Citation
Procès RWAMUCYO, mardi 1 octobre 2024. J1 4
Procès RWAMUCYO, mercredi 2 octobre 2024. J2 8
Procès RWAMUCYO, jeudi 3 octobre 2024. J3 16
Procès RWAMUCYO, vendredi 4 octobre 2024. J4 23
Procès RWAMUCYO, lundi 7 octobre 2024. J5 32
Procès RWAMUCYO, mardi 8 octobre 2024. J6 42
Procès RWAMUCYO, mercredi 9 octobre 2024. J7 50
Procès RWAMUCYO, jeudi 10 octobre 2024. J8 57
Procès RWAMUCYO, vendredi 11 octobre 2024. J9 68
Procès RWAMUCYO, lundi 14 octobre 2024. J10 78
Procès RWAMUCYO, mardi 15 octobre 2024. J11 86
Procès RWAMUCYO, mercredi 16 octobre 2024. J12 95
Procès RWAMUCYO, jeudi 17 octobre 2024. J13 104
Procès RWAMUCYO, vendredi 18 octobre 2024. J14 113
Procès RWAMUCYO, lundi 21 octobre 2024. J15 124
Procès RWAMUCYO, mardi 22 octobre 2024. J16 150
Procès RWAMUCYO, mercredi 23 octobre 2024. J17 159
Procès RWAMUCYO, jeudi 24 octobre 2024. J18 170
Procès RWAMUCYO, vendredi 25 octobre 2024. J19 176
Procès RWAMUCYO, lundi 28 octobre 2024. J20 181
Procès RWAMUCYO, mardi 29 octobre 2024. J21 186
Procès RWAMUCYO, mercredi 30 octobre 2024. J22 – VERDICT 194
Procès RWAMUCYO, mardi 1 octobre 2024. J1
01/10/2024
• Ouverture du procès, observations et demandes de la défense.
• Audition de François DELBAR, auteur d’un rapport sur la personnalité de l’accusé.
________________________________________
C’est à 10h10 que s’ouvre le procès du docteur RWAMUCYO devant la cour d’assises de Paris. Monsieur le président LAVERGNE commence par annoncer que le procès sera intégralement enregistré. Il demande ensuite à l’accusé de venir à la barre pour se présenter. C’est ensuite au tour des trois interprètes de prêter serment.
Il est procédé ensuite à l’appel des jurés avant de passer au tirage au sort. Six jurés titulaires (4 femmes et deux hommes) et six jurés remplaçants (1 femme et 5 hommes). Ces derniers sont invités à leur tour à prêter serment..
Chaque avocat aura ensuite à confirmer la constitution de leurs parties civiles (près de 800 personnes physiques, dont 530 présentées par maître LAVAL, avocat du CPCR.) Va suivre un échange quelque peu tendu entre la défense et l’accusation concernant le versement tardif de pièces que les avocats généraux n’ont toujours pas reçues à l’ouverture du procès. Occasion donnée à maître MATHE, avocate de l’accusé, de déclarer que ce procès ne se déroulera pas sereinement, que les derniers documents versés par l’accusation (2000 pages) ont été versés trop tardivement… Elle demande alors le report du procès pour entendre de nouveaux témoins, ainsi que l’irrecevabilté des parties civiles personnes physiques. Maitre MATHE finit par se plaindre des faibles moyens financiers dont son collègue, maître MEILHAC et elle-même, peuvent disposer. Et d’ajouter que ces moyens n’ont rien à voir avec ceux des parties civiles.
Ce sera au tour de maître MEILHAC de prendre la parole pour se plaindre que les associations parties civiles au début de l’affaire n’ont jamais déposé des demandes de complément d’information. En quoi cela peut-il le déranger, en quoi cela pourrait nuire à son client, ce qu’il ne manque pas de prétendre. C’est pour lui « une situation inacceptable » : d’où sa demande de reporter le procès! Le CPCR est bien sûr déjà quelque peu égratigné.
La parole est donnée aux parties civiles et maître LAVAL commence par dire que « ce procès n’aurait jamais eu lieu si le CPCR n’avait pas déposé plainte contre Eugène RWAMUCYO en 2007″. El l’avocat de s’adresser aux jurés: « Nous allons parler d’un crime de masse qui a fait entre 800 000 et un million de morts en trois mois. Et vous verrez comment ces gens sont morts, découpés, jetés dans des fosses communes et dont on ne retrouvera, lors de l’ouverture de ces fosses plusieurs années plus tard, que des lambeaux de chair et des bouts de vêtements. » Et cela s’est passé tout spécialement à BUTARE où se trouvait RWAMUCYO. Et de poursuivre: « Vous allez devoir vous prononcer sur la responsabilité d’Eugène RWAMUCYO. Qu’est-ce que cela change qu’on ait déclaré tardivement des personnes physiques comme parties civiles? Nous avons établi deux choses: le lien qui existe entre les parties civiles et les victimes et nous avons situé géographiquement l’endroit où les victimes ont été assassinées. De quoi avons-nous besoin de plus? Un tampon sur un document administratif, un tibia? Comment exiger des preuves quand les victimes ont été ensevelies pendant des années? Les personnes physiques ont perdu les leurs. Qu’on ne vienne pas nous demander des arguments scientifiques. » S’adressant à la cour: « Il est inconcevable de déclarer les parties civiles irrecevables. Vous ne le ferez pas! »
Et haussant le ton: « Je me fiche des propos malveillants, tordus sur le CPCR. Il faudrait décréter un complément d’information? C’est le CPCR qui a subi un retard de 17 ans. Mais n’en tenons par rigueur à la justice qui s’est donné beaucoup de mal. Nous nous sommes battus sans relâche pour que ce procès ait lieu. Quelle audace de dire que c’est un procès bâclé! Ce procès a été diligenté dans les normes. »
Les avocats des associations SURVIE et CAURI vont enfoncer le clou. Dire que ce procès serait un poids trop lourd pour l’État français, c’est irrecevable. Les personnes physiques ont le droit de se constituer partie civile jusqu’à la fin du procès. Pourqoi demander un supplément d’information? « C’est votre cour qui va la faire. D’où l’importance de la preuve testimoniale dans un tel procès. »
Monsieur l’avocat général, Nicolas PERON, revient sur le dépôt tardif des documents versés par la défense et, qu’à cette heure, il n’a toujours pas reçus. Et de demander de rejeter les moyens soulevés par la défense concernant le renvoi du procès: il y a eu de nombreuses commissions rogatoires, l’instruction a été menée de façon tout à fait contradictoire. « L’accusation est le gardien de l’équilibre entre les parties. Il y aurait trop de parties civiles? Seulement 12 ont demandé à être entendues et que les parties civiles ont eu la courtoisie de nous communiquer. Ce qui n’est pas le cas de la défense qui en fait citer 17! Et si nous avons déposé des pièces tardives, elles n’accusent pas monsieur RWAMUCYO. Ces pièces ont vocation à éclairer la cour. » Et d’ajouter, en direction de la défense: « Nous sommes face à une stratégie d’obstruction. Il est temps, après quinze ans d’informations judiciaires, que Eugène RWAMUCYO rende compte de ses actes devant la justice. » Et s’adressant à la cour concernant l’irrecevabilité des parties civiles: « Vous déclarerez irrecevable cette demande de la défense. »
Maître MEILHAC tentera de se justifier quant au fait que l’accusation n’a pas reçu les pièces déposées ce jour. Il en rendrait presque le président responsable dans la mesure où il a utilisé les adresses mail contenues dans les courriels adressés par lui-même aux parties. Monsieur LAVERGNE rétorque à l’avocat que c’était à lui de vérifier les destinataires de ses envois.
Maître MATHE revient à la charge: « Je pars du principe que nous sommes tous de bonne foi. Vous me dites qu’on fait citer des témoins qui n’ont pas été entendus? Je n’ai pas le droit de leur demander ce qu’ils vont dire. On n’a pas le droit de leur parler. Ce reproche est une plaisanterie! »
Il est 13h15. Monsieur le président suspend l’audience qui reprendra à 14h30.
À la reprise, monsieur le président LAVERGNE, dans un exposé clair et parfaitement argumenté, rejette toutes les demandes de la défense et rappelle les motifs des non-lieux partiels ainsi que les faits pour lesquels il est poursuivi: génocide, complicité de génocide, crimes contre l’humanité et complicité de crimes contre l’humanité.
On procède alors à l’appel des témoins. Plusieurs d’entre eux ne seront finalement pas entendus pour différentes raisons. Certains se sont désistés sans qu’on sache vraiment pourquoi, d’autres n’ont pu être joints. Ces désistements vont provoquer un aménagement du planning. Quant à l’épouse de monsieur RWAMUCYO, madame Mamérique MUKAMANANA, elle est priée de quitter la salle: elle ne peut assister aux audiences tant qu’elle n’aura pas été entendue. Maître MATHE aura beau plaider un peu d’humanité de la part du président, ce dernier reste inflexible: « Madame, je vous demande de quitter la salle. » Monsieur LAVERGNE fera toutefois droit à la demande de la défense: Elle sera entendue dès le lendemain à 17 heures.
Monsieur LAVERGNE se lance alors dans la lecture du rapport qui concerne les faits reprochés à l’accusé. Il commence par évoquer la plainte du CPCR en 2007 et procède à un long historique allant de la colonisation à la fin du génocide. Il insiste sur les massacres commis dans la préfecture de BUTARE, la plus impactéée par le génocide (un quart des victimes vivaient dans cette préfecture). Il poursuit en parlant du CV de l’accusé et donne lecture des faits retenus pour poursuivre Eugène RWAMUCYO. L’accusé est poursuivi pour l’enfouissement des corps, leur dissimulation pour permettre la poursuite du génocide, la participation à un groupement formé en vue de commettre et poursuivre le génocide. C’est aussi en tant qu’idéologue que monsieur RWAMUCYO est poursuivi: référence à son discours, le 14 mai 1994, lors de la visite du premier ministre Jean KAMBANDA venu demander aux intellectuels de se mobiliser[1]. L’accusé demande à son tour à ses collègues de soutenir les efforts du gouvernement intérimaire génocidaire.
Audition de monsieur François DELBAR, auteur d’un rapport sur la personnalité de l’accusé.
Le témoin, dans un long exposé, va évoquer la personnalité de monsieur RWAMUCYO: sa jeunesse et son milieu familial, son parcours scolaire (en 1973, l’accusé a été renvoyé de l’établissement scolaire qu’il fréquente « pour avoir fomenté des troubles entre Hutu et Tutsi. »), son éducation religieuse (il entrera au grand séminaire de NYAKIBANDA mais le quittera rapidement), ses études en Russie où il rencontrera celle qui deviendra son épouse, son retour au Rwanda en 1992 et sa fuite au Zaïre en 1994 où il deviendra coordinateur des soins pour plusieurs ONG, et ce, de août à novembre. Se disant menacé, il va rejoindre la Côte d’Ivoire jusqu’en 1999. Arrivé en France, il sera accueilli par la Communauté du Chemin Neuf. Pour se rapprocher de sa famille qui vit en Belgique, près de MONS, il va travailler plusieurs années au Centre anti-poison de Lille (NDR. C’est là que le CPCR le retrouvera au début des années 2000). Il travaillera ensuite à l’hôpital de Maubeuge d’où il sera licencié après avoir fait des remarques désobligeantes à une infirmière. Tous ceux qui ont été entendus par monsieur DELBAR évoquent un homme « efficace, dévoué, très intelligent, toujours prêt à assurer le remplacement de ses collègues, très bon médecin, apprécié de tous (en particulier dans la communauté du Chemin Neuf), ouvert, calme, sociable, travailleur…. Son frère affirme qu’il ne ferait pas de mal à une mouche, sa fille reconnaîtra toutefois qu’il est têtu et qu’il ne prend pas des gants pour dire les choses. » Son ami Jacques DUQUESNE ira jusqu’à dire que « RWAMUCYO avait une mentalité de Hutu, servile, prêt à faire tout ce qu’on lui demande! » (NDR. Remarques racistes peu élogieuses qui rappellent la définition donnée par les colonisateurs. Étonnant tout de même de la part d’un médecin. »)
Monsieur le président va ensuite questionner longuement le témoin avant de passer la parole aux parties civiles. C’est encore maître LAVAL qui intervient pour s’étonner que monsieur RWAMUCYO qui séjournait à BUTARE pendant le génocide, ville jonchée de cadavres, n’ait jamais exprimé le moindre sentiment devant un tel spectacle. « Il est au cœur d’un enfer et ne l’évoque pas? »
L’avocate générale, madame Julie PÉTRÉ, interroge le témoin sur sa méthodologie lors de l’entretien qu’il a eu avec l’accusé. Cette rencontre a duré de deux à trois heures. Il a aussi entendu, par téléphone, les personnes que monsieur RWAMUCYO lui désignait. Lui-même avait connaissance de quelques faits contenus dans le dossier.
