et incapable de raisonner clairement. Lorsque
son enfant “fut sur le point de mourir” en fin de matinée ce jour-là, elle eut le sentiment qu’elle n’avait
pas d’autre option que de se rendre aux interahamwe. Mais elle ne fit rien et peu à peu, il lui sembla
que son enfant allait s’en tirer. Dans les jours qui suivirent, Madeleine fut confrontée au même
dilemme déchirant.
Dans la nuit du 14 ou du 15 avril, j’ai vu Solange, la fille d’un cousin à moi, arriver avec son petit frère. Elle
zigzaguait parce qu’elle était dans le même état que moi. Un autre enfant est sorti d’un autre buisson. Avec
Solange, on s’est accordées pour dire que le mieux serait de se livrer aux interahamwe et de mourir par les
armes et non pas par la faim. On a prié toute la nuit pour implorer Dieu d’exaucer nos prières. Le matin, je
ne sais trop comment, je suis partie à la recherche des interahamwe pour acheter une belle mort. Je suis
partie mais ne me demandez pas quel itinéraire j’ai suivi. Je n’avais plus ni force ni raison. Je me souviens
être tombée entre les mains de deux hommes puis plus rien. Lorsque j’ai retrouvé mes facultés, j’étais aux
mains du FPR.

La jeune soeur de Marie-Rose, Consolée, était attachée sur son dos au moment du début des tueries.
Elle respirait encore le 12 mais elle avait été gravement blessée et elle était sur le point de mourir.
Marie-Rose, déjà blessée à la poitrine, reçut de nouveaux coups aux mains des miliciens qui traquaient
les survivants.
A 10 heures, les miliciens sont passés pour s’assurer que tout le monde était bien mort. Arrivés à côté de
moi, ils ont discuté à propos de Consolée. Les uns disaient qu’elle était hutue, les autres disaient le contraire.
Quand ils ont découvert que j’étais encore en vie, l’un d’entre eux m’a donné un coup de marteau sur la tête.
La cicatrice est encore visible ; les cheveux ne repoussent plus à l’endroit où ils m’ont frappée.
A 14 heures, le 12 avril, je me suis levée pour chercher ma mère. J’ai trouvé son corps. Elle portait
trois pagnes. J’en ai pris un, j’ai enveloppé Consolée et j’ai déposé son corps dans le champ d’à côté.

Le 13 avril, Marie-Rose fut emmenée à Rebero avec d’autres survivants de Nyanza. Certes, elle a
survécu, mais la douleur de la perte de tant de membres de sa famille a laissé en elle un tel vide qu’elle
raconte : “Lorsque j’ai un problème, je regrette que la balle qui m’a traversé la poitrine ne m’ait pas
tuée.”

Je pensais toujours à Consolée. Quand il pleuvait, quand le soleil brillait, je
m’inquiétais pour elle, comme si elle souffrait encore. Je rêvais d’elle tout le temps.
Quand je suis retournée là-bas, j’ai retrouvé ma grande sœur, Claire Umuhoza, et
nous sommes allées ensemble voir le corps de la petite Consolée. Nous avons trouvé son
corps, encore entier, dans le pagne de ma mère. Nous avons aussi retrouvé le corps de
mon père et celui de Cécile, ma sœur.”
Ces trois bracelets que je porte, je les ai récupérés sur le bras gauche de Cécile, quand j’ai retrouvé ses restes.
C’est un souvenir important pour moi. Nous les avons enterrés.
J’ai perdu mes parents, deux sœurs et deux frères et une grande partie de ma famille étendue.







Désiré Gafurumba, mon père, 53 ans, enseignant ;
Marthe Niwemugeni, ma mère, 46 ans ;
Eugène Humure, 27 ans ;
Cécile Beninka, 18 ans ;
Benjamin Barake, huit ans ;
Consolée Ayashema, six ans.

Maximilien avait été blessé à la tête par un éclat de grenade le 11, mais il pouvait tout de même
marcher. Lui et un garçonnet, Matoroshi, sortirent difficilemlent d’une montagne de cadavres pour
tenter de gagner Rebero, mais ils furent bientôt si exténués qu’ils durent passer la nuit dans une
maison voisine vide.

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Très tôt le matin, les milices interahamwe nous ont pris par surprise. Ils ont demandé comment nous avions
pu quitter Nyanza. L’un d’entre eux a dit : “Tuez-les, ce sont des inyenzi.” J’ai directement reçu un bon coup
de machette sur la tête et je suis tombé par terre, inconscient. Je suis revenu à moi à Rebero et les militaires
du FPR m’ont dit qu’ils m’avait ramassé à moitié mort. Quant à Matoroshi, il a été achevé sur place par les
interahamwe. Les médecins m’ont prescrit de porter un chapeau en permanence parce que mes plaies ne sont
pas encore cicatrisées, même après tout ce temps.

Vianney parvint à duper les tueurs lorsqu’ils revinrent.
J’étais assis au milieu des cadavres, en train de saigner. Je saignais tellement que je craignais de mourir. Je
les ai vus venir et je me suis caché sous les entrailles d’un enfant qu’ils avaient tué, couvert de sang.
Lorsqu’ils m’ont vu, ils ont dit que j’étais mort.

Plusieurs des survivants qui avaient réussi à quitter les lieux du massacre allèrent se cacher dans une
école primaire voisine. Yves faisait partie de ceux qui observèrent, par les fenêtres de l’école, la
boucherie et le pillage du 12 avril.
Ils ont achevé ceux qui n’étaient pas complètement morts, retiré les habits et chaussures des corps. Nous les
voyions à travers les fenêtres.
Le 12 avril vers midi, nous avons quitté les locaux de l’école et sommes descendus dans la bananeraie
pour chercher à manger. J’étais avec quatre autres jeunes. Nous sommes arrivés chez Rihabya. Ils ont refusé
de nous donner de l’eau et nous ont refoulés. Nous avons continué jusqu’à une maison appartenant à un
soldat. Nous nous sommes introduits et avons bu l’eau d’une cuve en bois. Enfin, nous sommes retournés à
Nyanza où nous avons entendu de nombreuses détonations. Nous nous sommes cachés dans une bananeraie
où nous avons trouvé les militaires du FPR. A Byumba, je me suis fait soigner le bras gauche, atteint par
deux balles à Nyanza.

Après quatre jours dans les bois, son jeune enfant à demi-mort de faim, Ernestine décida qu’elle
n’avait d’autre choix que de risquer demander de l’aide à des gens du village voisin.

“L’enfant que je portais, qui a aujourd’hui dix ans, ne cessait de pleurer. Il avait terriblement
faim et il se mourait. Mes compagnons de cachette en avaient assez de nous. Ils pensaient
qu’avec les cris de l’enfant, on allait être repérés et tués.”
J’ai dû quitter la forêt pour sauver les autres. Je suis partie et je suis arrivée, non loin de là, chez un Hutu.
J’ai demandé à être cachée là-bas. Je l’ai fait parce que je n’avais pas le choix. Il m’a refusé l’hospitalité. Il
m’a dit qu’il était interdit de cacher un Tutsi chez soi. Je suis alors allée voir mes compagnons que j’avais
laissés dans la forêt. On est convenu qu’il fallait chercher un autre endroit, plus sûr et on a décidé d’aller
chacun chez les Hutus qu’on connaissait. C’était la seule solution. Moi, j’ai erré ici et là à la recherche d’une
cachette plus sûre.

Angélique Kadaka resta couchée, immobile, tandis que les interahamwe exécutaient leur fouille
méthodique en quête de survivants le 12 avril.
Un interahamwe est venu et s’est mis au-dessus de moi. Je l’ai entendu dire aux autres : “Il n’y a plus de
survivants, allons-nous en plutôt chercher ceux qui ont échappé. ” Il a ajouté que la radio RTLM venait ellemême de demander aux interahamwe d’aider l’armée gouvernementale à déloger les inyenzi de Rebero. Ils
sont partis immédiatement et j’ai entendu une fusillade assourdissante dans les environs. Il était environ 18
-19 heures. Je suis encore restée cette nuit parmi les cadavres en me disant que peut-être les inkotanyi
approchaient et qu’ils me délivreraient.

Le 13, Angélique vit des Hutus de la localité s’enfuir en courant et quelques minutes plus tard elle vit
des soldats creuser un trou dans une bananeraie toute proche. Elle en conclut qu’il s’agissait sans
doute du FPR et elle les approcha. Tandis que la bataille faisait rage entre le FPR et les FAR, l’un des
soldats l’accompagna jusqu’à Rebero. Mais là aussi, dit-elle, “c’était un écoulement de balles.” Trois
jours plus tard, elle fut transférée au CND et le matin suivant, elle fut évacuée à Byumba. Là-bas, elle

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retrouva sa soeur aînée.
Elle seule a pu me consoler de la mort de ma mère, de mon frère et de beaucoup d’autres membres de ma
famille.

Deux des survivants de la famille d’Apolline meurent le 12. Les rescapés étaient impitoyablement
traqués.
Les Hutus des environs étaient en train de ratisser le terrain quand ils nous ont trouvés là, le 12. Je ne sais
plus quelle heure il était. Ils étaient entre dix et quinze armés de lances et de machettes. Nous, on était
environ douze. Ils ont immédiatement commencé à nous tuer : ma sœur Fifi et mon frère Bertin, Françoise et
une autre. En tout, ils sont quatre à avoir trouvé la mort sur le champ. Moi, ils m’ont asséné un coup de
machette sur le cou et au tendon d’Achille droit.
Ils sont revenus le jour suivant et nous ont trouvés au même endroit que la veille, dans la bananeraie.
Les uns voulaient nous achever tandis que les autres s’y opposaient. Ceux qui s’y opposaient voulaient nous
torturer à mort. Ils nous ont d’abord fouillés puis ils ont pris la décision de nous enterrer vivants. Alors qu’ils
s’attelaient à creuser, ils ont vu un jeune homme qui cherchait probablement à se cacher. Ils l’ont arrêté et
l’ont accusé d’être l’auteur des coups de feu qu’ils avaient entendus à Rebero. Ils ont décidé de le faire payer
en lui infligeant une mort horrible. Ils l’ont tué à coups de pierre et on a entendu des cris de souffrance
pendant plusieurs heures.
Lorsqu’ils en ont eu fini de lui, ils ont recommencé à creuser nos tombes. Il commençait à faire nuit
quand, tout à coup, une roquette est tombée près d’eux. Les tueurs ont pris peur, et ils ont pris la décision de
revenir le lendemain, ce qui a eu pour conséquence de retarder notre supplice. En quittant les lieux, les
interahamwe se sont mis d’accord : “Revenons demain, tôt le matin sinon les inkotanyi pourraient nous
devancer et sauver ces enfants.”
Pauline, Bébé et moi étions les seules de nous six en mesure de marcher. Les autres n’avaient pas la
force de faire quoi que ce soit. Pas même de se déplacer d’un mètre. Ceux qui étaient capables de se déplacer
sont partis et les autres sont restés là. On s’est cachés dans une forêt qui se trouvait non loin. On y a passé
toute la nuit. Le FPR nous a sauvés le lendemain, le 14 avril.

