Fiche du document numéro 10377

Num
10377
Date
Novembre 2007
Amj
Auteur
Fichier
Taille
135905
Pages
18
Titre
France-Rwanda : la construction d'un négationnisme
Cote
No 6
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
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CONTROVERSES

dossier

FRANCE-RWANDA :
la CONSTRUCTION
d’un NÉGATIONNISME
Patrick
de Saint-Exupéry
Journaliste, Patrick de SaintExupéry a suivi pour Le Figaro
les évènements du Rwanda.
Lauréat du prix Albert Londres,
du prix Mumm et du prix Bayeux
des correspondants de guerre,
il est l’auteur de L’inavouable.
La France au Rwanda
(Ed. Les Arenes).

« Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il
n’y a pas de place ni pour l’aventure humaine, ni pour
l’idée de progrès. Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle
vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de
l’enfance ».
Discours de Nicolas Sarkozy, chef de l’Etat,
à Dakar, le 26 juillet 2007

I

nvité à participer à Paris en avril dernier à
un colloque intitulé : « Treize ans après, du génocide tutsi à sa négation », je terminai mon intervention sur l’interrogation suivante :
« Ne conviendrait-il pas de remettre à plat le dossier des relations franco-rwandaises ?
Avant qu’il ne soit trop tard, avant que l’on ne commence à oser une interrogation, une
interrogation intolérable, une interrogation qui me dérange au premier chef et que voici :
faut-il, à propos du Rwanda, parler en France d’un négationnisme d’Etat ? ».
Le propos date d’il y a moins de six mois. Depuis, de légères évolutions se
sont faites jour. Dans une interview début août à la radio 1, le ministre des
Affaires étrangères, Bernard Kouchner, a envisagé la possibilité d’un déplacement au Rwanda : « Je pense que je vais y aller, pas tout de suite, demain, mais au
plus vite lorsqu’un certain nombre de choses se seront aplanies ». Dans le même

Patrick de Saint-Exupéry

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mouvement, le ministre rendait hommage à Kigali, capitale d’un pays ayant
rompu en novembre 2006 ses relations diplomatiques avec la France : le
Rwanda, notait-il, est « un des seuls pays qui marche bien » en Afrique.
Une hirondelle annonce-t-elle le printemps ? Je ne sais. Mais si un proche
avenir venait à démentir l’interrogation formulée voici quelques mois – cette interrogation terrible : « Faut-il, à propos du Rwanda, parler en France d’un négationnisme d’Etat ? » –, je ne pourrais que m’en réjouir. Si, en revanche, il fallait
attendre un avenir plus lointain, alors je n’aurais sans doute d’autre choix que
de revenir sur le sujet pour tenter d’expliquer, encore et encore, comment une
telle question, une question presque de l’ordre de l’incroyable, peut sourdre
aujourd’hui en France.
Dans l’entre-deux, je me garderai de toute réponse. Et me bornerai à esquisser le chemin qui, treize ans après avoir commencé à l’emprunter, mène douloureusement à formuler pareille interrogation.

Un témoignage
Du génocide rwandais, j’ai été un témoin. Pas le seul, loin de là. Des dizaines de
Français l’ont également été. Qu’ils soient journalistes, humanitaires ou soldats, il y eut dans les trois mois que dura le génocide (avril-juin 94), de l’ordre de
plus d’une centaine de Français au Rwanda. Les uns restèrent quelques jours, les
autres plusieurs semaines, certains firent des allers-retours. Tous furent confrontés à la réalité du génocide. Tous acceptèrent la confrontation, cela doit être noté.
Tous, aussi, éprouvèrent ce vertige formulé dans un étonnant propos d’Alain
Frilet, alors journaliste à Libération qui, à la question : « Sur place, quelle difficulté vous a paru la plus insurmontable ? », répondait : « D’être un témoin du génocide parce que, paradoxalement, je n’ai pu être un témoin du génocide »2.
Face à l’ampleur du crime, à l’absolu du génocide, le témoin est conduit à
se placer en exigence d’être, lui aussi, un témoin absolu. Mais il ne le peut.
Présent sur place, il constate, voit parfois. Mais il reste un témoin fragmentaire : quand il voit, il ne voit jamais assez. Il n’a vu qu’un élément, que des scènes,
qu’un moment. Il n’a pas vu la machine de mort à l’œuvre à l’échelle du pays
entier, il n’a pas forcément vu les rouages, il n’a pas forcément entendu les
discours. Et quand bien même aurait-il vu tout cela, il reste qu’il n’est pas allé
au bout. Il était à côté du génocide, il n’a jamais été dedans. « J’aurais dû rester
pour mourir avec eux », écrit Bernard Kouchner dans la préface d’un livre3.
Dans une certaine mesure, le témoin partage la difficulté du rescapé. Il n’est
pas un rescapé. Il n’en a pas payé le prix. Il ne souffre pas de l’absence. Il
n’est pas « naufragé », juste « égaré ». Parlant des témoins, je notais dans un
livre4 publié en 2004 : « A des degrés divers, ce génocide avait nié notre nature, il

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nous avait dépossédé de notre humanité et nous avait brisés. Nous avions vu, et
c‘était comme une maladie qui nous excluait du monde, nous enfermait dans un
ailleurs, nous minait ». « Au retour du Rwanda, poursuit Bernard Kouchner
dans sa préface, je me suis tu pendant plus de cinq ans. Je ne pouvais pas raconter
ce que j’avais vu. Et rares étaient ceux qui auraient voulu l’entendre ». Littéralement,
le génocide est « une réalité “ob-scène” »5.
D’autant plus « ob-scène » qu’à la question – cruciale – du génocide s’ajoutait ou se dessinait en contrepoint et dans le même temps une seconde question
tout aussi cruciale : le rôle de Paris. La première – essentielle – mettait en jeu
des ressorts d’humanité. La seconde impliquait la mise en abîme d’une identité. Les deux questions se sont télescopées au Rwanda. Et ce télescopage a
nourri le négationnisme. Je dis bien « nourri ». Dès avant le génocide et comme
ce fut le cas pour chaque génocide, le négationnisme est inscrit en germe. Ses
racines sont là, bien installées et il ne demande qu’à prospérer. Mais, de cela, on
se rendra effectivement compte plus tard.
D’avril à juin 1994, durant le temps du génocide, on ne trouve pas trace probante de négationnisme. Il n’y a essentiellement que de l’indifférence, du
silence et de rares, très rares, témoignages qui, peu à peu, iront se multipliant.
Il y faudra du temps. Tout au long du mois d’avril, les discours sont en panne,
l’indignation absente. Jamais, contrairement à ce qui est souvent formulé, le génocide ne se déroula en direct à la télévision, à la radio ou dans la presse. Il ne fut,
au long du premier mois, que rapporté par quelques journalistes présents. Je n’y
étais alors pas, mais ils devaient être de l’ordre d’une dizaine. Tous confrontés
à ce défi incroyable d’à la fois rendre compte de « l’ob-scène » et d’en donner lecture. Quel que soit leurs talents ou leurs failles, ils n’y parviendront pas. Ni
leurs capacités ni leur honnêteté ne peuvent être mises en question. La réalité
est simplement crue : nul – à de très rares exceptions – n’est prêt à entendre ce
qu’eux-mêmes, éloignés à des milliers de kilomètres dans un petit pays africain
que peu de gens connaissent, n’osent peut-être pas encore formuler.
Durant le deuxième mois de mai 1994, il n’y aura guère d’évolution. Avec
l’augmentation effarante des bilans, la vision d’une « querelle ethnique entre tribus africaines »6 s’estompe doucement pour laisser place à la possibilité d’un génocide. Mais celui-ci est alors totalement indéfini. Présent au Rwanda à partir du
mois de mai, je n’utiliserai pas ce mot, mais celui « d’abattoirs »7. De Kigali, où
il se trouve pour l’Onu, Bernard Kouchner évoque « un génocide ». Puis, il changera de registre. Parlera de « massacres ». Et encore de « massacres ». Ministre des
Affaires étrangères, Alain Juppé use à la mi-mai8 du mot « génocide », sans
aucune précision. Dans une tribune publiée peu après9, il parlera « des génocides ».
Toujours en ce mois de mai, Le Figaro introduira dans un éditorial l’idée du

