Fiche du document numéro 10379

Num
10379
Date
Novembre 2007
Amj
Auteur
Fichier
Taille
69433
Pages
7
Titre
Rupture : le test rwandais
Cote
No 6
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
36

CONTROVERSES

dossier

RUPTURE :
le test RWANDAIS
Raphaël
Glucksmann
Raphaël Glucksmann, diplomé
de Sciences-Po Paris, est l’auteur
de divers documentaires,
dont « Tuez-les tous ! » sur le

L

e mardi 7 août 2007, dans le communiqué de
Nicolas
Sarkozy rendant hommage à Raul Hilgénocide des Tutsis, et collabore
berg, on lit : « Nous perdons aujourd’hui un hisà divers journaux et revues,
torien incontournable, mais aussi un homme
français et étrangers.
engagé pour que cela ne se reproduise plus.
N’avait-il pas au fil des ans ajouté à son livre des
chapitres sur l’extermination des Tziganes pas
les nazis, sur celle des Tutsis par les Hutus au Rwanda ». Doit-on voir, au détour de
cette phrase apparemment on ne peut plus normale, l’esquisse d’une rupture ?
Pour la première fois en effet, l’Etat français, par l’intermédiaire de son nouveau chef, désigne les victimes et les bourreaux du génocide qui plongea le
Rwanda dans l’horreur absolue d’avril à juillet 1994. La France était jusqu’ici le dernier pays occidental à entretenir la confusion, refusant de reconnaître ou même
de se libérer d’un passé lourd, terriblement lourd. Pourquoi y-a-t-il encore aujourd’hui un problème rwandais en France ? Retour sur une histoire que l’on refuse
toujours de regarder en face, à l’heure où les choses semblent enfin changer.

Une histoire française
Le 1er octobre 1990, le Front Patriotique Rwandais (FPR) lance ses troupes à l’assaut d’une ancienne colonie belge surpeuplée et pauvre en ressources natu-

Raphaël Glucksmann

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relles : le Rwanda. Ce petit pays d’Afrique Centrale inconnu du grand public
devient subitement l’une des priorités politico-militaires de Paris. Le 4 octobre,
François Mitterrand décide d’envoyer des troupes sur place. L’Opération Noroît
commence et la France se retrouve liée à une histoire tragique qui n’était pas la
sienne.
L’objectif stratégique est clair : sauver le régime hutu du Général-Président Juvénal Habyarimana. En livrant des armes, en intervenant directement dans
les combats (de manière décisive au nord de Kigali en 1990, à Ruhengeri en 1991
et à Byumba en 1992), en formant et en encadrant les Forces Armées Rwandaises
(FAR), en supervisant la transformation de l’armée hutue en armée populaire
(les FAR passent de 5 000 à 50 000 hommes en 3 ans) dotée d’une structure
de commandement parallèle,…
En faisant tout cela mais en ne disant surtout rien. Une note confidentielle adressée à notre ambassadeur au Rwanda en 1990 précise ainsi : « Nous
n’avons pas l’intention d’annoncer officiellement la mise en place du DAMI. Vous direz
au Président Habyarimana que nous souhaitons qu’il agisse de la même manière ».
L’Assemblée Nationale n’en débattra jamais, l’opinion publique ne sera pas ou
très peu informée. Pourtant, sur place, les massacres de Tutsis se succèdent, sans
que nos troupes ne réagissent ou que nos dirigeants politiques ne remettent en
cause leur soutien au régime raciste de Kigali.
Aujourd’hui, les raisons de cette implication demeurent obscures. Pour
justifier l’intervention de 1990, les dirigeants français renvoient souvent à un
prétendu accord de défense liant les deux pays, accord qui ne sera, en réalité, formalisé qu’en 1992. Rien ne nous obligeait donc à intervenir. La question qui me
taraude depuis que je m’intéresse au dossier rwandais est donc celle-ci : « Qu’allions-nous faire dans cette galère ? »
En enquêtant, on découvre avec effroi que nos dirigeants, eux-aussi, sont plus
guidés par une vision du monde que par de vulgaires intérêts. Et l’idéologie
qui présidait à notre engagement dans le bourbier rwandais peut surprendre.
Coincé entre l’Ouganda anglophone du pro-Américain Museveni et le Zaïre
richissime du francophile Mobutu, le Rwanda fut perçu comme le lieu d’une
confrontation géopolitique majeure entre influence française et poussée anglosaxonne et les leaders du FPR assimilés à une avant-garde de la pénétration
américaine dans notre « pré-carré ». Le fait qu’il s’agisse de Rwandais rescapés
des premiers massacres de Tutsis n’entra pas en ligne de compte. Et dix ans après,
le Général Quesnot, ancien Chef d’Etat Major Particulier du Président Mitterrand, me confia crânement que la France « luttait militairement contre les Américains et leurs agents au Rwanda », fier d’avoir eu « raison avant tout le monde »
(notre entrevue eut lieu pendant l’attaque contre l’Irak et il voyait dans la mobi-