“Ils ont d’abord cru qu’on était morts. On était couverts de sang, nos plaies puaient,
bref on était dans un état déplorable. Ils nous ont secoués et on a repris connaissance.”
On leur a indiqué où on avait laissé les autres. Ils sont allés les récupérer et on nous a tous rassemblés à un
seul endroit, le temps que la nuit tombe et qu’on puisse regagner Rebero. On a quitté Rebero le 19 avril pour
rejoindre Gishushu, près du CND, puis nous sommes partis pour Byumba où nous sommes restés jusqu’à la
fin du génocide.
Tous ceux qui ont survécu au massacre de Nyanza, ont survécu grâce aux cadavres qui sont tombés
sur eux et grâce à l’obscurité qui a suivi le massacre. Les tueurs qui sont revenus pour achever les survivants,
trouvaient tout le monde couvert de sang et n’arrivaient pas à savoir si on était morts ou si on vivait encore.
Par exemple, j’étais entièrement couverte de sang. Les tueurs ont dû penser que j’étais morte. Je ne saurais
pas te dire comment mes parents ont été tués. Je n’ai vu que ma sœur et mes deux frères sortir avec moi des
cadavres, même si Fifi et Bertin ont été tués plus tard.

Gentille Umubyeyi s’était évanouie lorsqu’elle avait vu les tueurs soumettre son frère à une mort
horrible vers 2h30 la nuit du 11 avril. Elle reprit connaissance vers 6 heures le matin du 12 et fut bien
vite découverte par les interahamwe.
Je me suis réveillée à 6 heures. Les inkotanyi avaient déjà investi Rebero mais on ne le savait pas. J’ai quitté
les buissons et je me suis retrouvée, avec d’autres réfugiés, dans des salles de classe non loin du lieu du
massacre. Les interahamwe nous ont retrouvés là-bas. L’un d’eux a failli me reconnaître. Il paraît qu’il était
de Gikondo. Il m’a demandé : “Toi, tu n’es pas la fille de Gatege ?” Je lui ai répondu : “Non, tu te trompes,
je ne connais même pas ce nom !” Il a rétorqué : “ Menteuse !”

Gentille prétendit qu’elle avait besoin des toilettes et elle et une femme enceinte furent autorisées à
quitter la salle de classe ensemble. Hors de vue des miliciens, elles se mirent à courir en quête d’une
cachette. Il était aux alentours de 15 heures lorsqu’elles virent des Hutus de Kicukiro quitter leur

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domicile et prendre la route pour éviter les combats entre le FPR et les FAR. Les deux rescapées se
joignirent à la foule et passèrent la nuit avec eux, campant dans un bois près de Gahanga. Parmi les
fuyards se trouvait le milicien qui les avait gardées dans la salle de classe de l’école primaire de
Nyanza. Gentille tenta de le convaincre qu’elle était hutue, mais il était évident que lui et les autres
membres de la milice “avaient l’intention de la tuer au moment opportun”. Elle fut sauvée par
l’annonce que le FPR s’était emparé de Rebero, nouvelle qui parvint au groupe à l’aube du 13 avril.
Tandis que les autres “paniquaient et prenaient la fuite” Gentille retourna à Nyanza. En chemin elle
rencontra les soldats du FPR et se plaça sous leur protection.
Lorsque les miliciens découvrirent le corps d’Anastasie immobile parmi les cadavres, ils la crurent
morte et retirèrent les vêtements qui l’enveloppaient avant de passer à la victime suivante, en quête
d’argent ou d’objets de valeur. Elle entendit des détonations qui terrorisèrent les tueurs et les
obligèrent à prendre la fuite. Tout ce dont elle se rappelle ensuite, c’est de voir des soldats qui
creusaient. Elle pensa tout d’abord qu’ils préparaient leur tombe et supplia son fils Shyondori de ne
pas faire de bruit. Après cela, elle pense qu’elle a sans doute perdu connaissance pendant deux jours
car il était environ 16 heures le vendredi lorsqu’elle sentit quelqu’un la secouer ; elle apprit bientôt que
c’était un soldat du FPR.
Je ne savais pas qui il était. Je lui ai immédiatement demandé à boire. Il est parti et revenu avec de l’eau. Il
m’a donné une petite quantité d’eau qui m’a un peu soulagée. Il m’a promis de revenir me chercher. Ils sont
partis avec ceux qui avaient la force de marcher. Nous, on est restés là, dans les cadavres.

De fait, les soldats revinrent le lendemain mais hélas leurs secours arrivèrent trop tard pour sauver
Shyondori. Anastasie évoque sa mort.
Ils nous ont emmenés à Rebero. Shyondori, lui, avait déjà commencé à divaguer. Quand je lui ai demandé ce
qu’il racontait, il m’a dit : “C’est l’esprit qui me quitte.” Il a continué à divaguer. Le lendemain, dimanche
matin, on l’a trouvé mort. Son frère s’occupait de nous à ce moment-là, a appelé les militaires. Il leur a dit :
“Voilà, mon frère est mort, aidez-moi à l’enterrer. Demain, c’est le tour de ma mère.”
Vu mon état, l’espoir de guérir était minime. Ils ont continué à nous soigner péniblement à cause des
combats qui s’intensifiaient. Finalement nous avons été transférés à Gishushi puis à Byumba où nous avons
été soignés convenablement.

Dans les buissons près du sentier, Jean-Bosco fut presque touché par les balles tirées par les soldats
du FPR à l’aurore du 12 avril. Il avait vu les interahamwe revenir piller et achever leurs victimes et il
les vit s’enfuir, de crainte d’être attaqués par le FPR. Toujours dans sa cachette, vers 13 heures le 13,
Jean-Bosco avait tellement soif qu’il lui fallut partir à la recherche d’un peu d’eau. Tandis qu’il
approchait une maison voisine, il entendit un bulletin radiodiffusé qui déclarait que le FPR s’était
emparé de Mont Rebero.
Je me suis dit que la meilleure chose à faire était de chercher un moyen d’atteindre Rebero. Dans ma
tentative, deux militaires FPR m’ont remarqué. Ils m’ont interpellé et j’ai été sauvé ainsi. Les inkotanyi ont
sauvé d’autres personnes dont Hitiyise, Kanonko et bien d’autres.

Hitiyise, mentionné par Jean-Bosco, est connu sous le prénom de Siméon. Il fut gravement blessé le
matin du 12 et ne fut évacué que le 15.
Les interahamwe sont revenus et ont cherché les survivants parmi les cadavres. C’est à ce moment que j’ai
été coupé au bras gauche avec une machette. Ils ont pris tout ce qu’ils pouvaient prendre : montres,
chaussures, jaquettes, tout. Ensuite, ils sont partis.
Quand les soldats du FPR sont arrivés, je n’avais plus de force. Ils ont demandé qui était encore
capable de les suivre. Je ne pouvais plus faire un geste et je suis donc resté derrière. Plus tard, on a été
transportés dans des brouettes et à dos d’homme jusqu’à Rebero. On n’a pas été sauvés avant le 15 avril. Un
soldat du FPR m’a transporté sur son dos jusqu’à leurs positions. Là, j’ai retrouvé Kanonko, 85 ans,
Madeleine et Safari qui est mort plus tard.
Les luttes autour de Rebero étaient trop intenses. Aussi nous avons été transportés vers le CND et
finalement à Byumba.

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Dans le massacre de Nyanza, Siméon perdit son père, Sylvestre Karekezi, sa mère, Joséphine
Ntashamaje et son frère, Irene Sinzinkayo, qui était élève.
Yvonne fut immédiatement repérée par les miliciens lorsqu’ils revinrent à l’aube du 12 et elle n’avait
plus la force de tenter de s’échapper ; elle raconte comment elle réussit à survivre.

“Ils ont commencé à fouiller les poches des morts pour y chercher de l’argent. Ils
prenaient aussi les vêtements des morts. Ils m’ont proposé deux choses : être leur
femme pour la vie ou refuser cette offre et mourir. Dans l’état d’esprit où je me
trouvais, j’ai opté pour la mort.”
Comme ils étaient occupés à fouiller, ils n’ont pas tenu compte de moi. De plus, le coup de feu qui a retenti
non loin de là m’a sauvé la mise. En entendant cette détonation, les Hutus ont été surpris et ils ont dit :
“Comment est-ce qu’on peut nous liquider alors que nous sommes en train d’achever ceux qui ne sont pas
morts ?” Les tirs se sont intensifiés et les Hutus ont pris la fuite. Une vingtaine de minutes plus tard,
quelques militaires du FPR, guidés par Karasira, sont venus vers nous. Ils ont demandé à ceux qui avait
encore des forces de les suivre jusqu’au Mont Rebero. Nous qui étions faibles, avons reçu la promesse qu’ils
allaient revenir incessamment pour nous récupérer. Ils nous ont rassurés en nous disant qu’ils viendraient
nous chercher dès que les combats auraient cessé. Je suis restée là toute la journée du 12 avril sans autre
nouvelle.
Le 13 avril, les gens de Kicukiro ont commencé à fuir le quartier. Les combats s’intensifiaient dans ce
quartier et ni les Hutus et ni les interahamwe ne sont revenus. La nuit comme les autres nuits depuis le 11
avril était pleine d’imprévus. Alice, la fille de Zirimwabagabo qui avait une vingtaine d’années, gémissait.
Elle gémissait : “Oh maman, viens me retirer de là !” ou “j’ai envie d’eau, je brûle.” Moi, je ne pouvais rien
pour elle. J’entendais ses souffrances sans rien pouvoir lui apporter.

Alors qu’elle tentait d’aider Alice à sortir d’une pile de cadavres, Yvonne eut un terrible choc.
J’ai fait un effort surhumain pour l’aider. Je me suis avancée péniblement et j’ai tenu son bras pour la sortir
de là. A mon grand étonnement, son bras m’est resté entre les mains. J’ai été horrifiée et je l’ai lâché tout de
suite. En fait, pendant le massacre, les éclats de grenades avaient fauché ses deux bras. La pauvre Alice est
morte quelques heures après lorsqu’une vieille maman qui habitait non loin de là lui a procuré l’eau qu’elle
réclamait tant.
C’est cette même vieille maman qui est venue me récupérer le soir vers 17 heures. J’étais à bout de
forces. Elle cachait chez elle un certain Dureke qui est mort après le génocide, Hodari qui vit toujours et
Aliane, la fille de Karasira.

Yvonne décrit l’arrivée du FPR le samedi dans le village où elle se cachait comme un véritable
“miracle”. Elle fut emmenée rejoindre les autres survivants à Rebero où on lui donna des vivres et des
soins médicaux. Yvonne pense souvent à l’enfer qu’elle a traversé à Nyanza.
Nous avons vécu des moments terribles à Nyanza. Moi qui y suis restée trois ou quatre jours, j’ai connu une
souffrance énorme. J’attendais la mort à tout moment. Mais, chose bizarre, je ne ressentais ni la peur ni une
quelconque autre émotion. J’étais là et j’attendais mais dans quel état d’esprit !

“J’étais vide de tout sentiment. Néanmoins ce que j’ai vu, vécu et entendu là, dans les
cadavres, était vraiment terrible. Par exemple une certaine Claire, la femme d’Eugène
Gashosho, avait reçu une balle dans le sein. Son enfant, encore nourrisson, la tétait alors
que sa mère agonisait. On l’a retirée des cadavres pour la mettre à l’abri du soleil.
Malheureusement, elle est morte quelques heures après.”
Le nourrisson l’a suivie parce qu’il n’avait que quelques mois. Une autre femme, Consolée, qui se trouvait
dans un piteux état, est morte elle aussi alors que son enfant la tétait. Heureusement, son bébé, Sandrine, a
survécu.