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« double génocide ». Le flou règne. Le mot « génocide » apparaît dans les discours, mais son usage est incertain, polysémique.
Le troisième mois, juin 1994, marque un tournant. Les témoignages se
multiplient. Les humanitaires montent au créneau, désignent le crime. De
nombreuses associations interpellent le politique. Le rideau se déchire. Et se
déchire très sérieusement : le crime est nommé, la politique passée de la France
au Rwanda discutée sur la place publique.
C’est le début du télescopage.
Le 18 juin 1994, François Mitterrand annonce le déclenchement de l’opération Turquoise, une opération « humanitaire » qui mobilisera 2 500 soldats suréquipés et issus des meilleurs régiments français. Le télescopage est alors en
marche. Les deux questions : celle du génocide et celle du rôle passé de la
France se trouvent assemblées d’un bloc. En reprenant pied au Rwanda, alors
que le génocide est sur la fin, les soldats français renouent, aussi bien physiquement que symboliquement, les brins du passé au fil du présent. Le mélange
est détonnant. Il détonnera.

Trois séquences
Trois séquences illustrent, à mon sens, cette agglomération qui, devenant effective, finira par enclencher à la fois le débat et son bâtard, le négationnisme.
La première séquence, par ordre chronologique, date de la fin juin 1994.
Les soldats de Turquoise sont en train de se déployer au Rwanda. Dans des
conditions stupéfiantes : ils sont littéralement accueillis en libérateurs par les petites
mains du génocide jetées le long des routes par les autorités du gouvernement
intérimaire rwandais, ordonnateur des massacres. C’est alors, que de Paris,
intervient l’ancien gendarme du GIGN, le capitaine Paul Barril. Dans une interview télévisée10 et dans Le Monde11, l’ancien des « Irlandais de Vincennes »,
déclenche la polémique : il possède, affirme-t-il, la « boîte noire » de l’avion présidentiel rwandais, abattu le 6 avril 1994. Cet attentat servira de signal pour le génocide qui, après quelques heures de flottement, sera effectivement mis en œuvre.
Fort du crédit que lui procure la possession de cette « boîte noire », ce proche
des plus hautes autorités politiques françaises, qui se dit ami de François de
Grossouvre – conseiller à la présidence découvert « suicidé » le 7 avril dans son
bureau de l’Elysée –, met en cause la rébellion rwandaise. Il soupçonne, expliquet-il, le chef du FPR, Paul Kagamé, d’être à l’origine de l’attentat. Ce pavé dans la
mare va se dégonfler. Quelques jours plus tard, Le Monde publie un démenti
tenant en quelques mots : « La boîte noire n’est pas la boîte noire ».
Qu’importe : une impulsion est donnée. Les conséquences de la montée au
créneau de Paul Barril seront, en effet, de plusieurs ordres. Pratiquement, le

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« mystère de l’attentat » se trouve spectaculairement posé à la façon d’une énigme
dont la seule résolution suffirait à déterminer les tenants et aboutissants du génocide. Pratiquement également, les étonnantes conditions du déploiement de Turquoise ont été occultées. Pratiquement enfin, le passé s’est noué au présent : il s’avérera, plus tard, que l’ancien soldat Paul Barril servit de lien entre de nombreux
responsables français et rwandais tout au long des années d’avant-génocide.
A cette séquence en succèdera très rapidement une seconde. Qui me marquera au point de ne commencer à la raconter que des années plus tard, d’abord
lors d’un colloque organisé par le ministère de la Défense sur le thème « des manipulations », puis dans un livre. Nous sommes le 1er juillet 1994, au neuvième jour
de l’opération Turquoise. La veille, après trois jours de flottement, les soldats français se sont portés au secours des rescapés tutsis de la colline de Bisesero, un
champ de mort. « Pour la première fois », comme l’écrira un officier, les hommes
découvrent l’humanité souffrante sortant des profondeurs du génocide. C’est alors
que s’est produite cette scène :
« A quelques pas se tenait un officier de cette unité d’élite qu’est le GIGN. Il
était planté, debout, raide sur ses jambes, et paraissait ailleurs. Il était comme plongé
dans un songe, et je me souviens l’avoir fixé à cause d’un détail : sur son uniforme de
gendarme français, il portait une vareuse de l’armée rwandaise.
Je me suis approché, désireux d’entamer la discussion. Et tandis que je marchais, je l’ai vu s’affaisser. Doucement. Ses épaules se sont voûtées, ses jambes se sont
pliées, ses muscles se sont relâchés. Comme un pantin, il s’est peu à peu désarticulé (…)
Nous pensions que l’officier avait craqué, ce que nous aurions compris. Mais il était
soldat et aguerri. Là n’était pas le problème. Là n’était pas non plus la question.
C’était plus grave, beaucoup plus grave. Il venait juste de réaliser. Il venait de comprendre. Il venait d’additionner. Et cela l’avait choqué.
Il s’est tourné vers nous et nous a dit : “L’année dernière, j’ai entraîné la garde présidentielle rwandaise…”. Ses yeux étaient hagards. Il était perdu. Le passé venait de
télescoper le présent. Il avait formé des tueurs, les tueurs d’un génocide. C’était
effrayant (…)
(…) Ce qu’impliquait l’aveu de l’officier me dépassait. Que des soldats de mon pays
aient pu former, sur ordre, les tueurs du troisième génocide du XXe siècle me paraissait
incompréhensible, aberrant, ahurissant. Je l’avoue : j’ai voulu ne pas y croire. Je le reconnais ; j’ai tenté de faire comme si je n’avais rien entendu. Mon pays n’est pas ainsi, son
armée n’est pas ainsi, nous ne sommes pas ainsi. Ce ne pouvait être. Et pourtant
c’était. Il n’y avait rien à faire. Cela s’était passé ».12.
Et cela ne passera pas.
Une dernière séquence vient clore en un bloc compact l’assemblage des
deux points cruciaux que sont le génocide et le rôle passé de la France. Elle se

