Fiche du document numéro 10376

Num
10376
Date
Novembre 2007
Amj
Auteur
Fichier
Taille
168640
Pages
30
Titre
Réflexions sur le négationnisme du génocide des Tutsis au Rwanda
Cote
No 6
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
86

CONTROVERSES

dossier

RÉFLEXIONS
sur le NÉGATIONNISME
du GÉNOCIDE des TUTSIS
au RWANDA
Barbara Lefebvre
Barbara Lefebvre est enseignante
d’histoire. Elle a notamment
co-dirigé avec S. Ferhadjian
Comprendre les génocides du

A

ujourd’hui, en France, on n’évoque
guère le mot « négationnisme » pour décrire les
(Bréal, 2007).
inlassables efforts de ceux qui s’attachent depuis
dix ans à nier la réalité du caractère génocidaire du massacre des Tutsis du Rwanda. A la
sortie d’un énième opus de témoignage, d’enquête inédite ou d’un rapport
judiciaire, on parle de « nouvelle approche », d’une « autre version des faits »…
Pour affirmer qu’il n’existe pas de trace d’intentionnalité génocidaire dans ces
tueries planifiées et décentralisées, certains invoquent l’existence d’une complexité
politico-historique qui nous aurait échappé. Il s’agit pourtant d’une politique génocidaire parmi les plus productives de l’histoire : un million de mort en cent
jours. Et c’est précisément en France que l’on rechigne à employer le terme
« négationnisme », car c’est depuis la France que s’est structurée et développée
la négation du génocide des Tutsis. Nous verrons comment et pourquoi.
Jusque dans les années 1990, le néologisme « négationnisme » se rapporte exclusivement à l’objet pour lequel il a été crée : le phénomène du rejet de
l’évidence historique de la Shoah1. Démarche relevant du mensonge, de la
manipulation des sources, d’extrapolations malhonnêtes, le négationnisme du
génocide des Juifs d’Europe est d’abord une forme de l’antisémitisme. Les
20e siècle. Comparer-enseigner

Barbara Lefebvre

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négationnistes sont en quête d’une nouvelle voie de légitimation de leur haine
antijuive. De Bardèche à Garaudy, en passant par Rassinier, Faurisson et Thion,
tous sont les vecteurs de transmission d’une idéologie antisémite adaptée aux
changements politiques et moraux survenus après la Seconde guerre mondiale. Si le négationnisme de la Shoah est un élément structurant de l’antisémitisme contemporain, c’est surtout après la guerre de 1967, avec l’émergence
sur la scène internationale de la cause palestinienne que va s’ouvrir pour les négationnistes le nouveau champ de leur succès : l’antisionisme.
Dans les années 1990, l’emploi du terme négationniste s’est élargi en
même temps que l’usage du mot génocide se diffuse, voire se banalise. Tant que
le mot négationnisme illustre le phénomène intellectuel et politique consistant à nier le crime de génocide, il n’y a rien à redire, mais on a pu observer que
dans le monde médiatique, associatif, voire politique, ce terme est employé
pour caractériser la critique historique d’un fait passé2. Ainsi, alors que le mot
génocide est galvaudé, celui de négationnisme subit le même sort. La négation des génocides idéologiques commis au cours du XXe siècle présente des
caractéristiques communes et des variantes qui ne doivent pas être ignorées3.
Néanmoins en fixant le cadre de son usage, tout comme on fixera le sens du
terme génocide, le mot négationnisme doit pouvoir être utilisé, tout comme ses
méthodes, sa pratique, doivent pouvoir être décrites dans leur spécificité.

Les mécanismes généraux du négationnisme
« La négation du génocide obéit à des règles générales. Chaque génocide est un événement singulier qui s’inscrit dans un contexte historique précis et, selon les cas,
l’évidence est plus ou moins facile à déguiser. Mais chacun met en lumière les
éléments du squelette de la négation. Cette négation est un mensonge, mais c’est
aussi un mécanisme de défense, une justification. Par définition, elle n’est pas
postérieure à l’événement mais, en fait, elle est présente à tous les temps du génocide et annoncée dès sa préparation par la mise en accusation des futures victimes. Il y a dans la démarche génocidaire un déni de l’autre qui conduit au génocide et à sa perpétration par le mensonge et dans le mensonge. La négation obéit
donc à des règles générales plus ou moins élaborées selon l’identité du négateur.
Les méthodes négationnistes s’adaptent à chaque cas »4. Avec clarté, Yves Ternon
expose ici, d’une part, en quoi, dans tous les cas, le négationnisme est une continuité du crime génocidaire, d’autre part, la variation de ses procédés en dépit
d’un commun et invariable objectif : nier la réalité de l’intention génocidaire.
La négation pure et simple du génocide est rare car il est difficile de nier la
réalité de la disparition de masses considérables d’individus à moins de supposer
que des millions d’êtres humains puissent s’évaporer du jour au lendemain. La

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stratégie négationniste évite toujours la confrontation avec le fait établi pour vrai
par les débats académiques5, elle travaille plutôt à insinuer le doute sur la validité de ces débats. Ainsi on distingue plusieurs formes de négation : la rationalisation, la relativisation et la banalisation6.
Les négationnistes pratiquant la méthode de la rationalisation disent servir
la science en proposant une théorie « plus raisonnable » que celle communément admise : la planification du crime de masse est niée, donc l’intentionnalité génocidaire, au profit d’une autre explication de l’inflation de la mortalité
observée qui est indubitable. Ces morts, dont les négationnistes cherchent toujours à diminuer le nombre, seraient des civils tués dans le cadre du conflit
en cours7, mais en aucun cas un groupe-cible défini par le pouvoir génocidaire, intentionnellement visé, pourchassé et systématiquement assassiné. La
rationalisation négationniste vise à sélectionner des témoignages douteux afin
de jeter le discrédit sur tous témoignages ou à relever des contradictions au
sein d’autres récits, qui sans infirmer le génocide, sont utilisées pour invalider
l’ensemble du témoignage.
La relativisation est un corollaire du procédé de rationalisation. La politique
génocidaire est considérée ici prioritairement dans le contexte de guerre, les
morts de la guerre sont alors comparés aux victimes du génocide. La singularité du crime de génocide est effacée au profit d’un point de vue global sur les horreurs commises en temps de guerre incluant tous les civils frappés et non un
groupe en particulier. Ainsi, les négationnistes du génocide des Arméniens avancent que davantage de Turcs musulmans que d’Arméniens ont péri au cours de
la guerre de 1914-1918, tandis que ceux qui nient la Shoah mettent en parallèle
les cinq millions de Juifs européens assassinés avec les 50 millions de morts du
Second conflit mondial. Ce procédé permet aussi de réduire la responsabilité
criminelle du régime nazi en insistant sur les conséquences meurtrières des
bombardements alliés ou les politiques staliniennes de nature génocidaire à
l’égard des peuples soumis. La rhétorique du « tous coupables, personne responsable » a connu un certain succès à partir des années 1960-1970, période où
le recours à la force militaire était vivement critiqué, en particulier sur les campus américains dans le contexte de la guerre du Vietnam.
L’usage du comparatisme historique est ici détourné pour établir une analogie entre des phénomènes différents bien qu’ils se déroulent dans le même
temps et le même espace. Ce procédé est fondateur de la négation puisqu’il
entend nier la singularité du crime de génocide, à savoir l’intention et la planification de l’extermination d’un groupe-cible préalablement défini et discriminé par le pouvoir en place. Nier l’intentionnalité est donc la clé de voûte de
la rhétorique négationniste. De la relativisation découle alors le plus souvent l’ar-

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gument selon lequel les victimes de génocide ont été responsables de leur sort :
on ne voulait pas les tuer mais leur comportement y a contraint le pouvoir en
place. Le négationnisme redonne vie à l’argument du « Eux ou nous » qui
caractérise la propagande dans la phase de gestation du génocide. Ainsi qu’ils
s’agissent des Arméniens, des Juifs ou des Tutsis, le négationniste prétend que
le groupe en question représente un dangereux ferment de déstabilisation politique, mettant en péril la sécurité de l’Etat, en particulier grâce à l’appui d’agents
extérieurs ; la théorie du complot avancée par le génocidaire étant reprise et
validée par le négationniste.
En détournant le procédé comparatif propre au travail scientifique du chercheur, la relativisation négationniste ouvre la voie à la banalisation comparative.
Si cela ne doit évidemment pas dissuader de recourir au comparatisme pour
appréhender l’histoire des génocides idéologiques contemporains, la rigueur du
cadre de recherche et l’honnêteté scientifique de la démarche sont plus que
jamais exigées afin de ne pas voir ses travaux confondus avec ceux de « subtils »
négationnistes8.
Dans tous les cas de génocide, mais selon des procédés variables, le négationnisme est une reconstruction falsificatrice de l’histoire du génocide. Il vise
à réduire la responsabilité du régime criminel, à réhabiliter son idéologie, à
rendre les victimes responsables de leur propre mort. Il accuse les survivants et
leurs descendants de diffuser une propagande mensongère conduisant à une
mystification afin d’en tirer, auprès de la crédule conscience mondiale, un profit moral et économique. On peut donc estimer que le refus de qualifier de
négationniste une rhétorique et un argumentaire de déni du crime est une
marque de complicité idéologique avec les négateurs, qu’elle soit le résultat de
l’ignorance ou de paresse intellectuelle. Dans le cas du génocide des Tutsis, la
répugnance française à appeler « négationnistes » les théories visant à rationaliser,
relativiser et banaliser le crime doit nous interroger, de même que la large
publicité qui leur est faite dans les médias.

La singularité rwandaise : un génocide internationalement reconnu
En 1916, le mot génocide n’existe pas pour qualifier les massacres d’Arméniens de Turquie, et le régime nationaliste d’Atatürk aura vite à cœur de consolider son pouvoir en participant à la négation du crime, devenue un des piliers
de la construction identitaire de la Turquie moderne. En 1945, le terme génocide, crée un an plus tôt pour qualifier les crimes nazis contre les Juifs, n’est pas
encore diffusé. Au cours des procès de criminels nazis, le mot n’est pas employé
pour caractériser l’extermination des Juifs d’Europe laquelle est noyée dans la
masse des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les nazis.