Les enfants étaient souvent seuls pour surmonter ces jours atroces. Christine avait huit ans et elle

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avait été blessée par des miliciens avant même d’atteindre l’ETO. Elle vit des gens qu’elle connaissait
dans la foule à Nyanza tandis que la tuerie commençait. Parmi eux se trouvait sa soeur.
Beaucoup de gens sont morts à Nyanza. Je ne pouvais pas voir si les gens que je connaissais avaient été
frappés. J’avais peur qu’ils voient que j’étais encore vivante et qu’ils s’en prennent à moi. Alors, je me suis
glissée sous les cadavres. Le matin les interahamwe sont revenus et ont donné des coups de machettes aux
gens qui n’étaient pas morts. Les cadavres ont continué à tomber sur ma tête et mon bandage s’est défait.
Quand les interahamwe ont aperçu l’os qui était cassé, ils ont pensé que j’étais morte. Je suis restée là
quelque temps. Ensuite, les inkotanyi sont arrivés alors que les interahamwe étaient toujours là. Un
interahamwe a été tué. Un autre, qui a essayé de l’aider, s’est aussi fait tuer. Les autres se sont enfuis. Quand
j’ai été sauvée, j’ai demandé qu’on cherche ma sœur. On l’a retrouvée mais elle était morte. Elle avait quinze
ans. Après cela, on a été emmenés à Rebero.
A part ma soeur Francine, ils ont aussi tué mes frères Léonard Muvunyi, trois ans, Bosco
Kanyamutakara, quatre ans, et mes sœurs Colette Musangwasoni, dix ans, Elisabeth Ujeneza, six ans et
Filimini Musanganyi. Mon père s’appelait Jean Baptiste Rutayisire and ma mère Aurélie Mukakarangwa.

Le récit du massacre par des enfants, parfois très jeunes à l’époque, se fait l’écho de celui des
adultes. Totalement impuissante, Marie-Claire Umunyana, six ans, raconte qu’elle “se tenait là,
attendant d’être tuée”. Il est impossible d’imaginer où elle trouva la force et le courage d’essayer de
s’échapper mais elle parvint à suivre d’autres gens qui s’enfuyaient des lieux du massacre, poursuivis
par la milice. Elle et quelques autres survivants se cachèrent dans la brousse aux alentours de
Karembure, au sud de Nyanza-Kicukiro, pendant trois jours. Ils pensaient qu’ils seraient découverts et
abattus et lorsqu’un homme arriva et leur dit qu’il allait les emmener au FPR à Rebero, ils
l’accompagnèrent, sans même savoir s’il disait bien la vérité.
L’homme nous a emmenés, mais il ne nous a pas conduits là où il nous avait promis. A la place, nous
sommes arrivés à la barrière de Nyarurama gardé par les milices. On avait tous très peur mais les milices
nous ont laissé passer. Tout juste après, nous avons atteint une deuxième barrière, très près de la première.
Là aussi, il y avait des soldats, mais encore une fois, ils nous ont laissé passer. On a continué à avancer et on
est tombés sur une troisième barrière. Les gardes nous ont arrêtés sur le champ. Ils nous ont pris sur le côté et
nous ont fait nous asseoir. Ils ont ensuite commencé à choisir ceux qu’ils allaient tuer. L’homme qui nous
guidait s’était lui aussi fait arrêter et nous ne savions pas où ils l’avaient emmené. Nous ne savions pas s’il
avait été tué ou s’il était de leur côté. On ne savait pas.

C’est l’instinct et l’initiative de Marie-Claire qui lui permirent d’échapper à un second massacre.
Après avoir écarté ceux qu’ils désiraient, ils ont envoyé le reste du groupe à l’école de Nyarurama, dans la
commune de Nyarugenge. Alors que nous marchions, j’essayais de rester à la traîne parce que je pensais
qu’ils allaient nous tuer. Je restais derrière car je voulais m’enfuir dès que le groupe serait hors de ma vue.
Cette manœuvre a réussi. J’ai vu une femme revenir du marché et je l’ai appelée. Elle s’est arrêtée et je l’ai
suppliée de me cacher. Heureusement pour moi, elle a accepté. Elle s’appelait Bélancille. Elle m’a dit de
presser le pas pour que personne ne me voit. Comme je l’accompagnais, les interahamwe me laissaient
tranquille car ils pensaient que j’étais sa fille. Tous ceux qui sont allés à l’école de Nyarurama ont été tués.

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9
LES SURVIVANTS
Assoiffés de justice
“Outre qu’elle n’a pas empêché le génocide, la communauté internationale n’a pas fait cesser la tuerie une
fois qu’il a commencé. Cette défaillance a laissé de profondes blessures dans la société rwandaise et pèse
encore aujourd’hui sur les rapports assombris entre le Rwanda et la communauté internationale, en
particulier l’Organisation des Nations Unies. Les plaies ouvertes alors doivent être pansées, pour le bien du
peuple rwandais et pour celui de l’ONU. C’est pour le Rwanda, pour l’ONU et pour tous ceux, où qu’ils se
trouvent, qui risqueraient d’être victimes d’actes de génocide à venir, qu’il importe d’établir la vérité.”99

Qu’ils soient jeunes ou vieux, les survivants de l’ETO et de Nyanza ont en commun une peine
incommensurable et le sentiment d’avoir été trahis, sentiments dont ils ne se remettront jamais.
Chacun récite la litanie des êtres chers qui sont morts lorsque les troupes de la MINUAR les ont
quittés sans défense face aux forces génocidaires. D’une certaine manière, les motifs à l’origine de la
décision par le contingent belge de se retirer de l’ETO n’ont plus guère d’importance par rapport à la
pénible réalité de leur vie de tous les jours. Leurs blessures sont incurables. Les survivants vivent
chaque jour en se disant que, sans que ce soit leur faute, eux et leur famille ont fait l’objet d’une haine
impitoyable et d’une indifférence manifeste. Lorsqu’ils ont été laissés à la disposition des tueurs,
c’était avec la certitude qu’au moins certains d’entre eux seraient brutalisés, torturés et assassinés ;
finalement, ce fut le sort de la majorité des gens qui cherchèrent refuge auprès des troupes de la
MINUAR à l’ETO.
Il n’y a rien de surprenant à ce que les survivants considèrent les excuses et les admissions
d’échec comme étant trop faibles et, surtout, comme arrivant trop tard. Comment pourrait-il en être
autrement puisque, comme l’observent plusieurs survivants, de tels gestes ne peuvent nullement
“ramener leurs familles”. Néanmoins, certains ont apprécié l’admission de ses lacunes par
l’Organisation des Nations Unies. Ils ont perçu cette démarche comme un premier pas qui devrait se
traduire par un effort pour faire amende honorable, lancer des poursuites et entamer des procédures
d’indemnisation des survivants.
Au coeur de l’amertume ressentie par tant de survivants réside le fait que les Nations Unies leur ont
donné espoir en venant au Rwanda alors que leur engagement envers cette nation s’est en fait avéré
superficiel. La présence des troupes leur a donné de faux espoirs, souligne Florence Kabazayire.

“L’ONU ne devrait plus donner d’illusions aux gens. Elle doit accepter ses faiblesses.
Comme cela, les gens sauront qu’ils doivent se défendre eux-mêmes sans rien attendre
d’elle.”
Quand nous sommes entrés à l’ETO, nous avancions les mains en l’air. Quand nous nous sommes assis dans
une pièce, personne n’est venu nous chercher. Quand nous sommes partis, personne ne nous a aidés.
L’ONU est venue au Rwanda parce qu’il y avait des problèmes de sécurité à résoudre. La situation
sécuritaire s’est aggravée alors qu’ils étaient là. Ils n’ont rien fait pour résoudre les choses. Ils n’ont même
rien fait pour sauver les milliers de vies humaines en danger. Ils sont partis sans honorer leur promesse de
maintenir la paix au Rwanda. Qu’à fait le Rwanda pour mériter un tel traitement ? L’ONU est un prophète du
mensonge. Si c’est la mission de l’ONU de maintenir la paix dans le monde pourquoi n’a-t-elle rien fait au
Rwanda ? Pourquoi n’a-t-elle pas sauvé les Tutsis qui étaient menacés à l’époque ?
Cela fait cinq ans que j’attends que l’ONU reconnaisse ses responsabilités. Je souhaite qu’elle
reconnaisse ses responsabilités et qu’elle paye le prix de ses erreurs. Elle devrait au moins s’excuser auprès
des victimes qui attendaient une main secourable pendant le génocide. C’est une honte qu’une organisation
comme l’ONU fasse la sourde oreille pour protéger son nom alors qu’elle a été créée pour aider les gens.
La visite de Koffi Annan n’a rien évoqué en moi. C’était comme la visite de quelqu’un de renommé,
c’est tout. Qu’est-ce que cela aurait pu m’apporter ?
99

Rapport de la Commission d'enquête, p.1.

92

La réalisation que les troupes onusiennes n’allaient pas faire leur priorité de la sécurité et du bienêtre des réfugiés a laissé Caritas déçue et amère. Elle est arrivée aux portes de l’ETO avec le
bourgmestre local et elle précise que c’est seulement grâce à l’intervention de celui-ci qu’elle et les
réfugiés qui l’accompagnaient ont pu pénétrer à l’intérieur de l’école. Caritas a le sentiment qu’on ne
l’a pas laissée entrer pour des raisons humanitaires mais simplement parce que les soldats ont cédé aux
exigences du bourgmestre en vertu de l’autorité que lui donnait son rang. Pour preuve, soutient-elle, il
suffit de voir le nombre de réfugiés qui furent obligés à camper sur le terrain de sports alors qu’il y
avait suffisamment de place dans l’enceinte de l’école. Elle n’a plus la moindre foi envers les Nations
Unies en tant qu’institution.
Que puis-je attendre des Nations Unies cinq ans plus tard ? Ne me faites pas rire ! Ils n’ont jamais admis les
erreurs qu’ils ont commises et n’ont jamais voulu entendre parler de leur incrimination. C’est suffisant pour
faire douter d’une quelconque amélioration de la part de l’ONU. Pour l’instant, j’attends que l’ONU, en tant
qu’organisation responsable et respectée, reconnaisse ses torts. Elle doit demander pardon et réparer les
dégâts qu’elle a causés.
Beaucoup de membres de ma famille sont morts à Nyanza à cause d’une erreur de l’ONU et elle devrait
en répondre.







Ma mère, Berthe Mukangarambe ;
Mon frère, Rurangwa, 25 ans ;
Mon frère, Rurangirwa, 24 ans ;
Mon frère, Ngarambe, 20 ans ;
Ma soeur, Liliose Umutoni, 15 ans ;
Mon frère, Evode Karenzi, trois ans.