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déroule paradoxalement non au Rwanda, mais au Zaïre voisin en juillet 1994.
Fuyant l’avancée de la rébellion et bénéficiant au mieux de la passivité des soldats français, au pire de leur aide, les bergers du génocide entraînent avec eux
leur peuple dans l’exode. Des centaines de milliers de réfugiés s’installent sur
les rives occidentales du lac Kivu. Dans des conditions déplorables dont n’ont
cure les anciennes autorités rwandaises qui, réalisant la défaite, sont déjà inscrites dans la réflexion de « l’après ».
Les images sidérantes de cet exode vont être diffusées à satiété. Les journalistes
se trouvent globalement happés par le récit de la fuite de ce peuple en marche. Au
point d’en négliger la couverture du génocide tout juste consommé. Alors reporter à Libération, Jean Hatzfeld évoquera ce manque. Après avoir couvert aux EtatsUnis la coupe du monde de football, il arrive en juillet 1994 sur place. A ce
moment-là, explique-t-il13, « il est acquis que c’est un génocide. Ce n’est plus un problème
pour moi et en plus je m’intéresse peu aux tueries. Parce que je m’intéresse à ce qui se passe
devant moi, c’est-à-dire à ce grand flot de Hutus qui part vers le Congo (Ex-Zaïre), le
FPR qui avance, les Français qui leur barrent la route, les humanitaires. Donc, quelquefois
je fais parler les rares rescapés que l’on peut trouver à droite et à gauche sur ce qui s’est
passé. Mais très peu. Je n’ai jamais relu ce que j’ai écris à l’époque, mais les rescapés tutsis, les tueries du génocide sont très absentes, très secondaires ». Jean Hatzfeld poursuit :
« Le bon réflexe aurait été de dire : “Qu’est-ce qui s’est réellement passé ? Un génocide.
Qu’est-ce qui est intéressant ? Aller voir ceux qu’on ne voit pas : les rescapés”. J’aurais
du dire au journal que je ne leur écrirai rien pendant quinze jours, mais que je leur écrirai quand j’aurais la parole des rescapés. Je ne l’ai pas fait ».
C’est dans ce contexte d’extrême focalisation que se déclenche une épidémie de choléra. Déjà spectaculaire, l’exode – traduit par la vision de foules égarées inondant les routes, puis dressant en quelques jours de véritables villes de
réfugiés là où il n’y avait que la brousse zaïroise – prend l’allure d’une tragédie.
Une tragédie « biblique », le mot sera utilisé. Une tragédie qui effacera le génocide. Pire : qui deviendra le génocide. Diffusées partout et en nombre, inondant
les médias, les images de l’exode, des camps et du choléra vont s’imposer dans
l’imaginaire comme témoignant du génocide. De nombreux soldats, confrontés à la tragique obligation de charrier par pelletées des brassées de cadavres, resteront persuadés, en toute honnêteté pour beaucoup, d’avoir assisté là au génocide. Les dérapages dans la presse se multiplient toutefois. Stephen Smith,
alors spécialiste Afrique à Libération, l’admettra14: « J’ai une fois employé, et je l’ai
beaucoup regretté, le mot génocide d’une façon maladroite au sujet de l’épidémie de
choléra dans les camps de réfugiés. Je voulais uniquement dire, mais je reconnais
que c’était regrettable, que les pertes humaines étaient tellement considérable que ça
équivalait à un autre génocide ».

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Nous sommes au bout des trois séquences. Chacune, à sa manière, sera ou
fondatrice ou symbolique des discours, polémiques et déchirements qui, sur le
dossier rwandais, perdurent toujours en France.

Après le génocide
Nous sommes aussi dans l’entre-deux. Le temps du génocide est clos comme
celui de Turquoise. Les regards, peu à peu, se détournent. L’aide humanitaire
afflue dans les camps de réfugiés du Zaïre. Dans de bien moindres proportions, elle arrive également au Rwanda. Pays dévasté par un génocide commis
par des hommes et réalisé au nom d’une parole d’Etat, d’un Etat qui fut l’allié
de Paris. L’agglomération est totale. Le temps de la parole négationniste approche.
Ce temps s’esquisse véritablement cinq mois après la fin du génocide. Le
plus haut sommet de l’Etat français lui donnera son impulsion. Dans des propos ne pouvant être directement qualifiés de négationnistes, François Mitterrand
va donner licence au négationnisme, une licence toute en ambiguïté mais à
l’allure d’onction officielle. Cela se produira en novembre 1994 à l’occasion du
traditionnel sommet France-Afrique organisé à Biarritz. La situation, François
Mitterrand le sait bien, est alors extrêmement tendue. Après la période 199093, qui vit les troupes françaises placées « aux limites de la stratégie indirecte
d’appui aux forces armées rwandaises »15, les relations entre les deux capitales
sont exécrables. Paul Kagamé, l’ancien chef des rebelles, de ces rebelles longtemps
désignés à Paris par le vocable « khmers noirs », est devenu l’homme fort du
Rwanda. Paris, qui ne l’admet pas, dénie toute légitimité aux nouvelles autorités de Kigali. Le président zaïrois Mobutu paradera donc au sommet franco-africain de Biarritz tandis que Kigali s’en trouvera exclu.
En réalité, depuis des mois et particulièrement au niveau européen, les
autorités françaises s’efforcent dans les coulisses de saper tous les programmes
humanitaires à destination du Rwanda dévasté. La défiance, datant des années
1990-93 est nourrie entre autres par le journaliste Stephen Smith, Le 1er octobre,
sous sa plume16, le journal Libération donne un très important écho au « rapport
Gersony ». Etabli par un consultant américain mandaté par le Haut Commissariat
aux Réfugiés (HCR), ce rapport officieux fait état « d’exécutions sommaires menées
à grande échelle » par le FPR. Paris se félicite de la publication de ce rapport, quand
bien même trois semaines plus tard, Libération revient sur le sujet en citant
les conclusions d’experts désignés par le Conseil de sécurité des Nations-Unies :
« Ces allégations devraient faire l’objet d’une enquête plus approfondie »17.
Le voile de « l’ob-scène » s’est, dans le même temps – ce temps de la maturation –, quelque peu fendu. Le génocide commence à prendre du relief, à se dessiner dans toute son acuité. C’est en septembre « au calme à Paris », dira Jean