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C’est par la Convention de 1948 que le terme, inventé par le juriste Raphaël Lemkin, entre dans la jurisprudence internationale. En 1979, le communisme est
encore si populaire que l’on n’ose pas qualifier de génocide le crime des Khmers
rouges ; sa négation demeure prégnante dans bien des cercles intellectuels.
Le cas rwandais marque une rupture dans l’histoire de la reconnaissance des
génocides idéologiques contemporains, car pour la première fois, c’est pendant que le crime se commet qu’il est qualifié et reconnu par la communauté
internationale. On attendait donc une intervention visant à l’interrompre conformément aux termes contractuels de la Convention de 1948. Hélas, une des
leçons apprise du génocide des Tutsis de 1994 fut qu’identifier, nommer et
dénoncer le crime ne suffisait toujours pas à mobiliser l’humanité pour l’arrêter. En cent jours, près d’un million de Tutsis sont assassinés. Au premier jour,
les témoins étrangers sur le terrain avaient identifié le crime qui commençait
et l’avaient vu s’annoncer depuis quelques mois.
La présence de témoins étrangers, qu’il s’agisse de journalistes, d’humanitaires ou de forces armées de l’ONU, a médiatisé le génocide des Tutsis de façon
unique dans l’histoire des génocides. Dès le début, ignorer l’ampleur des massacres perpétrés selon des procédés caractéristiques de ce crime planifié, était
impossible. En direct, les observateurs ont témoigné, parfois déconcertés tant de
la frénésie meurtrière que de l’aspect méthodique des tueries. De même, la décentralisation rapide du génocide illustrait sa préparation par les extrémistes au pouvoir. Au Rwanda, l’aspect « primaire » des massacres à la machette justifia pour certains la récusation du terme génocide, car dans un certain imaginaire occidental,
pas de génocide sans déportation massive, camps d’extermination, ou marches de
la mort. Mais le génocide était en gestation depuis si longtemps, les préparatifs tels,
le quadrillage administratif si minutieux, le bourrage de crâne si efficace, qu’il
n’était pas utile aux génocidaires de créer des espaces ou des troupes spécifiquement attachés à l’extermination. Les massacres de Tutsis jalonnent l’histoire nationale depuis 1959. L’éducation à la haine renforcée par la violente campagne de
propagande raciste anti-tutsie des années 1990 vont permettre le passage de ces
pogroms récurrents et impunis au crime de génocide, dont l’objectif radical, l’extermination, diffère des massacres de masse, circonscrits dans le temps et l’espace.
Une fois le prétexte trouvé, mettre le feu aux poudres n’était pas difficile pour les
extrémistes hutus au pouvoir autour du clan Habyarimana.
Le lendemain de l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, lorsque le jour se lève sur Kigali, ce 7 avril 1994, les assassinats ciblés commencent : les démocrates, les Hutus modérés telle la Premier ministre, Agathe Uwilingiyamana, les dix casques bleus belges chargés de sa protection. Puis la milice
Interahamwe 9, les Impuzamugbmi 10 et des unités de la Garde présidentielle com-

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mencent les massacres systématiques de Tutsis, les barrages policiers érigés dans
la ville à peine une heure après l’attentat contre l’avion présidentiel permettant
d’identifier ceux qui circulent ou tentent de fuir11.
Pendant trois mois, dans tout le pays, préfets de région, militaires des FAR
(Forces Armées Rwandaises) et miliciens encadrent et invitent les villageois
hutus à « se mettre au travail » : près d’un million de Tutsis seront assassinés,
pour l’essentiel à la machette, outil agricole à disposition, mais dont un grand
nombre avait été distribué au cours du printemps en prévision des massacres.
Hommes, femmes, enfants tutsis sont pourchassés à travers les marais où ils
se cachent de leurs voisins criminels12, débusqués dans les églises, les dispensaires ou les écoles. Les femmes sont souvent violées avant d’être mutilées
puis tuées. Les cadavres jonchent les rues, les sentiers des collines rwandaises.

L’échec de l’ONU
Tout ceci ne se déroule pas à huis clos. Le crime se déroule sous les yeux du
monde entier, en temps réel, et la présence de l’ONU et de médias étrangers sur
le sol rwandais pendant le crime conduit pour la première fois à une reconnaissance internationale alors même que le génocide se déroule. Pour autant,
et c’est sans doute une des leçons les plus tragiques du cas rwandais13, la reconnaissance par la communauté internationale que les crimes en cours, commis
par les Hutus contre les Tutsis, relèvent de la qualification de « génocide »
conformément aux normes juridiques internationales de la Convention de
1948, n’aura pas empêché les massacres. Seule la victoire militaire du FPR
(Front Patriotique Rwandais) provoquant, début juillet 1994, la chute des génocidaires et leur fuite mettra un terme au génocide14.
La présence de ces témoins officiels sur les lieux même du crime est une
singularité du cas rwandais ; elle démontre aussi que lorsqu’un génocide idéologique
est déclenché, la force redoutable de sa longue planification rend presque impossible son interruption. Pourquoi cette présence internationale au Rwanda à la
veille du génocide ? Et pourquoi n’a-t-elle rien pu empêcher alors que la situation
avait été identifiée avec justesse ? Il serait abusif de dénoncer l’aveuglement de
l’ONU dans le cas du Rwanda : le personnel sur place s’est mobilisé avec les
moyens dérisoires à sa disposition, a amplement communiqué avant pendant et
après le génocide pour alerter en dépit de certaines dissensions internes, et le
Secrétaire général Boutros Boutros-Ghali a fait des efforts pour convaincre le
Conseil de sécurité de ne pas abandonner le Rwanda. En revanche, il est juste de
s’interroger sur son inefficacité : alors que tout était conforme pour déclencher une
intervention militaire visant à arrêter les génocidaires, rien ne fut fait en raison de
pressions diplomatiques et des pesanteurs administratives onusiennes15.

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Au début des années 1990, la situation politique régionale conflictuelle
entre le régime rwandais et le FPR avait contribué à l’implication de forces
militaires étrangères jouant le rôle de médiateur entre les deux camps. Les
autorités onusiennes devaient veiller à la mise en place d’un « gouvernement
de transition à base élargie » ouvrant la voie à une démocratisation du pays, avec
la reconnaissance du droit à la minorité tutsie de jouer un rôle politique dont
elle était privée par la politique d’apartheid mise en place depuis l’indépendance par les Hutus et à assurer la paix et la sécurité des expatriés comme des
civils. Jusqu’au 13 décembre 1993, date du déploiement complet de la force
onusienne, la France demeure la seule armée étrangère présente sur le territoire
rwandais. Depuis le 5 octobre 1990, dans le cadre de l’opération Noroît, elle a
déployé ses troupes afin d’aider l’armée rwandaise d’Habyarimana à lutter
contre le FPR qui a lancé le 1er octobre 1990 son offensive depuis le sud de
l’Ouganda. Les hommes de Noroît ont contribué à former militairement et
logistiquement les futurs cadres génocidaires ainsi que certains cadres miliciens. Dès le lendemain des accords d’Arusha, l’ONU est informée des risques
de génocide au Rwanda faisant écho à la publication au milieu du mois d’août
1993 du rapport d’un délégué spécial de la Commission des droits de l’homme,
Waly Bacre Ndiaye, qui y a effectué une mission du 8 au 17 avril. Il y explique
que des massacres avaient lieu et que la population tutsie était ciblée « uniquement à cause de leur appartenance ethnique, et pour aucune autre raison
objective », et Ndiaye de suggérer que la qualification de génocide soit étudiée
pour qualifier les crimes en cours. Ce rapport tombe pourtant aux oubliettes !
L’ONU s’engage au Rwanda dans le cadre des accords d’Arusha de 199316
à travers la MINUAR17 placée sous le commandement du général de brigade
Roméo Dallaire. Il est en lien permanent et complémentaire avec le Représentant spécial du Secrétaire général Jacques-Roger Booh Booh, ancien ministre
des Affaires étrangères camerounais. Les relations entre les deux hommes
sont cordiales même si le général Dallaire prit ses distances face au parti pris
de son « patron » favorable au régime d’Habyarimana et hostile par principe au
FPR18. D’octobre 1993 à juillet 1994, Dallaire et Booh-Booh vont recueillir et transmettre des informations majeures sur le génocide en préparation, puis en
cours. Ils vont organiser des réunions avec les autorités gouvernementales
rwandaises, les représentants du FPR, les diplomates occidentaux sur place
pour tenter de rendre leurs actions plus efficaces. En vain19. Entre décembre 1993
et mars 1994, Dallaire et Booh Booh rapportent régulièrement les activités de
propagande des émissions de la RTLM (Radio-télévision libre des Mille collines) aux mains des extrémistes proches du président incitant à exterminer
les « cancrelats » tutsis partout dans le pays dès que « le signal » serait donné20.

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Les deux responsables s’inquiètent tout autant de voir des armes massivement
distribuées aux civils par les partisans du président Habyarimana. Ils en informent leurs supérieurs et le président rwandais lui-même… Le 11 janvier 1994,
Dallaire adresse à Maurice Baril, le Conseiller militaire de Boutros BoutrosGhali, un télégramme de première importance dans lequel il rapporte les propos d’un informateur haut placé au sein de la milice Interahamwe relatifs à
des listes de Tutsis de Kigali à exterminer et à la planification du meurtre de soldats belges afin de pousser la Belgique à quitter le pays. Ces informations sont
considérées comme fiables par le Premier ministre rwandais d’alors Faustin Twagiramungu ; Habyarimana, lui, ne comprend pas de quoi Dallaire et Booh
Booh lui parlent ! On refuse alors à Dallaire qui en demande l’autorisation
d’intervenir contre la cache d’armes des extrémistes.
De février à avril 1994, les représentants de la MINUAR ne cesseront pas
d’indiquer leur préoccupation devant la détérioration de la situation et les risques
de massacres à grande échelle. Le 23 février 1994, Michel Moussali, Représentant
spécial du HCR, s’inquiète officiellement de l’imminence d’un « bain de sang
sans précédent ». La prolongation du mandat de la MINUAR par le Conseil de sécurité, deux jours avant le déclenchement du génocide, est la seule réponse donnée
à ces alertes… Or, la MINUAR n’a ni les moyens ni le pouvoir d’agir21. Le 7 avril,
la RTLM annonce que le FPR, aidé d’un contingent de la MINUAR, sont les
auteurs de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, tandis que la Premier ministre, la démocrate hutue Agathe Uwilingiyimana est assassinée dans les
locaux des Volontaires des Nations Unies où elle pensait trouver refuge. Les dix
soldats belges de la MINUAR qui l’accompagnent sont torturés puis tués par les
miliciens. Les informations de Dallaire et Booh Booh étaient donc fiables, mais il
est déjà bien tard. A partir de ce moment, le Ministre belge des affaires étrangères n’aura de cesse d’obtenir le retrait de la MINUAR que le contingent belge
abandonne dès le 13 avril22. La France a pleinement conscience des risques d’embrasement puisque dès le 8 avril, 600 soldats sont envoyés dans le cadre de l’opération Amaryllis pour évacuer ses 450 expatriés et pour exfiltrer 178 responsables
du régime rwandais dont la veuve du président Habyarimana23.
Dès le lendemain, les instances de l’ONU sont informées par ses relais
sur le terrain que des massacres de masse ont lieu partout dans le pays simultanément aux affrontements militaires entre les FAR et le FPR qui avance rapidement. La guerre utilisée comme paravent du crime de génocide est systématique : la Première guerre mondiale permet aux Jeunes Turcs d’exterminer
les Arméniens de Turquie sans susciter l’émoi international, le 3ème Reich utilise le contexte du second conflit mondial pour exécuter l’extermination planifiée des Juifs d’Europe, le totalitarisme du Kampuchea Démocratique isole le