Ce qui s’est passé à l’ETO a brisé la confiance que les réfugiés avaient accordée à l’ONU. Jeanne
d’Arc Kayitesi a donné un exemple glacial d’un incident durant lequel les soldats ont refusé
d’intervenir au nom des réfugiés. Elle met en doute la raison d’être de l’organisation à en juger son
échec au Rwanda.
Depuis cinq ans, je n’attends plus rien de l’ONU, parce qu’elle n’a rien fait pour moi. Tu attends quelque
chose de quelqu’un quand le passé t’a donné une raison de faire confiance à cette personne. Ce n’est pas le
cas pour l’ONU. Je n’ai plus confiance en l’ONU et ce n’est pas demain que je changerai ma position.
L’ONU qui n’a rien fait ; qui regardait les gens sur le point de mourir et qui n’a rien tenté, ne mérite pas
d’estime. C’est pareil pour la visite de Koffi Annan au Rwanda.
Voici un exemple de la démission de l’ONU : Ndizeye, le fils de Mwitizina avait presque réussi à
monter dans le camion de la MINUAR au moment de son départ précipité. Ce Ndizeye, voisin et ami, a été
lynché par les interahamwe. Et pourtant, dans le camion, il y avait des militaires. Ces derniers n’avaient qu’à
tendre la main et le faire monter. Ils n’en ont rien fait. Ils n’ont pas non plus tenté d’effrayer ces sauvages
pour qu’ils le lâchent.
L’ONU n’a plus de raison d’être. Si elle était venue pour assurer la paix, comment comprendre que
des gens sont morts sous ses yeux ? L’ONU a commis une erreur impardonnable. Je ne sais pas quelle
punition elle mérite !
Le génocide a coûté la vie à mes proches notamment Joseph Kamananga, âgé de 45 ans, sa femme et
ses quatre enfants ; Kajyonya, âgé de 60 ans, un de mes oncles, sa femme et ses trois enfants ; Jean
Rubamburamanzi, 40 ans, mon frère, sa femme, ses trois enfants. Tous sont morts à cause de l’inertie de
l’ONU. Je n’ai pas cité les membres de ma famille élargie. Il y en a une bonne centaine. L’ONU doit payer
pour sa démission.

David Kwitonda a dressé la liste de certains des membres de sa propre famille tués durant le
génocide ; la plupart d’entre eux ont trouvé la mort à Nyanza. Il est persuadé que plus aurait pu et
aurait dû être fait par les troupes postées à l’ETO.
J’ai perdu mon père, Jean Marie-Vianney Nkejintwari, 41 ans ; ma sœur, Marie Chantal Kibukayire, 18 ans ;
ma sœur Laurence Mukangwije surnommée Diga , 18 ans ; ma tante maternelle, Angéline Mukantwali, et
son mari Joseph Bucyana ; ma sœur, Chouchou Umutoni ; mon oncle paternel, Innocent Rwagisha, et sa
femme Stéphanie, et bien d’autres encore.
La MINUAR n’aurait pas dû nous quitter. S’ils ne pouvaient pas rester, ils auraient dû nous amener

93

au stade Amahoro, ou, au moins, nous laisser des fusils pour que nous puissions nous défendre.

Assumpta Kabanyana est maintenant orpheline ; le génocide a entrainé la mort des membres de ses
proches parents et de sa famille étendue. Elle se sent trahie par les soldats de la MINUAR qu’elle
accuse d’avoir “dupé” les réfugiés au moment de leur départ “en leur disant d’aller manger à
l’intérieur alors que ce n’était pas ce qu’ils faisaient habituellement”. Elle considère que cette tentative
pour détourner l’attention des réfugiés au moment de leur départ ne fit qu’accroître le danger dans
lequel se trouvaient les réfugiés. Elle soutient que les soldats ont une part de responsabilité dans la
mort des réfugiés à l’ETO et à Nyanza et qu’ils devraient être poursuivis.
Ce que je demanderais à la communauté internationale, c’est de poursuivre en justice le commandant des
forces de la MINUAR et l’officier qui dirigeait le contingent déployé à l’ETO. Il faudrait déterminer qui a
donné l’ordre du retrait de la MINUAR de Kigali. Quiconque a ordonné cet ordre doit être poursuivi. Il y a
beaucoup de rescapés qui ne savent pas où aller parce que leurs maisons ont étés détruites. Il y a beaucoup
d’orphelins et d’orphelines qui n’étudient pas, faute de moyens pour payer les frais scolaires. Il y a beaucoup
d’infirmes qui restent sans soins médicaux et qui sont maintenant dans le dénuement total. Tout cela devrait
être à la charge de l’ONU parce que l’Organisation des Nations Unies avait le pouvoir de stopper les
massacres partout au Rwanda et d’empêcher le génocide.

Plusieurs des survivants interrogés à l’issue de la publication du Rapport d’enquête ont souligné son
importance. Apprenant les graves erreurs de jugement commises par des personnalités haut placées au
sein de l’organisation, Gustave Ngarambe estime que l’affaire devrait être portée devant les tribunaux.
Le fait que l’ONU ait accepté sa responsabilité ne m’émeut pas. Il est trop tard et on commençait à s’habituer
à notre peine. Je pense que l’ONU devrait plutôt indemniser les survivants de l’ETO.
Les Belges devraient se taire. Ils ne devraient pas discréditer l’ONU alors qu’eux-mêmes n’ont rien
fait pour nous. Est-ce que c’est l’ONU qui leur a donné l’ordre de bloquer les réfugiés à l’extérieur de l’ETO
? Ne voient-ils pas qu’ils ont mis des milliers de réfugiés en danger ? Comment osent-ils accuser l’ONU
alors qu’ils n’ont pas réussi à user du peu de pouvoir qu’ils avaient pour sauver les réfugiés ? Je pense qu’ils
sont autant coupables que l’ONU. Leur conduite le prouve.
Une autre personne qui devrait être punie est Boutros Boutros Ghali. Il savait bien ce qui allait se
passer. Il n’a rien fait pour parer à cette tragédie alors qu’il en avait le pouvoir. Il doit répondre de ses actes.

De l’avis de Florence Mukakabanda, il est important que l’ONU reconnaisse ses échecs et assume la
responsabilité de leurs conséquences. Elle souligne le besoin de réforme au sein de l’institution.
La MINUAR doit demander pardon et elle doit dédommager les victimes. Par exemple, en faisant soigner les
infirmes ou les gens qui sont malades à la suite du génocide. C’est une institution responsable qui doit
accepter ses erreurs. La MINUAR est partie, et les gens sont morts et ce sont les gens qu’elle gardait.
Je pense que l’ONU devrait tirer les conclusions de ce qui s’est passé à l’ETO. Je crois qu’il y a une
défaillance au niveau de la gestion de l’ONU. On devrait tenir compte de ces éléments pour redéfinir la
manière dont l’ONU travaille.

Léonile Mukakimenyi inclut la MINUAR dans ceux qu’elle juge responsables du génocide mais elle
estime qu’une excuse des soldats l’aiderait à “se sentir moins amère”.
La MINUAR -l’ONU- est à classer du côté de ceux qui nous ont tués. Je ne pense pas que la MINUAR
puisse faire quoi que ce soit pour que j’oublie tout ceci. Ce qui pourrait diminuer mon chagrin, ce serait que
la MINUAR demande pardon aux Tutsis qu’elle a abandonnés à l’ETO. Qu’elle aide les enfants à étudier
convenablement. Après tout, la MINUAR a une responsabilité dans la mort de leurs pères qui leur
fournissaient tout.

Le FPR a commencé à se battre pour s’emparer de la zone qui englobait l’ETO et Nyanza le
lendemain des massacres, une bataille qu’ils ont finalement gagnée. Il est une question que les
survivants ne cessent de se poser, à savoir pourquoi le commandant des forces de l’ETO a-t-il refusé
d’écouter leurs prières et d’informer le FPR de leur départ imminent pour au moins donner à ce
dernier une chance de les sauver ? C’est là une question qui mérite certainement une réponse.
Ernestine Gasibirege remarque qu’en passant un seul jour de plus sous la protection de la MINUAR,
94

les réfugiés de l’ETO auraient peut-être eu la vie sauve. Elle aussi exige une “punition”.
Si la MINUAR était restée là, nous serions encore tous en vie. Du 7 au 11 avril, on a survécu parce que la
MINUAR était là. Sinon on ne nous aurait pas épargnés aussi longtemps. Si les soldats de la MINUAR
étaient restés là, peut-être que les inkotanyi auraient pu nous retrouver sur place et nous sauver. Il paraît
qu’ils ont occupé la zone de l’ETO le 12 ou le 13 avril.
L’ONU a reconnu sa responsabilité. Et après ? Cela ne signifie rien pour moi. Ils devraient plutôt
accepter d’être punis. Je ne sais pas quelle punition réservée à l’ONU ni quelle instance peut la juger. Mais
une chose est sûre ; il faut que l’ONU paie son désengagement, de l’ETO en particulier, et du Rwanda en
général. L’ONU devrait assister matériellement les orphelins, les veuves, les malades de l’ETO.
Je parle de l’ETO en particulier parce qu’il s’agit de l’endroit où l’ONU a failli, d’une façon claire et
indiscutable, à sa mission. Plus généralement, la totalité de l’opération au Rwanda a été un échec.

Il est impossible de comprendre l’étendue des souffrances engendrées par le départ soudain des
forces onusiennes, comme le fait remarquer Belancille Beninka.
Je ne parviens pas à comprendre les événements que nous avons vécus durant cette période et notamment à
Nyanza. Pour moi, c’était la fin du monde. Quant au comportement de la MINUAR, cela dépasse
l’entendement humain. Comment imaginer une situation où les forces de l’ONU nous abandonnent
volontairement et sciemment entre les mains des tueurs, et ce, alors que nous nous étions dirigés vers elles
croyant qu’elles constituaient notre unique protection sur cette terre. Après être arrivés entre les mains de ces
forces à l’ETO, notre seul souhait était de voir ceux qui nous étaient chers entrer eux aussi à l’ETO. Que dire
alors maintenant que cet espoir et cette confiance se sont avérés vains, maintenant que les nôtres ont été
éliminés de ce monde par une mort atroce et que ceux qui ont miraculeusement échappé au carnage ne sont
plus que des infirmes ? Voyez ces orphelins qui sont devenus prématurément responsables alors qu’ils
avaient encore leurs parents quand la MINUAR est partie.

Endeuillée par les conséquences de leurs actions, Belancille se déclare nullement intéressée par les
intentions de la MINUAR. Elle voudrait voir les soldats de l’ONU traduits devant la justice.
L’ONU, en tant qu’organisation, devrait payer des dommages et intérêts parce que c’est elle la responsable
suprême de cette force. L’ONU pourrait faire soigner comme il se doit tous ceux dont les blessures
physiques n’ont pas été soignées correctement. Elle fournirait ensuite tous les services aux orphelins,
notamment leurs études et un logement car si elle l’avait voulu, ces enfants n’auraient pas été orphelins.
Comment me faire accepter que la MINUAR n’a pas de responsabilité dans la disparition des miens tombés
à Nyanza, à savoir :
• Appolinaire Ntasinzira, mon mari ;
• Marie-Rose Uwicyeza, ma fille ;
• Jean Nshimiye, mon fils.

Sans le soutien de leur famille, les survivants sont isolés et démunis. Bien qu’Yvonne Mukanubaha
accuse la MINUAR de “les avoir livrés aux tueurs qui ont tué leurs êtres chers”, elle accueille
favorablement l’admission de son échec, à condition que ces excuses soient appuyées par une action
pratique afin de réhabiliter les survivants.
L’ONU doit payer pour faire reconstruire les maisons détruites, pour faire soigner les malades, en bref
réparer ses torts. Je suis pauvre ; je n’ai rien parce que mes parents qui m’aidaient à survivre ne sont plus là.
C’est maintenant à l’ONU de me prendre en charge.
L’ONU devrait indemniser tous les survivants du génocide sans distinction. Bien sûr, les survivants
de l’ETO sont les témoins oculaires de la lâcheté de l’ONU, mais cela n’exclut pas pour autant que les autres
ne puissent pas bénéficier des indemnisations que l’ONU pourra allouer aux rescapés. Ceci parce que l’ONU
était censée maintenir la sécurité sur tout le territoire du Rwanda

Jean-Claude Rurangwa reconnaît que les excuses de l’ONU constituent un “progrès” mais il ajoute :
Cela ne pourra pas me ramener mes frères et sœurs. L’ONU devrait indemniser les rescapés. Elle devrait
financer la reconstruction des maisons détruites ou payer les frais scolaires des orphelins.