Monsieur Nicolas PERON voudrait avoir des éclaircissements sur la déclaration de l’épouse de l’accusé qui avait déclaré qu’elle n’avait pas d’ethnie. Le témoin n’a pas d’explication, si ce n’est de faire comprendre que son mari était Hutu?
La parole est ensuite donnée à la défense. Maître MEILHAC souhaite rappeler les propos de monsieur MENNECIER, le directeur de l’hôpital de Maubeuge concernant le licenciement de l’accusé: « J’ai du prendre des décisions contraires à mon éthique… on a bafoué le droit… il y a eu présomption de culpabilité. » Son client « avait horreur de l’injustice et il vit sa situation comme une injustice. »
A 19h17, monsieur le président suspend l’audience sans avoir eu le temps d’interroger l’accusé concernant le rapport du témoin.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour la mise en page et les notes.
1. Voir l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
Procès RWAMUCYO, mercredi 2 octobre 2024. J2
03/10/2024
• Interrogatoire de personnalité de l’accusé.
• Audition du général Augustin NDINDILIYIMANA, ex-chef d’état major de la gendarmerie au Rwanda.
• Audition de Mamérique MUKAMUNANA, épouse de l’accusé.
________________________________________
Avant de commencer l’interrogatoire de l’accusé suite au rapport de personnalité entendu la veille, monsieur le président porte à la connaissance des parties qu’il a versé au dossier deux nouvelles pièces qui donneront lieu à un débat animé en fin de journée. Ces documents sont tirés du site web de l’Université Concordia et concernent la transcription d’un enregistrement de propos qui auraient été tenus par madame MUKAMUNANA, épouse de l’accusé, le 15 mai 1994.
Interrogatoire de personnalité de monsieur Eugène RWAMUCYO.
Toute la matinée et le début de l’après-midi vont être consacrés à cet interrogatoire. Difficile d’en rendre compte dans le détail tant les questions ont été nombreuses.
La parole est d’abord donnée à l’accusé qui a la possibilité de faire une déclaration spontanée en réaction aux propos tenus par le témoin, monsieur DELBAR [1].
» Hier, j’ai entendu le résumé de mon acte d’accusation, commence l’accusé en s’adressant à monsieur le président. J’ai eu l’impression d’assister à mon oraison funèbre. J’ai été toutefois rassuré quand vous avez dit que ce n’était pas votre opinion. »
Concernant les propos de l’enquêteur de personnalité: « J’ai senti que j’étais jugé comme un homme hutu, élevé dans une famille hutu extrémiste depuis 1959, jugé aussi comme un homme qui a fait des études. »
Monsieur RWAMUCYO évoque alors la mort de sa mère qui semble l’avoir beaucoup affecté: elle est décédée en Belgique où elle aurait manqué de soins lors de son incarcération. Et d’ajouter qu’il a traversé des moments difficiles à cette période, en ajoutant que la douleur n’appartient pas qu’aux parties civiles. Des morts, il en a eu dans sa propre famille. Il réfute le qualificatif d’extrémiste dont on l’affuble.
Il évoque ensuite ses études au petit séminaire de RWESERO d’où il sera renvoyé en 1973 suite à l’intervention de militaires qui sont venus dans l’école. Une vingtaine d’élèves seront exclus, sans qu’il en donne les raisons. L’enquêteur avait toutefois dit que c’était parce qu’il avait fomenté des troubles entre Hutu et Tutsi! Il fera ensuite un an d’études à GOMA (Zaïre) et naitra en lui l’intention de devenir prêtre, tout en étant attiré par la médecine. Il fait une formation d’assistant médical à Kigali puis rentre au grand séminaire de NYAKIBANDA qu’il dit avoir quitté de son plein gré très rapidement. En réalité, on l’aurait prié de s’en aller pour s’être rendu auprès de sa famille sans autorisation. Il partira ensuite pour plusieurs années en URSS, ayant obtenu une bourse d’étude. C’est là qu’il rencontrera Mamérique MUKAMUNANA qui deviendra son épouse. On apprend toutefois qu’il avait eu un premier enfant, une fille, ce dont il n’avait jamais parlé lors de ses demandes d’asile. En URSS, il est élu président de la cellule du MRND[2], « un parti qui prônait la concorde entre Hutu et Tutsi« , précise-t-il.
De retour au Rwanda, en 1991, il arrive « dans un enfer« . Le FPR[3] a attaqué le pays le 1er octobre 1990. C’est à Butare qu’il sera nommé comme directeur du Centre de Santé. Il s’étonne alors que, en quelques jours, on soit passé de zéro parties civiles dans son procès à près de 800.
Monsieur le président invite ensuite l’accusé à parler de sa famille originaire de GATONDE, dans le Nord du pays (son épouse est originaire de CYANGUGU, ville située en face de BUKAVU, au sud-ouest). Il parle de son clan, des royautés hutu du nord qui, contrairement au royaume tutsi, ne pratiquaient par le servage! S’il est des Tutsi dans la région, c’est qu’ils y auront été envoyés comme chefs et sous-chefs. Mais à son époque, les Tutsi ont quitté le nord pour se rendre au BUGESERA, une région « fertile » (NDR. En réalité, les Tutsi du nord ont été déportés dans cette région très inhospitalière du BUGESERA infestée de mouches tsé-tsé. On raconte l’Histoire qui nous arrange!)
Sur question du président LAVERGNE, est abordée la question de l’évangélisation et de la place de la religion chez l’accusé et sa famille. Monsieur RWAMUCYO, lors de sa demande d’asile, avait déclaré qu’il était « persécuté » en raison de sa religion!
Son père? Un instituteur qui a fait partie des membres fondateurs de la première république au début des années 60. Il mourra dans un camp après sa fuite au Zaïre. Tué par le FPR? L’accusé ne répond pas clairement, tourne autour du pot, mais il n’y a pas de doute pour lui. D’ailleurs, d’autres membres de sa famille, dont un frère, militaire à Kigali. seront tués par le FPR. Une de ses sœurs est restée au Rwanda mais il ne veut pas avoir de contacts avec elle pour ne pas lui poser de problèmes. Les autres membres de sa famille résident en Belgique où sa mère va décéder en 2010, juste après sa remise en liberté (NDR. Monsieur RWAMUCYO, visé par un mandat d’arrêt international, avait été arrêté quelques semaines plus tôt dans le cimetière de Sannois où il était venu participer aux obsèques de son ami Jean- Bosco BARAYAGWIZA, président de la CDR, parti extrémiste[4] qui avait refusé les accords d’Arusha signés le 4 août 1993[5]).
Monsieur le président demande à l’accusé de parler de sa famille, de sa femme épousée en URSS en 1986 (le mariage religieux aura lieu beaucouo plus tard en Côte d’Ivoire), de ses enfants, de sa fille Angélique, née d’une relation précédente.
Monsieur LAVERGNE épluche ensuite le CV de l’accusé et rappelle les nombreuses conférences auxquelles monsieur RWAMUCYO a participé. À la question de savoir s’il avait des liens avec la radio nationale, Radio Rwanda, l’accusé se méfie et ne trouve rien d’autre à dire: « Je sens qu’on me fait des reproches! ». À noter que son épouse, depuis son retour au pays, avait réalisé son rêve de devenir journaliste et qu’elle travaillait à Radio Rwanda, d’abord à Kigali, puis à Butare.
L’accusé connaît-il Ferdinant NAHIMANA[6], un des membres fondateurs de la RTLM[7]? Monsieur RWAMUCYO reste assez évasif sur ses relations avec NAHIMANA, mais il le connaît évidemment puisqu’il est, comme lui; originaire de GATONDE (personne ne l’a signalé).
Ses liens avec la CDR[4]? Il connaît BARAYAGWIZA depuis 1991 mais ne sait pas dans quelles circonstances il est devenu président de ce mouvement extrémiste. Ce dernier lui a demandé de collaborer avec lui et l’accusé reconnaît l’avoir accompagné à un meeting! Toutefois, monsieur RWAMUCYO prétend ne pas connaître le programme de ce parti politique qui croyait, comme lui, que « le FPR voulait le pouvoir pour lui seul« . L’acusé ira jusqu’à prétendre que la CDR avait fini par être d’accord avec les accords d’Arusha: ce qui ce correspond pas à la réalité. Et d’ajouter que le multipartisme, créé en période de guerre, a été une grosse erreur.
Si monsieur RWAMUCYO a choisi de revenir au Rwanda après ses études en URSS, alors qu’il aurait pu prétendre à des postes à l’étranger selon son épouse, c’était uniquement pour servir son pays.: « J’ai senti que mon pays avait besoin de moi » dira-t-il. Nommé directeur du CUSP (Centre Universitaire de Santé Publique), il affirme n’avoir jamais eu de relations avec les responsable de la région sanitaire dont il ne connaît même pas le nom. Crédible?
Après juillet 1994. Ayant appris que le FPR s’était emparé de la capitale, RWAMUCYO décide de quitter BUTARE pour se réfugier avec sa famille au Zaîre, « comme toute la population » ajoutera-t-il. Après être passé par le Nord pour rendre visite sa famille, il prendra la direction de CYANGUGU, pour traverser la frontière à BUKAVU (NDR. C’est surtout son épouse qui donnera les informations les plus précises lors de son interrogatoire en fin de journée.) De là, il se rendra à GOMA où il retrouvera son père et d’autres membres de sa famille et décrochera un emploi auprès du HCR (Haut Commissariat pour les Réfugiés): c’est monsieur Filipo GRANDI qui l’embauche pour quatre mois. Monsieur le président s’étonne alors que ces renseignements n’aient jamais figuré au dossier!
Madame SADAKO OGATA, haut commissaire pour les réfugiés, de passage à GOMA, lui fait miroiter une nomination à Genève mais il accuse monsieur GASANA NDOBA et monsieur NDAHUMBA, qui seront entendus dans quelques jours, d’avoir fait échouer cette nomination en accusant, de Bruxelles, tous les professeurs de l’Université. Ce sera « le début de (mes) malheurs » ajoute-t-il.
Après avoir accompagné sa famille en Côte d’Ivoire, il revient à GOMA, mais il se sent menacé. Il rejoint sa famille dans un avion de l’ONU. Résidant à Abidjan, l’accusé fera de nombreux déplacements dans plusieurs pays d’Afrique où il participe à des conférences. L’accusé prétend n’avoir jamais eu d’engagement politique, conteste s’être rendu à RUTSHURU, au Congo, fief des FDLR (NDR. Forces Démocratiques de Libération du Rwanda, parti d’anciens génocidaires qui rêvent de revenir au Rwanda par la force et qui depuis 30 ans, déstabilisent le Nord et le Sur Kivu. A noter que l’ancien secrétaire exécutif des FDLR, auteur de nombreux communiqués publiés de Paris, monsieur Callixte MBARUSHIMANA, est présent dans la salle. Il est lui-même visé par une plainte du CPCR[8]).
À Abidjan, monsieur RWAMUCYO est responsable du Centre d’entraide des réfugiés en Côte d’ivoire et, à ce titre, il fait des démarches pour améliorer la situation des refugiés rwandais. Il en profite pour dénoncer des assassinats, des actes de torture dont se rendrait coupable le FPR à Kigali. Il se dit prêt à en apporter les preuves. Il évoque la mort de 3 120 000 personnes! On lui refusera le statut de réfugié.
Monsieur le président aborde ensuite le projet de la création d’un Centre de promotion de la paix dans la région des Grands Lacs, initiative de Pasteur MUSABE, frère de BAGOSORA[9]. De hautes personnalités en exil ou en prison sont associées à cette note destinée à Félicien KABUGA[10] et autres politiciens. RWAMUCYO affirme être étranger à cette initiative et ne connaître pratiquement personne, même si son nom y est associé. Il s’agissait de retourner l’opinion publique en leur faveur. L’accusé déclare ne pas être au courant de ce projet.