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Cambodge du reste du monde et le génocide se commet dans l’ignorance générale24. Il en va de même au Rwanda : la guerre entre le FPR et les FAR, avec son
cortège de crimes de guerre commis par les deux camps et ses vagues de réfugiés, a concentré l’attention des témoins extérieurs. Nombreux furent les journalistes occidentaux, peu connaisseurs de l’histoire rwandaise et guère enclins
à quitter leurs œillères, à confondre le génocide des Tutsis avec une guerre,
faussement décrite comme interethnique. Aujourd’hui encore, Il est désespérant de constater que certains persistent dans cette confusion faisant le jeu des
négationnistes.
Tout au long du mois d’avril et durant la première quinzaine de mai, les
débats à l’ONU et principalement au Conseil de sécurité portent sur le conflit
armé et l’établissement d’un cessez-le-feu, mais les massacres de nature génocidaire ne sont pas évoqués sinon comme dommages collatéraux de la guerre.
Ni la dimension raciste du régime rwandais poursuivi par le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR), ni la planification d’un génocide idéologique ne sont
comprises par ceux qui ont les moyens de mettre un terme au génocide. Lorsque
le 30 avril, le président du Conseil de sécurité condamne publiquement les
massacres de civils, le terme « génocide » n’est pas utilisé.
Le 4 mai, au cours d’une émission américaine25, Boutros Boutros-Ghali
va pousser le Conseil à nommer le crime en qualifiant de génocide les massacres
systématiques et à grande échelle commis par les Hutus contre leurs concitoyens tutsis. Au cours du moi de mai, des rapports sur la situation sont faits par
Jose Ayala Lasso, Haut Commissaires de l’ONU, puis René Degni-Segui, Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’Homme, tandis qu’une
MINUAR 2 est créée pour gérer le volet humanitaire. Le 25 mai, Boutros Boutros-Ghali officialise la qualification par les Nations Unies du mot « génocide »
dans le cas des Tutsis du Rwanda. Le 31 mai, le rapport du Conseil de sécurité
contient expressément le mot « génocide ». L’utilisation du terme aura provoqué de longs débats, voire des affrontements, au sein du Conseil de sécurité, dont
le Rwanda est membre depuis le 1er janvier 1994, par le hasard du tirage au sort
des Etats non permanents. L’emploi par l’ONU du mot génocide pour caractériser une situation en cours exige des Etats membres une intervention ayant pour
but de le faire cesser, conformément à la Convention de 1948. Le 19 juin, Boutros Boutros-Ghali écrit au président du Conseil de sécurité pour que des
mesures soient prises afin de mettre fin au génocide. Or, après l’échec de l’exYougoslavie et surtout le désastre de la guerre en Somalie, certains membres du
Conseil de sécurité, Etats-Unis en tête26, ne veulent plus s’engager, tandis que
d’autres comme la Chine refusent d’user d’un terme qu’ils craignent voir, un jour
prochain, leur être appliqué. De retour de mission, René Degni-Segui rend le

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30 juin 1993 son rapport confirmant le crime de génocide et appelant à la création d’un Tribunal pénal international afin de juger les responsables 27. La
MINUAR, seule force susceptible de s’interposer entre les génocidaires et les
victimes, compte alors 503 hommes ! Le génocide est accompli en moins de cent
jours et les tueries se poursuivront jusque dans les camps de réfugiés du Zaïre
où les civils hutus fuient devant l’avancée du FPR, parmi eux les miliciens qui
continuent de traquer et assassiner les Tutsis parvenant à s’enfuir vers l’ouest.
Seule l’ONG Médecins sans frontières dénoncera cette situation au sein des
camps de réfugiés et l’instrumentalisation de l’aide humanitaire par les génocidaires. Déjà très critique à l’égard de l’action de la France pendant le génocide,
les humanitaires de MSF quittent les lieux avec fracas en novembre 1994 pour
ne pas cautionner la poursuite du génocide. Les médias, eux, restent focalisés
par la tragique épidémie de choléra, oubliant le génocide.
Bien que l’ONU qualifie de génocide les massacres en cours, rien de concret
ne suit sur le terrain, la MINUAR doit être élargie mais les effectifs n’arrivent
pas. C’est alors que la France, en attendant, offre de diriger une opération multinationale ayant pour mission d’assurer la sécurité des déplacés et des civils menacés28. Au Rwanda, le FPR critique l’opération Turquoise lancée le 22 juin29. Le général Dallaire exprime dès le 20 juin ses inquiétudes quant au retour de troupes
françaises et décide de remplacer 42 de ses Casques bleus originaires de pays
d’Afrique francophone craignant de voir la MINUAR discréditée par l’arrivée de
Français perçus comme les alliés du régime hutu. Et pour cause, le colonel Thauzin chargé de l’opération Turquoise est un ancien conseiller du président Habyarimana… Nous reviendrons plus loin sur le rôle de l’opération Turquoise car elle
sert aujourd’hui d’argument à ceux qui contestent la réalité du génocide.
Lorsque le 18 juillet 1994, le FPR contrôle lu pays, excepté la zone humanitaire dans le sud-ouest établie dans le cadre de l’opération Turquoise, un cessez-le-feu unilatéral est déclaré. La guerre est officiellement terminée, le régime
hutu à terre, le génocide des Tutsis lui continue à bas bruit dans les camps de
réfugiés au Zaïre et dans la zone humanitaire « sûre » sous autorité française.

Un négationnisme venu de loin, venu d’ailleurs : le rôle de l’Etat français
C’est au sein des cercles de Hutus en exil depuis 1994 que l’on trouve l’essentiel des réseaux négationnistes. Que les cadres du génocide, et les Rwandais nostalgiques du Hutu Power, nient le crime et leur responsabilité n’a rien de nouveau ni d’étonnant venant de génocidaires. En revanche, ce qui doit être relevé
c’est qu’ils s’expriment avec audace en France qui leur a offert dès le 7 avril sa
protection. Asile qui ne s’est jamais démenti puisque les instructions ouvertes
contre des cadres du génocide font encore l’objet d’une bataille politico-judiciaire

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entre Paris et Kigali. Tandis que le Quai d’Orsay oublie d’envoyer à ses homologues rwandais des commissions rogatoires internationales signées pour obtenir des documents relatifs à la présence française dans le pays, la justice française lance des mandats d’arrêt contre des proches de Paul Kagamé dans le
cadre de l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1993. Cela provoquera en novembre
2006, la rupture unilatérale des relations diplomatiques décidée par le Rwanda.
Ainsi, la France put renvoyer à la juge du TAP sa commission rogatoire datant
d’un an, expliquant que désormais aucune coopération n’était possible entre le
Rwanda et la France sur ces questions30 ! Et ce ne sont pas les mandats d’arrêt
décrétés par le TPIR qui intimident la France : elle ne les exécute pas, offrant donc
bien asile aux génocidaires hutus. Pas plus que le gouvernement français ne
s’émeut de se voir condamner pour sa lenteur procédurière en la matière par la
Cour européenne des droits de l’Homme.
La France républicaine, démocratique, « patrie des droits de l’Homme », qui
se dit si vigilante au « devoir de mémoire », est le centre nerveux de la nébuleuse
négationniste rwandaise. Comment comprendre la force de l’argumentaire
négationniste en France et les nombreux relais de leur mensonge au sein de l’administration centrale de l’Etat républicain et de la classe politique ? Jean-Pierre
Chrétien a brillamment démontré comment les médias, faute de connaissances
et de soif de comprendre, ont servilement relayé le discours officiel français, fixant
une grille de lecture strictement ethnique établie par les extrémistes hutus31. La
focalisation des médias français sur la guerre, dite « interethnique », entre le FPR
et les FAR a perduré tout au long du génocide et bien après, contribuant à
retarder la prise de conscience collective du crime. En juillet 1994, l’attention
était concentrée sur les flux de réfugiés arrivant au Zaïre, sur l’urgence humanitaire sans précédent qu’ils provoquaient. Déjà, donc, pendant le génocide,
la France regarde ailleurs, et compte tenu des informations qui lui sont données,
le grand public ne peut faire pas la différence entre les Tutsis exterminés et
les Hutus victimes de la guerre.
La question du rôle de la France est donc primordiale pour aborder la réalité de ce négationnisme. En analysant les liens existant entre la France et le
Rwanda au cours des années 1990, on comprend pourquoi le négationnisme
a pu trouver sur le sol français un terreau si propice et sembler inoffensif à
une partie de l’intelligentsia française. Il n’est qu’à consulter sur Internet les nombreux sites relatifs au génocide des Tutsis du Rwanda pour constater d’une
part, l’existence d’une active propagande négationniste émanant de Rwandais
d’origine hutue souvent en exil, d’autre part, la présence de vifs débats sur le rôle
de la France avant, pendant et après le génocide. Tandis que des sites défendent
la position française, d’autres l’accusent. Si les premiers sont presque à chaque

Barbara Lefebvre

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fois liés à des cercles négationnistes hutus ou français, les seconds ne sont pas
exempts d’outrances ce qui est regrettable, car la critique est justifiée, mais
elle s’appuie parfois sur quelques informations peu fiables discréditant l’ensemble. Il apparaît néanmoins que la plupart des faits impliquant l’Elysée
décrits depuis des années au sein des collectifs et mouvements réclamant la vérité
sur l’implication de la France aux côtés des génocidaires, se sont avérés exacts32.
En effet, début juillet 2007, la presse a rendu compte de la transmission à la justice française d’archives élyséennes confirmant largement les accusations de complicité et de l’appui fidèle de Paris vis-à-vis du régime hutu génocidaire.
L’Etat français a une longue histoire d’amitié avec le pouvoir hutu de Kigali,
en particulier avec le clan du président Habyarimana. Les Rwandais, majoritairement hutus, ont toujours vu dans la France un allié inconditionnel du
régime : l’arrivée des troupes françaises dans le cadre de l’opération Turquoise
ne fut-elle pas chaleureusement accueillie par les miliciens et les militaires
génocidaires ?
Les forces armées françaises étaient présentes sur le terrain, aux côtés du
pouvoir de Kigali, au cours de la période pré-génocidaire et pendant la perpétration du crime. Informée des massacres ciblés de Tutsis, c’est en toute connaissance de cause que l’Elysée accorda son soutien au régime criminel. Un Etat allié
aux génocidaires rend son aide rarement publique. Une fois le génocide accompli, le retour à la paix et l’absence d’une justice efficace offrent aux responsables directs et indirects l’occasion de démentir, dissimuler ou atténuer leur actes.
A cet égard, l’attitude de la France est un modèle du genre. Les charges pesant
contre l’Etat français sont lourdes et ce n’est pas la requête devant le TPIR du
général Bagosora, un des principaux organisateurs du génocide, souhaitant
pour sa défense que soient entendus des personnalités françaises qui dissipe les
doutes sur la nature des actions françaises au Rwanda de 1990 à 1994.
Dès 1990, au cours de l’opération Noroît, la présence militaire française est
sujette à caution33. Obnubilé par la concurrence anglophone menaçant un pré-carré
français en déconfiture, Paris et son chef des armées, le président Mitterrand,
ont toujours considéré le FPR de Paul Kagamé comme un ennemi des intérêts français. Il y avait là une parfaite et venimeuse convergence de points de vue avec les
extrémistes hutus au pouvoir pour qui le FPR était l’ennemi à abattre et par extrapolation, Kigali avait officiellement fait de chaque Tutsi du Rwanda un « ennemi
national intérieur » à éliminer. Lorsqu’en 1990, les troupes du FPR réalisent une
percée depuis l’Ouganda, le régime d’Habyarimana se tourne tout naturellement
vers la France pour demander de l’aide. Des hommes et des armes sont envoyés
en 1993 au Rwanda, permettant d’interrompre la progression du FPR. 80 conseillers
militaires français sont affectés à la formations des FAR, puis vient en mars 1991,