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Ces indemnisations concerneront tout le monde sans distinction aucune parce que chacun a eu ses peines,
a souffert à sa manière. Mais le fondement de ces souffrances est le même pour tous. J’ai moi-même perdu
mon père et mes sœurs :






Mon père, François Kananga, 46 ans ;
Ma sœur, Christine Kayirangwa, 22 ans ;
Ma sœur, Clémentine Mukayiranga, vingt ans ;
Ma sœur, Françoise Musengayire, quinze ans ;
Ma sœur, Francine Mukabaranga, huit ans.

Des amis et certains de mes oncles sont aussi morts. La MINUAR nous a lâchement laissé sans protection.

La mère de Jean-Claude, Madeleine Mugorewera, estime qu’il est trop tard pour que l’ONU puisse
réparer ses fautes.
Il est même difficile de savoir s’ils ont ou non changé d’attitude. Comment peut-on savoir si quelqu’un qui
ne t’a pas approché a changé de comportement ? Je n’attends rien de l’ONU ; elle ne peut pas me ramener
ma famille.

Gentille était pourtant une fillette à l’époque du génocide mais elle soutient qu’elle avait
parfaitement conscience du danger extrême dans lequel se trouvaient les réfugiés. Elle implore l’ONU
de s’occuper des survivants qui ont besoin d’aide.

“La MINUAR nous a trahis.”
Elle n’aurait pas dû nous quitter dans ces conditions. On était allés à la MINUAR parce qu’on n’avait pas le
choix. C’est vrai que j’étais encore enfant à l’époque, mais avec la situation qui prévalait au Rwanda et
l’attaque dont ma famille avait été l’objet, j’étais en mesure de juger si oui ou non la situation était critique.
Si l’ONU a reconnu ses torts, c’est vraiment bien. C’est très positif. Maintenant, ils doivent accepter
de dédommager les victimes, à commencer par les survivants de l’ETO. Je pense principalement à ceux qui
souffrent physiquement et mentalement. Ils doivent aussi aider les survivants de l’ETO qui sont démunis en
conséquence du génocide.

Jean-Bosco Rutayisire juge que le retrait de la MINUAR était un acte “criminel.” Il demande
pourquoi les soldats n’ont pas au moins informé les réfugiés de leur départ imminent ou tenté de les
évacuer. Il compte sur une indemnisation.
Comment ont-ils pu nous confier aux interahamwe alors qu’ils avaient les moyens de nous sauver ? Peut-être
que s’ils avaient au moins eu le courage de nous informer, nous aurions pu faire quelque chose au lieu de
mourir comme des moutons.
Pourquoi n’avons nous pas été évacués ? Je pense que la question relève du manque de volonté des
militaires belges. Pourquoi nous ont-ils fait cela ?
Si l’ONU a accepté sa responsabilité, tant mieux pour nous. Je pense que l’ONU va indemniser les
victimes. Il y a des infirmes, des orphelins, des veuves, des veufs et toutes sortes de personnes que le
génocide a démunies. Ils devraient indemniser les gens en reconstruisant ce qui a été détruit, en soignant
ceux qui sont malades à cause du génocide. Tous les survivants doivent être aidés sans distinction aucune.

Jean-Bosco cite le noms des parents proches tués dans les massacres.






Mon père, Isaïe Karibwendeye, 75 ans ;
Ma mère, Immaculée Mukandanga, 60 ans ;
Ma soeur, Florence Nyirakidende, 35 ans et sa fille Sandrine, quatre ans ;
Ma soeur, Chantal Ingabire, 29 ans et sa fille Samantha, un an ;
Mon frère, Cyewusi, 24 ans, et tant d’autres qui me sont chers.

Ils sont tous tombés à l’ETO par la faute de l’ONU.

96

Berthilde Mukamudenge a pleuré tout le temps qu’a duré l’interview en repensant aux parents qui
sont morts.
La MINUAR avait le devoir de nous protéger. Ils avaient des armes. Ils n’auraient pas dû hésiter à employer
la force puisqu’ils avaient déjà les armes et le mandat pour protéger les gens.
Je ne sais pas quelle peine l’ONU mérite. Cette décision revient à la justice. Peut-être devrait-elle
dédommager les survivants ? L’ONU a accepté de nous protéger et a failli à sa mission.
Le massacre a apporté :






Ma mère, Xavérine Nyiramutangwa, 45 ans ;
Ma sœur, Berthe Umurerwa ;
Ma tante et ses quatre enfants ;
Ma cousine, Uwizeye, 25 ans ;
Mon père et d’autres membres de ma famille qui sont morts à l’ETO même.

Sans indemnisation ou sans procès, Eric Ruzindana estime que toute honnêteté quant aux erreurs
commises par la MINUAR est futile. “L’ETO”, déclare-t-il, “est désormais un symbole de
l’incompétence et du manque de responsabilité de l’ONU.”
La MINUAR était là pour assurer une mission de paix, c’est-à-dire qu’ils étaient là pour sauver les personnes
en danger. Ils auraient pu nous emmener ailleurs, en lieu sûr et mieux protégé. La MINUAR n’a rien fait de
cet ordre-là. Leur mission a été un échec.
Admettre que son erreur a mené à la mort de milliers de personnes est inutile à moins que l’ONU
puisse être punie pour ces faits. Mais, pratiquement parlant, ce n’est pas possible. Aussi, l’ONU doit
indemniser les victimes. Je ne sais pas combien elle devrait payer car ce n’est pas possible d’évaluer une vie
humaine. Je ne peux même pas donner une vague estimation. L’indemnisation doit être mise en place par
l’ONU elle-même. Ils doivent accorder une attention particulière aux survivants de l’ETO car là, l’ONU était
en contact direct avec la population en danger. Néanmoins, tous les survivants devraient être indemnisés,
étant donné que le mandat de l’ONU couvrait le pays tout entier.
Il semble impossible de punir l’ONU elle-même, mais je pense que le commandant de la MINUAR
doit être tenu responsable pour les réfugiés de l’ETO morts à Nyanza. Les soldats de la MINUAR belge
n’auraient pas dû se retirer sans ordre de leurs supérieurs militaires. Ces supérieurs étaient responsables des
opérations terrestres de la MINUAR et auraient dû être en possession d’informations sur la situation de
l’ETO et de la région. Aussi, comment peuvent-ils justifier une décision qui a mis en péril la vie de milliers
de gens ? L’officier qui a pris la décision d’évacuer l’ETO devrait être puni. Si le commandant de l’ETO n’a
pas donné une description exacte de la situation, il devrait lui aussi être poursuivi.

Le rapport attestant de l’échec de l’ONU n’a pas accompli grand-chose pour consoler Augustin
Ngendandumwe. Blessé à la tête lorsqu’il était dans l’armée, le dommage subi par le nerf optique l’a
rendu aveugle. Il éprouve beaucoup de difficultés pour survivre, tant d’un point de vue économique
que psychologique, sans le soutien de sa famille. En tant qu’ancien soldat, il n’est guère impressionné
par les efforts des officiers en question pour excuser leur comportement.
La MINUAR n’avait pas le droit de nous laisser tomber. L’engagement d’un militaire n’est pas par rapport à
un autre militaire. Sa raison d’être est de protéger les civils en danger. Quand on reçoit un ordre quelconque,
on estime les conséquences de cet ordre et on peut en faire part aux supérieurs. La MINUAR n’ignorait pas
que son retrait allait occasionner la mort de milliers d’hommes. La faute revient à celui qui a donné l’ordre,
sans toutefois épargner celui qui l’a exécuté. L’exécutant est en faute parce qu’il a oublié le sens de son
métier, l’essence même d’être militaire. Un militaire est là pour protéger les civils et non ses collègues. Bref,
l’exécutant ne doit pas cacher sa responsabilité à l’abri de celle de l’ONU parce qu’il a accepté de
s’impliquer alors qu’il avait l’opportunité de refuser.

La décision de s’en aller sans laisser de moyens de protection aux réfugiés a été prise à la légère,
soutient-il. Pour lui, il s’agit du résultat logique du manque de relations entre la MINUAR et les
réfugiés.
La MINUAR savait pertinemment qu’on allait mourir. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle nous a refusé

97

l’accès à l’intérieur de l’enceinte. Si nos relations avaient été au beau fixe, la MINUAR nous aurait au moins
donné de l’eau et à manger. Ça n’a pas été le cas. Je pense que ce manque de contacts significatifs a
clairement poussé la MINUAR à nous oublier le 11 avril. Si les relations avaient été bonnes, l’ONU ne nous
aurait pas laissés à notre triste sort.
C’est avec froideur que j’ai accueilli les conclusions de la commission de l’ONU. L’ONU a accepté
sa responsabilité ; c’est bien mais ce n’est pas consolateur. Ni l’ONU, ni personne ne peut nous ramener nos
chers disparus. Par exemple, mon frère Gilbert Ndahigwa, s’il était encore vivant, aurait fait beaucoup de
choses pour moi. Maintenant je suis aveugle et je suis presque réduit à mendier. Ni la MINUAR ni l’ONU
n’ont rien fait pour moi. Accepter c’est bien, mais ça devient inutile lorsqu’aucun geste positif en direction
des survivants n’est offert.

Augustin estime que les survivants de l’ETO ont été les victimes les plus directes de l’incompétence
de l’organisation mais que tous sans distinction devraient être aidés par l’ONU.
C’est vrai que, partout, on a tué. Mais le cas de l’ETO est unique parce que les gens ont confié leur vie à des
personnes sûres et qu’ils sont morts parce qu’ils ont misé sur ces personnes. Les nôtres sont morts alors que
leurs vies reposaient sur la MINUAR. Cela ne donne pas pour autant la priorité aux survivants de Nyanza.
Tous les Tutsis sont morts dans des conditions presque identiques. Les survivants, peu importe d’où ils
viennent, méritent tous une attention et une considération identiques et non sélectives. Ils ont tous souffert de
la même façon. Je pense plutôt qu’avec les indemnisations, l’ONU devrait privilégier les orphelins et tous
ceux qui ont été touchés physiquement. Je donne mon exemple : je suis aveugle, celui qui pouvait m’aider a
été tué par la faute de l’ONU. L’ONU a le devoir de m’aider comme l’aurait fait mon frère puisqu’elle est à
l’origine de sa mort. L’aide que l’ONU doit dispenser devrait s’étaler dans le temps en fonction de la
personne à aider. Aider un enfant ou un vieillard ne signifie pas la même chose en termes de temps.

Agnès Nyirabasinga accuse a MINUAR d’avoir “faciliter la tâche des tueurs” en regroupant un
grand nombre de réfugiés en un même lieu et elle déclare qu’elle aurait fait moins de dégât si elle
n’était pas venue s’impliquer au Rwanda. D’après Agnès, l’évacuation des expatriés n’a fait que
confirmer que “les Africains n’avaient pas d’importance à leurs yeux”. Elle considère que les
survivants devraient être dédommagés par l’ONU et elle suggère que : “L’ONU elle-même devrait être
traduite en justice devant le TPIR.”
Si seulement l’ONU pouvait être incarcérée ! Mais comme ce n’est pas possible d’emprisonner une personne
morale, il faudrait qu’au moins les responsables onusiens impliqués dans cette affaire soient punis par les
lois internationales. Ces personnes sont des criminels comme les autres. L’ONU a laissé des gens menacés
de mort aux mains de leurs bourreaux. Et l’ONU savait bien qu’il s’agissait de bourreaux.