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lisation de l’opinion contre les Etats-Unis une sorte de ralliement général à la
politique secrète menée au Rwanda).
Washington, pourtant, ne leva pas le petit doigt pour aider les Tutsis avant
et pendant le génocide. Cela ne nous empêcha pas de croire dur comme fer à
un complot. On appelle cette haine irrationnelle et paniquée des Anglo-saxons
le « syndrome de Fachoda », délire géopolitique que ne saurait comprendre
l’homme commun, cet abruti que laisse de marbre l’évocation de la cinglante
défaite subie par l’armée française au Sud-Soudan (à Fachoda précisément) il y
a plus d’un siècle contre les troupes de Sa Gracieuse Majesté. Ce « syndrome de
Fachoda », combiné à la doctrine française en Afrique qui veut qu’on soutienne
à bout de bras tous les régimes en place (à condition bien entendu qu’ils soient
francophones et francophiles) au nom de la sacro-sainte « stabilité », explique
pourquoi la France est allée si loin dans le soutien à Habyarimana et pourquoi,
aujourd’hui encore, elle a du mal à reconnaître qu’elle s’est trompée. Les mythes
ont la peau plus dure que les faits, ces réalités éphémères que nous sommes fiers
d’ignorer.

La question du génocide
Le 6 avril 1994, l’avion du Président Habyarimana est abattu et le génocide
des Tutsis commence. La France est en cohabitation, l’Opération Noroît est officiellement finie depuis fin 1993 et le gros des troupes françaises a quitté le
Rwanda. Alors que le monde entier assiste aux tueries en direct à la télévision
et se rend coupable de ce qu’Hermann Broch appelait au sortir de la Shoah le
« crime d’indifférence », Paris ne renonce toujours pas à ses alliances.
Le 9 avril, un gouvernement extrémiste se forme à Kigali. La France est le
seul pays occidental à le reconnaître et envoie un nouveau détachement militaire
sur place, du 9 au 13 avril dans le cadre de l’Opération Amaryllis. Officiellement,
il ne s’agit que d’évacuer les ressortissants étrangers. En réalité, nos soldats
exfiltrent des leaders extrémistes et livrent des armes aux FAR. Le 27 avril, les
autorités françaises reçoivent à l’Elysée et au Quai d’Orsay Jérôme Bicamumpaka,
le ministre des affaires étrangères du gouvernement rwandais, et Jean-Bosco
Barayagwiza, l’idéologue du génocide, alors que l’Allemagne, la Belgique et les
Etats-Unis leur refusent le moindre visa.
Sur place, les choses tournent mal cependant. Les FAR, trop occupés à
commettre le génocide, perdent du terrain face au FPR. Début juin, Kigali est
sur le point de tomber. Paris commence alors à parler de « génocide », sans
jamais préciser qui l’organise et qui en est victime. Et donc de la « nécessité
d’intervenir », sans plus préciser qui l’on doit aider et qui l’on doit combattre. En
quelques jours, une opération militaro-humanitaire est mise sur pied : l’Opération