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Hatzfeld18, que « je réalise de manière claire que j’ai fait une erreur monumentale » : « Les Tutsis, qui avaient disparu dans le massacre, avaient disparu de nos reportages ». Cette prise de conscience l’amène à vouloir « y retourner ». Ce qu’il fera
quatre ans plus tard.
En octobre, la journaliste belge Colette Braeckman publie : « Rwanda, Histoire d’un génocide »19. Ce livre est le premier à inscrire « l’événement » dans une
profondeur. En novembre, peu avant la tenue du sommet franco-africain, François-Xavier Verschave, président de l’association « Survie », signe un ouvrage au
titre explicite : « Complicité de génocide, la politique de la France au Rwanda »20.
Ces deux livres sont largement diffusés.
Les termes du débat sont dès lors posés. Présidant le sommet FranceAfrique, François Mitterrand ne peut décemment faire l’économie d’une mention de la tragédie rwandaise. Quelque peu contraint, il parle donc du « génocide
rwandais ». Toutefois, un problème surgit : dans la version écrite de son discours,
il est fait mention des « génocides ». Quelle est la bonne version ? Lorsque j’oserai cette question lors d’une conférence de presse, François Mitterrand se fera
d’abord cinglant sans pour autant répondre. Une dizaine de minutes plus tard,
il reviendra sur le sujet au détour d’une autre question. Se taira. Relancera à nouveau. S’interrompera. Pour finir sur ces mots : « Vous voulez dire que le génocide
s’est arrêté après la victoire des Tutsis ? Je m’interroge aussi… ».
Le négationnisme part toujours d’une interrogation. Dans sa construction,
il ne nie qu’exceptionnellement. Il détourne, contourne, occulte, tord, néglige.
En se projetant dans un avenir non écrit, François Mitterrand ne se fait pas
négationniste, il entrebâille la porte. L’interrogation présidentielle jette un voile
sur la nature des évènements qui viennent de se dérouler. Le doute est instillé : « Vous voulez dire que le génocide s’est arrêté après la victoire des Tutsis ? Je m’interroge aussi… ». Si le génocide n’est pas terminé, si sa nature reste indéterminée – le génocide de qui sur qui ? –, alors peut-on vraiment dire qu’il y a eu
génocide, qu’un génocide s’est produit. Que s’est-il donc passé ?
Presque simultanément à l’intervention de François Mitterrand, le Conseil
de sécurité de l’ONU vote la création d’une instance pour juger des crimes
commis au Rwanda. La résolution 95521 prévoit la mise en place d’un Tribunal
Pénal International sur le Rwanda (TPIR) au champ d’intérêt limité dans le
temps : sa compétence s’étend aux actions commises entre le 1er janvier et le 31
décembre 1994. « Le choix de cette période, assure l’ambassadeur français à
l’Onu, Jean-Bernard Mérimée, permet de prendre en compte d’éventuels acte de
planification et de préparation du génocide qui a eu lieu à partir du 6 avril 1994 de
cette année ». Un élargissement du mandat peut, toutefois, être envisagé, poursuit l’ambassadeur : « Il va de soi que dans le cas où des troubles majeurs accompagnés

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de violations du droit humanitaire viendraient à se reproduire après la fin de l’année
1994, le Conseil de sécurité serait fondé à étendre la compétence universelle du tribunal
au-delà du terme actuellement fixé ».
Vue du Quai d’Orsay, la donne est donc simple. Elle tient en deux constats.
S’il a été « éventuellement » planifié, le génocide ne l’a été au plus que pendant
trois mois. Quand au tribunal, il doit s’intéresser au présent et au futur, même
lointain et hypothétique, mais surtout pas au passé. En quelques mots, l’ancien commandant des forces de l’ONU au Rwanda, le général Roméo Dallaire,
va faire pièce à cette vision lors de sa déposition au TPIR : « Tuer un million de
gens et être capable d’en déplacer trois à quatre millions en l’espace de trois mois et demi,
sans toute la technologie que l’on a vue dans d’autres pays, c’est tout de même une mission significative. Cela prend des données ou au moins une coordination. Il fallait qu’il
y ait une méthodologie ». Mais là n’est pas l’essentiel. La diplomatie française
est à l’unisson du discours présidentiel. L’objectif est clair : placer sous stricte
surveillance « la victoire des Tutsis », une victoire suspecte, et, surtout, reléguer
le passé aux oubliettes, faire table rase.
Celui-ci resurgira, pourtant. Il ne cessera de resurgir. Les publications,
exceptionnelles jusqu’ici, se font plus courantes. En octobre 1995 paraît en
Angleterre – faute d’éditeurs français intéressés – « The Rwanda crisis »22, de
Gérard Prunier, un ouvrage qui n’hésite pas à traiter de la politique française au
Rwanda. En novembre de cette même année, Françoise Bouchet-Saulnier, responsable juridique de MSF, et Frédéric Laffont, journaliste, signent : « Maudits
soient les yeux fermés »23. Quand au TPIR, un an après sa création, il rédige le premier acte de mise en accusation.
C’est dans cette enceinte, dans le champ clos de la justice, que le négationnisme va réellement prospérer. Il surgira au grand jour lors des premiers
procès qui, après nombre de difficultés, se tiendront à compter du début 1997
à Arusha (Tanzanie). Appelé par le Parquet à témoigner dans le cadre du procès de Clément Kayishéma, ancien préfet de Kibuyé accusé de génocide, je
découvrirai avec stupéfaction à la fin 1997 l’ampleur et la virulence du discours
négationniste, omniprésent chez les accusés, présent parfois chez leurs avocats :
« A Arusha, il n’y a ni vainqueurs, ni vaincus. Dans les couloirs du tribunal, il
n’y a que la peur, la peur obsessionnelle, la peur viscérale qui, tout comme au lendemain du génocide, imprègne encore les victimes. La plupart déposent sous « X ».
Anonymement. Sans même oser présenter leur visage. Elles sont masquées par un
rideau hâtivement tiré dans la salle du tribunal. Et égrènent, d’une voix tremblante,
de monstrueuses et insoutenables litanies en présence d’inculpés qui n’hésitent pas à
éclater de rire. Oui, de rire. Car eux ne sont que morgue : demain sera la revanche,
demain sera la mort promise. C’est très exactement ce que promet leur rire.