Les tueries n’ont pas épargné le mari de Jacqueline Kabagwira, Augustin Ngaboyayezu, 53 ans, et
ses trois filles : Vestine Ingabire, 13 ans, Olive Kabanyana, 10 ans et Anélie Kabasinga, 15 ans.
Nous sommes allés à l’ETO parce qu’on espérait y trouver la sécurité grâce à la présence de la MINUAR.
On avait plutôt pitié de ceux qui étaient restés chez eux et de ceux qui se cachaient dans la brousse. On
pensait que notre sécurité et notre bien-être étaient déjà acquis. Notre problème majeur restait celui de nos
parents restés en dehors de l’ETO. On pensait qu’ils allaient se faire tuer. On n’a jamais pensé que la
MINUAR pouvait nous lâcher.
Peu importe si l’ONU a accepté ou non sa responsabilité au Rwanda. Cela m’est bien égal et ma
situation d’extrême pauvreté ne changera pas. J’en suis convaincue. Cette reconnaissance ne ressuscitera pas
non plus les miens. Je me fiche de l’ONU et je ne veux plus en entendre parler.

Vénuste Karasira compte parmi les survivants qui ont rencontré les membres du groupe ayant mené
la Commission d’enquête lorsqu’ils se sont rendus au Rwanda en 1999. Son bras a été amputé suite
aux blessures qu’il a reçues durant le génocide. Vénuste comprend que les soldats “ne peuvent pas
discuter les ordres qu’ils reçoivent de leurs supérieurs” mais il ne peut pas comprendre pourquoi ils se
sont comportés comme ils l’ont fait.
Peut-être était-il trop tard pour eux pour encore tenter de nous sauver. Néanmoins, le minimum aurait été de
nous informer la veille, le 10 avril. On aurait pu tenter une percée pour arriver dans la zone FPR sous le
couvert de la nuit. Les soldats de la MINUAR devraient nous dire s’ils avaient au moins informé le FPR !

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Si l’ONU a accepté sa défaillance, c’est bien. Maintenant elle doit voir comment faire amende honorable
pour son manque de responsabilité. Par exemple, l’ONU pourrait alimenter le Fonds d’Assistance aux
Rescapés du Génocide que le gouvernement a institué pour nous épauler.

Claire Kayitesi est la seule survivante d’une famille de onze, dont cinq jeunes enfants qui
fréquentaient encore l’école primaire. Elle a maintenant 26 ans mais elle se qualifie “d’épave
humaine”. Elle est invalide suite aux coups qu’elle a reçus durant le génocide et elle dit que, comme
elle, beaucoup de survivants sont accablés par le fardeau des frais médicaux. Elle estime que l’ONU et
le gouvernement belge sont en partie responsables de son sort et elle critique également le
gouvernement français dont le rôle négatif n’a pas encore été pleinement divulgué d’après elle. Malgré
le fait “qu’il soit impossible de ramener les morts”, Claire estime que l’ONU devrait faire plus de
chose pour aider les survivants, notamment en contribuant à l’éducation et au logement des veuves et
des orphelins.
Maximilien Rudasingwa tient la MINUAR pour responsable de la mort de toute sa famille à Nyanza.
Il justifie son opinion de la sorte :
Cette affirmation n’est pas gratuite. L’ONU nous a laissés à l’ETO, sans moyen de défense, alors qu’elle
était capable de nous sauver et qu’elle voyait les milices interahamwe qui nous encerclaient. Je confirme
qu’elle était complice de meurtre.
Je souhaite qu’elle soit jugée. Cela nous soulagerait un peu,. Surtout le soldat qui a donné l’ordre de
nous laisser sans protection à l’ETO devrait expliquer devant nous, Rwandais, le pourquoi de cet état de fait.
Si au moins la justice poursuivait l’ONU, nous comprendrions que la commémoration des gens tués au cours
du génocide a une signification au niveau international. L’ONU a assisté à tout le déroulement du génocide,
mais a refusé de porter secours aux innocents. C’est la MINUAR, soi-disant chargée de notre sécurité, qui est
responsable en premier lieu. Que l’ONU paie des dommages et intérêts pour tous les rescapés du génocide,
et plus spécialement pour ceux de l’ETO. Les rescapés du génocide sont devenus orphelins, veufs, et
infirmes. Nous n’avons plus de quoi payer les frais de scolarité, nos biens ont été pillés, nos maisons ont été
détruites et nous n’avons pas d’autre revenu. Beaucoup de gens sont devenus pauvres. Je propose que l’ONU
participe à notre retour à la vie quotidienne d’avant le génocide, quand nos parents étaient vivants. Ils
devraient payer les frais de scolarité, construire des maisons pour nous, financer nos projets commerciaux.

Apolline Uwantege a été heureuse d’apprendre que l’ONU avait “admis qu’elle avait commis une
erreur en les abandonnant”. A présent, poursuit-elle, l’organisation doit “accepter les conséquences”.
La MINUAR aurait dû nous garder jusqu’à l’arrivée du FPR ou nous escorter jusque dans la zone du FPR.
Au lieu de ça, la MINUAR nous a laissés aux mains de ceux qui voulaient nous exterminer. Et cela, elle l’a
fait en connaissant les conséquences qui allaient s’ensuivre.
Ils doivent maintenant dédommager tous ceux qui comptaient sur eux. Je pense spécialement à ceux
de l’ETO. L’ONU pourrait payer le minerval pour les étudiants et élèves rescapés, reconstruire les maisons
détruites pendant le génocide, faire soigner les malades et les infirmes, etc. Comme l’ONU s’est donné la
peine d’instituer la MINUAR, elle peut encore se donner la peine de mettre en place une Mission
d’Assistance aux Rescapés du Génocide.
Voici les membres de la famille directe qui ont trouvé la mort à Nyanza :











Mon père, Cassien Kiyonga, 49 ans ;
Ma mère, Béatrice Mukamusoni, 45 ans ;
Ma grande sœur, Julienne “Furaha” Umutesi, 25 ans ;
Mon grand frère, Philibert Kanobayire, surnommé “Mwembo”, 23 ans ;
Ma grande sœur, Claudine “Fifi” Umulisa, 20 ans ;
Mon frère, Floribert “Soda” Kiyonga, 16 ans ;
Mon petit frère, Fraterne “Cyuma” Karanganwa, 14 ans ;
Mon petit frère, Bertin Musoni, cinq ans ;
Ma petite sœur, Adrienne Uwonkunda, quatre ans ;
Mon petit frère, Adrien Kanobayire, trois ans.

Rien de ce que peut faire l’ONU à présent ne pourra aider Anastasie Mukarukaka à pardonner les

99

soldats qui ont livré ses enfants et son mari à une mort certaine.
La MINUAR a commis l’irréparable. Comment ont-ils pu monter dans leurs camions et agiter les bras en
signe d’au revoir ? Ils savaient ce qu’ils avaient à faire.
Si l’ONU a accepté ses torts, cela importe peu pour moi parce que les miens sont partis pour toujours.
Néanmoins, je pense que l’ONU doit indemniser les victimes. Ce n’est pas à moi d’évaluer ce qu’elle va
donner. Comment évaluer la valeur de mes enfants ? Et la famille de mon mari, exterminée jusqu’au
dernier ? Comment mettre un chiffre sur ces vies ? C’est difficile.
S’ils indemnisent les victimes, cela doit être fait via un Fonds spécialement destiné à cet effet. Tous
les rescapés du pays devraient bénéficier de ce Fonds. Les rescapés de l’ETO n’en ont pas plus besoin que
les autres.
Nous pensions être en totale sécurité mais nous avons été déçus. La MINUAR n’a pas répondu à nos
espoirs parce qu’on avait misé beaucoup sur elle. A cause de son irresponsabilité, je ne verrai plus :






Mon mari, Joseph Kadugara, 52 ans ;
Mon fils, Rutaboba alias “Shyodori”, 16 ans ;
Mon fils, Sezikeye alias “Kabindi”, 12 ans ;
Mon fils, Rutagengwa alias “Sebazungu”, 31 ans ;
Mon fils, Athanase Bizimana alias “Gakarama”, 27 ans.

Si l’ONU a accepté ses torts, c’est déjà un progrès. Mais ils doivent s’excuser et accepter de réparer les
dégâts. Ils pourraient aider les associations de survivants, par exemple, ou fournir les fonds nécessaires à la
mise sur pied de coopératives à risque, soigner les infirmes et reconstruire les maisons détruites. Ils devraient
aider toutes les victimes du génocide et faire plus pour les gens qu’ils n’ont pas défendus.
La visite de Koffi Annan ne signifie rien pour moi. Lui et son organisation sont des traîtres. La
prochaine fois ils feraient mieux de s’assurer que plus personne n’a foi en eux.

Emmanuel Rugangura estime que l’ONU devrait non seulement essayer de promouvoir la
réconciliation entre les Rwandais, mais qu’elle a besoin de reforger des liens entre elle et une nation
qui n’ a plus confiance en l’institution.
La MINUAR a été faible. Elle n’est pas venue au secours des personnes en danger. L’ONU connaissait la
politique du gouvernement Habyarimana. La MINUAR était au courant que l’ETO était encerclée par les
interahamwe et les soldats et elle savait également pourquoi ils encerclaient l’ETO. Livrer des gens aux
mains de leurs tueurs est un manquement à son devoir.
L’ONU est dirigée par les superpuissances. Ils pensent que l’ONU devrait opérer selon leurs
directives. L’ONU doit reconnaître ses responsabilités, en particulier lorsque ces dernières sont facilement
vérifiables comme dans le cas du génocide des Tutsis au Rwanda. Nous avons trop compté sur la MINUAR
et pendant trop longtemps.
Si l’ONU l’avait voulu, elle aurait pu envoyer plus de soldats. Le général canadien Dallaire avait
informé l’ONU de l’imminence du génocide, mais rien n’a été entrepris. Et les gens qui auraient pu sauver
certains d’entre nous, à savoir la MINUAR, sont partis en plein milieu du génocide. Je sais que rien ne
ramènera nos proches, mais l’ONU devrait au moins reconnaître ses erreurs et faire amende honorable pour
celles-ci. Par exemple, elle devrait aider notre système judiciaire à juger ceux qui ont perpétré le génocide et
aider les victimes.

Jean-Pierre Rukerikibaye tient la MINUAR pour responsible de la mort de son père, un fils et quatre
frères à Nyanza. Il a été blessé d’un coup de lance dans le dos et a reçu un éclat de grenade dans le
bras gauche. Alors même qu’il fuyait, il est tombé dans un trou ; il était tellement exténué qu’il lui
fallut deux jours pour tenter de sortir de sa tombe. Il y fut découvert par des soldats du FPR à la
recherche de survivants.

“Il est pénible de parler des horreurs que j’ai vécues. C’était indescriptible. Tous les
soldats de la MINUAR, et spécialement ceux de l’ETO, savent pertinemment ce qui
s’est passé et je suis convaincu que leur conscience les accuse et les accusera durant
toute leur vie. Ils se sont retirés sachant très bien ce qui nous attendait.”