Arrivé à Paris en 1999, monsieur RWAMUCYO se rapproche de la Communauté du Chemin Neuf (Communauté catholique à vocation œcuménique qui promeut l’unité et la réconciliation) déjà rencontrée en Côte d’Ivoire. Pour se rapprocher de sa famille, il viendra à Lille où il travaillera au Centre anti-poison (NDR. C’est là que le CPCR le localisera avant de déposer plainte conte lui). Sa demande d’asile auprès de l’OFPRA[11] sera rejetée, décision confirmée par le CNDA [12]. Son titre de séjour n’ayant pas été renouvelé, il rejoindra sa famille en Belgique où il obtient sa naturalisation.
Monsieur RWAMUCYO, ne supportant pas d’être considéré comme un génocidaire, créera un site internet: Rwamucyo.com, qu’il finira par fermer à l’approche de son procès.
Le début de l’après-midi donnera aux différentes parties l’occasion de poser de nouvelles questions qu’il serait trop long d’évoquer. Elles permettront toutefois de faire apparaître de nouveaux éléments qui permettent de mieux cerner la personnalité de l’accusé.
Audition du général Augustin NDINDILIYIMANA, ex chef d’état major de la gendarmerie au Rwanda, en visioconférence de Bruxelles.. Cité à la demande de la défense.
Est-il vraiment nécessaire de faire un compte-rendu exhaustif de cette audition? Fidèle à lui-même, le témoin, revenant sur l’attentat qui a abattu l’avion du président HABYARIMANA, continue à en attribuer la responsabilité au FPR. (NDR. Il avait déjà été cité comme témoin au procès du préfet Laurent BUCYIBARUTA. On pourrait se contenter du compte-rendu qui a até alors rédigé sur ce site du CPCR[13])
Le témoin a sa façon bien à lui de réécrire l’Histoire, témoignage truffé d’erreurs et de mensonges. Condamné en première instance devant le TPIR, il a été acquitté en appel après avoir purgé onze ans de prison. Monsieur le président lui rappellera que, ce qui nous intéresse ici, c’est le cas du docteur RWAMUCYO, qu’il ne connaît pas. Cette audition se révèlera totalement inutile et malgré toutes les questions qui lui seront posées par les parties, il continuera à rendre le FPR responsable de l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, et donc responsable du génocide. On sent poindre dans ses propos, la fameuse thése du double génocide!
Maître MATHE, prenant la parole en dernier, tentera bien de nous appitoyer sur le sort d’un homme victime de la justice internationale. En vain.
Audition de madame Mamérique MUKAMUNANA, épouse de monsieur RWAMUCYO.
Aant le début de l’audition, un incident s’est produit dans la salle. Une personne, apparemment proche de l’accusé, aurait enregistré une partie des auditions. L’avocat général demande à ce que le Parquet soit saisi de l’affaire. La personne en question est priée de quitter la salle en compagnie d’un gendarme. Affaire à suivre?
Maître MATHE commence par contester le versement de deux documents par le président LAVERGNE et qui auraient un rapport avec des propos tenus par le témoin sur Radio Rwanda. L’audition peut toutefois commencer.
Le témoin ne souhaite pas faire de déclaration spontanée. Monsieur le président commence par l’interroger sur sa vie de famille, « une famille normale qui a accueilli six enfants, avec un mari qui aime les siens et qui est revenu au Rwanda par amour de son pays ».
Madame MUKAMUNANA est amenée à expliquer pourquoi elle avait déclarée être d’une famille qui n’avait pas d’ethnie. En fait, ses parents étaient Hutu mais ses deux grand-mères étaient Tutsi. Elle-même avait une carte d’identité hutu, son père étant lui-même Hutu. Elle évoque ensuite la mort de sa sœur tuée à Kigali par un obus lancé par le FPR et de certains de ses cousins, Hutu comme Tutsi, à CYANGUGU par des Interahamwe[14].
A son retour au Rwanda, c’est en 1991 qu’elle réalise enfin son rêve: elle devient journaliste à Radio Rwanda et anime une émission de faits divers, d’abord à Kigali, puis à BUTARE où elle rejoint son mari en février 1994, ville qu’elle ne connaît pratiquement pas. Interrogée sur le journal extrémiste KANGURA, elle reconnaît l’avoir probablement lu en tant que journaliste mais elle ne pouvait pas se permettre d’en juger la ligne éditoriale[15].
Dès le début du génocide,elle reste le plus souvent à la maison. Elle a d’ailleurs très peu de connaissances dans cette ville et pas vraiment d’amis. Elle reconnaît que si BUTARE est restée calme au début du génocide, la situation a changé après la visite du président SINDIKUBWABO[16]. À la question de savoir qui a tué qui, elle dit qu’elle ne peut pas répondre. Elle connaît l’existence des barrières tenues par les Interahamwe qui demandaient de montrer les cartes d’identité, mais que faisaient les gens sur les barrières: elle ne sait pas. Comme elle ne sortait pas, elle n’a jamais vu de cadavres à BUTARE. Comme tout le monde, elle avait peur. Elle a peu parler du travail de son mari avec lui et lorsque ce dernier a évoqué l’enfouissement des corps, elle rapporte qu’il était « abattu« , vu le nombre de cadavres. À sa connaissance, son mari n’était pas armé.
Le 14 mai 1994, elle a assisté à la réunion lors de la venue du premier ministre Jean KAMBANDA[17]. Elle ne se souvient plus de l’endroit où s’est passée cette rencontre mais reconnaît que son mri a pris la parole. Elle se souvient que RWAMUCYO aurait dit que « la guerre était là, qu’il fallait reprendre le travail, qu’il fallait éviter de reprendre lemythe des Ibyitso (les infiltrés)… Elle a compris que son mari avait prononcé un discours de paix et de tolérance!
Elle souhaite rajouter qu’elle est « triste de voir ce qui se dit sur son mari. Il n’a pas enterré les coprs pour les cacher. » Elle n’a jamais constaté que son mari était un extrémiste.
Maître QUINQUIS lui demande si KANGURA était un journal d’information ou d’opinion: « Je n’ai pas à juger un journal » déclare-t-elle. Dans sa profession, elle n’a d’ailleurs jamais utilisé ce journal et ne sait pas si son mari le lisait. C’est au Congo qu’elle réalise qu’il y avait eu un génocide.
À maître EPOMA, elle déclare qu’elle n’a pas vraiment repris son travail de journaliste à la radio. Elle a toutefois été appelée deux ou trois fois pour diffuser des communiqués concernant la nécrologie!
Maître BERNARDINI veut savoir si on trouvait des exemplaires de KANGURA à la radio, journal créé en réaction à KANGUKA qui critiquait le régime en place. Le témoin déclare qu’on trouvait ces journaux dans les kiosques.
Maître MARTIN demande au témoin ce qu’elle a pensé de la RTLM dont son mari était actionnaire. Réponse: « Nous n’avons pas à juger ceux qui ont créé cette radio. Je ne sais pas d’ailleurs par qui elle a été créée. Ce n’est pas à moi de juger, de censurer les journalistes. »
Maître alice ZARKA, avocate du CPCR, prend laparole à son tour. Elle s’étonne que le témoin, ayant accompli son rêve de devenir journaliste, pui rester impassible devant les massacres. L’avocate aborde alors la question des documents versés par monsieur le président LAVERGNE, documents dans lesquels on rapporte des propos qu’elle aurait tenus: « Maintenant, les militaires commencent à blâmer leurs collègues indisciplinés qui souillent leur réputation. Je vise cette faute d’un seul qui retombe sur tout son groupe? Que les membres de la population, eux aussi, débusquent les bandits et les criminels qui se cachent parmi eux et qu’ils les amènent devant l’autorité... » Reconnaît-elle ces propos? Réponse du témoin: « Ces propos ne sont pas de moi. »
Il est tard, presque 21 heures, et monsieur le président souhaite mettre fin à l’audience. Toutefois, maître BERNARDINI souhaite parler d’un DVD qu’il a versé au dossier, DVD qui contient deux documentaires qu’il aimerait voir diffuser: Rwanda, vers l’apocalypse, de Maria MALAGARDIS et Michaël SZATANKE[18], et Rwanda, autopsie d’un génocide, diffusé dans le cadre de La Marche du Siècle[19].
Objections du président concernant le premier documentaire: deux témoins qui doivent être entendus font partie des intervenants. On ne peut le diffuser avant leur audition. On le passera ensuite en fonction du temps qui restera. Cela dépend du pouvoir discrétionnaire du président. On évoque ensuite d’autres documentaires qu’on pourrait diffuser pour éclairer les jurés. Tout le monde est à peu près d’accord.
Maître MATHE tient toutefois à faire deux remarques:
1. Ces documentaires de journalistes sont assez souvent des objets de propagande, et c’est tout particulièrement le cas pour madame MALAGARDIS.
2. Toujours concernant madame MALAGARDIS, il se trouve qu’elle est amie des époux GAUTHIER. Elle a écrit un ouvrage sur leur engagement, Sur la piste des tueurs rwandais[20]. (NDR. Le chapitre 7 est d’ailleurs consacré à RWAMUCYO)
À l’évocation du nom des époux GAUTHIER, maitre ZARKA, avocate du CPCR, tient à intervenir pour louer le travail considérable de ces derniers dans la poursuite des personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide des Tutsi. « Sans eux, aucun procès n’aurait eu lieu en France à ce jour. »
Il est presque 21h30. Monsieur le président suspend l’audience. Madame MUKAMUNANA est invitée à revenir le lendemain, l’accusation et la défense n’ayant pas eu le temps de l’interroger.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la présentation
1. Voir l’audition de François DELBAR, auteur d’un rapport sur la personnalité de l’accusé[↑]
2. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑]
5. Accords de paix, signés en août 1993, à Arusha (Tanzanie), entre le gouvernement du Rwanda et le FPR (Front patriotique Rwandais). Ils prévoient notamment la diminution des pouvoirs du Président HABYARIMANA au profit d’un gouvernement « à base élargie » (cinq portefeuilles sont attribués au FPR), l’intégration des militaires du FPR dans la nouvelle armée gouvernementale, la nomination de Faustin TWAGIRAMUNGU au poste de Premier ministre et l’envoi d’un contingent de 2 500 hommes de l’ONU, la MINUAR, pour faciliter la mise en place des nouvelles institutions. Le président HABYARIMANA fit tout pour différer la mise en place de ces accords. L’attentat contre lui survint le soir du jour où il s’y résigna.[↑]
6. Ferdinand NAHIMANA : Idéologue extrémiste, désigné comme membre de l’Akazu et fondateur de la RTLM, Ferdinand NAHIMANA est directeur de l’ORINFOR de 1990 à 1992, date à laquelle le Président HABYARIMANA est contraint de le limoger, sous la pression internationale. Il serait également un des inspirateurs de la création des Interahamwe. Il a été condamné par le TPIR à la prison à vie en 2003 mais sa peine a été réduite à 30 ans de prison en appel en 2007, cf. glossaire.[↑]
7. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
8. Voir Callixte MBARUSHIMANA dans la liste des personnes poursuivies[↑]
9. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA est un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011.
Voir le glossaire pour plus de détails.[↑]
10. Voir notre article : Arrestation de Félicien KABUGA, le « financier du génocide »: une bombe! et ses prolongements jusqu’en 2023 à travers les médias.[↑]
11. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
12. CNDA : Cour Nationale du Droit d’Asile[↑]
13. Voir l’audition d’Augustin NDINDILIYIMANA lors du procès de Laurent BUCYIBARUTA du mercredi 29 juin 2022 cité par la défense. Condamné par le TPIR mais acquitté en appel.[↑]
14. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
15. Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
16. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
17. Voir l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
18. Voir Rwanda, vers l’apocalypse, de Maria MALAGARDIS et Michaël SZATANKE, diffusé sur France TV.[↑]
19. « Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.[↑]
20. Sur la piste des tueurs rwandais, Maria Malagardis , Éd. Flammarion, 2012.[↑]
Procès RWAMUCYO, jeudi 3 octobre 2024. J3
04/10/2024
• Fin de l’audition de Mamérique MUKAMUNANA, épouse de l’accusé.
• Audition d’Alain VERHAAGEN.
• Audition d’Hélène DUMAS.
________________________________________
Fin de l’audition de madame Mamérique MUKAMUNANA commencée la veille. L’accusation et la défense n’avaient pas eu le temps de prendre la parole.