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dossier

le DAMI, Détachement d’assistance militaire et d’instruction, visant à « durcir le
dispositif rwandais » d’après une note de l’amiral Lanxade adressé à François
Mitterrand34. D’ores et déjà, le génocide est une perspective ouvertement envisagée
par le chef d’Etat major des FAR, le colonel Serubuga, comme le confiera l’ambassadeur français Georges Martres devant la Mission parlementaire réunie sous
la présidence de Paul Quilès35. La France n’ignore donc rien des projets génocidaires
hutus mais, dans une vision quelque peu coloniale, les perçoit comme un énième
avatar d’une traditionnelle conflictualité africaine à base interethnique, voire
tribale.
L’opération d’évacuation Amaryllis du 9 au 16 avril 1994, puis Turquoise du
22 au 31 juillet, sont présentées comme des missions exclusivement humanitaires. Turquoise en créant une zone de sécurité a pour objectif déclaré d’interrompre les massacres de civils, or entre le 22 juin et le 21 août, on estime qu’
à peine 15 000 Tutsis ont été sauvés par l’opération Turquoise36. Comment
expliquer un tel échec ? Les soldats devaient-ils aussi s’acquitter d’autres tâches
afin d’empêcher la débâcle annoncée des alliés hutus ? Des témoignages sérieux
se sont multipliés affirmant que ces interventions avaient permis de couvrir
la livraison d’armes aux FAR37 et d’exfiltrer les génocidaires, notamment les
membres du clan présidentiel, l’Akazu38. L’exfiltration vers Goma au Zaïre39
de chefs militaires tels que Théoneste Bagosora est décisive car ces individus vont
poursuivre en toute liberté leur action en achetant des armes auprès de différents
trafiquants installés en Afrique et en Europe. La ZHS, Zone Humanitaire Sûre,
établie par la France sans réel mandat du Conseil de sécurité, s’étend sur près
de 20 % du sud du pays et servira de refuge au GIR à partir de juillet alors
que le FPR entre dans Kigali.
La complète légitimité accordée par la France, seule, au Gouvernement
Intérimaire Rwandais illustre la complicité française dans ce génocide. Après
l’attentat contre l’avion présidentiel, c’est au cœur même de l’ambassade de
France, sous l’autorité de Jean-Michel Marlaud depuis mai 1993, et avec l’accord
de la cellule de l’Elysée dirigée par Bruno Delaye 40, que se déroulent les tractations politiques conduisant à la création du GIR. Ce gouvernement ne restera
que trois jours dans la capitale, préférant se replier à Gitarama, à 40 kilomètres
au sud-ouest, d’où il continuera de coordonner le génocide en même temps
que la guerre. Le 27 avril, deux de ses membres sont officiellement reçus par l’Elysée et Matignon41, tandis que le Général Huchon, chef de la Mission de coopération militaire, reçoit Ephren Rwabalinda un émissaire des FAR. L’armée française est en totale harmonie avec la vision racialiste hutue héritée de l’époque
coloniale belge. Le chef d’Etat major particulier du président Mitterrand, le
général Quesnot, compare le FPR à de « véritables Khmers noirs » et conseille

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de diaboliser la rébellion tutsie afin de permettre « une réorientation forte et
immédiate de l’information des médias sur notre politique au Rwanda »42. Les
troupes du FPR et leur chef Paul Kagamé, dans les traits d’un Pol Pot africain,
sont ainsi présentés aux journalistes et aux humanitaires lors de briefings dans
les consulats43. Que l’expression « Khmers noirs » soit reprise en juillet 1994
par le rédacteur en chef du quotidien Le Monde, Jean-Marie Colombani, laisse
songeur sur la rigueur intellectuelle de certains dirigeants de médias et nous interroge sur les liens entre presse et pouvoir, en situation de crise.
Le 18ème sommet franco-africain de Biarritz qui se tient du 7 au 9 novembre
1994 constitue une nouvelle illustration de l’indéfectible assurance mitterrandienne de détenir la vérité sur la Rwanda. Bien que malade, le président français retrouve des forces pour défendre sa politique africaine, attaquée et critiquée
sur sa position pendant le génocide. Un crime que François Mitterrand jugera, en
privé, comme « pas très important dans ces pays là ». Le Rwanda et son nouveau régime en place au Rwanda depuis le 19 juillet 1994 pour une durée de
cinq ans chargé d’organiser les conditions favorables à des élections démocratiques, n’est pas convié au sommet de Biarritz. Alain Juppé, alors Ministre des
affaires étrangères, justifiait l’absence d’invitation d’une délégation rwandaise
par le manque de cordialité de Kigali qui avait osé critiquer le rôle de la France au
cours des évènements tragiques de l’été : « ce n’est pas comme cela qu’on s’intègre
dans une réunion d’amis ». Il est vrai qu’à Biarritz, on préféra retrouver les amis
« démocrates » de toujours, Compaoré, Biya, Bongo, Eyadema, Mugabe et offrir
l’accolade à Mobutu qui y faisait son retour sur la scène diplomatique internationale.

Le cas Védrine
C’est à Biarritz que la thèse négationniste du « double génocide » est pour la première fois publiquement exprimée par le président Mitterrand, le Secrétaire
général de l’Elysée de l’époque, Hubert Védrine, sans aucune contestation du gouvernement Balladur. Cette vision du génocide marque la position française jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, en mars 2006, M. Védrine interrogé sur la formule mitterrandienne du « double génocide » répond qu’il y a « une certain consensus
pour évaluer à 800 000 le nombre de Tutsis et de Hutus victimes du génocide d’avril 1994 » ; il enchaîne en évoquant les « 3.5 millions de victimes
congolaises des actions rwandaises et ougandaises dans la région depuis 1997 »
et ajoute, non sans cynisme, « je vous laisse le soin de qualifier ces mortslà…»44. Doit-on croire que M. Védrine ne connaît pas le sens du mot génocide
ou qu’il cherche à relativiser l’extermination des Tutsis par une mise en équivalence avec les civils hutus tués lors du conflit ? Ce procédé, nous l’avons
expliqué plus haut, est un des plus fréquents de la mécanique négationniste. S’il

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relève généralement de la duperie intellectuelle, ici, c’est davantage la manipulation politique qui est évidente. Hubert Védrine n’est pas seulement le gardien du temple de la mémoire mitterrandienne, il est aussi un infatigable
défenseur de l’action française au Rwanda. En 2006, Védrine ne peut tolérer ce
qu’il qualifie d’« accusations effarantes » et répète que la France n’a jamais
mené autre chose qu’une « politique de prévention » au Rwanda45. Prévention
de quoi ? « Des massacres » qui allaient survenir immanquablement si Paul
Kagamé prenait le pouvoir. Ainsi, Hubert Védrine veut persuader l’opinion
française que l’opération Noroît ne poursuivait qu’un noble objectif : créer les
conditions favorables à un partage du pouvoir entre Hutus et Tutsis, alors que
l’opération était d’abord une campagne militaire anti-FPR et contre l’Ouganda46.
En effet, ce pays frontalier, où s’est installée une partie des Tutsis exilés fuyant
les pogroms dès les années 1960, a servi de foyer à une armée, le FPR, aspirant
à une reconquête politique du Rwanda. Qualifié dans les années 1990 par
l’Etat major français « d’avant garde du Tutsiland », l’Ouganda est un pays
anglophone Or, Paris, dans un pathétique remake du « syndrome de Fachoda »,
est littéralement hanté par « la menace anglo-saxonne ». Préserver la francophonie
au Rwanda n’avait donc pas de prix.
Les négationnistes s’appuient sur l’argument de l’absence d’intentionnalité
génocidaire. Or, les archives de l’Elysée sur l’intervention militaire française
au Rwanda transmises fin juin 2007 sous la forme d’un cédérom à Florence
Michon, juge d’instruction du Tribunal des armées de Paris47, confirment l’existence d’une planification. De même qu’elles confirment la pertinence des critiques émises depuis 1994 sur les agissements et les complaisances de la Présidence française. De 1990 et 1993, le soutien au pouvoir extrémiste du clan
Habyarimana n’a souffert d’aucune limite : plus le FPR avance, plus le régime,
en danger, se radicalise et appelle à « tuer tous les cancrelats tutsis », ce dont les
notes transmises à l’Elysée portent trace. Pourtant, les livraisons d’armes aux FAR
augmentent. Ainsi, le Directeur des affaires africaines du Quai d’Orsay appelle
en mars 1992 à un renforcement de l’appui militaire pour contrecarrer l’avancée du FPR. Dans les notes émises par le n° 2 de la cellule africaine de l’Elysée,
Dominique Pin, on retrouve la propagande hutue de la RTMC selon laquelle ce
sont les troupes du FPR qui vont déclencher un génocide si elles s’emparent du
pays48. De telles alertes, pourtant sans fondement, justifient que l’Elysée lance
en février 1993 l’opération Chimère49, une collaboration complète avec les
militaires des FAR et les miliciens extrémistes, pour contrôler l’accès à Kigali,
avec barrages routiers et vérifications des identités. De nombreux témoins,
dont les rescapés ont affirmé, devant le TPIR notamment, que des soldats français voyant la mention « tutsie » sur la carte d’identité transmettaient « le cas »

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aux militaires hutus sur place, sans se préoccuper du sort qui lui était réservé.
Ces informations révèlent l’inanité des arguments d’Hubert Védrine sur le
caractère préventif et pacificateur de l’action française au Rwanda à la veille
du génocide. Ce dernier s’insurge quand on lui suggère que la France aurait dû
faire preuve de retenue dans son soutien aux extrémistes hutus : « Au nom de
quoi la France aurait-elle du soutenir, au Rwanda, la prise de pouvoir par la
force d’un petite minorité appuyée par une armée ? »50. Il est vrai qu’en matière
de soutien à des majorités africaines démocrates, la France et son armée sont
experts !
Cette interjection de M. Védrine illustre la position de l’Elysée et explique
la force de conviction des négationnistes en France : une vision étroitement
ethnique de la politique rwandaise dans laquelle les Hutus majoritaires devaient
gouverner la minorité tutsie qui avait pendant longtemps usurpé le pouvoir. Cette
diabolisation des Tutsis construite par les extrémistes hutus dès « la révolution sociale » de la décennie 1950-196051, a été reprise et tenue pour vraie par
Mitterrand et ses conseillers sans que la réalité politique n’ébranle jamais leur
obsession anti-tutsie. Ainsi, le général Quesnot n’évoquait-il pas « les remarquables relais du lobby tutsi »52 ? Dès lors, comment s’étonner que la France soit
un refuge doré pour les négationnistes du génocide des Tutsis puisque rien
n’est venu, au sommet de l’Etat, contredire ou remettre en cause les choix politiques français au Rwanda depuis 1990.