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Turquoise. Comme nous l’a confirmé Hubert Védrine, alors Secrétaire Général de l’Elysée, les premiers plans de Turquoise prévoyaient une intervention
militaire massive pouvant conduire à une guerre ouverte contre le FPR, seule
force qui luttait sur place contre le génocide : « Pourquoi ne pas aller jusqu’à
Kigali ? Le FPR, à l’époque, c’est une armée tutsi de l’extérieur qui n’existerait pas sans
logistique ougandaise. S’il y avait eu un affrontement, cela aurait été, quelque soit le
régime du Rwanda, l’application de l’accord de défense entre la France et le Rwanda »
La France est en cohabitation et Edouard Balladur impose son véto aux
plans belliqueux de l’Elysée. Les ambitions de Turquoise sont revues à la baisse.
Nos soldats sauvent des milliers de Tutsi à Cyangugu tout en permettant le
repli vers le Zaïre de l’armée et des milices hutues qui entraînent dans leur
exil forcé deux millions de civils. Cela prive le FPR d’une victoire totale sur les
forces du génocide et ne manquera pas de plonger le Zaïre et toute la région dans
la guerre deux ans plus tard.
Que s’est-il passé pendant ces cent jours qui ont coûté la vie à près d’un million de Tutsis ? Rien. Juste un génocide. Bien évidemment, les autorités française n’ont pas voulu, planifié ou encouragé directement ce génocide. Mais à
aucun moment, il n’aura été au cœur de leurs priorités. L’affrontement avec le
FPR est resté l’approche dominante du dossier rwandais.
Pourtant, un génocide avait eu lieu et ce n’était pas rien. La terre entière le
constatait. Pour ne pas perdre la face, Paris commença à prétendre qu’il y avait
eu deux génocides en réalité, plaçant un astucieux trait d’égalité entre les victimes
et les bourreaux. Au sommet France-Afrique de novembre 1994 à Biarritz,
François Mitterrand lança ce qui devait devenir la vision officielle française de
la « tragédie rwandaise » (euphémisme popularisé par la Mission d’Information de l’Assemblée Nationale) en parlant « des génocides du Rwanda ». La stratégie française était claire : pour contester la légitimité du régime mis en place
après la défaite des FAR et « issu des fosses communes », pour prévenir toute
interrogation sur notre soutien aux autorités déchues, il fallait dénoncer « tous
les génocides », celui commis par les extrémistes hutus certes, mais aussi celui
commis par le FPR et le choléra.
Envers et contre tout, cette vision officielle prévalut jusqu’en 2007. C’est ainsi
que le 1er septembre 2003, près de dix ans après les faits et en dépit des travaux
des historiens, des ONG, de l’ONU et même de l’Assemblée Nationale Française,
le Ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin pouvait parler « des
terribles génocides du Rwanda » sur les ondes de RFI. Quand le négationniste nie
le crime (par exemple l’hebdomadaire Marianne classant crûment le génocide
des Tutsis dans « les idées fausses de notre temps »), le révisionniste le relativise.
Si Dresde, Hiroshima, les crimes soviétiques à Berlin sont des génocides, alors

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à quoi bon se focaliser sur Auschwitz ? L’Etat français fut révisionniste pendant plus de 10 ans. Où l’on comprend mieux en quoi la simple phrase du Président Sarkozy au milieu de son hommage à Raul Hilberg marquait une rupture.

Trois ruptures « rwandaises »
1/ La « tragédie rwandaise » marque à la fois l’apogée et le début du déclin de la
« Françafrique », cette politique obscure largement héritée de la décolonisation gaulliste, mêlant relations officielles et officieuses, délires géopolitiques et
amitiés personnelles, stratégies mondiales et intérêts particuliers. Jamais la
France ne s’était retrouvée mêlée à un crime aussi grave depuis Vichy. Jamais
non plus une guérilla africaine n’avait pu prendre le pouvoir contre un régime
militairement soutenu par Paris comme le fit le FPR en juillet 1994. La déconsidération morale, politique et militaire de la France au Rwanda favorisa la
montée en puissance d’autres acteurs en Afrique (Etats-Unis évidemment,
mais aussi Chine, Afrique du Sud) et l’exaspération d’un sentiment anti-français dans une large part de la population africaine.
Le gouvernement de Lionel Jospin a entrepris entre 1997 et 2002 des
réformes structurelles, courageuses bien qu’insuffisantes, pour clarifier ces
relations franco-africaines (notamment en supprimant de facto le Ministère
de la Cohabitation). Nicolas Sarkozy doit aujourd’hui aller plus loin. Candidat,
il avait fait de la dénonciation des « réseaux d’un autre temps » l’un des axes de
son programme en matière de politique africaine. La nomination de Bernard
Kouchner au Quai d’Orsay et l’intention affichée par celui-ci de reprendre les relations diplomatiques avec le Rwanda (elles sont rompues depuis l’inculpation par
la justice française, sous l’impulsion du juge Bruguière, de plusieurs dignitaires du FPR) sont incontestablement des signes positifs.
Mais cette évolution est de toute manière structurelle. Une nouvelle génération de dirigeants émerge, enfin (plus de 40 ans après la fin des colonies !),
beaucoup moins marqués par le traumatisme de la décolonisation que Mitterrand ou même Chirac. Le temps des sentiments et des mythes semble révolu
et le maintien de la « Françafrique » coûte, financièrement comme politiquement,
trop cher aux yeux de ceux qui ont un rapport « athée » à l’Afrique. D’autre
part, l’aide au développement et la gestion des crises sera de plus en plus assumée à un niveau européen, en concertation avec des pays qui ne veulent certainement pas se retrouver embrigadés dans une nouvelle « affaire rwandaise ».
2/ L’histoire des relations franco-rwandaises pose de profondes questions
sur le fonctionnement de nos institutions, en particulier sur la notion de
« domaine réservé » en politique étrangère. Le problème de cette notion n’est pas