Monsieur l’avocat général, Nicolas PERON, va soumettre le témoin à une série de questions qui appellent des réponses rapides. Madame MUKAMUNANA a été recrutée par l’ORINFOR, Office Rwandais d’Information où elle était chargée de l’animation et de la production. Quant au MRND[1], elle n’a jamais été officiellement adhérente. Elle ne sais pas si son mari avait adhéré à un parti. Elle n’est jamais allé à un meeting. Son mari? « Je pense, une fois, oui, mais ne sais pas quel parti. Je ne m’intéressais pas beaucoup à la politique. »
Monsieur le président intervient pour lui faire remarquer que c’est tout de même elle qui connaissait le mieux son mari! Qu’il s’est rendu un jour à un meeting de la CDR[2]. « Je sais qu’il est parti à un meeting » répond-elle.
Monsieur l’avocat général reprend. Jean-Bosco BARAYAGWIZA[3]), elle ne le connaît pas mais son mari s’est bien rendu à son enterrement (NDR. Au cimetière de SANNOIS, dans la région parisienne, où il a été arrêté.)
La RTLM, elle l’écoutait, mais elle n’a jamais été tentée d’y travailler. (NDR. Monsieur Srephen SMITH, lors de son audition, affirmera qu’on ne pouvait pas l’entendre à plus de 100 km de Kigali! BUTARE est à 125 km de la capitale!)
Des barrières à BUTARE? « Je ne connaissais pas bien BUTARE. Il y en avait une à l’embranchement de la route qui mène à GIKONGORO. Je me déplaçais avec la voiture de l’ORINFOR et on passait sans problème. Je n’ai jamais vu de militaires aux barrières, je n’ai jamais vu de cadavres pendant le génocide. » Elle reconnaît avoir rencontré des autorités à GIKONGORO, avoir fait un enregistrement, mais elle ne se souvent plus de quelle rencontre il s’agissait.
« La rencontre avec Jean KAMBANDA[4] à BUTARE, le 14 mai 1994, vous y étiez? Vous seriez intervenu dans l’enregistrement en amont du discours du premier minsitre« , interroge le représentant du ministère public.
« J’y suis allée comme citoyenne fonctionnaire. J’assistais mon collègue de l’enregistrement. Je ne faisais jamais le journal de l’information. J’étais à l’animation production, rarement à l’information. » ( NDR. Lors de cette rencontre, son mari a pris longuement la parole. Au cours de ses enquêtes, en amont de la plainte, le CPCR avait fini par obtenir une cassette sur laquelle était enregistré le discours de monsieur RWAMUCYO.)
Pauline NYIRAMASUHUKO, la ministre de la famille[5]? « Je l’ai rencontrée avant le génocide mais je ne lui ai jamais parlé. La réunion du 16 mai 1994 à la Préfecture, un conseil de sécurité, je n’y suis pas allée. »
Monsieur PERON: « Des propos enregistrés et lus par vous, parlant de la nécessité de débroussailler, de chasser les Inyenzi[6]? Vous confirmez? » Réponse du témoin: « Ce vocabulaire n’est pas le mien. »
Le type du véhicule qui les a conduits au Zaïre? Elle ne sait pas. Ils ont voyagé avec le corps d’un ami de son mari, Phocas HABIMANA, décédé au moment où ils l’ont mis dans la voiture. Direction GATONDE, lieu d’origine de son mari, puis CYANGUGU d’où elle est originaire et passage de la frontière à BUKAVU.
Suivent quelques échanges un peu tendus entre l’avocate de l’accusé et le président qui souhaite avoir une clarification. En réponse, le témoin déclare que lors de son séjour à BUTARE, elle n’a vu qu’une seule barrière en ville en allant à son bureau de l’ORINFOR qui se trouvait en face du marché. Pour aller au travail, c’est un chauffeur qui venait la prendre chez elle. Elle se rendait à son bureau une ou deux fois par semaine. Elle n’avait qu’un collègue qui travaillait avec elle. Elle répète qu’elle n’a pas vu de miliciens, ni de cadavres à BUTARE, ce qui provoque l’étonnement de monsieur le président de la cour.
Maître MATHE éprouve le besoin d’intervenir: « Madame, vous n’êtes accusée de rien. On cherche à vous déstabiliser ( NDR. Ce n’est peut-être pas le mot employé par l’avocate, mais le sens y est.)
Monsieur le président intervient alors pour la faire taire, ce qu’elle refuse de faire. Le ton monte, et devant un nouveau refus de l’avocate, monsieur LAVERGNE décide de suspendre l’audience.
Audition de monsieur Alain VERHAAGEN, cité par le ministère public
Monsieur VERHAAGEN intervient aussi bien comme universitaire que comme témoin direct du génocide, puisqu’il se trouve au Rwanda en mai et juin 1994. Il y accompagna une mission de Médecins Sans Frontière Belgique (MSF) en tant que conseiller dépêché par le Ministre belge de la coopération. Ainsi, sa déposition expose des éléments généraux relatifs au génocide, exemplifiés et supportés par ses souvenirs propres. Il précise également que c’est son dixième procès de ce type.
Au cours de sa mission avec MSF, il s’interroge sur les éléments qui ont poussé tant d’adultes à tuer, et sur ce qu’il appelle la « soumission à l’autorité ». Se fondant sur des expériences antérieures et largement reprises, il avance que la violence extrême, lorsqu’elle est ordonnée par une autorité perçue comme légitime, devient elle-même légitime. C’est ainsi qu’il a été amené à rechercher des traces de non-spontanéité dans les massacres. Parmi celles-ci figure la méticulosité déployée par les tueurs pour assassiner des Tutsi refugiés dans l’église de NTARAMA. Il remarque que les victimes avaient sûrement connaissance des risques qui planaient sur elles, puisque elles sont nombreuses à avoir pris des effets personnels.
Par ailleurs, la dimension récursive des massacres, qui se déroulent de la même manière sur tout le territoire rwandais, l’amène à écarter l’idée d’une « colère de la population » après l’attentat du 6 avril. Il parle au contraire d’une forme de préméditation, d’une « entreprise criminelle ». Cette répétition systématique a été d’autant plus dévastatrice que le Rwanda est un pays très densément peuplé, où tout le monde connaît tout le monde. Ceci a rendu l’identification des personnes à abattre très facile.
Monsieur VERHAAGEN consacre une partie de sa déposition aux violences sexuelles déployées comme outil du génocide. Interrogé par une avocate des parties civiles sur ces violences, il souligne qu’elles sont pensées au préalable. Elles ont eu pour but de s’attaquer directement à l’identité et à la filiation.
Il évoque également la manière dont les médias étrangers – et particulièrement occidentaux – se sont intéressés au génocide. Monsieur VERHAAGEN explique ainsi que c’est le hasard qui amèna de nombreuses équipes de France 3, CNN ou encore RTL à être directement les témoins des massacres. C’est lui-même qui accueille et montre l’église de NTARAMA à ces équipes. À la suite de ces échanges, un documentaire dans l’émission « La Marche du Siècle », sur France 3[7], revient sur le caractère inéluctable et les fondements du génocide. En revanche, le témoin expose comment ce qu’il appelle les « durs du régime », dont fait partie le colonel Théoneste BAGOSORA[8], ont manœuvré pour faire fuir les Occidentaux du Rwanda avant le génocide. Le très faible nombre de témoins étrangers devait faciliter l’entreprise d’extermination.
Monsieur le président interroge monsieur VERHAAGEN sur la notion d’ethnie, ce qui l’amène à évoquer le rôle des colonisateurs allemands et belges dans la fixation et la racialisation des identités[9].
Suivant la longueur de leur nez, les Rwandais étaient classés comme Hutu ou Tutsi
De ce processus naît une véritable haine, qui débouche à partir de 1959 sur des massacres à répétition. Le témoin est par la suite interrogé sur des éléments aussi divers que les quotas dans les écoles du pays, l’administration rwandaise, l’enfouissement des corps comme stratégie de dissimulation ou encore la fuite du gouvernement intérimaire. Sa déposition est l’occasion d’éclaircir des points de géographie, de politique (comme la formation du mouvement « Hutu Power »[10]) ainsi que d’effleurer la question du double langage utilisé par les tueurs et les idéologues.
La question de la planification du génocide est sûrement celle qui a occupé le plus de temps. Soulignant la réactivité de la mise en place des barrières à Kigali, vingt minutes après l’attentat contre l’avion présidentiel, et l’élimination des opposants Hutu – ceux qui auraient pu s’opposer au génocide – il considère que la théorie de la planification antérieure du génocide est la plus probable. La défense concentrera l’essentiel de ses questions – et commentaires – à ce sujet. Elle l’interroge sur ses contradictions avec les travaux d’autres chercheurs, comme monsieur Filip REYNTJENS, et sur son manque apparent d’intérêt pour la jurisprudence du TPIR. Ces attaques sont largement écartées par le témoin, qui conteste d’ailleurs plusieurs termes que la défense lui prête à tort. Il ne considère pas que l’acquittement de six ministres du gouvernement intérimaire par le TPIR remet en cause son interprétation, puisque ce n’est qu’ « une vérité judiciaire ». L’avocate de la défense lit un passage décrivant la débandade du gouvernement intérimaire fuyant vers GITARAMA mi-avril 1994 afin de montrer qu’aucune « machine destructrice » et planifiée n’était en œuvre. Cette démonstration quelque peu fumeuse échoue à déstabiliser monsieur VERHAAGEN, dont l’exposé n’aura pas manqué d’éclairer les jurés.
PS. On pourra se rapporter à l’audition de monsieur Alain VERHAAGEN dans le procès de monsieur Philippe MANIER, ainsi que celle dans le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Audition de Madame Hélène DUMAS, citée par le ministère public
L’audition de l’historienne madame DUMAS commence à 16h20, après que l’avocate de la défense ait annoncé avoir déposé de nouvelles pièces portant sur les gacaca[11]. Chercheuse au Centre National de Recherche Scientifique (CNRS), madame DUMAS s’est attachée à établir les principaux points communs partagés par le génocide des Arméniens, la Shoah et le génocide des Tutsis au Rwanda.
À ce titre, elle dégage cinq facteurs.
En premier lieu, le témoin évoque l’importance de l’idéologie. Les génocides du XXème siècle partagent un terreau idéologique et intellectuel commun qu’est la pensée raciste et raciale développée au XIXème siècle par les Européens. Des catégories fixes et hiérarchiques sont ainsi établies. Fondées sur des stéréotypes racistes, elles constituent un socle idéologique favorable à la haine et aux entreprises génocidaires.
En deuxième lieu, madame DUMAS note l’importance du contexte de guerre, qui s’accompagne d’un processus de militarisation des civils. Les civils ciblés – hommes, femmes et enfants – sont pensés comme des combattants fantasmés, des ennemis infiltrés, qui doivent être éliminés. Les autres civils sont mobilisés afin de participer à cette élimination. Cette logique est renforcée dans le cadre d’une défaite militaire, le génocide apparaissant comme une revanche de la débâcle lors des combats.
Un autre critère est l’importance de l’État, sans lequel il ne peut y avoir de génocide. Il permet de mobiliser les ressources nécessaires, tout en légitimant les massacres et en assurant l’impunité des tueurs.
Pour madame Dumas, le cœur de l’intention génocidaire se situe dans la volonté de détruire la filiation. Faisant écho à ce qu’expliquait monsieur VERHAAGEN, elle insiste sur le ciblage propre du génocide, les femmes et les enfants étant les principales victimes. Les tueurs cherchent à établir une rupture dans la filiation, à détruire le futur de la communauté. En ce sens, les estimations du nombre de femmes violées au cours du génocide des Tutsi oscillent entre 250 000 et 500 000. Ce « saccage de la filiation » permet de distinguer véritablement le génocide des autres crimes de masse. Les enfants rescapés souffrent d’importants traumatismes. Une enquête diligentée par l’UNICEF en 1994 répertorie le « syndrome du chasse-mouche » chez ces enfants, pris de gestes répétitifs ; ils sont destinés à chasser les mouches des corps de leurs parents. C’est l’occasion pour le témoin d’évoquer ses travaux, répertoriant une centaine de témoignages d’enfants pendant le génocide[12].
Une question portera sur le sort des personnes âgées : l’immense proportion de personnes abattues parmi cette catégorie de la population témoigne d’une volonté de détruire également le passé de la communauté. La même logique se retrouve dans la destruction systématique des biens appartenant aux Tutsi. Les tueurs laissent derrière eux des « collines nues ».