Patrick de Saint-Exupéry

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Trois ans après le génocide, les accusés ne s’estiment pas vaincus. Ils ne reconnaissent nulle défaite, ne sont accablés d’aucun opprobre. Ils n’ont pas eu de chance :
ils ont fui et se sont fait attraper. Ils essuient un revers, voilà tout. Et ils sont gênés. Toute
cette justice, ça crée des complications, de la nuisance, des pertes de temps. Ca n’a aucun
intérêt. La seule chose qui compte, clament-ils en de lourds sous-entendus, c’est de
poursuivre, de finir ‘le travail’. Car c’est ainsi qu’ils entendent se disculper. Par la
victoire. La victoire finale, celle qui balaie tout, la seule qui compte ».24
Officiellement, Paris déclare appuyer les travaux du TPIR. Officieusement,
les obstructions sont nombreuses. La coopération avec la justice, promise par
les responsables français lors du déclenchement de l’opération Turquoise, n’est
pas au rendez-vous. Bien au contraire : les blocages sont multiples et insidieux.

La reconstitution de la tragédie
Cette immersion dans l’univers de « l’après génocide » sera essentielle : elle
jouera comme un ressort. Confronté en tant que témoin à l’un des accusés de
« crime de génocide »25, confronté également à la voix des rescapés, confronté
enfin au déni général, je vais décider de reprendre le fil de l’histoire. Des mois
durant, j’enquêterai. Le résultat de ce travail sera publié sur plusieurs jours dans
le Figaro en janvier 1998. L’enquête va révéler le non-dit, le rendra transparent. Parce
qu’elle donnera une épaisseur à ce génocide, un génocide jusque-là presque
gommé de la mémoire. Durant l’été 1994, François Mitterrand l’avait dit à ses
proches : « Dans ces pays-là, un génocide c’est pas trop important »26. Cette phrase sera
le point d’appui de l’enquête, le premier titre : « Un génocide sans importance ».
Après un premier temps de silence, les réactions seront nombreuses. Des
organisations humanitaires, des associations de défense des droits de l’homme
et des chercheurs unissent leurs efforts pour exiger que le lumière soit faite sur
le rôle de la France au Rwanda. Le 3 mars 1998, au lendemain d’un tête-à-tête
entre le chef de l’Etat, Jacques Chirac, et le Premier ministre, Lionel Jospin,
l’Assemblée nationale annonce la création d’une mission d’information parlementaire sur le Rwanda. Celle-ci sera dirigée par Paul Quilès, ministre de la
défense de François Mitterrand de septembre 1985 à mars 1986. L’ambiance est
tendue. Membre de la mission, le député RPR Jacques Baumel, lancera à la
radio : « S’il y a des responsabilités, ce sont des responsabilités politiques au sommet.
C’est trop facile de faire porter le chapeau à nos soldats et à nos officiers ». Lionel Jospin évoquera « la pleine disponibilité du gouvernement » pour répondre aux « interrogations » que « suscitent légitimement les massacres perpétrés au Rwanda ».
Edouard Balladur, Premier ministre du gouvernement de cohabitation formé
entre 1993 et 1995, s’insurgera contre « toute cette campagne sur le génocide du
Rwanda ».

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Les travaux de la mission parlementaire d’information sur le Rwanda
démarrent à la fin mars 1998. En mai 1998, Jean Kambanda, premier ministre
du gouvernement intérimaire rwandais qui mena le génocide, plaide – « sans
le moindre remords », notera le juge lors de l’énoncé du verdict – coupable de génocide et crimes contre l’humanité au TPIR. En France, politiques, militaires et
diplomates sont contraints de s’exprimer sur ce dossier jusque-là tenu en
marge. Des analyses surprenantes sont entendues : l’ancien secrétaire-général de l’Elysée, Hubert Védrine, se livre entre les lignes à un véritable argumentaire en faveur de la « démocratie ethnique ».
Le rapport de la mission est rendu public le 15 décembre 1998. Présentant ses conclusions, le président de la mission, Paul Quilès, note qu’y sont
constatées « des carences d’Etat », « l’inadaptation de notre stratégie ». Selon lui, « la
France n’a pas porté un regard suffisamment critique sur la dérive raciste ». Membre
de la mission, le député UDF Michel Voisin, s’insurge : « Nous avons une responsabilité politique et cette responsabilité s’établit au plus haut niveau », dit-il27. La
publication du rapport de la mission d’information marque la première reconnaissance française de la réalité du génocide qui s’est déroulé quatre ans plus
tôt au Rwanda. Il pose également les termes du débat quand à l’implication
de Paris avant, pendant et après le génocide qu’il s’agisse de soutien militaire,
financier ou politique. Il clôt une période : celle du silence feutré et de l’esquive. En ouvre une autre : celle de la responsabilité. Bernard Kouchner le relèvera : « Longtemps après le Rwanda, je me suis tu, je le répète, parce que personne ne
voulait m’entendre et que mon pays sombrait dans des interprétations saumâtres de
l’hécatombe rwandaise et des explications idéologiques qui ressemblaient à des échappatoires. Chacun voulait se disculper des meurtres qu’il n’avait pas commis directement
mais dont il sentait bien qu’il aurait pu intervenir pour les freiner »28.
Une foulée de publications suit les travaux de la mission d’information. En septembre 1999, pour la première fois en France, une rescapée, Yolande Mukagasana, raconte son histoire dans « La mort ne veut pas de moi »29. Bernard Lugan, historien à la réputation disputée, publie ce même mois : « Histoire du Rwanda »30.
En octobre, une traduction de l’ouvrage du journaliste américain Jean-Paul Gourevitch sort en France : « Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous
serons morts »31. En décembre 1999, deux associations de défense des Droits de
l’homme, Human Rights Watch et la FIDH, signent : « Aucun témoin ne doit survivre »32. En mai 2000, enfin, l’historien Jean-Pierre Chrétien et le journaliste
Jean-François Dupaquier rendent compte dans « Rwanda : les médias du génocide »33 de leurs investigations menées en grande partie pour le TPIR.
En ce début d’année 2000, un nouvel élément vient, toutefois, troubler la
lecture du génocide et brouiller sa perception. Cela s’était déjà produit, en

