Citation
Régine Waintrater
Université Paris Cités
Je ne suis pas historienne, je suis psychanalyste mais j'ai souvent eu recours aux historiens, dont mon ami Yves Ternon, à qui, en son temps, j’avais demandé s’il était légitime d’être comparatiste. Son avis là-dessus était précieux car j'ai essuyé beaucoup de critiques sur le fait que dans mon livre Sortir du génocide, j'avais recours au comparatisme. J’entends ici au milieu de tous ces historiens que non seulement c'est légitime, mais qu'il est difficile de faire sans. Le comparatisme ne gomme pas la spécificité de chaque histoire, mais permet au contraire d'en dégager les invariants, de repérer les analogies mais aussi les différences. Car il ne s'agit pas pour autant de tout confondre, ni de massifier des personnes que le génocide a privées de tout ce qui faisait leur identité.
Pour les « psychistes » (psychiatres et analystes), soit ceux qui pratiquent la clinique psychologique, le comparatisme est inné parce qu’ils rencontrent des patients certes différents, mais présentant ce qu’on appelle des syndromes, soit un ensemble de symptômes. Je rappellerai ici brièvement l'évolution du concept de traumatisme, de névrose traumatique et de ce que l'on appelle état de stress post-traumatique , pour vous parler ensuite de ma clinique individuelle et familiale auprès des survivants, clinique qui englobe toutes les manifestations du traumatisme extrême, et son influence sur les générations d'après le génocide
Ces concepts ont été développés au début du XXe siècle, dans le contexte de la première guerre mondiale. Les premières études de l’effet de la violence massive portent sur les guerres, qui, aussi terribles qu'elle soient, ouvrent la voie à de nouvelles recherches. Je passerai rapidement sur la toute première étude sur les accidents de train, décrits comme à l'origine de troubles massifs, en cette période initiale de l’industrialisation. Les deux guerres du début du 20ème siècle -Première Guerre mondiale et guerre sino-japonaise- ont permis aux psychiatres militaires -français, russes, anglais, allemands- d'observer un faisceau de symptômes communs. Tous constatent que les soldats souffrent de cauchemars, de syndromes de répétition (la personne reste fixée à son trauma), de symptômes dépressifs, confusionnels ou hystériques: mais ces observations sont considérées comme de la simulation chez des soldats désireux d’échapper à leur sort. Précisons toutefois que les idées de Freud, en particulier les concepts d’inconscient et de traumatisme, étaient déjà connues d’un certain nombre de psychiatres, ce qui a contribué à débarrasser les manifestations traumatiques du soupçon de simulation. Depuis, la psychiatrie traditionnelle s'est enrichie des apports de la psychanalyse, la neurobiologie, puis de l'histoire et de la philosophie. C’est surtout grâce au disciple favori de Freud, le psychiatre hongrois Sandor Ferenczi, que l'on a commencé à prendre en compte la réalité historique de l’événement traumatique. ce qui n'était pas le cas dans la psychanalyse traditionnelle, qui privilégiait- et pour certains privilégie encore- la réalité psychique du sujet. Quant Freud s'est intéressé au traumatisme, en écoutant ses patients lui parler des abus subis dans l'enfance, il a d'abord considéré qu'il s'agissait de traumatismes réels, avant d'abandonner cette théorie de la séduction pour élaborer sa théorie de la réalité psychique, selon laquelle les faits rapportés sont des fantasmes élaborés par les personnes en fonction de leurs rapports aux adultes. Peut-être lui était-il difficile de penser et surtout de dire que tant d'enfants avaient été réellement abusés. A sa suite, la psychanalyse a complètement délaissé la réalité de l’événement traumatique. Ferenczi, lui, qui a brièvement servi comme psychiatre militaire, est revenu sur cette théorie, en réhabilitant l'importance de la réalité matérielle du traumatisme. Bien sûr ce traumatisme est remanié et intégré par le psychisme de chacun c’est-à-dire que les mêmes événements ne causent pas les mêmes effets, mais cette réalité matérielle ne peut être ignorée, comme on le voit dans les cas de violences sociales, de violences de guerre, d'attentats et bien sûr de génocides, qui malheureusement reviennent trop souvent sur le devant de la scène. On ne peut plus prétendre qu’il s’agit uniquement de fantasmes.
