Fiche du document numéro 10000

Num
10000
Date
Lundi 16 août 2010
Amj
Auteur
Fichier
Taille
276998
Pages
3
Urlorg
Titre
Qui se souvient de Dulcie September ?
Sous titre
Qui a assassiné la représentante de l’ANC à Paris en 1988? L’apartheid régnait encore à Pretoria et l’enquête fut classée sans suite. Malgré une piste qui menait à des mercenaires français proches de Bob Denard.
Nom cité
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Mot-clé
Source
JDD
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Un ancien officier, devenu mercenaire de Bob Denard (ci-dessus), pourrait être lié au crime. (Reuters)

La récente Coupe du monde de football est venue apporter une piqûre de rappel. Non, l’Afrique du Sud n’a pas toujours été une « nation arc-en-ciel ». Ni Nelson Mandela, un père de cette nation au charisme intact malgré ses 92 ans. Au Panthéon des héros de la lutte contre l’apartheid, quelle place accorder à Dulcie September? Et surtout quel aurait pu être le destin de cette femme volontaire, voire intransigeante, représentante de l’ANC en France, si elle n’avait été abattue froidement à Paris trois ans avant la fin de la politique ségrégationniste de la République sud-africaine? « Le 29 mars 1988, à 10 heures, au 28, rue des Petites-Ecuries, à Paris 10e, était découvert le cadavre d’une femme de type mulâtre mortellement blessée de plusieurs coups de feu sur le palier du 4e étage du bâtiment C devant les bureaux de l’ANC [African National Congress], organisation anti-apartheid. » Le rapport de police se poursuit avec le CV de la victime: « Carte de résident temporaire au nom de September Dulcie Evon, née le 20.08.1935 à Cap Town, République sud-africaine, domiciliée au 7, avenue de la Convention à Arcueil (94). Célibataire. Représentante de l’ANC pour la France, la Suisse, le Luxembourg »

Trois ans plus tard, le 16 avril 1991, le compte rendu général d’enquête de la Brigade criminelle adressé à la juge Claudine Forkel s’apparente à un constat d’échec: « Il apparaît que l’assassinat de Dulcie September a vraisemblablement été méticuleusement préparé et exécuté à 9 h 45 hors la présence de témoins. Les seuls indices matériels recueillis sur les lieux sont les étuis de cartouches de calibre 22 de marque Hirtenberger. Une empreinte a été relevée sur l’ascenseur et deux mégots de cigarette Marlboro ont été découverts dans l’escalier. Il n’est toutefois pas permis d’affirmer que cette trace et ces mégots ont un rapport avec le ou les assassins… Cette action s’inscrit, semble-t-il, dans une vaste entreprise d’élimination des responsables de l’ANC au niveau européen et fait suite a des attentats ou projets d’attentat contre les dirigeants de l’ANC à Londres et à Bruxelles. » Le 17 juillet 1992, une ordonnance de non-lieu est rendue. Affaire classée.

« C'est grâce à Dulcie September s'il y a eu chez nous une prise de conscience de l'apartheid! » Apartheid est un mot afrikaans qui signifie « développement séparé ». Si les lois racistes se sont mises progressivement en place à partir de 1913 en Afrique du Sud, la séparation matérielle des races deviendra une réalité concrète après la Seconde Guerre mondiale. Fille d’un directeur d’école, Dulcie September est ainsi contrainte, à l’adolescence, de quitter sa maison pour un quartier des Cape Flats, la township métisse du Cap, loin de la ville blanche. Une blessure intime qui signera la première ligne de son engagement politique. Dulcie September entreprend une formation d’institutrice mais jamais elle n’enseignera. Le militantisme, la prison pendant cinq ans, puis les chemins de l’exil la mèneront d’abord à Lussaka en Zambie, puis à Londres et enfin à Paris au milieu des années 1980. Considérée comme une organisation terroriste jusqu’en 1981, l’ANC est autorisée à ouvrir un bureau à Paris par les socialistes. C’est d’ailleurs le PS qui paie le loyer de la représentation, d’abord rue Lafayette puis rue des Petites-Ecuries. Des mouvements de gauche et des associations prennent en charge les factures. Le maire communiste d’Arcueil, Marcel Trigon, s’occupe du logement. Prof d’anglais et militante anti-apartheid de la première heure, Jacqueline Dérens (1) aide Dulcie à trouver ses marques en France. Elle évoque avec émotion cette « très belle femme, une grande métisse avec des yeux étonnants comme remplis de paillettes d’or: quand elle était furibarde, ça flashait! » Son amie française décrit encore « un bourreau de travail, une femme de terrain qui parcourait le pays inlassablement… A cette époque, en France, Mandela était considéré comme un terroriste et l’Afrique du Sud, un pays où finalement les Noirs étaient moins malheureux qu’ailleurs en Afrique. C’est grâce à Dulcie s’il y a eu chez nous une prise de conscience! » Cela a-t-il suffi à motiver son assassinat? Ses tueurs ont-ils bénéficié de complicités en France?