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pleine opération Turquoise, lors de la montée au créneau, en juin 1994, de l’ancien gendarme du GIGN Paul Barril. Cela s’était produit à nouveau lors de la
publication en fanfare du « Rapport Gersony » en octobre 1994, peu avant le sommet France-Afrique de Biarritz. Cela se reproduit. Le 1er mars 2000, un quotidien canadien, le National Post, affirme que des enquêtes relatives à l’attentat du 6 avril 1994 contre l’ancien président rwandais Habyarimana, attentat
qui fut le déclic du génocide, ont été ouvertes puis refermées par Louise
Arbour, l’ancien procureur du TPIR. Ces enquêtes, poursuit le quotidien,
impliqueraient le FPR et son chef, Paul Kagamé, dans la préparation et l’exécution de l’attentat. A nouveau dans Libération, Stephen Smith donne un large
écho à l’article rédigé par le Canadien Michael Hourigan. Le retentissement est
très important, d’autant qu’en France le juge Jean-Louis Bruguière travaille
depuis 1998 sur ce dossier. Cette même année 2000, l’investigateur Pierre
Péan, un proche de l’Elysée des années 90, intervient pour la première fois dans
le dossier en publiant dans Le Vrai papier journal, un magazine aujourd’hui disparu, une longue enquête mettant très lourdement en cause les nouvelles
autorités de Kigali.
Observateur à Arusha des travaux du TPIR, le journaliste André-Michel
Essoungou, notera dans un livre34 consacré à l’histoire du tribunal international : « De manière tout à fait étrange, en cette année 2000, après les « révélations » de Michael Hourigan, tout se passe comme si, de nouveau, les preuves
matérielles existent ; et avec cette croyance renaît la question la plus fascinante
autour du génocide rwandais : le FPR, mouvement majoritairement constitué de
Tutsis aurait-il, en commettant l’attentat du 6 avril 1994, causé le génocide des
Tutsis ? ». Début 2002, après avoir fait part de son trouble en estimant que,
si une telle hypothèse s’avérait, c’est alors « l’histoire du génocide » qu’il
conviendrait de ré-écrire, Carla Del Ponte finit par abandonner l’enquête aux
mains du juge Bruguière. Quelques mois plus tard s’ouvre le premier des deux
procès des militaires rwandais mis en cause par le TPIR. Théoneste Bagosora,
présenté par le procureur comme « le cerveau du génocide », en est le principal accusé. Lorsque cet ancien officier rwandais, passé en formation à l’Ecole
de guerre à Paris, sera interrogé, il ne parlera pas de « génocide » mais de
« massacres excessifs ».
Toutes les pièces sont maintenant en place. Le temps du négationnisme est
proche. Il s’annonce véritablement, à mon sens, en septembre 2003 lorsque
Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, fait mention
des « génocides » rwandais. L’usage de ce pluriel, dix ans après les faits, me
tétanisera et me poussera à écrire une lettre qui sera le point de départ d’un livre.
Cette lettre, en voici un extrait :

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« Monsieur le Ministre,
Je viens de vous entendre parler des « génocides » rwandais. Ce n’est ni un hasard
ni une maladresse, vous le savez comme moi. En conscience, vous venez à nouveau
de faire vôtre une logique de négation. Celle-là même qui poussa certains à vouloir qualifier de génocide les bombardements alliés de Dresde, pendant la seconde guerre mondiale, afin de mieux relativiser ce que fut la Shoah.
J’ai vu, Monsieur le ministre, le génocide rwandais et les massacres qui s’ensuivirent.
Dans les à-côtés du crime monstrueux que fut l’extermination des Tutsis rwandais, il y
eut des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité commis par ceux qui, aujourd’hui au pouvoir à Kigali, défirent les tueurs. Mais de « génocides » au pluriel, il n’y en
eut point. Si ce n’est dans vos mots, dans votre discours, dans votre désir d’esquiver ce dossier hérité d’une autre présidence mais que vous paraissez assumer pleinement.
Monsieur le ministre, ne faites pas mine d’ignorer le distinguo. N’essayez pas
de m’expliquer que Dresde égale la Shoah. Vous savez parfaitement qu’un génocide
n’est ni un massacre ni un crime contre l’humanité. C’est une extermination. Une extermination rationnellement décidée et mise en œuvre par un Etat »35.
Avril 2004, date symbolique marquant la dixième commémoration officielle du génocide, approche. En août 2003, le journaliste Jean Hatzfeld signe
un très beau livre : « Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais »36. Suit en
octobre 2003 un ouvrage au titre explicite du canadien Robin Philpot : « Ca
ne s’est pas passé comme ça à Kigali »37. Puis, le témoignage du général Dallaire,
patron des forces de l’ONU au Rwanda durant le génocide, paraît en janvier 2004
sous le titre : « J’ai serré la main du diable »38.
En mars, le journaliste Stephen Smith frappe un grand coup : dans plusieurs
articles que Le Monde publie simultanément, il s’emploie à délégitimer les
autorités de Kigali, « issues des fosses communes », note-t-il, tout en donnant
corps à l’hypothèse d’un attentat réalisé par le FPR de Paul Kagamé. Affirmant
s’appuyer sur des éléments de l’enquête du juge Jean-Louis Bruguière, qu’il
dévoile en partie, Stephen Smith « révèle » que l’ONU serait en possession de
la « boîte noire », de cette mystérieuse « boîte noire » déjà évoquée en juin
1994 par Le Monde qui citait alors Paul Barril. L’énigme de l’attentat – cette
énigme dont la seule résolution est supposée suffire à déterminer les tenants et
aboutissants du génocide – se trouve à nouveau posée. Et de manière tonitruante. Comme en 1994, elle va toutefois se dégonfler. Mais il y faudra du
temps. Les services internes de l’ONU mèneront une enquête. Des semaines plus
tard, celle-ci aboutira39. Le Monde publiera alors un démenti.
Début avril 2004, « L’inavouable. La France au Rwanda » est publié. Partant
de la lettre à Dominique de Villepin, déjà citée, ce livre s’efforce de raconter une
expérience et de mettre en lumière les mécanismes qui, selon moi, conduisirent

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à la faisabilité du génocide. La charge est lourde, la mise en cause directe :
« Des soldats de notre pays ont formé, sur ordre, les tueurs du génocide tutsi. Nous les
avons armés, encouragés et, le jour venu, exfiltrés. J’ai découvert cette histoire, malgré moi, dans les collines rwandaises. Il faisait beau, c’était l’été. Il faisait beau,
c’était magnifique. C’était le temps du génocide ». Au travers de « L’inavouable »,
reprenant nombre d’éléments factuels qui ne seront pas démentis, la question
de la complicité, présente en filigrane tout au long de la lecture, est posée. Sans
détours ni réponse définitive. Un garde-fou essentiel est présent : « Nous ne
sommes pas des assassins ». Autrement dit : Paris n’a pas commis le génocide.
La publication de ce livre déclenche, dans un premier temps, des réactions
très diverses. Directement interpellé, Dominique de Villepin ne réagit pas
même si, en privé, il fait part de sa colère. A son image, de nombreux responsables politiques optent pour le silence ou, du moins, l’évitement. Quant au
fond, il y aura d’abord un effet de sidération. Puis, une incrédulité générale
mêlée à un lourd sentiment de culpabilité.