Combien de survivants de la Shoah ont évoqué devant moi leur déception voire leur colère envers la psychanalyse qui, à leur retour, n'a pas du tout répondu à leurs besoins. Disons qu'à l'instar de la société toute entière, les psychanalystes ne disposaient pas de concepts suffisants pour comprendre l'ampleur et la nature particulière des traumatismes issus du génocide. Sans le vouloir, il ont fait ce que les Anglo-saxons appellent « to add insult to injury », textuellement « ajouter l'insulte à la blessure », en essayant de les faire parler de leurs fantasmes et leur réalité psychique, et en délaissant systématiquement la réalité de ce que ces gens avaient vécu. Il ne s'agit pas pour autant d'oublier l'importance du fantasme, en décidant que tous les humains réagissent de la même façon, ce qui est inexact. Il y a certes de grands événements qui causent les mêmes choses ; mais suivant leur âge, suivant leur histoire, suivant l’environnement d'avant et la façon dont celui-ci va les accueillir après l'évènement, les survivants vont réagir différemment. Vous voyez ici les écueils à éviter pour qui s'occupe de traumatisme : comment tenir ensemble deux réalités qui ne s'excluent pas, mais doivent chacune recevoir l'attention du thérapeute?
Grâce aux études, notamment celles de Robert Jay Lifton sur les survivants d'Hiroshima et les études sur les vétérans de la guerre du Vietnam, on a pu définir et comprendre mieux la spécificité des survivants d'une catastrophe intentionnelle . Je parle ici beaucoup de la guerre mais je ne mélange pas guerre et génocide. Cependant, on notera, comme vient de le faire Raymond Kévorkian (1), qu'il y a un lien constitutif entre guerre et génocide: un génocide se produit toujours à l’abri ou à l’occasion d’une guerre. Et souvent, comme c’est le cas du génocide des Tutsi au Rwanda, la guerre sert au déni du génocide : car on dit « c’est la guerre », on ne dit pas « on procède à un génocide ». Il ne s’agit pas ici d'établir une échelle des souffrances, mais de penser en termes d'atteinte symbolique pour les personnes et leurs descendants. L’atteinte génocidaire est une atteinte qui dépasse l’individu, qui concerne son groupe d’appartenance, sa famille, et trois générations, puisqu’on tue les aînés, on tue la génération du génocide, on tue les enfants et ceux à naître : c’est une atteinte délibérée de la filiation. Ce que n'est pas la guerre: une guerre, aussi meurtrière soit-elle, se fait entre deux États, et n'a pas pour but d'éliminer un groupe dans son entier. Dans le génocide, un groupe est exclu du pacte social dont nous bénéficions sans y penser, comme l’oxygène que nous respirons, mais qui nous assure que nous ne pouvons pas être tués, et que nous sommes des êtres humains. Pour les victimes d'un génocide, ce pacte social implicite n'existe plus, et tous se souviendront à jamais du moment où ils ne faisaient plus partie de l'humanité. Comme dit une survivante tutsi citée par Jean Hatzfeld dans son ouvrage Dans le nu de la vie, « il y aura toujours un ravin entre ceux qui ont vécu le génocide et les autres ».
Cette atteinte, je la constate chez les familles dont les ascendants ont subi un génocide : les Arméniens, les Juifs, pas encore les Tutsi, car leur descendants sont trop jeunes pour consulter. Je vois plusieurs générations et je vois l’impact que cette violence symbolique a eu et continue d’avoir sur le groupe familial et sur le groupe d’appartenance. Avec la question éternelle: pourquoi a t-on voulu nous éliminer de la surface de la terre?