Le témoin termine son énumération en soulignant l’importance de la duplicité et de la dissimulation. Elle rapporte ainsi le témoignage de Philippe GAILLARD, à la tête de l’équipe du CICR à KIGALI, relatant l’entreprise de ramassage à grande échelle des cadavres (67 000) de la capitale à la fin du mois d’avril. Cette dissimulation est telle que l’on retrouve encore chaque année des corps et des fosses communes, alors même que le mémorial de GISOZI ne peut plus accueillir de dépouilles. La duplicité prend des formes linguistiques, au regard du double langage utilisé par les tueurs et les idéologues. Interrogée plus avant à ce sujet par monsieur le président, madame DUMAS décrit ce processus d’animalisation, d’euphémisation.
Les questions de monsieur le président conduiront le témoin à évoquer les massacres précédant 1994, et notamment ceux de Noël 1963 dans la préfecture de GIKONGORO. Ce sera l’occasion pour madame DUMAS de décrire ce temps long, ce contexte du génocide. Elle considère que ce temps long s’étend également au négationnisme, qui fait perdurer l’idéologie génocidaire pendant et après la fin des massacres. Elle décrit les différentes formes du discours négationniste. Les gacaca et autres formes de justice sont évoquées par madame DUMAS, qui insiste sur leurs enjeux et limites.
Interrogée elle aussi sur la planification, elle considère que de nombreux éléments comme la préparation des milices, l’arrière-plan culturel constitué par le discours de haine – relayé notamment par la RTLM[13] – ou encore les quotas ethniques en sont des preuves.
C’est à cette occasion qu’elle revient sur les dynamiques locales d’interconnaissance (comme les relations de voisinage) propre au génocide des Tutsi. Elle décrit une « machine de mort » dont l’efficacité est permise par cette double tenaille que constituent l’État et les voisins.
Maître AUBLE interroge le témoin sur le nettoyage des cadavres réalisé sous les ordres des préfets, RENZAHO à Kigali. À Kibuye, c’est Clement KAYISHEMA qui lance le ramassage des corps qui seront jetés dans dans fosses communes.. L’avocate d’IBUKA permet au témoin de souligner les liens qui existent entre IBUKA France et IBUKA Rwanda.
Un avocat de la FIDH demande si le négationnisme se manifeste encore aujourd’hui. La thèse du double génocide n’est pas morte. Maître Mathieu QUINQUIS, de la LICRA, pose une question sur le rôle des intellectuels dans le génocide ainsi que celui des partis politiques. Quant à monsieur le président, il va permettre au témoin de revenir sur le rôle de l’Eglise ( NDR. Monseigneur NSENGIYUMVA a été longtemps membre du Comité Central du MRND[1])
D’autres questions évoqueront le Cercle des Républicains, les acquittements dans les gacaca, les listes des Tutsi à éliminer, le MDR[14] qui se présente comme un mouvement pacifiste.
Lorsque maître MATHE prend la parole, elle commence par dire qu’elle va en avoir pour 1 heure et vu l’heure tardive, peut-être vaudrait-il mieux suspendre l’audience. Monsieur le président refuse et lui demande de poser ses questions. Elle consteste systématiquement la plupart des propos de madame DUMAS, sur un ton qu’on lui connaît depuis longtemps. Pour elle, rien ne prouve qu’il y a eu entente. Et de revenir sur l’affaire BAGOSORA ( NDR. Elle se garde de dire que cette entente en vue de commettre le génocide a été prononcée dans d’autres affaires au TPIR. Pas de planification, pour elle, puisque, comme GUICHAOUA, elle fait commencer le génocide au 11 avril, lors de la fuite du gouvernement intérimaire à Gitarama. Qu’en est-il des victimes assassinées entre le 6 avril au soir et le 11? Ce ne sont pas des victimes du génocide?) L’avocate de la défense gardera son ton agressif et quelque peu méprisant jusqu’à la fin de l’audience que monsieur le président est heureux de suspendre. Il est près de 20h30.
PS. On peut se référer également à l’audition de madame Hélène DUMAS dans le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑][↑]
2. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
3. Jean-Bosco BARAYAGWIZA était président de la CDR, parti extrémiste et un des fondateurs de la RTLM(Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
4. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide. Voir également son audition du 11 octobre 2024.[↑]
5. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
6. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
7. « Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.[↑]
8. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA est un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011.
Voir le glossaire pour plus de détails.[↑]
9. Voir Repères : les origines coloniales du génocide [↑]
10. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
11. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
12. Sans ciel, ni terre : paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, 2020.
Hélène Dumas a notamment aussi publié Le génocide au village : le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Éditions du Seuil, 2014[↑]
13. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
14. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
Procès RWAMUCYO, vendredi 4 octobre 2024. J4
05/10/2024
• Audition de Damien VANDERMEERSCH, magistrat belge, ancien juge d’instruction dans le procès des « Quatre de Butare »
• Audition de Régine WAINTRATER, psychologue clinicienne.
• Audition de Stephen SMITH, journaliste et professeur d’Études Africaines à l’Université de DUKE (USA).
________________________________________
La fin de l’audition de madame Mamérique MUKAMUNANA a été ajoutée au compte-rendu du jeudi matin 3 octobre. L’accusation et la défense n’avaient pas eu le temps de prendre la parole.
Avant que ne commence l’audition de monsieur Damien VANDERMEERSCH, monsieur le président confirme que le témoin Vincent NTEZIMANA, condamné à Bruxelles en 2001 et cité à la demande du ministère public ne viendra pas. Monsieur l’avocat général regrette amèrement ce désistement: « S’il avait habité en France, je vous aurais demandé de délivrer un mandat d’amener. » ( NDR. Le président de la cour d’assises n’a pas les moyens d’obliger un témoin qui habite hors de la France de venir témoigner.) Monsieur Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA, qui devait être entendu le vendredi 11 octobre, refuse également de venir. Il était cité par la défense. Idem pour monsieur Noël NDANYUZWE, auteur du livre « La guerre mondiale africaine », cité par la défense et qui aurait dû être entendu ce jour.
Audition de monsieur Damien VANDERMEERSCH, magistrat belge, ancien juge d’instruction dans le procès des « Quatre de Butare »[1].
Monsieur VANDERMEERSCH est entendu par la cour d’assises en sa qualité de premier magistrat occidental à enquêter sur le génocide des Tutsi au Rwanda. Juge d’instruction, il est chargé de mener les enquêtes au Rwanda en février 1995 par le ministre de la Justice belge.
Les premiers dossiers enregistrés concernent la préfecture de BUTARE, mais aussi Kigali, ses environs – relativement notamment à l’assassinant des dix Casques bleus belges – ainsi que des massacres commis à GISENYI. Cette cinquantaine de dossiers donne lieu à des jonctions. D’autres n’aboutissent pas ou ont été transférés au TPIR[2] (c’est le cas de Théoneste BAGOSORA, arrêté au Cameroun sur mandat d’arrêt belge[3]). À la fin des années 1990, une trentaine de dossiers sont encore ouverts.
Monsieur VANDERMEERSCH et ses équipes se rendent directement sur place. Ces enquêtes sur le terrain sont appelées commissions rogatoires. En 1995, le juge d’instruction belge en mène trois, respectivement au début de mai, en juin et septembre. Il rappelle l’appréhension qui est la sienne à porter de tels dossiers car il faut s’adresser aux citoyens (jurés) et au juge belges. Au mois de juin 1995, il arrive au moment où la population exhume les corps des fosses septiques. Il revient sur cette « ambiance très lourde » qui le bouleverse personnellement. Pour amortir le voyage et supporter le poids psychologique de cette période, de cette réalité extrêmement dure, lui et ses équipes travaillent « quasiment jour et nuit », « non-stop ». Pour monsieur VANDERMEERSCH, il est donc primordial de « faire admettre que tout ça a eu lieu, même si c’est insupportable » en cour d’assises. Sur le volet juridique, n’ayant aucune charge de jugement, il reste prudent en ne parlant pas de génocide dans ses dossiers. Pour cela, il attend la qualification par le TPIR dans l’affaire AKAYESU en 1998[4].
L’ancien juge d’instruction revient sur ses conditions d’enquête au Rwanda. Il affirme avoir eu « carte blanche », de sorte qu’il dirigeait de facto les opérations. Si une coopération judiciaire avec le Rwanda en bonne et due forme est établie, les autorités rwandaises étaient mises au courant des enquêtes seulement a posteriori. Deux à trois officiers de police judiciaire rwandais, formés par une ONG, sont mis à disposition de son enquête. Ces remarques coupent l’herbe sous le pied de la défense, qui interrogera le témoin sur l’indépendance de la justice rwandaise. Si monsieur VANDERMEERSCH reconnaît une « pression » sur son travail, elle vient plutôt de la justice belge. Dans l’affaire des « Quatre de BUTARE »[1], le premier dossier d’instruction est bouclé en mars 1996, mais est bloqué pendant quatre ans du fait de pressions internes à la justice belge.
Lorsqu’il commence à enquêter, il ne savait rien du Rwanda. Il essaie donc de se départir de ses préjugés. Avant qu’il ne parte, le juge d’instruction avait été prévenu qu’une forte manipulation des témoins avait lieu au Rwanda. Contrairement à ce que la défense a essayé de lui faire dire à plusieurs reprises, monsieur VANDERMEERSCH n’a pas vu de traces de telles manipulations. Pour lui, les rescapés sont très loin des considérations politiques, la perte de proches écrasant toute autre considération. Il a largement insisté sur la rigueur de ses enquêtes, qui reposent sur la concordance des plusieurs témoignages, de sorte que la supposée « culture du mensonge » n’est absolument pas un prisme d’analyse.
Il souligne également la grande disponibilité des témoins et rescapés au Rwanda. À chaque fois qu’un nom est cité dans un témoignage, il cherche la personne directement pour l’interroger, de sorte que les témoins sont souvent surpris et non préparés. Monsieur VANDERMEERSCH explique avoir pris grand soin à distinguer ce que les témoins ont vu directement, des rumeurs et faits rapportés. En cela, il s’est beaucoup appuyé sur les récits établis par les personnes qui ne se sentaient pas menacées, et qui pouvaient se déplacer normalement. D’autant plus que pour monsieur VANDERMEERSCH, les personnes qui n’étaient pas menacées ne peuvent pas dire qu’elles n’ont rien vu. L’ancien juge d’instruction se confie sur le sentiment de malaise qui l’a habité lorsque certains accusés, plutôt que de minimiser l’horreur, sont passés aux aveux en expliquant tout et en rentrant dans les détails.
Monsieur le président et le ministère public, maître PERON, interrogent le témoin sur l’affaire dite des Quatre de BUTARE. Elle donne lieu en 2001 au premier procès mené en Belgique au titre de la compétence universelle concernant le Rwanda. Après avoir rappelé que lors de ses enquêtes, il a retrouvé des piles de documents administratifs – notamment utilisés par l’historienne Alison DES FORGES pour son livre Aucun témoin ne doit survivre [5]– monsieur VANDERMEERSCH est revenu sur les profils d’Alphonse HIGANIRO et Vincent NTEZIMANA[6].
Le premier, originaire de GISENYI, est quasiment voisin de la famille du président HABYARIMANA. Il est directeur de l’usine d’allumettes Sorwal et ancien ministre. Dans un document de sa main, il exhorte à « achever le travail » et parle de « sécurité ». Monsieur HIGANIRO a alors expliqué à monsieur VANDERMEERSCH que ces termes ont été utilisés pour parler d’un camion transportant du bois pour son usine d’allumettes, qui connaissait des problèmes d’embrayage et des éboulements sur la route. Le juge d’instruction s’est rendu sur place en 1995 et a montré que ce qui était allégué ne pouvait tout simplement pas être possible, au regard de l’ancienneté du camion et de la typologie des lieux.
Climatologue à l’Université Nationale du Rwanda (UNR), Vincent NTEZIMANA a communiqué une liste de Tutsi de l’UNR au vice-recteur, un extrémiste notoire. Ces listes ont été établies après que les personnes se sentant menacées se soient inscrites pour être exfiltrées vers le Burundi. C’est une méthode terriblement cynique d’auto-désignation, qui a complété l’identification permise par les cartes d’identité des Tutsi. À cela il faut notamment ajouter la demande formulée par monsieur NTEZIMANA d’armes et de formation pour les manier, destinées aux membres de l’APARU (Association du Personnel Académique de l’UNR). Pour monsieur VANDERMEERSCH, ceci démontre à quel point le radicalisme a pu déteindre chez certains intellectuels de l’UNR.