Deux visages du négationnisme à la française : Pierre Péan et Jean-Louis
Bruguière
La négation du génocide des Tutsis prend deux formes. La première est une négation absolue passant par une requalification du génocide en guerre civile, conflit
interethnique ou violences spontanées des Hutus en situation d’autodéfense.
Il s’agit des procédés de rationalisation et de banalisation propres à la mécanique
négationniste. La seconde forme est celle de la relativisation consistant à retourner l’accusation contre les victimes. Dans le cas du Rwanda, la proximité temporelle des faits, la forte médiatisation des massacres, la reconnaissance officielle
quasi immédiate du génocide, sont autant de facteurs rendant délicat le déni du
million de Tutsis assassinés pour la seule raison d’être nés. Il s’agit alors pour
le négationniste de procéder à une relecture exclusivement quantitative de la mortalité au cours de la guerre pour mettre en équivalence les victimes du génocide
et celles du conflit armé. Ce parallèle malhonnête permet d’ignorer la spécificité du sort réservé aux Tutsis du Rwanda et à appuyer la théorie du « double
génocide ». Or, par définition, le génocide est un acte de destruction unilatérale :
le groupe-cible, en état de vulnérabilité extrême, ne peut pas se défendre, encore

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moins planifier et commettre en représailles un génocide, de surcroît simultanément à sa propre extermination ! Le concept même de « double génocide »
n’a donc aucune pertinence intellectuelle.
Ces deux formes de négation existent en France et il arrive qu’elles se
mélangent pour former un ensemble assez confus poursuivant plusieurs objectifs : défendre la politique française, démontrer l’absence d’intentionnalité
génocidaire, rejeter la faute sur le FPR de Paul Kagamé, laver de tous soupçons les cadres rwandais ayant planifié et exécuté le génocide. Ce négationnisme franco-hutu bénéficie de relais politiques, judiciaires et médiatiques lui
permettant de s’exprimer publiquement et d’apparaître comme un « autre discours de vérité » sur le génocide. Faurisson ou Garaudy prétendent aussi porter « un autre discours » lorsqu’ils énoncent leurs théories niant la réalité de l’extermination des Juifs d’Europe, mais heureusement, en France, la loi condamne
le négationnisme de la Shoah, le législateur ayant perçu qu’il est question d’antisémitisme et non d’analyse historique. Dans le cas du Rwanda, la France
semble toujours croire qu’il existe « plusieurs vérités » sur le génocide.
La force des négationnistes ne réside pas seulement dans l’exposition
publique dont ils disposent pour présenter leurs thèses, mais aussi à la multiplicité des dimensions qu’ils abordent dans un pays où peu de journalistes et de
politiques, susceptibles de les contredire, ont de solides connaissances sur les
questions africaines. Les spécialistes, qu’ils soient historiens, anthropologues,
sociologues ou politologues sont rarement sollicités par les médias pour clarifier la situation. Ainsi a-t-on vu notamment érigés en experts un journaliste
d’investigation et un juge d’instruction, prétendant tous deux « dire » l’Histoire, dans une direction négationniste convergente53.
Le discours négationniste du génocide des Tutsis se focalise le plus souvent
sur la quête de responsabilité de l’attentat contre l’avion présidentiel dont on
ignore jusqu’à ce jour le commanditaire. Deux pistes sont probables : le FPR ou
les extrémistes hutus, tous deux refusant les accords d’Arusha pour des raisons différentes. Cet événement continue, à tort, d’être perçu comme le facteur
déclenchant du génocide, et pour la plupart de ceux qui investiguent, identifier
le coupable permettrait de mieux comprendre l’engrenage génocidaire. Rien n’est
plus faux pour qui connaît l’histoire rwandaise : le génocide était en préparation
par la tendance extrémiste du régime de Kigali depuis si longtemps que l’attentat
ne fut qu’un prétexte et non une cause. Mais pour les négationnistes, accuser
le FPR permet de réaliser deux objectifs majeurs : retourner la responsabilité du
génocide contre les Tutsis de l’extérieur et disculper les Hutus qui n’auraient fait
que se défendre. Il faut relever que c’est en particulier au moment des commémorations du dixième anniversaire du génocide que les théories négation-

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nistes firent leur retour sur le devant de la scène, bénéficiant ainsi, en France,
d’un contexte médiatique favorable à l’exposition de leurs théories.
Noires fureurs, blancs menteurs, le livre de Pierre Péan, que le magazine
l’Histoire n’hésite pas à qualifier de pamphlet54, est paru à la fin de l’année 2005
aux éditions Mille et une Nuits, maison d’excellente réputation aux publications hétéroclites, mais qui semble s’être laissée égarer par l’auteur du bestseller La face cachée du Monde… Le livre se veut une réponse à celui du grand
reporter du Figaro, Patrick de Saint-Exupéry55, qui racontait sa longue enquête
sur l’implication de l’armée française dans la machine génocidaire hutu56.
Dans son ouvrage polémique, Péan sélectionne un certain nombre de faits
afin d’appuyer une toute autre thèse : d’une part la France n’était en rien complice du génocide, d’autre part c’est le FPR de Kagamé, et non les extrémistes
hutus au pouvoir, qui doit être tenu pour coupable de crime de génocide. Récusant le qualificatif de négationniste, Pierre Péan espère néanmoins se voir
appliquer celui de révisionniste au motif que « lorsque l’Histoire est à ce point
truquée, la seule façon de reprendre le chemin de la vérité, c’est de la réviser »57. Non seulement Pierre Péan méprise par ses propos la méthode scientifique prévalant à l’écriture historique, mais il pratique la traditionnelle stratégie
des négationnistes liant révision historiographique et déni de réalité.
Une anecdote rapportée par le quotidien La Libre Belgique mérite d’être
évoquée car elle illustre à quel point la méthode d’investigation du journaliste
s’écarte de la rigueur scientifique devant présider à toute étude pour éclairer un
fait historique. Pierre Péan les avait contactés au sujet d’un entretien exclusif
obtenu en juin 1991 avec Paul Kagamé, il leur explique alors qu’il va « commencer
une enquête pour montrer que la France n’avait pas été complice du génocide »58. Avant d’avoir rassemblé le matériel nécessaire à son enquête exhaustive, Pierre Péan sait donc déjà ce qu’il va trouver. Mais il assume. Au journaliste Vincent Hugeux lui faisant remarquer que ses témoignages sont « pour le
moins sélectifs », il répond : « Ils le sont par définition, puisque je les sélectionne.
Voilà onze ans que règne la vérité dominante. Il est normal d’éclairer l’autre face
de la pièce. Jamais, dans aucun écrit, je n’ai prétendu à l’objectivité. Mieux, je
revendique ma subjectivité »59. C’est sans doute pourquoi Hubert Védrine juge
utile cet éloge de Pierre Péan dans le quotidien belge, le Journal du Mardi : « Il
fallait quelqu’un comme Péan, qui est farouchement indépendant, qui n’a peur
de personne, pour établir faits et vérité ».
Le ton offensif pour ne pas dire outrancier de l’auteur a largement discrédité l’ouvrage auprès de ses confrères journalistes. Le Monde le présente comme
« un pamphlet anti-tutsi » ne visant qu’à un « renversement d’interprétation »
sur le génocide. En reprenant le registre sémantique racialiste des extrémistes

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du Hutu Power, Péan n’évite pas le racisme pur et simple en qualifiant la
« race » des Tutsis d’une des plus « menteuses sous le soleil ». Il évoque « une
culture du mensonge et de la dissimulation » dominant « toutes les autres
chez les Tutsis, et dans une moindre mesure, par imprégnation, chez les
Hutus ». Ces mots d’une rare violence en disent long sur le parti pris du journaliste pour révéler la « face cachée » du génocide. Péan rejoint encore les
génocidaires extrémistes dans la diabolisation des femmes tutsies sur le modèle
de la propagande des émissions de la RTMC : « le FPR utilise les femmes tutsies pour manipuler tout le monde », y compris les soldats français victimes de
« l’infiltration de femmes tutsies ». On pourrait négliger de tels propos, si ce n’est
l’écho qu’ils provoquent dans nos mémoires avec les accusations de la propagande
antisémite, et si le sujet n’était pas aussi grave.
La thèse de Péan ne visant qu’à disculper l’Elysée n’évite ni la confusion, ni
les contradictions. Ainsi, bien que prétendant ne pas nier l’existence d’un génocide, il en accuse indirectement celui qui permit de l’interrompre, à savoir Paul
Kagamé. Selon Péan, qui s’inscrit ici complètement dans la vision élyséenne de
1994, la seule « volonté d’accéder au pouvoir » du chef du FPR en fait « le premier responsable d’une authentique tragédie »60. Il retourne ainsi la faute sur
les victimes, ou du moins sur leur leader de « l’extérieur » en cherchant à montrer comment ce dernier a instrumentalisé la situation en toute connaissance
de cause, favorisant le déclenchement d’une tuerie de masse de sa propre ethnie pour accéder plus vite au pouvoir. Selon le journaliste, rejoignant le juge Bruguière, Paul Kagamé a « planifié l’attentat, donc planifié aussi sa conséquence
directe : le génocide des Tutsis perpétré en représailles », les Tutsis de l’intérieur
étant pour Kagamé, selon Péan, des « collabos » dont le sort ne lui importait pas.
Cette argumentation permet à Péan de nier la dimension intentionnelle du
génocide : les massacres ciblant les Tutsis partout dans le pays, en même temps
et de la même façon, ne sont, selon lui, que l’expression d’une fureur spontanée venant d’une population hutue terrifiée d’être elle-même exterminée par le
FPR. Afin de démentir toute planification, Péan n’hésite pas à parler de « prétendus escadrons de la mort » pour qualifier les milices Interahamwe dont personne n’a pourtant jamais démenti ni l’existence, ni le rôle.
Péan pratique aussi la méthode négationniste de la minimisation du nombre
des victimes, avançant sans preuve que « seulement 280 000 Tutsis » furent
tués, tandis que les Hutus assassinés par le FPR seraient bien plus nombreux. Enfin,
la thèse de Péan est caractérisée par la théorie du complot : celui du FPR essentiellement dirigé vers les médias et les intellectuels, « un lobby pro-tutsi » acquis
d’avance à la cause de Kagamé, chargé de valoriser le FPR et de diaboliser la
France et les Hutus. A lire pourtant les médias au cours des mois du génocide, et