Je me suis beaucoup occupée de collecte de témoignages, auprès de survivants de la Shoah puis de survivants du génocide des Tutsi (notamment avec le projet de la Ligue de l’enseignement et d'Ibuka piloté par Chloé Créoff). Pour un rescapé, témoigner et donc se souvenir est un processus complexe. C'est ce que je me suis efforcée d'expliquer à deux reprises, quand j'ai été citée comme témoin-expert devant la cour d’assises de Paris, lors des procès de deux génocidaires présumés. Expliquer à la cour et aux jurés que, trente ans après les faits, témoigner demeure important voire nécessaire pour un rescapé, mais qu'en même temps c'est un processus violent. J'ai dû expliquer que parfois le témoin se contredit, et que pour autant il ne ment pas. J'ai tenté de sensibiliser mon auditoire aux effets d’un trauma qui empêche souvent un récit cohérent, quand le traumatisme attaque le sentiment de la continuité du soi, instaurant pour toujours un avant et un après. Pour continuer à vivre, les survivants doivent installer un clivage : d'un côté il y le moi qui vit, de l'autre une partie de ce moi est refoulée, « enfermée » dans un coin de la mémoire, celle que Charlotte Delbo, qualifie de mémoire profonde. Mais ce clivage n'est pas absolu, et le survivant est souvent assailli par des fragments de mémoire, par des souvenirs traumatiques à des moments inattendus : des dates anniversaires, voire des événements qui se veulent heureux, mais qui sont autant de rappels de ceux qui ne sont plus là. C'est parfois un bruit, une odeur, ou un mot qui ramène avec lui le souvenir de la persécution. C'est ainsi qu'au Rwanda, les mots courants comme travail ou libérer ont servi aux génocidaires à désigner certains de leurs actes meurtriers, travail signifiant tuer, et libérer signifiant violer. Bien évidemment quand les survivants entendent ces mots, ils sont traversés par des souvenirs violents qui percent la peau fragile de la mémoire.
Le survivant maintient un équilibre où il présente souvent une façade tout à fait adaptée (et on connaît le succès avec lequel les survivants de la Shoah ont réintégré la vie normale), mais il y a une vie en-dessous et il y a des moments extrêmement traumatiques. Et c’est cela qu’on recueille en psychothérapie et dans le témoignage, quand les survivants peuvent se permettre d’aller voir un psy. Lors de mes voyages au Rwanda, il y avait un seul psychiatre, Naasson Munyandamutsa, dont je salue avec émotion, la mémoire, car il a secouru maints survivants, et formé toute une génération de psychistes. Les gens n’avaient pas la possibilité d’aller en psychanalyse.
Je dirai qu'avec ceux qui viennent nous trouver, il faut agri avec prudence et beaucoup de tact. On ne peut leur demander d’emblée de raconter le génocide : ils approcheront ce foyer incandescent quand ils le pourront, par petits pas, par petites touches. J'ai beaucoup appris de ces survivants, et j'ai beaucoup reçu d'eux. C'est ce qui me permet d'affirmer que malgré les difficultés, il ne faut pas céder au découragement, et continuer à essayer de comprendre. Les survivants en ont besoin, et nous aussi.
Sur le temps et la résilience [réponse à la question d’un collègue]
À propos du temps, dans le numéro de la Revue d’histoire de la Shoah sur le Rwanda, j’avais parlé de la temporalité du génocide : avant, pendant, après. Il est bien évident qu’il y a un processus de mémoire, du rapport au souvenir et du rapport au traumatisme. A la suite du psychiatre américain W. Niederland, qui a forgé le concept de « syndrome du survivant » et évoqué l'existence d'un temps de latence, la psychanalyste française E. Weill a parlé de latence du collectif. Le temps de latence est le temps où un évènement est mis entre parenthèses. La latence individuelle est liée à la latence du collectif: quand il s'agit d'un événement qui implique la société toute entière, il est nécessaire que le collectif élabore une demande sociale. Les témoins ne peuvent prendre la parole dans le vide. C'est ainsi, que dès 1946, immédiatement après la Shoah, personne n'était prêt à accueillir leur parole, orale ou écrite. Les survivants se parlaient entre eux, et beaucoup ont remisé au fond de leurs tiroirs des manuscrits refusés par les éditeurs au prétexte, qu'on « savait déjà tout ». Il a fallu attendre l'apparition d'un « horizon d'attente », pour qu'ils se risquent à raconter. Il faut ainsi que le groupe qui a laissé faire, ou qui a assisté sans rien faire, ou qui a fait et, dans le meilleur des cas, qui veut bien le reconnaître -, puisse leur faire une demande, étayée par des structures sociales.
Pour la résilience, il faut des tuteurs de résilience. Que sont ces tuteurs de résilience? Ce peut être des personnes, mais aussi des idées, ou des groupes, et il faut que le sujet ait la capacité de trouver et d'utiliser ces tuteurs de résilience. On n’est jamais résilient dans le vide.
En conclusion on ne peut pas parler du génocide et de toutes les conséquences sans parler du groupe et de l’individu, des rapports entre l’individuel et le collectif. Et ce colloque en témoigne.
(1) Séance du 11 septembre 2023 de la session de Paris. Voir le programme général.