Le juge d’instruction revient sur les glissements idéologiques et sémantiques qui conduisent à l’assimilation entre le FPR[7] et les Tutsi, considérés comme des « ennemis infiltrés ». Ceci est notamment permis par des notions comme l’auto-défense civile et la pacification. Or, à BUTARE, il n’y a pas de combats avec le FPR avant le 15 juin 1994, ce n’est donc pas une réalité avant cette date. À BUTARE, le génocide se déroule en trois phases ; une grosse vague immédiatement après le 19 avril puis une nouvelle pendant la seconde moitié du mois de mai. Des opérations de « ratissage » (les génocidaires parlent également de « débroussaillage », de « sarclage ») ont lieu en juin 1994.
Monsieur VANDERMEERSCH sera interrogé par un membre de la cour sur la récurrence des mêmes modalités de massacres à travers le pays, comme l’attaque des églises à l’aide d’explosifs. Il viendra également à évoquer des éléments aussi divers que les conséquences désastreuses du retrait du contingent belge de la MINUAR[8], la coopération militaire franco-rwandaise ou encore les changements d’attitude de certains acteurs locaux. C’est notamment le cas du bourgmestre de MUGANZA, décrit avant le génocide comme un excellent bourgmestre mais qui encouragera à « chercher les cafards derrière le poêle » en avril 1994. Le témoin aura également l’occasion d’évoquer les médias extrémistes – il ouvre un dossier concernant le journaliste belge de la RTLM[9] Georgio RUGGIU – la continuation du fonctionnement des rouages administratifs pendant le génocide ou encore les rapports entre le MRND[10].
PS. On peut se reporter à l’audition de monsieur Damien VANDERMEERSCH dans le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Audition de madame Régine WAINTRATER, psychologue clinicienne, anciennement maître de conférences en psychopathologie clinique à l’UFR de Sciences humaines cliniques de l’université Paris-Cité et auteur de l’ouvrage « Sortir du génocide. Témoignage et survivance », cité par le ministère public à la demande de l’association IBUKA France.
À 14h12 débute le témoignage de madame WAINTRATER, psychologue clinicienne spécialisée dans les traumatismes de violences extrêmes et l’importance du témoignage pour l’effort de reconstruction des rescapés. Sa déposition vise principalement à informer la cour sur les attentes et craintes rencontrées par les rescapés lorsqu’ils viennent témoigner pour la justice.
Le témoignage est d’abord porteur d’espoir pour les rescapés. Madame WAINTRATER explique que le travail de justice permet au rescapé de réintégrer symboliquement la communauté humaine, après l’exclusion – elle aussi symbolique – qu’a constitué le génocide. Pour elle, un génocide a lieu lorsqu’un groupe décide qu’un autre n’a plus le droit de vivre et ne bénéficie plus des garanties de l’humanité, de la société. Obtenir justice a une portée symbolique forte, et son attente maintient la vie des rescapés en suspens. Cette réhabilitation est psychique et humaine.
Les procès constituent également des motifs de crainte pour les témoins survivants, puisqu’ils représentent de véritables épreuves. Cela revient, pour ces rescapés, à parler de nouveau d’événements traumatiques qu’ils ont dû mettre de côté pour se réintégrer dans la société post-génocidaire. Cette mémoire traumatique se distingue de la mémoire classique par un mécanisme de cloisonnement des souvenirs des atrocités, enfermés comme une « huître ». « Maintenir l’outre des souvenirs fermée » n’empêche malheureusement pas les cauchemars et les flashs traumatiques. Ceci induit un rapport au temps différent. Citant un survivant d’Auschwitz, madame WAINTRATER dépeint les « souvenirs comme des tapisseries dont les couleurs n’ont pas pâlit ». Le calendrier social habituel, dans lequel les proches jouent le rôle de repères sociaux, est violemment remplacé par le temps du génocide. Ce temps est dicté par les génocidaires, et se caractérise par une perte de tout repère.
Dans ce cadre, il est extrêmement difficile pour un survivant de « bien se souvenir » en fournissant un récit cohérent. Ce souci de crédibilité dont ont parfaitement conscience les rescapés est rendu difficile à atteindre par la nature même du génocide, qui se concrétise dans la vie des victimes par « l’incohérence même, la désorganisation ». La violence extrême entraîne également des phénomènes de « dissociation », comme l’explique le psychanalyste hongrois Sándor FERENCZI, une manière pour les victimes de ne pas imploser en s’absentant mentalement. Le témoignage devant la justice nécessite donc pour les rescapés d’aller contre cette dissociation, en réunissant des « parties qui ont jusqu’alors eu intérêt à rester séparées ».
Les questions de monsieur le président sont l’occasion pour madame WAINTRATER de souligner les efforts consentis par les rescapés pour délivrer un récit cohérent. Cet effort peut se voir physiquement, puisque le traumatisme est avant tout inscrit, ancré dans le corps. Certains rescapés sont expressifs, d’autres non ; chacun réagit différemment. La culture joue également un rôle important selon la psychologue, qui rappelle que dans la culture rwandaise la droiture en toute circonstance est importante (et de rappeler le proverbe « ce que tu as dans le ventre, le chien ne le mange pas »). Monsieur le président LAVERGNE ajoute également que pour certains témoins, c’est la première fois qu’ils quittent leur commune, ce qui peut être profondément déstabilisant.
Les questions des avocats des parties civiles encouragent madame WAINTRATER à revenir sur son parcours, qui l’a amenée à connaître l’association IBUKA France. Elle s’exprime sur les perceptions traumatisantes des enfants rescapés du génocide, sur les remarques insultantes subies par certaines femmes violées devant le TPIR ou encore les liens entre mémoire individuelle et mémoire collective. Elle en viendra également, en imageant par sa propre histoire familiale ou en citant Primo LEVI, à traiter du décalage entre les survivants du génocide et ceux qui ne l’ont pas connu. Cette peur de ne pas être cru est une autre crainte des survivants lorsqu’ils témoignent, les amenant souvent à se taire.
La défense ne souhaitant pas intervenir, la déposition de madame WAINTRATER se termine par la question de l’avocate générale, qui s’interroge sur les conséquences pour les rescapés de ne pas retrouver les corps de leurs proches. Et à la témoin de souligner le rôle important des gacaca[11] dans le processus long et douloureux de recouvrement des corps. La question la plus posée est « Où avez-vous jeté le corps ? ». C’est « une torture de plus » de ne pas avoir un lieu sur lequel se recueillir. Comme la justice, elle aussi longue et douloureuse, cette recherche des corps reste un rituel profondément humanisant et nécessaire.
PS. On pourra également se référer à la déposition de madame Régine WAINTRATER dans le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Audition de monsieur Stephen SMITH, témoin de contexte, journaliste et professeur d’Études Africaines à l’Université de DUKE (USA), cité à la demande de la défense, en visioconférence depuis les USA.
Déposition spontanée. « L’histoire du génocide des Tutsi est loin de nous et compliquée. » C’est ainsi que le témoin commence sa déposition, laissant entendre une certaine humilité. « Je me considère comme un témoin expert, sans parti pris. » Journaliste au journal Libération, il s’est trendu au Rwanda dès 1990, ce qu’il considère comme « un avantage » sur les autres journalistes. S’il s’est rendu au Rwanda à cette époque, continue-t-il, c’est parce que la France avait procédé à « une intervention militaire secrète », MITTERRAND ayant envoyé des militaires au secours du président HABYARIMANA (Guerre secrète de l’Élysée en Afrique de l’Est).
Le témoin déclare avoir connu la dictature du président HABYARIMANA au temps de la guerre froide, une « dictature ordinaire dans un pays extraordinaire. » Pourquoi des soldats français au Rwanda? À son arrivée, une « chauffeur de taxi Tutsi » le prend en charge et lui parle de choses effroyables. Les choses avaient empiré avec l’attaque de la « rebellion FPR ». Il deviendra vite un connaisseur « des deux côtés ». Mais « j’ai épousé involontairement la cause des rebelles« , poursuit-il,
En 1994, comme nombre de journalistes, il se trouve en Afrique du Sud pour l’investiture du président MANDELA. Sa direction veut alors l’envoyer au Rwanda: il refuse, ne voulant pas manquer l’événement du siècle. Finalement, « devant l’ampleur de la situation suite à l’assassinat d’HABYARIMANA » il finira par se rendre à BUJUMBURA, puis KIGALI via BUTARE. Ses confrères, eux, avancent avec les rebelles. Sur la route, des barrages, une odeur de mort, des fouilles. Il restera deux jours à BUTARE. Les Tutsi étaient cachés dans les faux plafonds, sous la menace d’Interahmwe[12] imbibés d’alcool. Après son départ, les prêtres, Hutu comme Tutsi, auraient été tués par le FPR, comme ces derniers le redoutaient ( NDR. Le témoin n’apporte aucune précision sur ce massacre, ne donne aucun nom des prêtres. Si on lui avait posé la question, probablement aurait-il dit qu’il ne les connaissait pas. D’après mes sources personnelles, ce sont les frères Maristes de SAVE qui auraient été tués en tentant de rejoindre BUTARE. Les affirmations du témoin restent à vérifier.)
Il veut dissuader sa consœur de l’accompagner: en la faisant passer pour son épouse, tout se passera bien pour elle. Le témoin sera aussi présent au Rwanda lors de l’Opération Turquoise[13]. « Le génocide est le mal absolu. Je ne discute pas avec les négationnistes. Mais dire qu’en face est le bien, c’est erroné. » poursuit-il. Et d’évoquer plusieurs assassinats, dont celui de Seth SENDASHONGA.
Plus de 90% de voix en faveur du président KAGAME, cela montre bien qu’il s’agit d’une dictature.: « Le régime post-génocidaire est une dictature. Une absence de démocratie a mené au génocide, une autre dictature lui a succédé, la dictature d’une clique venue d’Ouganda autour de KAGAME. » Et concernant le procès en cours, en lien avec la « manipulation des témoins », il conseille au jury de se « mettre en légitime méfiance« .
Monsieur le président intervient: « Ce que vous nous dites: « On juge des crimes qui se sont passés en 1994, mais regardez après »?
Monsieur Stephen SMITH: « En 1994, j’étais auprès du FPR dans le Nord. Les civils avaient fui. J’ai rencontré KAGAME. Je ne pouvais parler à personne sans avoir un soldat dans mon dos. Il y a eu une épuration hutu. Le programme du FPR par rapport à la population civile en 92/94, poursui-il, ça fait froid dans le dos. Le Rwanda est un pays où on n’est pas libre, on ne peut pas s’exprimer librement. L’agenda du FPR? 100 000 personnes tuées en une année. En 1992, le FPR avait déjà trahi ses idéaux. Pour KAGAME, les Tutsi de l’intérieur qui ont composé avec les Hutu sont des traîtres. »
Le président: « Vous voulez dire que KAGAME n’est pas solidaire des Tutsi de l’intérieur. Pour lui, un million de morts, ce serait une excuse? »
Le témoin: « Non, rien ne peut justifier le génocide des Tutsi. Qui le nie ne peut être un interlocuteur. Mais attention, le contexte français dans lequel vous intervenez mérite que je vous mette en garde. Les témoins qui viennent du Rwanda ne viennent pas d’un pays comme la France. Si l’accusé n’est pas condamné, il aura de la chance! » ( NDR. C’est quand même plus qu’une mise en garde!)
Le président ne peut laisser passer de tels propos: « La cour d’assises n’est pas là pour rendre service à qui que ce soit. Nous aurons des preuves documentaires, des enregistrements… Mais qu’avez-vous à dire de pertinent sur BUTARE? Que savez-vous du génocide à BUTARE? »
Le témoin n’a pas grand chose à en dire. Le président reprend la main: « Vous, vous passiez aux barrières sans problème? » Le témoin s’explique: « Du moment que vous parliez français, on vous considérait comme un ami. Mais le génocide concernait bien les Tutsi » … Quant aux accords d’Arusha[14] sur lesquels l’interroge le président, « c’était un diktat de la communauté internationale, une manifestation du paternalisme des Occidentaux. J’ai été naïf de les encourager à partager le pouvoir. »
Et le témoin de rendre hommage à la fondation HIRONDELLE qui a rendu compte des travaux du TPIR. Les médias français n’ont assuré aucune couverture. « Vu l’implication de la France, les journalistes français auraient pu suivre les procès d’Arusha! » ajoute monsieur SMITH. Concernant le procès de RWAMUCYO, sa méfiance est à l’égard des manipulations qui peuvent avoir lieu.