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dans les années qui suivirent pour certains, on a bien du mal à vérifier l’efficacité
de ce « lobby pro-tutsi » dont nous parle Péan ! Le journaliste n’hésite pas à nommer et mettre en cause une série de journalistes, universitaires, responsables
d’ONG sans apporter aucune preuve. Et Pierre Péan n’en a pas fini de ses révélations
sur le prétendu complot de Kagamé : il laisse entendre que la Belgique était l’alliée discrète du FPR dans l’attentat contre Juvénal Habyarimana. Il a même l’audace d’accuser le contingent des parachutistes belges assassinés le 7 avril 1994
d’avoir transporté les missiles ayant abattu l’avion. Les morts ne parleront plus, en
effet ; pas plus que les restes des missiles qui ont disparu.
Des liens étroits existent entre le négationnisme de Péan et celui du juge
Jean-Louis Bruguière. D’ailleurs, la théorie de ce dernier est soutenue par Péan.
Comme une journaliste belge le remarque ironiquement, Pierre Péan manque
de continuité dans ses jugements lapidaires, lui qui avait accusé ce même juge
de malhonnêteté dans la procédure sur l’attentat du DC 10 d’UTA en 198961.
La mise en accusation du FPR est primordiale dans la mécanique négationniste, elle permet de convaincre l’opinion que ce sont la stratégie, les actions
et les manœuvres de Paul Kagamé qui ont conduit à la tragédie62. Force est de
reconnaître que les troupes de l’APR (Armée Patriotique Rwandaise) qui succèdent au FPR ne furent pas exemptes d’actions criminelles, relevant de la catégorie
du crime contre l’humanité, contre des réfugiés hutus au Congo. Il n’empêche
qu’il ne s’agit pas de génocide. D’ailleurs, le fait que les réfugiés hutus aient pu
revenir au Rwanda, sans être dépossédés de leurs terres par le nouveau pouvoir puis que des centaines d’assassins ayant participé au génocide aient été
libérés, illustre que le pouvoir en place à Kigali n’a jamais eu d’intention génocidaire vis-à-vis de la majorité hutue. Que le Rwanda actuel ne soit pas une
démocratie parfaite, personne ne le niera, mais le régime en place n’a rien de comparable avec celui des années 1990 dirigé par les racistes du Hutu Power.
Jusqu’en novembre 2006, date de sa clôture officielle, l’enquête du juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière sur l’attentat du 6 avril ne faisait que l’objet de
rumeurs. La polémique ouverte par la publication de ses conclusions s’est étalée
dans la presse, mais a surtout dépassé les frontières : l’ONU, le TPIR, le régime de
Kigali. Tous furent concernés par ce qui n’était à l’origine qu’une enquête ouverte
en 1998 pour répondre à la plainte conjointe de familles françaises, celles de l’équipage du Falcon 50 du président Habyarimana. Le juge Bruguière a finalement
transformé son enquête en une implacable machine accusatrice de Paul Kagamé
le conduisant à demander des poursuites par le TPIR contre l’actuel président et
à faire émettre par le parquet de Paris neuf mandats d’arrêt contre des proches de
Kagamé, essentiellement des militaires, inculpés « d’entreprise terroriste »63. Le résultat : la rupture des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France.

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Le juge français est clair : Paul Kagamé a organisé, de longue date, l’attentat. A aucun moment il ne prend la peine d’analyser la piste incriminant les extrémistes hutus, pourtant sur les lieux dès 22 heures pour bloquer l’accès au site
de l’attentat aux représentants onusiens de la MINUAR64. Pour convaincre,
Jean-Louis Bruguière s’appuie sur des preuves très contestables. D’une part, le
témoignage de Abdul-Joshua Ruzibiza, ancien officier du FPR prétendant avoir
participé à l’opération. Celui-ci fait état de situations troublantes méritant d’être
analysées, mais il rapporte aussi des faits non vérifiables, successions de « ondit » et « j’ai entendu quelqu’un dire »65. Le témoin Ruzibiza semble pourtant
absolument fiable aux yeux du juge Bruguière lorsqu’il s’agit d’accabler Kagamé,
préférant laisser de côté les graves accusations contre l’armée française portée
par l’ex-FPR, dont on relèvera qu’il n’a jamais fait l’objet d’une procédure judiciaire en France malgré sa prétendue participation à l’attentat… D’autre part, le
juge français tient comme preuves de l’implication du FPR dans l’attentat, des
photos de deux missiles retrouvés inopinément par des civils plus d’un mois
après les faits sur les lieux. Le numéro d’indentification d’un des missiles permettait de le lier à une commande d’armes passée par l’Ouganda à l’ex-URSS.
Ces photos auraient circulé via des extrémistes hutus aux militaires français, sans
que l’on connaisse les auteurs des clichés, ni comment ils avaient pu être enregistrés par l’administration militaire française. Ces photos furent présentées à
la mission d’enquête parlementaire de Paul Quilès qui, après un minutieux
examen, concluait en 1998 à la manipulation de la mission par des exilés rwandais hutus hostiles au nouveau régime de Kigali66. Pourtant, le juge Bruguière
s’appuie essentiellement sur elles pour accuser le FPR. De même, il cautionne
le témoignage accablant pour Kagamé de Grégoire de Saint-Quentin invalidé par
la mission Quilès, tout comme celui du capitaine Barril qui prétend avoir récupéré une boite noire sur les lieux67, ce qui démentit formellement l’ONU.
Enfin, au delà du fond et de la méthode du juge Bruguière, c’est le ton
polémique éloigné de l’impassibilité juridique attendue qui étonne. Cherchant
à démontrer à tous prix la culpabilité de Kagamé dans l’attentat, le juge antiterroriste en arrive à l’accuser d’avoir déclenché le génocide en toute conscience.
On retrouve donc ici la mécanique négationniste du retournement de l’accusation.
Le juge Bruguière avance que « Kagamé aurait provoqué et entretenu des violences interethniques pour légitimer le recours à la violence »68, et insinue
que la planification de l’attentat n’est rien d’autre que la planification du génocide des Tutsis du Rwanda que le chef du FPR aurait intégrée dans « une stratégie d’ensemble échafaudée dès 1993 et visant à s’emparer du pouvoir par la
violence et à l’exercer sans partage ». Jean-Louis Bruguière va plus loin en affirmant, sans aucune preuve tangible, que Paul Kagamé avait volontairement

Barbara Lefebvre

CONTROVERSES

retardé sa victoire pour que l’extermination des Tutsis se poursuive, lui épargnant
une purge après son accession au pouvoir. Cette théorie relève davantage du procès d’intention que de l’enquête judiciaire. Elle meurtrit profondément la
mémoire du million de victimes de la haine raciste d’un régime que le juge
français se garde de condamner. Enfin, on peut s’étonner qu’appelé à répondre
à la plainte de familles, un magistrat préfère préfère consacrer l’essentiel de son
enquête à la réécriture de l’Histoire. Les familles de l’équipage français du Falcon 50 abattu le 6 avril 1994 au dessus de Kigali ont-elles reçu les réponses
qu’elles attendaient ?
Les deux figures évoquées ici, Pierre Péan et Jean-Louis Bruguière, ne sont
pas les seules à produire des versions aspirant à nier ou relativiser la réalité
du génocide. Si nous les avons choisis, c’est qu’ils bénéficient tous deux d’une
certaine notoriété auprès des médias et de la classe politique qui se font l’écho
de leur théorie. On remarquera toutefois que la presse a été bien plus critique
à leur égard en 2005 et 2006 qu’elle ne le fut à l’époque du génocide et juste
après. Le temps a passé, de nombreux ouvrages de spécialistes ont démontré la
réalité du génocide, des commissions d’enquête ont été créées par des ONG pour
revisiter le rôle de la France dans cette tragédie. Reste qu’une large exposition
des positions négationnistes est offerte par ces deux personnalités publiques.
Le discours du mensonge qui circule en France dans quelques obscurs colloques en sous-sol ou publications à compte d’auteur se trouva médiatisé lors
des polémiques lancées par le livre de Péan et l’enquête du juge Bruguière.
Jean-Pierre Chrétien, évoquant les « brouillages du travail de mémoire » sur
le génocide dix ans après, a clairement analysé les stratégies de publicité des
négationnistes rwandais installés en France69. Il parle de « commémoration à l’envers » pour évoquer les groupuscules d’exilés hutus célébrant chaque année non
pas l’anniversaire du déclenchement du génocide mais celui de l’attentat du 6 avril.
Tous les ans, début avril, des colloques négationnistes se tiennent organisés dans
des lieux aussi prestigieux que le Sénat, la Sorbonne, la Maison de la radio. JeanPierre Chrétien montre comment « d’anciens dignitaires des régimes Habyarimana
et Mobutu » parviennent à duper les responsables de ces salles par des titres
imprécis comme « Rwanda demain ? »70. Des personnages comme l’essayiste québécois Robin Philpot et le Camerounais Charles Onana, se disant journaliste,
apparaissent comme fédérateurs au sein des cercles négationnistes européens et
très actifs en France. Jean-Pierre Chrétien explique qu’au delà des arguments
négationnistes traditionnels, que nous avons largement exposés plus haut, le
négationnisme venu du Québec connaît un franc succès en France et « se caractérise par une hostilité radicale à l’égard des Anglo-Saxons et notamment des
Etats-Unis, jugés en l’occurrence responsables de tout ce qui s’est passé au

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dossier

Rwanda »71. L’Afrique serait victime du complot impérialiste anglo-américain,
pouvant glisser chez certains radicaux du « lobby juif » à une dénonciation du rôle
d’Israël sur le continent noir72. Et Jean-Pierre Chrétien de s’interroger : bien que
ceux qui « s’emploient à promouvoir et à faire se coaguler ces ressentiments
variés sont marginaux, les cautions qu’ils arrivent à trouver sont d’autant plus
étonnantes ». Le chercheur l’explique par le manque d’intérêt pour les questions
africaines dans une opinion française demeurée perméable à un discours misérabiliste, paternaliste et simpliste sur l’Afrique. L’opinion publique ne faisant que
refléter les visions diffusées par ses médias et sa classe politique…

Lutter contre le négationnisme en rouvrant le dialogue avec le Rwanda.
Depuis la mission parlementaire de 1998, la reconnaissance officielle du génocide par la France est effective, néanmoins, comme on l’a vu, de nombreux
politiques impliqués dans les actions diplomatiques et militaires françaises au
cours des années 1990 continuent de diffuser ou soutenir les théories niant et
relativisant le génocide des Tutsis. A cet égard, le « dévouement » politicomédiatique d’Hubert Védrine est exemplaire. Qu’il s’agisse de promouvoir la théorie aberrante du « double génocide » ou détourner l’attention des responsabilités françaises en accusant le FPR de Paul Kagamé d’avoir déclenché en toute
conscience le génocide, l’objectif est d’ignorer la spécificité du massacres des Tutsis du Rwanda entre avril et juillet 1994.
Or la reconnaissance des responsabilités est une dimension essentielle de
cette histoire. Et il ne s’agit pas seulement d’excuses à présenter aux Rwandais, mais d’une prise de conscience des graves manquements de la communauté
internationale tant en matière de prévention que de répression du génocide
alors qu’elle était informée et sur place pour agir. Les atermoiements diplomatiques du Conseil de sécurité ont largement aggravé la situation, les lourdeurs
administratives onusiennes également, enfin le double-jeu de certains intervenants, au premier chef la France, n’ont pas contribué à empêcher significativement l’accomplissement du génocide.
En 1994, le secrétaire général Boutros Boutros-Ghali, avait reconnu ces
manquements. En 1998, Kofi Annan, nouveau secrétaire général, qui était en
1994 secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, exprimait
aussi ses regrets. En 1994, le pape Jean-Paul II, sans condamner le régime
hutu, avait néanmoins appelé les membres du clergé coupables de crimes à
assumer leurs responsabilités. Le 11 mai 1995, Georges Carey, l’archevêque de
Canterbury en visite au Rwanda, présentait ses excuses au nom de l’Eglise
anglicane. En mai 1998, ce fut au tour de Bill Clinton en visite au Rwanda de
s’excuser au nom du peuple américain pour n’avoir pas su interrompre les