Raphaël Glucksmann

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tant que le Président ait pouvoir de décision sur les affaires étrangères mais que
ces affaires demeurent étrangères au débat démocratique. Un des aspects les plus
choquants du dossier rwandais consiste dans le fait qu’aucun parti ou homme
politique ne se soit emparé de la question pour discréditer ses adversaires. En
1994, la cohabitation a certes créé une solidarité de la droite et de la gauche dans
le bourbier rwandais. Mais tous les dirigeants n’avaient pas le même point de
vue et le même niveau de responsabilité. Edouard Balladur était moins impliqué que François Mitterrand ou Alain Juppé par exemple. Pourtant il persiste
à défendre en bloc la politique menée. Le sens de l’Etat poussé à ce point vaut
déni de démocratie.
Le contraste avec les autres pays occidentaux est saisissant. Quand Tony Blair
décide d’envoyer des troupes en Irak, il affronte une opinion rétive (allant jusqu’à en discuter sur MTV) et subit diverses séances houleuses à la Chambre des
Communes. Il commet peut-être une faute stratégique grave en engageant
l’Angleterre aux côtés des Etats-Unis, mais il respecte les principes démocratiques
de transparence et de publicité des débats. Les électeurs savent ce que fait leur
représentant et peuvent sanctionner ses choix ou les approuver, en connaissance de cause, aux élections suivantes. Quand François Mitterrand envoie
notre armée au Rwanda, il le fait sans rendre de compte à l’opinion, sans alerter l’Assemblée, sans en discuter avec son gouvernement (l’intervention d’octobre
1990 s’est décidée dans le bureau de Jean-Christophe, son fils, suite à un coup
de téléphone paniqué de Juvénal Habyarimana, ami de la famille !). Rien ne l’y
oblige formellement d’ailleurs.
La modernisation de notre politique extérieure passe par une remise à plat des
pratiques institutionnelles. Le sujet sera-t-il sérieusement pris en compte par la
Commission Balladur sur la réforme des institutions ? En tout cas, le candidat Nicolas Sarkozy avait clairement indiqué son intention de remettre en cause la notion
de « domaine réservé » dans une interview accordée à la revue Le Meilleur des
Monde (automne 2006) : « Je conteste l’idée de domaine réservé. Elle me paraît
contraire à la démocratie. (…) Je demande que les tabous soient levés en matière de politique étrangère, je demande que le Parlement puisse en débattre, et je conteste l’idée
qu’un homme, quelque soit sa fonction, demeure propriétaire de cette question. »
Cette remise à plat est d’autant plus nécessaire que la tendance est aujourd’hui à la multiplication des acteurs non-étatiques dans les relations internationales et que notre conception absolutiste des affaires étrangères s’avère
chaque jour plus inefficace. En se limitant aux initiés, la diplomatie française se
priverait des nouveaux instruments de puissance qui émergent de la société
civile et se condamnerait à des dérives rwandaises à répétition. On ne saurait
entrer de plein pieds dans le XXIe siècle avec des idées et des pratiques remon-

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tant à l’Empire Byzantin. Espérons que la monarchie française a bel et bien
pris fin.
3/ Largement fondée sur cette passion nationale qu’est l’antiaméricanisme,
la politique française au Rwanda illustre de manière tragique les impasses de
cette phobie. Sur ce point, les choses semblent radicalement changer depuis l’élection de Nicolas Sarkozy. Celui qui fut taxé de « caniche de Georges Bush » par un
Laurent Fabius en mal de suffrages internes a clairement annoncé qu’il entendait revenir sur cette stratégie doctrine, inavoué mais omniprésente, de l’opposition systématique aux Etats-Unis.
Mais de cela, tout le monde parle et l’on peut juste ajouter pour conclure
qu’une « real politik » bien comprise commence lorsqu’on parvient à se défaire
de l’emprise des mythes et des traditions qui ont si longtemps guidé nos pas et
orienté notre jugement. Jusqu’à nous faire plonger dans les charniers du
Rwanda.

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