100

Ils ont donc une responsabilité dans les maux que nous avons vécus, parce qu’ils nous ont tourné le dos en
connaissance de cause.
Malheureusement, les morts ne peuvent pas être dédommagés. Sinon, la MINUAR devrait les payer.
Ils ont subi une mort atroce ; toutes leurs souffrances et leur chagrin sont la responsabilité de l’ONU. Je
n’oublierai jamais, aussi longtemps que je vivrai, l’image d’une MINUAR sortant de l’ETO au mépris total
de nos larmes ; sincèrement cette image ne s’effacera pas. Je pense aussi que les soldats de la MINUAR
devraient comparaître devant la justice pour répondre de leur implication dans ces événements. Et l’ONU, en
tant qu’organisation responsable de la MINUAR, devrait payer des dommages aux victimes pour leurs
souffrances matérielles et morales. Nous pleurons toujours la mort des nôtres. Même les survivants souffrent
de handicaps physiques et mentaux et leurs biens et leurs maisons ont été détruits.
Moi, par exemple, je suis resté seul responsable des orphelins de ma famille alors que je n’ai pas
beaucoup de force, mon dos ayant été affecté. L’ONU devrait nous construire des maisons et payer les frais
de scolarité des orphelins. J’étais maçon mais maintenant je ne peux plus faire ce travail car mes blessures au
dos ont volé ma force. Mes enfants n’étudient pas et il est difficile pour moi de leur trouver de quoi manger.
Les miens qui sont morts à Nyanza sont :







Charles Kamanzi, mon père, maçon ;
Egide Nshimiyimana, mon fils, élève ;
Etienne Kamanzi, soudeur ;
Mudenge, mon jeune frère, agent de l’Etat ;
Sekidagari, mon jeune frère, menuisier ;
Charles Kagabo, mon jeune frère, soudeur.

Spéciose est si désabusée qu’elle n’attend plus rien des Nations Unies, allant jusqu’à mettre en doute
la raison même de son existence.
Nous avons eu la malchance de croire en la MINUAR. Supposons qu’elle n’ait pas existé ou qu’elle n’était
pas à l’ETO. Les gens se seraient cachés dans les plafonds et dans les buissons comme l’ont fait la majorité
des survivants de la ville de Kigali. Nous nous sommes rassemblés à l’ETO et cela a facilité la tâche des
tueurs. Si cela n’avait pas été le cas, ils auraient eu plus de mal à nous retrouver dans les plafonds et les
buissons. Peut-être le FPR aurait-il pu sauver plus de monde. Dans certains districts, le FPR a mené des raids
pour sauver des Tutsis. Cela aurait pu être le cas à Kicukiro et dans les environs parce que les inkotanyi
n’étaient pas loin de là.
Je n’ai pas grand-chose à dire à propos de la MINUAR ou de l’ONU. Ils ont laissé tuer les nôtres, et
ils ne pourront plus revenir. Peut-être devraient-ils reconnaître leurs responsabilités ? Sinon, je n’attends rien
d’eux et je crois n’avoir rien attendu depuis cinq ans déjà.
Si un cas similaire à celui de l’ETO devait avoir lieu, à moins de revoir son organisation, l’ONU
n’aurait plus de raison d’exister. Elle doit cesser de mentir.
Fidèle Kanyabugoyi, mon mari, 55 ans ; Rusisiro, le jeune frère de Fidèle, 40 ans ; Floride
Uzamugira, ma belle-sœur, et ses trois enfants, y compris un bébé, Makinja, âgé d’un an et demi ; Hitiyise et
d’autres amis et voisins ont tous laissé leur vie à Nyanza.

Tant de blessés se sont effondrés sur lui à Nyanza que Pascal Nsengiyumva était entièrement couvert
de sang. Les miliciens n’ont pu le distinguer des cadavres. Mais sa femme, Béatrice Nyiratamu,
enseignante ; son frère aîné, Michel Karamuka, maçon; sa belle-soeur, Consolée Mushikiwabo et sa
nièce, Nyirankuru, ont péri. Sa mère, âgée, Pascasie Mukabaruta, s’est écroulée lors de la débandade
qui a eu lieu à l’ETO immédiatement après le retrait de la MINUAR. A Nyanza, sa soeur, Jeanne
Mukashyaka, fut blessée à la tête et elle perdit la jambe sous un éclat de grenade. Sur le point de
mourir, Jeanne demanda de l’eau à Pascal, une fois les miliciens partis le soir du 11. Il l’extirpa de la
pile de cadavres et la transporta sur son dos, marchant toute la nuit en direction de Rebero. Mais elle
avait perdu trop de sang et mourut à 6 heures le lendemain matin. Pascal laissa son corps sur la colline
de Nyarurama.
Il faudrait que la MINUAR, ou que celui qui lui a donné l’ordre de partir, alors que nous nous croyions en
lieu sûr, explique devant la loi pourquoi on nous a livrés aux mains de criminels. Que les coupables soient
punis de façon exemplaire. Ensuite on devrait nous dédommager. Et si possible, ils devraient nous aider à
réintégrer la vie normale d’avant le génocide, lorsque nous avions nos parents et nos biens. Je suis

101

maintenant responsable de sept orphelins de Nyanza que je n’ai pas les moyens de supporter. On est en train
de nous chasser de la maison que nous habitons alors que nos maisons sont en ruines. Nos biens aussi ont été
pillés. Qu’on nous dédommage, qu’on nous reconstruise nos maisons, qu’on finance l’éducation de nos
enfants. Sans nos parents, nous sommes réduits à la mendicité.

Rose Mushikuwabo n’a passé qu’une seule nuit à l’ETO avant d’être évacuée ; une famille d’amis
italiens, elle aussi évacuée, l’avait prise sous son giron et la MINUAR accepta de la laisser partir avec
le convoi.
La MINUAR avait la possibilité de sauver les réfugiés. Dans tous les cas, aucun interahamwe n’aurait
attaqué l’ETO sachant que la MINUAR était présente. La MINUAR, malgré l’ordre qu’elle avait reçu de
quitter l’ETO, aurait dû user de logique. Elle aurait dû comprendre qu’il était de son devoir de ne pas laisser
périr toutes ces personnes. Ou elle aurait pu s’arranger pour laisser ces réfugiés en lieu sûr. La MINUAR
savait très bien le danger qu’allaient encourir les réfugiés après leur départ car les interahamwe ne cessaient
de tirer sur eux. Ils ne s’en prenaient pas à la MINUAR parce qu’ils n’avaient pas de problème particulier
avec elle. C’était après les réfugiés qu’ils en avaient.
L’ONU a accepté sa responsabilité au Rwanda, c’est bien mais insuffisant. Il faut maintenant qu’elle
répare et indemnise les victimes. L’ONU a trahi ceux qui étaient menacés. Plusieurs personnes ont trop misé
sur la présence de la MINUAR. C’est pour cela qu’on dénombre autant de victimes. Ils se sont tous
rassemblés à un endroit, ce qui a aidé les tueurs. La MINUAR n’était pas sans ignorer la suite des
événements parce que durant l’évacuation, avant leur retraite, ils avaient déjà dû dégager les cadavres qui
jonchaient la route de leurs camions.

Se faisant l’écho des termes employés dans le Rapport de la Commission d’enquête, Epiphanie
Mukandutiye décrit le départ de la MINUAR de l’ETO comme un acte “ignominieux”.

“Ils nous ont servis en pâture à des oiseaux rapaces. Nous espérions l’aide des
Européens mais nous avons été déçus.”
Tous les réfugiés de l’ETO ont été tués à cause de la MINUAR et de cet homme, Rusatira. Même si j’ai été
sauvée par Dieu, je me demande pourquoi le Bon Dieu m’a laissée sur cette terre. Les soldats de la
MINUAR nous ont laissés mourir alors qu’ils pouvaient facilement nous défendre. Les seules personnes
qu’ils ont pris sont les frères et les sœurs, noirs et blancs.
La MINUAR ne sera jamais capable de ramener nos proches à la vie. Ce qu’ils devraient faire, c’est
s’assurer que tous ceux qui ont été blessés pendant le génocide reçoivent des soins. Elle devrait aussi venir
en aide aux veuves et aux orphelins qui ont des problèmes de logement et de scolarité.

Venantie Mukandamage est convaincue que l’ONU aurait pu sauver les réfugiés et que
l’organisation a le devoir de venir en aide aux survivants.
Ils n’avaient pas le droit de nous laisser malgré l’ordre militaire qu’ils avaient reçu. S’ils n’avaient pas
l’opportunité de nous évacuer, ils auraient dû rester avec nous jusqu’à ce que le danger soit passé.
Ce n’est pas suffisant non plus de se borner à accepter sa responsabilité. L’ONU doit maintenant
indemniser les victimes. Les gens vivent dans des conditions misérables maintenant qu’ils n’ont pas l’appui
moral et financier de leurs parents. Les orphelins, les veuves et les démunis sont nombreux à cause de la
lâcheté dont l’ONU est coupable. Même le Fonds d’Assistances aux Rescapés du génocide ne peut pas
résoudre des situations aussi compliquées que les leurs.
Je pense que l’ONU est complètement inutile. Je ne regarde même pas les informations télévisées où
l’ONU et son secrétaire sont impliqués. Je ne veux plus les voir parce qu’ils n’ont rien fait pour nous. Ils
nous ont trahis.

Certains des prêtres et des religieuses évacués de l’ETO soutiennent vivement le plaidoyer des
survivants en faveur d’une indemnisation. S’appuyant sur des principes chrétiens, soeur Dorothée,
l’une des religieuses, a observé :
La MINUAR avait la possibilité de protéger les réfugiés de l’ETO. Si elle a pu évacuer près de soixante
personnes hors du couvent, comment n’aurait-elle pas pu évacuer ou tenter d’évacuer ces milliers de
personnes qu’elle a laissées dans les griffes de la mort. La MINUAR pouvait emmener les réfugiés vers les

102

zones sécurisées en procédant par groupes. Elle en avait les moyens et la possibilité. Il aurait suffi d’un peu
de bonne volonté. Quatre militaires ont suffi à évacuer soixante d’entre nous et je ne pense pas qu’ils avaient
des renforts.
Même si aujourd’hui l’ONU a reconnu le mal qu’elle a fait, cela ne suffit pas pour apaiser la
souffrance des survivants. Chez les chrétiens, il y a des étapes à franchir avant d’être sûr que le mal commis
a été lavé. Il y a d’abord la reconnaissance du péché ; cela a été fait par l’ONU. Après la reconnaissance du
péché, on doit demander pardon ; cela n’a pas encore été fait par l’ONU. Après avoir demandé pardon, il faut
accepter les conséquences (punition, dédommagement, indemnisation, réparation du préjudice causé). Le tort
causé n’est effacé que lorsqu’il est réparé. Il est facile de reconnaître les faits mais cela n’implique pas pour
autant que les coupables aient changé d’état d’esprit.
L’ONU doit aider les groupes les plus vulnérables, tels que les veuves et les orphelins. Cela ne doit
pas se limiter aux victimes de l’ETO.
L’ONU a failli à sa mission. Refuser l’accès à des réfugiés qui manquaient d’eau, de médicaments ;
les laisser sans assistance, équivaut à les condamner à la mort. La MINUAR est la principale responsable des
premiers morts de l’ETO. En refusant l’accès aux réfugiés, la MINUAR était déjà coupable de meurtre
prémédité.