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CONTROVERSES

massacres, ni répondre aux appels à l’aide des Rwandais. Le 7 avril 2000, à
Kigali, le premier ministre belge, Guy Verhofstadt, venait également présenter
ses excuses au peuple rwandais.
Et la France ? En 1995, le président Chirac, fidèle à son prédécesseur, préférait demander une minute de silence à la mémoire de Juvénal Habyarimana
lors de la conférence annuelle des chefs d’Etat d’Afrique francophone73. Et
Hubert Védrine de commenter : « Si les Etats-Unis s’excusent, c’est qu’ils ont
quelque chose à se reprocher »74. Que reprocher en effet au gouvernement
français sinon d’être allé au delà de la non-assistance à peuple en danger adoptée par la communauté internationale ? Dans le film-documentaire de Raphaël
Gluksmann, Pierre Mezerette et David Hazan75, Hubert Védrine exprime son
mépris pour ceux qui sont allés s’excuser auprès des Rwandais, il parle d’une
« mode un peu religieuse … la manie de la contrition. Il y a tellement eu d’horreurs depuis la nuit des temps que l’on pourrait y passer des journées entières
à expier tous, ce qu’on a fait les uns par rapport aux autres, sur tous les plans ».
L’actuel président Nicolas Sarkozy, dans son discours de Dakar à la jeunesse africaine en juillet 2007, a également exprimé son refus de céder à la
demande de repentance, mais il évoquait celle des crimes des temps passés, traite
négrière et colonisation. A aucun moment dans son discours, il n’évoque le
génocide du Rwanda. Il nous faut revenir un an plus tôt, en mai 2006, à Cotonou au Bénin où le ministre-candidat venait présenter les grands axes de sa
future politique africaine, promise comme une rupture avec l’afroréalisme de
la « Françafrique ». En toute fin de discours, alors qu’il traite de la présence de
l’armée française en Afrique et de son interventionnisme, il évoque le génocide
du Rwanda. Il y reprend les mêmes arguments que ceux entendu en juillet
1994 sur le plateau de France 2. Alors ministre du budget et porte parole du gouvernement d’Edouard Balladur, il est interrogé sur les critiques provoquées
par la présence militaire française et le peu d’efficacité de l’opération Turquoise
à empêcher les génocidaires de nuire, Nicolas Sarkozy défend la politique de l’Elysée en présentant la France comme la seule nation courageuse à s’être dévouée
pour le sauvetage des Rwandais massacrés, aidée de quelques uns de nos
« amis africains ». « Je ne me pose pas la question de l’utilité de l’intervention
de la France, mais pourquoi sommes-nous seuls ? » déclare-t-il. En accusant ainsi
les autres de ne pas être intervenus, il évite de répondre sur les objectifs officieux
de l’opération Turquoise à l’ouest du Rwanda alors que les FAR, anciens alliés
et « élèves » de l’armée française, sont en pleine débâcle. Pour Nicolas Sarkozy, « c’est tout à l’honneur de la France d’engager une opération humanitaire.(...) Imaginez un peu ce que seraient ces images s’il n’y avait pas la zone
de sécurité, si les soldats français de l’opération Turquoise n’avaient pas fait

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dossier

ce qu’ils ont fait avec un courage formidable »76. En 2006, à Cotonou, s’il ne
semble pas ignorer les agissements contestables de la France alliée au régime
d’Habyarimana77, son avis n’a pas changé sur l’utilité de l’intervention française en juin 1994 : « Quelles qu’aient pu être les insuffisances de la politique
suivie par la France au Rwanda avant le génocide, en 1994, il y avait beaucoup
de gens pour dénoncer les atrocités et les massacres commis contre les Tutsis, mais bien peu pour intervenir directement afin d’arrêter ce crime contre l’humanité, comme le fit, seule la France, sous l’autorité du gouvernement d’Edouard
Balladur ». Comme Alain Juppé et François Léotard ayant, en 1998, devant la
mission Quilès, exprimé respectivement leur « légitime fierté » et « immense
fierté » d’avoir contribué à l’action de l’opération Turquoise, Nicolas Sarkozy ne
paraît pas avoir modifié son point de vue. Turquoise sauva certes quelques milliers de Tutsis, mais elle resta entachée par l’abandon, entre le 26 et le 30 juin,
d’un millier de rescapés du génocide dans le Biserero aux machettes des miliciens alors que l’armée française avait connaissance de leur présence. Turquoise servit davantage à exfiltrer, vers le camp de Kivu, les génocidaires cachés
dans la foule des réfugiés. Personne ne peut oser prétendre que l’opération
Turquoise servit à sauver les Tutsis de l’ouest du Rwanda.
Depuis sa prise de fonction, le président Sarkozy ne s’est pas exprimé
publiquement sur le génocide de 1994, ni sur les relations diplomatiques avec
Kigali. Depuis novembre 2006, la Belgique assure à Kigali la représentation de
la France et veille à ses intérêts. On peut s’interroger sur les positions présidentielles lorsque l’on connaît ses liens amicaux et politiques avec Jean-Louis
Bruguière, candidat UMP dans le Lot-et-Garonne aux législatives de mai 2006.
En revanche, l’arrivée au Quai d’Orsay de Bernard Kouchner n’a pas réjoui
ceux qui nient ou relativisent le génocide des Tutsis. Bernard Kouchner n’a
jamais hésité à critiquer la politique mitterrandienne sur cette question.
Des signes tangibles de réchauffement sont apparus au cours de l’été 2007.
Deux signes ont été donnés par la France. Suite à un mandat du TPIR, deux
hommes ont été arrêtés fin juillet : le père Wenceslas Munyeshyaka vivant et officiant à Gisors qui était en 1994 vicaire de la paroisse de la Sainte-Famille à
Kigali, et Laurent Bucyibaruta résidant près de Troyes, l’ancien préfet de Gikongoro. L’acte d’accusation est lourd : faits de génocide, viols, assassinats et extermination. Mais alors qu’ils devaient être transférés vers la prison de la Santé à
Paris pour incarcération jusqu’à la décision du transfert du dossier d’instruction
en France par le TPIR, la Cour d’appel de Paris les relâchaient le 1er août au nom
de la « présomption d’innocence ». Face aux critiques, la chancellerie décide une
nouvelle interpellation le mercredi 5 septembre et leur placement en détention provisoire jusqu’à présentation devant le magistrat du parquet général.

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Second signe officiel, à l’annonce par Kigali de la décision d’abolir la peine de
mort, la France a présenté le 27 juillet dernier ses félicitations : « La France
salue l’abolition de la peine de mort par le Rwanda. L’abolition de la peine de mort
contribue au respect de la dignité humaine et des Droits de l’Homme. Le combat pour son abolition universelle est une des priorités de la politique étrangère
de la France et de l’Union européenne »78. Lors d’une conférence de presse le
10 septembre dernier, Paul Kagamé a laissé entendre que des pourparlers
étaient en cours pour le reprise des relations entre Kigali et Paris. Des bruits circulent également sur l’envoi fin septembre 2007 de collaborateurs du ministre
des Affaires étrangères français à Kigali pour préparer cette réconciliation diplomatique. La dernière visite d’un représentant gouvernemental français à Kigali
date de septembre 2002, Dominique de Villepin y effectuait alors une tournée dans la région, toujours instable, des Grands lacs.
La relance et l’apaisement diplomatiques sont essentiels à la lutte contre le
négationnisme mais s’ils s’accompagnent d’une reconnaissance officielle, par
l’Etat français et son armée, des erreurs commises au Rwanda. Tant que la
France, seule, persiste à diaboliser Paul Kagamé pour couvrir ses agissements
avant et pendant le génocide, elle ne fait que renforcer son autorité, en particulier
auprès de la communauté internationale, pourtant sa politique gouvernementale mérite des critiques. Par ailleurs, assumer ses responsabilités serait pour
la France non un signe de « repentance », mais de courage politique et de cohérence pour une nation se targuant d’être la « patrie des droits de l’Homme », sensible au « travail de mémoire ». Il est en effet indigne que la France continue
d’être la terre d’asile favorite des négateurs du génocide des Tutsis du Rwanda
et offre régulièrement une tribune médiatique aux défenseurs de la politique française alliée du Rwanda d’Habyarimana. Il faut oser le droit d’inventaire des
années Mitterrand-Chirac sur la question rwandaise si l’on prétend vouloir la
« rupture » avec les compromissions d’antan…

notes
1. Ce terme apparaît en France en 1987 sous la plume de l’historien Henry Rousso (Le syndrome
de Vichy) qui a crée ce néologisme pour combattre l’usurpation du terme historiographique « révisionnisme » par les idéologues négationnistes. Dans le monde anglo-saxon, on parle de « denial ».
2. Par exemple la traite négrière occidentale ou les guerres coloniales dont on [les puissances occidentales] masquerait la dimension génocidaire.
3. Le génocide des Arméniens (1915-1916), le génocide des Juifs d’Europe (1940-1945), le génocide cambodgien (1975-1979) et le génocide des Tutsis du Rwanda (1994).
4. Dans Comprendre les génocides. Comparer-enseigner, sous la direction de B. Lefebvre et S.