A Paris, l’heure est à la cohabitation. La première de la Ve République. Une campagne électorale permanente entre Mitterrand, à l’Elysée, Chirac, à Matignon et le duo Pasqua-Pandraud, à l’Intérieur. Selon Jacqueline Dérens, la Place Beauvau a refusé à Dulcie September la protection policière qu’elle demandait. La Sud-Africaine avait été agressée dans le métro. Elle se sentait suivie, épiée. A sa demande, elle avait même supplié le maire d’Arcueil de changer de logement, celui qu’on lui avait fourni se trouvait au-dessus d’une école… Il y avait pourtant eu tous ces précédents en Europe qui auraient dû interpeller les premiers flics de France. En juillet 1987, en Grande-Bretagne, deux hommes munis de faux papiers du ministère de la Défense sont arrêtés et trouvés en possession de toutes les adresses personnelles des membres de l’ANC en exil. La Grande-Bretagne est, en mars 1982, le théâtre d’un attentat à l’explosif contre les locaux de l’ANC, puis d’un cambriolage en juillet. En Belgique, une tentative d’assassinat, deux coups de feu à travers une vitre, vise le représentant local de l’ANC en février 1988. Puis, deux jours avant l’assassinat de Paris, une tentative d’attentat a lieu contre le siège de l’ANC à Bruxelles… Le portrait-robot d’un suspect est établi. Il ressemble au visage d’un certain Joseph Klue, « attaché militaire » de l’ambassade sud-africaine à Londres expulsé du Royaume-Uni en 1982.

« Détenait-elle des informations explosives notamment sur le contournement par la France du boycott international de Pretoria? » Au 36, quai des Orfèvres, les policiers de la Crime ne disposent que d’un témoignage. M. Decrepy se trouvait au 2e étage de l’immeuble de la rue des Petites-Ecuries, quand il entend, à 9 h 47, un « bruit de cavalcade » dans l’escalier. Il s’écarte et laisse passer deux hommes de type européen, 1,70- 1,75 m environ, 35-40 ans, les cheveux courts, un imper clair. L’expertise balistique est décevante, « pas d’éléments d’identification ». Les tueurs ont utilisé une « arme à canon lisse », équipée d’un « silencieux de très bonne qualité ». L’autopsie pratiquée par le docteur Campana met en évidence cinq projectiles et parle d’« un tir groupé à courte distance du côté droit du visage ». Du travail de professionnels. Dans ce genre de dossier, pas question de laisser de côté le moindre renseignement. Tant pis s’ils conduisent à des impasses. Les tuyaux recueillis mènent successivement les enquêteurs dans les milieux réfugiés africains à Paris, sur la piste de braqueurs en Norvège, d’un trafiquant d’armes en Allemagne, d’un « escroc au renseignement » en Suède. Le plus sérieux vient des… services secrets français. Et la source s’appelle Pierre Siramy. L’ancien sous directeur de la DGSE le raconte longuement dans un livre (2), qui a fait scandale au printemps dernier. Il tient l’info d’un de ses informateurs, un journaliste, qui dit avoir bu un verre avec deux hommes qui se sont vantés d’être les tueurs de Dulcie September. « L’espion » fait passer le message, via sa hiérarchie, à Robert Pandraud le 2 avril. Le renseignement parvient le 3 mai à la Brigade criminelle, qui note: « Richard R…, ancien officier de l’armée française devenu en 1985 mercenaire au sein de la Garde présidentielle comorienne sous le commandement de Bob Denard, dirigerait actuellement un groupe menant des missions de renseignement sur l’ANC en Europe. Il aurait pu jouer un rôle dans l’assassinat de Dulcie September. Le responsable pour la France serait Victor-Paul T… Selon la même information, une ex-militante d’Occident et de Jeune Europe (3) aurait été agent de liaison du groupe… » Tout ce petit monde est surveillé, écouté, interrogé… Tout colle. « La personnalité de R…, son passé et ses relations dans le milieu des mercenaires, ses fréquents voyages et séjours en Afrique du Sud, et même son implication probable dans un trafic de drogue », écrivent les policiers, font de l’ancien militaire un suspect en puissance. Sauf qu’il est roux et que le seul témoin ne le reconnaît pas. Et que, faute de coopération de la part des Sud-Africains, il est impossible de mettre à mal son alibi…

En 1998, la piste des mercenaires français sera en quelque sorte validée par le rapport de la commission Vérité et Réconciliation, chargée d’enquêter sur les crimes commis pendant l’apartheid. Condamné à perpétuité pour plus de quatre-vingts crimes, Eugène de Koch, chef du redouté Civile Cooperation Bureau (CCB), les escadrons de la mort sud-africains, reconnaît avoir commandité l’assassinat de Dulcie September et affirme que l’un des deux tueurs est un certain Jean-Paul Guerrier, alias Capitaine Siam, un proche de Bob Denard. L’homme a subitement disparu en 1999. Il devait comparaître aux côtés de Denard pour l’assassinat du président comorien dix ans plus tôt. Dulcie September détenait-elle des informations explosives notamment sur le contournement par la France (armes, pétrole, charbon et technologie nucléaire) du boycott international qui frappait alors Pretoria? « Personne n’a de preuves, relativise Jacqueline Dérens. Dulcie n’en parlait jamais à personne, sauf peut-être à ses chefs. Je pense qu’on saura un jour la vérité mais seulement quand les acteurs seront morts et qu’il n’y aura plus personne à protéger, en France et en Afrique du Sud. »

(1) Nous avons combattu l’apartheid, Non Lieu, 2006.

(2) Vingt-Cinq Ans dans les services secrets, Flammarion, 2010.

(3) Mouvements d’extrême droite.

Stéphane Joahny - Le Journal du Dimanche

lundi 16 août 2010
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