Le temps du négationnisme
L’heure du négationnisme a sonné. Le tir de barrage démarre moins d’un an plus
tard. Presque aussitôt après le dépôt par six rescapés rwandais, le 16 février 2005,
d’une plainte contre « X » au Tribunal des Armées pour « crimes contre l’humanité ». Une flopée de publications se succèdent, qui, s’additionnant les unes aux
autres, vont aboutir à l’état de fait négationniste. En mars, sort : « Silence sur un attentat »40 de Charles Onana, qui tente de replacer l’attentat au centre du drame rwandais. Le même mois paraît « Le patron de Dallaire parle. Révélations sur les dérives d’un
général de l’ONU au Rwanda »41 par Jacques-Roger Booh Booh. En avril, Bernard
Lugan, historien contesté, publie un second ouvrage, à la tonalité très éloignée de
son premier livre sur le Rwanda : « François Mitterrand, l’armée française et le
Rwanda »42. En octobre 2005, surgit « Rwanda, l’histoire secrète »43, le témoignage
d’un repenti du FPR, Abdul Joshua Ruzibiza, à la parole encadrée et accréditée
par Claudine Vidal et André Guichaoua, deux universitaires français. Ce même mois,
un ancien officier de Turquoise, le colonel Jacques Hogard, sort : « Les larmes de l’honneur. Soixante jours dans la tourmente du Rwanda »44. En novembre, Charles Onana
et Pierre Péan publient : « Les secrets de la justice internationale. Enquêtes truquées sur
le génocide rwandais » 45. En novembre, toujours, Pierre Péan signe l’ouvrage qui
déclenchera la plus grande polémique : « Noires fureurs, blancs menteurs » 46.
Tous ces ouvrages ont en commun de vouloir revisiter, à des degrés divers, l’histoire du génocide des Tutsis du Rwanda. Leurs points de focalisation sont constants :
l’attentat du 6 avril 1994, la justice, l’armée française, le FPR. Les rescapés n’existent pour ainsi dire pas, les réfutations se jouent sur la problématique du « détail ».

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Bernard Lugan, par exemple, affirme dans « François Mitterrand, l’armée française
et le Rwanda » vouloir « faire litière des accusations portées contre la France ». Pour
ce faire, il reprend la description – citée dans cet article – du soldat français du GIGN
qui, lors de Turquoise, s’effondre sur une colline rwandaise en confiant : « L’année dernière, j’ai entraîné la garde présidentielle ». Au terme de son étude, Bernard
Lugan affirme « Nous sommes en plein roman ! » et parle d’« inventions ». Quelques
mois plus tard, par le plus grand des hasards, ce soldat apparaîtra sur la scène
publique, confirmera avoir entraîné la garde présidentielle rwandaise et finira
par livrer un témoignage extrêmement problématique quant au rôle de la France
avant, pendant et après le génocide. Dans son ouvrage « Noires fureurs, blancs
menteurs », Pierre Péan usera – en démultiplié – des mêmes techniques. Revisitant un épisode toujours controversé, celui de l’intervention des soldats de Turquoise
sur la colline de Bisesero, il affirmera, par exemple, que l’auteur de cet article
s’est « livré à une grave et monstrueuse manipulation ». Tout en se targuant d’avoir
puisé aux meilleures sources – les archives de François Mitterrand –, il systématisera le procédé en l’appliquant à nombre d’intervenants sur le dossier rwandais que, dans le sens propre du terme, il assure vouloir « démolir ». L’ancien
chef de la rébellion, Paul Kagamé, aujourd’hui président du Rwanda, serait ainsi
« un Führer (...) devenu directeur de Yad Vachem, le musée de la Shoah ». Les Tutsis,
victimes de ce génocide, sont campés dans ce livre au rang d’une « race » dont un
trait de caractère serait l’immémoriale « culture du mensonge » et dont l’objectif
« final » serait de réduire au rang « d’Untermenschen » (sous-hommes) la communauté hutue. Quand à ceux qui s’interrogent sur le rôle de la France, ils constituent une cinquième colonne entrée sous influence d’un « lobby tutsi » qui aurait
su diriger ses « très belles femmes » vers « les lits appropriés ».
L’analyse est saluée par Hubert Védrine. L’ancien secrétaire général de l’Elysée y apporte tout son crédit : « Il fallait quelqu’un comme Péan, qui est farouchement
indépendant, qui n’a peur de personne, pour rétablir faits et vérités », déclare-t-il
dans une interview à un journal belge 47.
L’un des nœuds de la « révision » – terme qu’il utilisera – à laquelle Péan
entend se livrer repose sur l’enquête toujours en cours du juge Jean-Louis Bruguière. Tout comme le journaliste Stephen Smith l’avait déjà fait, Pierre Péan
publie quelques extraits du travail du magistrat et annonce en termes cryptés le
proche aboutissement de l’enquête : « Vient le temps où toutes les manipulations
déployées autour de la souffrance humaine seront mises au jour ».
Ce temps, annoncé comme proche, se fait toutefois attendre. Il faut une
année avant que, le 17 novembre 2006, peu avant que des officiers français ne soient
entendus au TPIR, le magistrat transmette son ordonnance au Parquet. A peine
rendu public, l’acte est immédiatement salué par le colonel Jacques Hogard,