L’une de ses collègues éprouve une certaine sympathie à l’égard des soldats, estimant qu’ils était fort
mal préparés à la crise qui les confrontait et qu’ils comprenaient mal les gens qu’ils étaient censés
protéger.
Le personnel de l’ONU devrait être correctement formé avant d’entreprendre n’importe quelle opération à
l’étranger. Cette formation devrait informer les agents de l’ONU sur la mentalité et la culture de la
population bénéficiaire de l’opération. Sinon, l’ONU sera toujours contrainte de retirer ses troupes là où elles
sont nécessaires et de les maintenir là où elles ne le sont pas. Avant d’aller quelque part, il faudra qu’ils
connaissent le comportement des gens afin qu’ils ne confondent pas les pleurs et les rires et vice-versa.
Les soldats étrangers de la MINUAR ne s’attendaient pas à ce que la guerre tourne au génocide. De
plus, sauver quelqu’un qui vous est étranger et dont vous ne connaissez pas la mentalité n’est pas une chose
facile. Mais le fait qu’ils soient venus au Rwanda avec la mission d’assurer la sécurité implique qu’ils se
devaient de le faire, même contre leur gré.
Le fait d’avoir refusé l’accès à certains réfugiés peut être justifié par l’imminence de leur départ. La
MINUAR, sachant qu’elle allait partir n’a pas jugé nécessaire de les faire entrer parce qu’elle savait qu’elle
allait les laisser. Elle les a déjà trahis avant de les abandonner définitivement. On dirait qu’elle voulait les
préparer au pire.
Si l’ONU a accepté sa responsabilité, c’est vraiment un grand pas. Maintenant, il faut entamer le
dialogue entre l’ONU et ceux qui l’ont poussée à effacer sa faute en arrivant à des conclusions ayant trait aux
indemnités.

Le père Louis Peeters a prononcé un vigoureux discours, qui condamnait l’ONU et exigeait
l’indemnisation des survivants. Il qualifie les explications justifiant le retrait de la MINUAR comme
de “ridicules excuses” et soutient que le Général Dallaire aurait dû prendre des mesures plus radicales,
sans tenir compte des ordres de ses supérieurs.
Face au génocide, il n’y a pas d’explication à donner. Pas de raison de s’excuser pour avoir tiré sans ordre.
Quand vous laissez des centaines de personnes se faire massacrer parce que vous n’êtes pas autorisé à ouvrir
le feu, pourquoi portez-vous les armes ?
Les militaires savaient bien qu’ils allaient partir. Les militaires français et belges auraient pu faire
quelque chose. Les Français avaient une certaine influence sur la politique rwandaise. Comme ils étaient
présents au moment de l’évacuation, ils auraient facilement pu escorter les réfugiés jusqu’au stade Amahoro.
Malheureusement, ils n’en ont rien fait. Pour les Belges, le gouvernement belge avait donné l’ordre
d’évacuer. Notre gouvernement voulait éviter qu’il y ait “d’autre morts”. Ils nous ont obligés à regagner la
Belgique. C’est pour ça que nous sommes partis. C’était un ordre du gouvernement belge. Moi-même, j’ai
été menacé personnellement. Les interahamwe disaient que j’étais pro-Tutsi. Au moment de l’évacuation, les
militaires de l’ONU ont dû me prêter un béret de la MINUAR pour que je ne sois pas reconnu.
Accepter sa responsabilité ne suffit pas du tout. Il faut que l’ONU paie pour les dégâts causés par son
irresponsabilité. Vous ne pouvez pas tuer quelqu’un aujourd’hui et juste dire “pardon” demain. Tous ces
gens ont perdu des membres de leur famille. L’ONU doit publiquement faire amende honorable pour son
manque d’action à ce moment crucial. Elle dispose de beaucoup de moyens pour aider les rescapés démunis.
L’ONU a un problème au niveau de son organisation. Il faut qu’elle restructure son administration et élimine

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les ratés organisationnels, plus particulièrement la façon dont les ordres sont donnés.

Jean-Paul Lebel pointe un doigt accusateur sur Kofi Annan, soulignant son manque d’action lorsqu’il
reçut de Dallaire des renseignements l’informant des préparatifs du génocide en cours. Le Père Léon
Panhuysen est d’accord pour dire que ni l’ONU, ni les Belges ni un quelconque gouvernement
occidental “ne peut dire qu’il ignorait ce qui se passait”. Décrivant les soldats comme “des spectateurs
impassibles du génocide”, il remarque que si la volonté politique avait véritablement existé, bien des
choses auraient pu être accomplies.
Tous les survivants sont esseulés ; accablés de chagrin, leur désespoir se manifeste de maintes
façons. Tous les liens de Kanonko avec son passé ont été coupés et, se sentant vieillir, il est contraint
de contempler un avenir dans la solitude.
La MINUAR a été envoyée au Rwanda pour nous protéger. Elle a manqué à cette mission. Qu’est-ce que tu
veux que je te dise ! Qu’elle accepte au moins de nous indemniser. La MINUAR pourrait revenir répertorier
tous les orphelins, veufs, veuves, infirmes et toutes les catégories vulnérables de survivants. Elle devra faire
cela secteur par secteur. Les personnes se connaissent ; ce n’est pas un travail difficile. Après ça, la
MINUAR pourra les aider à se relever. Elle nous aidera en fonction de nos besoins. Certains ont une maison
et d’autres n’en ont pas. Il faut qu’on cherche la meilleure manière d’aider les gens. L’essentiel pour moi,
c’est qu’ils soient bien assistés et encadrés. Cette aide devrait revenir en particulier à ceux qui ont trop misé
sur la présence de la MINUAR et qui ont été déçus après.
Il m’est difficile de parler des miens qui sont morts à Nyanza. Ils sont tellement nombreux. Tu vois,
je suis vieux. Ma famille a toujours vécu ici depuis le règne du roi Rwogera (dont le règne s’est achevé en
1845). Tout Kicukiro, Kagarama et Nyanza étaient habités par mes descendants. On a coupé mes racines.

Le jeune frère et la soeur aînée d’Angélique Kadaka sont succombés à Nyanza. Plus de six ans plus
tard, elle ne parvient toujours pas à comprendre les décisions prises par le commandant de l’ETO.
Nous avons fait une erreur en fuyant vers la MINUAR. Nous nourrissions l’illusion que la MINUAR allait
nous sécuriser, nous nourrir et nous fournir des soins médicaux jusqu’à la fin de la guerre. Nous ne pouvions
pas imaginer un seul instant que les forces de la MINUAR allaient laisser les gens dans cet enfer. D’ailleurs
je ne parviens toujours pas à comprendre le pourquoi de ce qu’ils ont fait. La Belgique ne nous aimait pas du
tout. Mais même si le commandant Dallaire a ordonné à ses troupes de s’apprêter pour le rapatriement, les
Belges auraient dû refuser et prendre leurs dispositions pour rester et demander du renfort aux autres pays
pour arrêter le génocide. Ils auraient réussi.
Pour moi, l’ONU devrait aider les rescapés de l’ETO dans toutes les difficultés provoquées par le
génocide de 1994. L’ONU est coupable du retrait de la MINUAR. Dès lors, elle devrait aider les veufs et les
orphelins que nous sommes en reconstruisant nos maisons et en facilitant notre scolarisation.

Pour nombre de survivants, les problèmes de santé qu’ils continuent d’endurer sont un mémento
qotidien de la colère qu’ils éprouvent à l’égard de l’ONU. Le métier de maçon qu’exerçait Ignace
Benimana, et donc son moyen de subsistance, a été anéanti du fait de graves blessures qu’il a subies au
bras gauche.
Maintenant, je suis infirme. J’ai été blessé au bras gauche, à hauteur de l’épaule, et frappé à la tête et à la
poitrine avec un couteau. Je suis devenu incapable de quoi que ce soit ; mon bras ne fonctionne plus et la tête
me fait mal. Lorsque je travaille toute une semaine, la semaine suivante, je la passe au lit. Je suis malade en
conséquence des coups que j’ai reçus. La MINUAR ne pourra jamais ressusciter nos morts, mais elle doit
tout de même soigner tous les infirmes rescapés de l’ETO tels que moi. Elle devrait aussi payer les frais de
scolarité de tous les orphelins dont les parents sont morts à Nyanza.

Vianney Ndacyayisenga a dû être amputé et il a d’autres graves problèmes médicaux. Sa colère est
telle qu’il va jusqu’à accuser la MINUAR de complicité dans les massacres.
Arrivé à Byumba, j’ai ressenti des douleurs au bras. Médecins sans Frontières m’ont anesthésié et m’ont
coupé un doigt. Actuellement, j’ai toujours des problèmes aux mâchoires. Sans dents, je n’arrive pas à
mâcher quoi que ce soit. Ma joue gauche gonfle par moments. A ce moment-là, je n’arrive pas à manger,
même un petit rien. Parfois j’ai des maux de tête violents, à croire que je deviens fou.
Tout cela est imputable à la MINUAR et à l’ONU, à Dallaire qui était leur commandant et au

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commandant de l’ETO de l’époque dont je ne connais pas le nom. Qu’on leur demande pourquoi ils nous ont
abandonnés à notre détresse ! Je pense aussi qu’ils devraient indemniser tous les blessés rescapés de l’ETO
en leur assurant des soins médicaux. Tous les rescapés du génocide de l’ETO devraient être dédommagés.

Yves Habumuremyi nomme les membres de sa famille morts lors du massacre de Nyanza. Il a reçu
deux balles dans le bras et bien que les soldats aient réussi à extraire les balles, sa cicatrice le fait
constamment souffrir.






Jean-Berchmans Habumuremyi, mon père ;
Ancille Mukarubango, ma mère ;
Hervé Nkundineza, mon petit frère ;
Yvette Umwiziwabo, ma grande sœur ;
Ma tante, Concilie, et son fils Hubert.

Mon premier souhait est que les responsables de la MINUAR, de l’ONU, des contingents français et
ghanéens qui étaient sur place reconnaissent leurs torts et demandent officiellement pardon. En second lieu,
l’ONU devrait indemniser les survivants de l’ETO pour leurs dommages physiques et leurs troubles
psychologiques. Si possible, les indemnisations devraient s’étendre à tous les survivants du génocide au
Rwanda car ils ont tous souffert alors que les forces onusiennes étaient là. Nous, qui étions à l’ETO, avons
été surpris par le comportement de l’ONU, alors nous avions entière confiance en sa présence. Quand nous
sommes arrivés l’ETO, nous et nos parents, pensions que nous venions de sauver nos vies. Nous étions au
paradis. Et puis, regarde ce qui se passait.

L’indemnisation des survivants du génocide du Rwanda ne pourra même pas soulager quelque peu le
terrible chagrin qui assombrit leur vie quotidienne, mais comme le montrent leurs témoignages, le
génocide leur a également légué des problèmes pratiques que l’ONU pourrait les aider à résoudre.
Jusqu’ici, aucun des individus dont les erreurs de jugement ont contribué à une inaction internationale
face au génocide n’a jugé bon de démissionner. Il existe un besoin urgent d’actes concrets et éloquents
qui puissent donner du poids aux excuses déjà offertes par l’ONU. Les gouvernements occidentaux
qui, par leur réticence à agir, ont bloqué les initiatives onusiennes devraient faire leur mea culpa pour
permettre à l’organisation de prendre un tel engagement. Tant la France que la Belgique se doivent
d’apporter leur aide au Rwanda. Tant que l’ONU n’accepte pas qu’elle a des comptes à rendre du fait
de ses déficiences, les survivants peuvent seulement en conclure qu’aujourd’hui encore, tout comme à
l’époque du génocide, leur souffrance importe peu, ou du moins pas suffisamment.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024