Suit un échange sur la RTLM, radio de la haine[9], « à partir du 6 avril » prétend le témoin. Il s’est donc bien rendu à KIGALI, a réalisé une interview de Pasteur BIZIMUNGU et a rencontré des membres du gouvernement intérimaire à GITARAMA. Il a quitté le journalisme (et le Rwanda) en 2005.
Une série de questions seront ensuite posées au témoin par les différentes parties. Que faut-il en retenir? dans ce génocide, il n’y a pas de responsabilité collective. Il y avait des gens ivres de rage, d’autres qui se rendaient sur les barrières pour ne pas être mal vus et qui se sentaient obligés de se faire voir avec les autres. A côté de la RTLM, il y avait la radio MUHABURA du FPR. Quand le président lui dit que la RTLM utilisait parfois la longueur d’onde de Radio Rwanda, le témoin dit que c’est la première fois qu’il entend dire cela. Des cadavres, à BUTARE et ailleurs, il n’a vu que ça ( NDR. Contrairement à l’épouse de l’accusé!)
« Le génocide a été planifié puisque exécuté sur les ordres. On aurait toutefois aimé que le TPIR étudie le mécanisme du génocide. Ce travail n’a pas été fait. Douter de la planification est un début de négationnisme ». Se sentait-il libre à Kigali? ( NDR. Référence aux propos du juge VANDERMEERSCH qui dit avoir enquêté en toute liberté, comme l’ont déjà dit les enquêteurs français dans les procès précédents).
Réaction du témoin: « Vous me donnerez quitus d’avoir répondu à toutes vos questions avec sincérité. Ne comptez pas sur moi pour dire si un travail est bon ou mauvais. Je ne peux pas me prononcer sur toutes ces instances (judiciaires). Le TPIR n’a pas été à la hauteur de sa tâche. Je ne peux pas juger le travail des juges belges. Aujourd’hui, la France est le dernier pays occidental à ne pas considérer le Rwanda comme une dictature. Il y a une « exception française. » En France, on est trop favorable à KAGAME comme autrefois on était trop favorable à HABYARIMANA. »
Douterait-il de la capacité de la justice française à juger de façon impartiale? (Question de l’avocat général)
« Vous avez bien résumé ma position. Mais je ne connais pas l’accusé, je ne peux donc pas porter un jugement sur un accusé que je ne connais pas. Mais on est roujours dans un contexte français. Je voulais simplement vous inviter à une prudence. j’essaie d’être utile mais ne doute pas de votre professionnalisme et de votre indépendance ».
Maître MATHE ne manquera pas de remercier le témoin qu’elle a écouté « avec grand intérêt« . Elle le remercie pour sa « hauteur de vue » et se demande quel intérêt a le Rwanda à instrumentaliser les témoins (NDR. Pour maître MATHE, c’est une certitude).
Et le témoin de se répéter; « Vous allez à l’essentiel… Une minorité s’est accaparé le pouvoir. Le génocide est une rente de situation: « J’ai mis fin au génocide et suis le garant moral des victimes ». Le pouvoir de KIGALI utilise le génocide pour se mettre à l’abri des critiques. Je ne vois pas mes confrères écrire en France avec honnêteté, comme moi j’étais: j’étais trop FPR. Ils sont sous l’influence d’un contexte français. La même chose s’applique à la justice… Poursuivre des gens, oui, s’ils ont participé au génocide, si on prouve leur responsabilité. »
Pourrait-il retourner au Rwanda aujourd’hui? Il y est retourné en 1996 avec Hubert VEDRINE et le premier ministre britannique de l’époque. On ne l’a pas expulsé. C’était au moment où le président BIZIMUNGU, qui voulait créer son propre parti, a été arrêté.
Janvier AFRICA? « Nous avons tous pris son témoignage au sérieux. C’est lui qui a accrédité la thèse de l’Akazu[15] (avec Christophe MFIZI), proche famile de madame HABYARIMANA qui a été présentée comme une sorcière. Alors qu’elle est très religieuse, elle aurait instillé la mort de son mari? C’est inconcevable! Janvier AFRICA a fui au Cameroun. Sa thèse se révèle vide. Son témoignage ne tiendrait pas la route aujourd’hui. Je l’ai rencontré au Cameroun: je me suis rendu compte que son témoignage était sans valeur. Il a été sous influence, il n’y avait aucune substance dans son témoignage. Il est mort précocement en exil. »
Maître MEILHAC rend hommage à son tour au témoin, revient sur l’attentat dont on ne connaîtra peut-être jamais les commanditaires, ce qu’il regrette. Regrets partagés par Stephen SMITH. Accuser les extrémistes hutu alors qu’on n’a aucune preuve, ce n’est pas normal. Il laisse entendre que le juge BRUGUIERE avait de vrais éléments pour accuser le FPR. Normal que le Rwanda n’ait pas enquêté? Rires du témoin qui dit ne pas être ici pour décréter ce qui est normal ou pas. Pour KAGAME, le génocide commence en 1959 (NDR. Il n’est pas le seul!) C’est plutôt normal que le Rwanda n’ait pas enquêté.
Et de conclure son intervention: « Je veux être bien compris. Vous appeler à la vigilence, c’est une sorte d’intrusion, mais moi-même je suis passé par là. Je ne veux pas être un donneur de leçon. Si chacun de vous est de bonne volonté, j’en prends acte. Merci de votre prudence. »
J’ai beaucoup hésité à rédiger un compte-rendu aussi exhaustif. A quoi peut bien servir une telle audition dans ce procès contre le docteur RWAMUCYO? Probablement à rien. Et qui est-il pour faire la leçon aux jurés? ( Qu’il dit ne pas vouloir faire!)
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole.
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.
1. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑][↑]
2. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
3. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA est un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011.
Voir le glossaire pour plus de détails.[↑]
4. Jean-Paul AKAYESU : ancien bourgmestre de TABA dans la préfecture de GITARAMA, reconnu coupable de génocide et de crimes contre l’humanité par le TPIR, condamné à la la réclusion à perpétuité. Lire sur le site des Nations Unies: Une première dans l’histoire : AKAYESU reconnu coupable de genocide par le Tribunal criminel international pour le Rwanda en 1998 et sur celui du TPIR : Trois condamnations confirmées en 2001.[↑]
5. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
6. Alphonse HIGANIRO, directeur de l’usine d’allumettes Sorwal et ancien ministre, a été jugé en Belgique au printemps 2001 et condamné aux côtés de Vincent NTEZIMANA, un universitaire et de deux religieuses, sœurs Gertrude et soeur Kizito, du couvent des bénédictines de Sovu[↑]
7. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
8. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
9. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑]
10. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement) et la CDR((CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
11. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnels à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
12. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
13. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
14. Accords de paix, signés en août 1993, à Arusha (Tanzanie), entre le gouvernement du Rwanda et le FPR (Front patriotique Rwandais). Ils prévoient notamment la diminution des pouvoirs du Président HABYARIMANA au profit d’un gouvernement « à base élargie » (cinq portefeuilles sont attribués au FPR), l’intégration des militaires du FPR dans la nouvelle armée gouvernementale, la nomination de Faustin TWAGIRAMUNGU au poste de Premier ministre et l’envoi d’un contingent de 2 500 hommes de l’ONU, la MINUAR, pour faciliter la mise en place des nouvelles institutions. Le président HABYARIMANA fit tout pour différer la mise en place de ces accords. L’attentat contre lui survint le soir du jour où il s’y résigna.[↑]
15. Le terme Akazu, apparu ouvertement en 1991, signifie « petite maison » en kinyarwanda. L’Akazu est constituée d’une trentaine de personnes dont des membres proches ou éloignés de la famille d’Agathe KANZIGA, épouse de Juvénal HABYARIMANA. On retrouve au sein de l’Akazu de hauts responsables des FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que des civils qui contrôlent l’armée et les services publics et accaparent les richesses du pays et les entreprises d’État, cf. Glossaire.[↑]
Procès RWAMUCYO, lundi 7 octobre 2024. J5
08/10/2024
• Audition d’Aimable RWABUKUMBA, ancien étudiant à la faculté de médecine.
• Audition de Laetitia HUSSON, ancienne juriste du TPIR.
• Audition de Jean-François DUPAQUIER, journaliste.
• Audition de Fortunatus RUDAKEMWA, docteur en histoire de l’Église.
________________________________________
Audition de monsieur Aimable RWABUKUMBA, ancien étudiant à la faculté de médecine, cité à la demande de la défense.
Monsieur Aimable RWABUKUMBA est le premier témoin de la journée. Ancien étudiant à la faculté de médecine de l’UNR[1] en troisième année, il connaissait l’accusé. Ce dernier était son professeur du cours d’hygiène et assainissement.
Entre avril et mai 1994, il loge dans la résidence KIZA (« Sauve »), située à côté du Centre de Santé de l’Université (CSUP) où il dit soigner des blessés. Il déclare être arrivé à BUTARE le 6 avril, pour réviser un examen. C’est une pure coïncidence, qui correspond avec le déclenchement du génocide. Il reste jusqu’à mi-mai 1994, date à laquelle son oncle, trésorier de l’UNR, l’emmène en voiture jusqu’à GISENYI, où il demeure caché jusqu’en juillet.
À ce titre, monsieur RWABUKUMBA est largement interrogé sur le génocide à l’UNR. Après quelques contradictions, il déclare s’occuper chaque jour des blessés, qui affluent à partir du 20 avril. Il reste strictement dans sa chambre à la résidence KIZA lorsqu’il n’est pas au CSUP, car il a conscience qu’il est en danger à Butare-Ville. Malgré cette conscience du danger, et malgré le fait qu’il soit enregistré comme un Tutsi sur les listes utilisées par le vice-recteur – un extrémiste avéré – il déclare ne pas avoir été inquiété. Chaque jour, il croise à deux reprises une barrière, à laquelle il présente sa carte d’étudiant. Il précise avoir déchiré sa carte d’identité. Pour expliquer ne pas avoir été indiqué, il dit ne pas présenter le « faciès tutsi ». Monsieur PERON, l’avocat général, lui fait remarquer qu’il perpétue des stéréotypes. Par ailleurs, il assure ne pas avoir eu connaissance des listes établies par les autorités de l’Université. Il reconnaît en revanche avoir été une cible des extrémistes, et précise avoir perdu sa soeur et deux frères dans le génocide.
De manière générale, il déclare n’avoir été témoin d’aucun massacre. Il sait que des personnes ont été tuées à l’arborétum, mais n’a rien vu directement. Par ailleurs, il a remarqué que des blessés disparaissaient d’un jour sur l’autre. Et au témoin de considérer alors que ces blessés étaient enlevés en soirée ou la nuit par les miliciens pour être assassinés.
Interrogé sur les autres étudiants tutsi, il déclare qu’il n’y en n’avait pas avec lui à la résidence. Monsieur le président a lu plusieurs témoignages, notamment celui de madame Diane GASHUMBA, présente au même moment que lui à l’UNR. Le témoin dit connaître une grande partie de ces personnes, sans pouvoir préciser leur sort pendant le génocide. Monsieur le président LAVERGNE a également lu un passage du livre d’Alison DES FORGES, Aucun témoin ne doit survivre[2]. Monsieur RWABUKUMBA assure ne pas avoir été témoin ni inquiété par les rafles d’étudiants organisées par les étudiants extrémistes et les militaires. De la même manière, sa chambre n’a pas été pillée.
Enfin, interrogé au sujet de l’accusé, il déclare n’avoir été témoin d’aucun traitement différencié de sa part des étudiants hutu et tutsi. Il le considère comme très compétent comme professeur, qu’il ne revoit plus avant le début des vacances de Pâques, début avril 1994. De manière générale, il dit ne pas avoir remarqué d’extrémisme chez les professeurs de l’UNR, a contrario de certains étudiants. Monsieur le président remarque que le père du témoin, instituteur, est né sur la même colline que l’accusé, dont le père était également instituteur.
La défense conclut, de manière bien peu élégante: « on reproche à monsieur RWABUKUMBA d’avoir survécu ».
Audition de madame Laetitia HUSSON, témoin de contexte, ancienne juriste du TPIR, citée à la demande du ministère public.