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ancien responsable de Turquoise : « Enfin la vérité ! », écrit-il. Au terme de 50 auditions recueillies en plus de huit ans d’enquête, le magistrat conclut à la responsabilité
de Paul Kagamé et de hauts responsables du FPR dans l’attentat du 6 avril 1994.
Le juge affirme : « Le général (Paul Kagamé) avait délibérément opté pour un modus
operandi qui, dans le contexte particulièrement tendu du Rwanda (...) ne pouvait
qu’entraîner en réaction des représailles sanglantes ». L’enquête est incomplète, souvent bâclée, immédiatement discutée et mise en doute tant en France qu’à l’étranger. Le Rwanda décide de rompre les relations diplomatiques avec la France. Les
rares ponts existants entre Paris et Kigali sont coupés. Le ban peut être fermé.
Hubert Védrine s’y emploie au mieux. Défendant l’héritage de François Mitterrand,
il évoque début janvier 2007 dans son essai « Continuer l’histoire »48 ce qu’il
appelle une « inconcevable polémique sur le Rwanda ».
Cette « inconcevable polémique » ne cesse, pourtant, de rebondir. Sur son blog49,
le colonel Jacques Hogard, par ailleurs porte-parole de l’association « France-Turquoise » créée pour défendre l’honneur des soldats, fait tout pour l’entretenir.
Réagissant en mars 2007 à l’annonce de la tenue d’un colloque sur le thème du
Rwanda et de la négation50, il appelle ses lecteurs à intervenir : « La bataillon des
blancs menteurs sera au front ce jour-là », écrit-il en ouvrant la discussion. Un gendarme français, longtemps présent au Rwanda, lui répond : « Est-il vraiment nécessaire de donner de l’importance à cette opération de basse propagande qui n’aura qu’un
écho limité ? ». Un autre intervenant, un certain M.Puts, signe un mot : « Il faut donc
engager des chasseurs de blattes pour nettoyer le Rwanda. Suivez le chemin après avoir
regardé cette image divertissante ». L’image « divertissante » apparaît : il s’agit de la photo
d’une publicité pour un produit anti-cafards. Le slogan est : « Problème de cafards.
Enfin, un traitement radical et efficace avec une garantie de résultats à 100 % ». Durant
le génocide de 1994, les Tutsis du Rwanda étaient appelés « cafards ». Cette intervention de M.Puts ne provoque aucun commentaire tant du colonel Hogard que
des différents anciens officiers français actifs dans la discussion. Une autre intervention d’une certaine « Justice » ne provoque pas plus d’émotions. « Justice » a étudié la biographie des participants au colloque. Elle en a tiré des statistiques. Les voici :
« Un total de 7/12, soit 58,3 % des intervenants, et 7/10, soit 70 % des intervenants
blancs européens, sont descendants du peuple élu », autrement dit : juifs.
Pour le formuler le plus aimablement possible, ces anciens officiers et ceux qui
les soutiennent sont dans une logique de déni de la réalité. Ce déni de réalité est
la base même de tout négationnisme. Il est le principe actif qui y mène, sans que
ce soit inéluctable. Le ressort de base tient en quelques mots entendus un jour au
Rwanda. C’était un jeune Français qui le formulait, un jeune juif venu engager en
2006 un « dialogue des mémoires »51 avec les Rwandais, c’était bouleversant. Ces mots,
les voici : « Je ne peux pas y croire, je ne veux pas y croire ». Ce que signifiaient ces mots

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ne prêtait nullement à discussion : confronté à la réalité du souvenir du génocide, le jeune du nom de David ne pouvait ni ne voulait y croire tant il était obligé
de remettre en cause son humanité la plus profonde. Voilà très exactement ce
qu’est un génocide : un événement si fort, si radical, si « ob-scène » et « hors-humanité » que nul qui s’y confronte n’a envie d’y croire. C’est à cette source-là que
s’abreuve le négationnisme. C’est cette source que l’Etat français a irrigué en s’efforçant, tout au long des années d’après-génocide, de tenir au travers de multiples
discours « un discours de légitimation morale »52 quant à son rôle passé.
Treize ans après les faits, le constat reste impitoyable. Alors qu’il n’était
pas encore ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner l’a dressé en
quelques mots : « L’analyse politique qui a présidé aux interventions militaires de
la France était au moins incomplète, au plus mensongère. Dans tous les cas erronée
et insuffisante. Et les conséquences en furent graves » 53. Elles le restent aujourd’hui. La France est la seule puissance au monde à ne pas avoir officiellement
reconnu la réalité du génocide rwandais. D’où la question : « Faut-il, à propos du
Rwanda, parler en France d’un négationnisme d’Etat ? ».

notes
1. Bernard Kouchner intervenait sur RTL.
2. Propos publiés dans un mémoire 2007 de l’université Montpellier I. « Le génocide rwandais dans
la presse française de référence francophone », Aurore Monard.
3. Rwanda, pour un dialogue des mémoires, Ed. Albin Michel. Mars 2007
4. L’inavouable, la France au Rwanda, Ed. Les Arènes, Mai 2004.
5. L’expression « ob-scène » est tirée du livre : Comprendre les génocides du

XXe

siècle, Ed. Bréal,

juin 2007.
6. Le Figaro du 24 mai 1994 : « Les abattoirs du Rwanda ».
7. Cette vision sera utilisée plus tard comme un support par le négationnisme, mais ne peut être,
à mon sens, qualifiée de négationniste.
8. Dans une déclaration du 16 mai 1994.
9. « Intervenir au Rwanda », Libération, 16 juin 1994.
10. Diffusée par France 2.
11. « Rwanda : l’énigme de la boîte noire », Le Monde, 28 juin 1994.
12. Cf. L’inavouable, la France au Rwanda.
13. Cf. Mémoire 2007 de l’université Montpellier I.
14. Id.
15. Extrait d’une note de février 1993 d’un conseiller Afrique de l’Elysée.
16. « Les rapports qui accusent Kigali », Stephen Smith, Libération. 1er octobre 1994.
17. Polémiques sur les représailles rwandaises, Alain Frilet, Libération, 27 octobre 1994.

Patrick de Saint-Exupéry

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18. Cf. Mémoire de l’université Montpellier I.
19. Ed. Fayard.
20. Ed. La Découverte.
21. La résolution 955 est adoptée le 8 novembre 1994.
22. Ed. Columbia University press.
23. Ed. J.-C Lattes.
24. Cf. L’inavouable, la France au Rwanda.
25. Le préfet de Kibuyé, Clément Kayishema, sera condamné à la peine maximale pour génocide et
crimes contre l’humanité.
26. Ce propos n’a jamais été démenti.
27. Cf. L’inavouable, la France au Rwanda.
28. Cf. Rwanda, pour un dialogue des mémoires.
29. Ed. Robert Laffont.
30. Ed. Christian de Bartillat.
31. Ed. Denoel.
32. Ed. Karthala.
33. Id.
34. Justice à Arusha. André-Michel Essoungou, Ed. Karthala, Juillet 2006.
35. Cf. L’inavouable, la France au Rwanda.
36. Ed. Seuil.
37. Ed. des Intouchables.
39. Ed. Libre Expression.
39. « Black Box investigation ». Office of Internal Oversight Services, report of investigation, ID case
N°OO72/04.
40. Ed. Duboiris.
41. Ed. Duboiris.
42. Ed. Du Rocher.
43. Ed. du Panama.
44. Ed. Hugo et Compagnie.
45. Ed. Duboiris.
46. Ed. Mille et une nuits.
47. Le Journal du Mardi.
48. Ed. Fayard.
49. Le blog du colonel Hogard : www.rwanda.viabloga.com est aujourd’hui fermé.
50. Ce colloque, organisé par l’ESG, s’est tenu à Paris le 6 avril 2007.
51. Cf. Rwanda, pour un dialogue des mémoires.
52. La formule est tirée du titre d’un livre de David Ambrosetti paru en mai 2001 : La France au
Rwanda : un discours de légitimation morale.
53. Cf. Rwanda, pour un dialogue des mémoires.

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