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Ferhadjian (Bréal, 2007), p. 168.
5. Lesquels ont permis aux chercheurs d’exposer et discuter publiquement leur théorie après avoir
croisé et confronté l’ensemble des sources à leur disposition (documents officiels, témoignages, travaux historiques, etc).
6. On lira utilement l’analyse comparée des cas arménien et juif par Richard Hovannissian,
« L’hydre à quatre têtes du négationnisme ». L’actualité du génocide des Arméniens, Actes du colloque organisé par le Comité de Défense de la Cause Arménienne, Edipol, 1999, p.143-177
7. Un génocide idéologique se déroule toujours dans un contexte de guerre (civile ou régionale) permettant de camoufler le crime qui fut planifié avant le déclenchement du conflit. Ce contexte d’intense violence armée est utilisé par les négationnistes pour affirmer que le projet n’était pas l’extermination de populations ciblées mais leur déplacement géographique et leur relocalisation hors
des zones de combat ; cet argument négationniste se retrouve dans les cas arménien, juif, cambodgien.
8. En France, les énormités des négationnistes « ancienne génération » comme Roger Garaudy ou
Robert Faurisson sont prises pour emblématiques du phénomène, mais c’est ignorer l’existence de
réseaux universitaires où les écrivains négationnistes développent d’habiles stratégies et des argumentaires plus fins permettant une exposition publique de leur théories dans un cadre académique.
9. Traduction : « ceux qui combattent ensemble ».
10. Une milice hutue composée de jeunes hommes du parti extrémiste hutu, le CDR.
11. La mention ethnique sur les papiers d’identité instaurée en 1931 par les colons belges a été maintenue par le pouvoir hutu en place depuis l’indépendance. Depuis juillet 1994, elle a disparu.
12. La lecture des témoignages recueillis dans la région de Nyamata par Jean Hatzfeld est indispensable. Dans le nu de la vie (Seuil, 2000) est constitué des récits de rescapés tutsis, Une saison de machettes (Seuil, 2003)fait entendre la voix des bourreaux de la même région.
13. L’ONU a montré, au cours des années 1990, son impuissance politique et humanitaire devant
des situations de crimes contre l’humanité. Après les crimes commis en ex-Yougoslavie, le génocide des Tutsis du Rwanda a contribué à une remise en cause fondamentale du rôle de l’ONU. La
réforme institutionnelle qui a suivi n’a pour l’instant pas démontré, loin s’en faut, une plus grande
efficacité dans le règlement des questions sensibles.
14. Cette victoire n’étant pas elle-même exempte de crimes pouvant relever de la qualification de
crime de guerre, en effet des civils hutus furent assassinés au cours de la progression du FPR, mais
il ne s’agit en aucun cas de crime de génocide contrairement à ce qu’affirment les négationnistes.
15. On lire utilement le rapport précis et objectif de la Commission indépendante d’enquête sur les
actions de l’Organisation des Nations Unies lors du génocide de 1994 au Rwanda remis à K. Annan
en décembre 1999.
16. Depuis 1990, les victoires militaires du FPR dirigé par Paul Kagamé, la montée en puissance
de coalitions politiques démocratiques rwandaises et les pressions internationales avaient obligé le
pouvoir autoritaire hutu à s’ouvrir. En août 1993, les accords de paix d’Arusha avaient été signés
entre le FPR et le régime rwandais, accords peu respectés par le FPR et surtout honni par les extré-

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mistes hutus, proches du président Habyarimana, qui constituent un Etat dans l’Etat et décident
« d’en finir » avec les Tutsis.
17. Mission des Nations Unies pour la Rwanda opérationnelle en octobre 1993 rassemblant 5 500
militaires dédiés à « la sécurité générale ».
18. Dans un livre publié en 2005 par un éditeur proche des cercles négationnistes rwandais, BoohBooh critique avec virulence le témoignage de R. Dallaire paru en 2003, il en arrive à colporter à
son encontre les plus obscures rumeurs véhiculées par les médias génocidaires de la RTLM et
Kangura le journal du Hutu Power.
19. Roméo Dallaire a raconté cette expérience et exprimé son écoeurement dans son livre J’ai serré
la main du diable (Libre expression, 2004).
20. Sur l’analyse de la propagande médiatique génocidaire, il est indispensable de lire l’ouvrage
dirigé par Jean-Pierre Chrétien Rwanda, les médias du génocide (Karthala, 1995).
21. En avril 1994, les effectifs de la MINUAR s’élèvent à 2 539 soldats originaires de 24 pays dont
440 Belges, 883 Ghanéens et 942 Bangladais.
22. Le 21 avril, suite au vote du Conseil de sécurité, les effectifs de la MINUAR sont réduits à 270
hommes !
23. Agathe Habyarimana vit en France, elle a bénéficié des largesses de l’Etat français jusqu’à peu.
En février 2007, une plainte la visant a été déposée au tribunal d’Evry par le Collectif des Parties
Civiles pour le Rwanda (CPCR) pour « complicité de génocide et de crimes contre l’humanité ».
24. A partir de 1970, l’extension du conflit vietnamien provoque une guerre civile au Cambodge
permettant aux Khmers rouges soutenus par le Vietnam de prendre le pouvoir. La destructuration
de la société commencée par la guerre prend un tour radical conduisant au génocide.
25. Emission Nightline sur la chaîne ABC News.
26. Le 3 mai 1993, le président Clinton avait signé une directive subordonnant à des conditions
plus rigides l’implication américaine dans les opérations de maintien de paix de l’ONU.
27. Le TPIR sera effectif dès novembre 1994 et basé à Arusha en Tanzanie. Il poursuit jusqu’à ce
jour ses enquêtes et traduit les criminels ayant pu être extradés.
28. Seuls 32 Sénégalais seront intégrés à l’opération Turquoise (2362 soldats), la dimension « multinationale » est donc toute relative.
29. Elle s’achève le 31 juillet 1994.
30. Le Monde, 4 juillet 2007.
31. « Dix ans après le génocide des Tutsis au Rwanda. Un malaise français ? » dans le Temps des
Médias, n° 5, automne 2005.
32. Voir en particulier les conclusions de l’enquête contradictoire de La Commission d’Enquête
Citoyenne pour la vérité sur l’implication française dans le génocide des Tutsis rendues publiques
en novembre 2004.
33. En octobre 1990, alors que les troupes belges se retirent, les soldats français se maintiennent
et vont former les FAR, devenant aussi témoins des pogroms antitutsis menés par les miliciens
Interahamwe

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dossier

34. Issu des archives élyséennes transmises au TAP en juin 2007. Le Monde, 2 juillet 2007.
35. La Mission d’information sur les opérations militaires menées au Rwanda par la France est créée
en mars 1998 par la Commission de la Défense nationale et des Forces armées conjointement à la
Commission des Affaires étrangères. Elle répondait à un « effort d’élucidation des mécanismes et
des motivations d’une intervention militaire française à l’étranger » afin de « permettre au
Parlement de mieux comprendre les ressorts de l’action diplomatique et militaire et, à l’avenir, d’y
être mieux associé ». Dans ses conclusions nuancées, la commission s’est néanmoins employée à
écarter toute responsabilité de la France, ne jugeant pas sévèrement la proximité entre la France et
le régime génocidaire de Kigali avant et pendant les faits.
36. Certains évoquent à peine 7 000 rescapés.
37. Un embargo sur les armes avait été décrété le 17 mai 1994 par le Conseil de sécurité de l’ONU.
38. Agathe Habyarimana installée à Paris se voit remettre, mi avril 1994, par le ministère de la
coopération près de 200 000 francs liquide au titre « d’actions urgentes en faveur des réfugiés
rwandais » ; le chef du réseau Zéro Protais Zigiranyirazo et Ferdinand Nahimana de la RTMC bénéficient également de la sollicitude française. Enfin, en avril, lors de l’évacuation d’une soixantaine
d’orphelins, 34 « accompagnateurs » anonymes en profitent pour disparaître aussitôt débarqués à
Paris.
39. Mobutu compte à l’époque sur l’aide française pour faire son retour, utilisant à son profit la crise
rwandaise
40. Qui travaille par ailleurs activement au retour de Mobutu dans le pays voisin du Rwanda.
41. La Belgique et les Etats-Unis leur refuseront un visa d’entrée.
42. Note du 3 mars 1993 à F. Mitterrand, extrait des archives transmises en juin 2007 au TAP, Le
Monde, 2 juillet 2007.
43. Témoignage d’Annie Faure de l’ONG Médecins du Monde.
44. Le Figaro, 18 mars 2006, propos recueillis par Thierry Oberlé.
45. Ibid.
46. L’opération Noroît fut le plus important déploiement militaire français en Afrique depuis le
Tchad en 1990, où les effectifs français y avaient compté près de 50 000 hommes contribuant à
la chute d’un dictateur, Hissène Habré, pour l’installation d’un nouveau Idriss Déby.
47. En février 2005, une instruction était ouverte au TAP suite au dépôt de six plaintes contre l’armée française de rescapés tutsis.
48. Issu des archives transmises au TAP, Le Monde, 2 juillet 2007.
49. Il semble que Pierre Joxe, alors ministre de la Défense, ait été le seul à s’émouvoir de cette
fuite en avant française. François Léotard, qui lui succèdera, se montrera plus docile.
50. Entretien paru dans Pèlerin, 15 avril 2004.
51. Au début des années 1950, la vision raciste de la société rwandaise (Hutus majoritaires négroafricains supérieurs en droit aux Tutsis minoritaires « d’origine sémitique » qui auraient usurpé le
pouvoir) est théorisée par une nouvelle génération de missionnaires belges incarné par le Père blanc
André Perraudin devenu évêque en 1956. Elle est reprise par Grégoire Kayibanda fondateur du parti

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extrémiste hutu, le Parmehutu, au pouvoir à partir de 1960. En juillet 1973, les Hutus nordistes
qui prennent le pouvoir avec Juvénal Habyarimana poursuivront le développement de cette idéologie raciste.
52. Issu des archives transmises au TAP, Le Monde, 2 juillet 2007.
53. Nous pourrions également citer Bernard Debré parmi les négationnistes partisans de la théorie
du « double génocide » qui a publié un ouvrage au titre évocateur La véritable histoire des génocides rwandais, ed. J.C.Gawsewitch, 2006.
54. L’Histoire, n° 306, février 2006.
55. Détenteur de prix prestigieux comme le prix Albert Londres et Bayeux-Calvados des correspondants de guerre.
56. L’Inavouable. La France au Rwanda, Les Arènes, 2004.
57. L’Express, 01 décembre 2005.
58. La Libre Belgique, Marie-France Cros, décembre 2005.
59. L’Express, 01 décembre 2005.
60. Ibid.
61. Affaires africaines, Fayard, 1990, cité par M-France Cros, La Libre Belgique.
62. Hubert Védrine explique ainsi que « si le FPR, soutenu pas l’armée ougandaise n’avait pas fait
militairement pression sur les frontières rwandaises depuis le début des années 1990, toute la suite
aurait été différente », Pèlerin magazine, 15 avril 2004.
63. Libération, 23 novembre 2006.
64. Rapport de la commission d’enquête de l’ONU, 1999.
65. Rwanda, l’histoire secrète. 1990-2001, éditions du Panama, 2005.
66. Rapport d’information n° 1271, Assemblée nationale, enregistré le 15 décembre 1998.
67. Comment une boite noire d’avion recèlerait-elle des informations sur des missiles sol-air lancés
contre lui !?
68. Cité dans le Nouvel Observateur, novembre 2006.
69. Op. cit, Le Temps des Médias, n° 5, automne 2005.
70. Colloque organisé au Sénat (salle Monnerville) en avril 2002.
71. Op. Cit.
72. J.P. Chrétien cite le cas du Centre d’accueil de la presse étrangère de la Maison de la Radio où
des séances de défense de la chaîne du Hezbollah al-Manar étaient animées en 2004 par des journalistes soutenant les thèses négationnistes du génocide de 1994.
73. Au Bénin en juillet 1995 sous la présidence de M. Chirac.
74. Le Monde, mai 1998.
75. Tuez-les tous, 2005.
76. Journal Télévisé de 20h, France 2, 20 juillet 1994.
77. Ce qui est aisé politiquement puisque la cohabitation n’avait pas commencé lorsque fut pensée et organisée la collaboration militaire entre la France et Kigali.

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