N’ayant pas le temps matériel de rédiger le compte-rendu de l’audition du témoin, on peut se reporter pour l’instant à celui que nous avons fait lors d’un procès précédent: madame Laetitia HUSSON dans le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Audition de monsieur Jean-François DUPAQUIER, témoin de contexte, journaliste, cité par le ministère public.
« Je souhaite vous parler ici des actes d’Eugène RWAMUCYO sur lesquels j’ai enquêté depuis plus de vingt ans : sa contribution à l’idéologie et à la propagande du génocide.
Un génocide n’est pas une mince affaire, surtout lorsqu’il s’agit de faire basculer massivement la population dans le passage à l’acte. Il est nécessaire de maîtriser toutes les règles de la propagande et donc de l’idéologie. Pas de génocide sans l’idéologie du génocide. Et pas d’idéologie sans idéologues. Sur ce point, deux dates me semblent à retenir :
En octobre 1990, le regroupement de ces idéologues prend pour nom au Rwanda le Cercle des Républicains Progressistes. Il est fondé à l’initiative de l’historien Ferdinand NAHIMANA à l’université de Nyakinama, dans le Nord du Rwanda. Cette région constitue le berceau du radicalisme hutu. Eugène RWAMUCYO est né dans la même commune que Ferdinand NAHIMANA. Ce genre de lien local est très fort au Rwanda. Il peut aider à comprendre pourquoi le Dr RWAMUCYO deviendra plus tard le président du Cercle des Républicains Progressistes, un poste à haute responsabilité. En 1990 il n’en fait pas encore partie puisqu’il termine un doctorat d’hygiène sociale en Russie.
Décembre 1990 : c’est la diffusion au Rwanda des Dix commandements du Hutu dans le magazine extrémiste KANGURA[3]. Tous les éléments du racisme anti-tutsi y sont résumés, au point qu’on peut parler d’une sorte de Mein Kampf rwandais.
On découvrira plus tard que son auteur s’appelle Vincent NTEZIMANA. Lui non plus ne fait pas encore partie du Cercle des Républicains Progressistes (CRP), puisqu’il achève son doctorat à l’université de Louvain-la-Neuve, en Belgique.
Au CRP, on trouve des personnes qui seront presque toutes poursuivies et condamnées par la Justice après le génocide : Charles NDEREYEHE, son premier président, Ferdinand NAHIMANA, docteur en histoire, d’abord vice-président, Jean-Bosco BARAYAGWIZA, directeur au ministère des Affaires étrangères, Martin BUCYANA et Théoneste NAHIMANA, qui vont se succéder à la tête du parti raciste CDR[4] ainsi qu’Antoine MISAGO RUTEGESHA, futur 2e vice-président de la CDR, Jean-Baptiste MUGIMABA (futur secrétaire général de la CDR) etc. N’oublions pas Phocas HABIMANA, un homme d’affaires dont nous pensons qu’il a été coopté un peu plus tard, en raison du rôle éminent de son épouse dans l’organigramme du parti unique MRND[5]. Et d’autres intellectuels de haut niveau, dont Vincent NTEZIMANA, « l’inventeur » des 10 Commandements du Hutu.
Trois de ces hommes contrôleront la RTLM[6], dite « Radio-Machette », à partir de son lancement en 1993 : Jean-Bosco BARAYAGWIZA, responsable du comité exécutif, Ferdinand NAHIMANA, responsable éditorial et Phocas HABIMANA, directeur administratif.
Le Cercle des Républicains Progressistes se voulait la matrice de l’idéologie et de la propagande anti-tutsi. Sous son impulsion, le génocide n’aura rien de spontané, ni « d’exotique » comme certains le croient encore.
Est-il besoin de préciser qu’aucun Tutsi n’a figuré parmi les membres du Cercle des Républicains Progressistes ? Aucun Tutsi à la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), un média de masse sans lequel le projet génocidaire n’aurait jamais connu un si terrible succès.
La plupart des hommes que je viens de citer seront à l’origine de la création en 1992 de la Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR), un parti politique ouvertement raciste (il refusait les adhésions de Tutsi).
Je reviens brièvement en arrière pour contextualiser les enquêtes auxquelles j’ai participé sur le génocide, son idéologie et ses acteurs. En septembre 1994, le secrétaire général de l’ONG Reporters sans Frontières m’a proposé de participer à une mission d’évaluation du rôle des médias dans le génocide et d’identification des journalistes tués. J’avais obtenu d’y associer mon ami l’historien Jean-Pierre CHRÉTIEN qui comme moi avait dénoncé depuis des années la radicalisation extrémiste d’une frange de politiciens hutu au Rwanda.
Le succès de cette mission a abouti à élargir notre équipe à l’historien rwandais Marcel KABANDA et à un politicien rwandais, Joseph NGARAMBE, pour produire le livre Rwanda, les médias du génocide sous la direction de Jean-Pierre CHRÉTIEN[7]. L’enquête pour ce livre – paru en novembre 1995, soit un an-et-demi après le génocide – a permis d’énormes avancées dans l’identification de l’idéologie génocidaire et de ses acteurs. Quoique cet ouvrage reste presque trente ans plus tard une référence, nous n’avions fait qu’entrevoir la conspiration du génocide. Ainsi on ne trouve dans notre livre qu’une brève mention (p. 335) du Cercle des Républicains Progressistes, et Eugène RWAMUCYO ne figure pas dans l’index des noms.
Par la suite, la Procureure générale du Tribunal Pénal International pour le Rwanda a demandé à notre équipe une expertise autant que possible exhaustive pour préparer ce qu’on a appelé le Procès des Médias. Nous avons bénéficié de la collecte de documents et de témoins par des enquêteurs du TPIR. Nous avons repris nos recherches en particulier à BUTARE. J’ai moi-même trouvé des documents sur le Cercle des Républicains Progressistes et sur le rôle d’Eugène RWAMUCYO avant et pendant le génocide. Pour rédiger ma partie de l’expertise, j’ai été fortement aidé par deux témoignages recueillis en 2001:
• Premièrement, celui de Emmanuel BUGINGO, alors professeur à l’Université de BUTARE, qui connaissait bien les déclarations d’Eugène RWAMUCYO comme représentant officiel du Cercle des Républicains Progressistes durant le génocide.
• Deuxièmement le témoignage d’Alphonse KILIMOBENECYO. Comme directeur de l’Imprimerie Scolaire, il avait constaté le rôle de M. RWAMUCYO pour contrôler et au besoin modifier le contenu du magazine KANGURA avant ses impressions.
Notre enquête sur l’articulation de l’idéologie du génocide a laissé des zones d’ombre. Nous devions travailler dans un milieu massivement complice. Si vous le souhaitez je m’expliquerai là dessus tout à l’heure. Il ne nous est pas moins apparu que conspiration du génocide fut le fait d’un groupe restreint d’idéologues (essentiellement regroupés au sein du Cercle des Républicains Progressistes), et aussi de militaires et d’hommes d’affaires qui en constituaient en quelque sorte le volet « opérationnel ». Ce groupe fonctionnait comme une petite Mafia, c’est-à dire une organisation secrète dissimulant son objectif criminel, ne laissant guère de trace écrite, cooptant ses membres et punissant de mort toute possible trahison.
En évaluant à une quarantaine de personnes le nombre d’extrémistes engagés dans cette Mafia, c’est-à-dire dans l’élaboration, à partir de la fin 1990, d’un projet de génocide des Tutsi du Rwanda il me semble légitime d’affirmer que Eugène RWAMUCYO y a joué un rôle de plus en plus important. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à comprendre qu’il soit passé sous les radars du Tribunal Pénal International, tout comme un de ses complices au sein du Cercle des Républicains Progressistes, Vincent NTEZIMANA.
Un mot de ce dernier, décrit comme une sorte de lieutenant d’Eugène RWAMUCYO par Emmanuel BUGINGO.
Sous la direction de Jean-Pierre CHRÉTIEN, notre groupe pluridisciplinaire a toujours fonctionné dans une certaine urgence. En 2000, nous nous étions engagés à rendre notre rapport au TPIR pour le 15 décembre 2001. C’est pourquoi le rôle de Vincent Ntezimana nous a échappé. Il était jugé au même moment dans le procès dit « des Quatre de Butare » (avril à juin 2001) par la cour d’assises de Bruxelles[8]. Au cours de ce procès, comme co-accusé de participation au génocide, Vincent NTEZIMANA a été dénoncé par un témoin belge pour avoir lui-même rédigé « Les 10 commandements » sur le campus de l’université de LOUVAIN-LA-NEUVE, où il achevait son doctorat.
Malgré la solidité de la témoin et d’autres éléments le mettant en cause dans la rédaction de ce que j’ai appelé « Le Mein Kampf du Rwanda », les juges ont buté sur l’unicité du témoignage. Concernant le génocide des Tutsi du Rwanda, ce fut en général un problème pour les journalistes, pour les enquêteurs, pour les magistrats, pour les historiens, etc. Le titre de l’ouvrage de référence d’Alison DESFORGES[2] énonce particulièrement bien la difficulté à laquelle elle-même et son équipe ont été confrontés, car la feuille de route des génocidaires comportait la recommandation suivante : « Aucun témoin ne doit survivre ».
J’espère avoir décrit aussi brièvement que possible les contours de la conjuration du génocide des Tutsi du Rwanda, qui commence selon moi par la diffusion des « 10 commandements du Hutu » et la fondation du Cercle des Républicains Progressistes et s’achève par la tentative de dissimuler le génocide aux yeux de la communauté internationale, à la fois par le ramassage et l’ensevelissement aussi rapides que possible des victimes et par le choix de mots habiles, comme le propose M. RWAMUCYO dans la célèbre réunion du 14 mai 1994 à Butare en présence de Jean KAMBANDA, Premier ministre du gouvernement génocidaire[9].
Si je devais résumer mon propos d’une seule phrase, je dirai que la présidence du Cercle des Républicains Progressistes était un poste hautement stratégique dans la conspiration du génocide, et que Eugène RWAMUCYO bénéficiait de la confiance de l’ensemble des conjurés, faisant de lui une personnalité de premier plan dans cette entreprise criminelle.
Je vous remercie de votre attention. »
Monsieur le président prend alors la parole pour résumer les propos du témoin qui n’a pas rencontré Eugène RWAMUCYO avant 1994. Une des premières rencontres aura lieu au Sénat français, lors d’un colloque négationniste.
Monsieur DUPAQUIER reviendra ensuite sur l’arrestation de l’accusé au cimetière de Sannois et racontera avec malice la réaction d’Eugène RWAMUCYO: « Je vous reconnais, vous êtes Alain GAUTHIER; » Le témoin se contentera de répondre : « Mauvaise pioche! » L’accusé, visé par un mandat d’arrêt international, passera trois mois en prison en attendant une décision concernant son extradiction. La Cour de Cassation, fidèle à sa jurisprudence, refusera de renvoyer l’accusé dans son pays. Il sera aussitôt remis en liberté. ( NDR. Contrairement à ce qu’a écrit un membre de sa famille récemment en direction des siens, le docteur n’a pas été acquitté ce jour-là puisqu’il n’était pas jugé sur le fond.)
Quelques mots ensuite sur les journaux KANGUKA et KANGURA, ce dernier; dans son numéro 6 dont il sera à plusieurs fois question, contenant les Dix commandements des Bahutu ( NDR. À la quatrième de couverture s’étale un grand portrait de l’ami François MITTERRAND.[10])
Sera abordé ensuite le lien entre la RTLM, KANGURA et la CDR, puis le Cercle des Républicains, dirigé au début par la femme de Phocas HABIMANA, directeur de l’ONAPO qui s’occupait de la planification des naissances..
Monsieur le président rappelle que le témoin est engagé dans la lutte contre le négationnisme et rappelle qu’on aurait dû entendre ce jour Charles ONANA qui comparaît devant le Tribunal correctionnel de Saint-Denis pour négationnisme. Son audition a été reportée.
La parole est donnée aux parties civiles. Un des avocats, maître EPOMA, signale que le témoin, réfugié en Côte d’Ivoire, ne serait pas étranger au concept d’Ivoirité. Maître QUINQUIS demande à l’accusé s’il est devenu actionnaire de le RTLM, une radio commerciale au départ, avant de devenir la radio de la haine. L’accusé a acheté une action de 5000 francs rwandais de l’époque.
Allusion sera faite ensuite par maître BERNARDINI concernant Léon MUGESERA. Son discours incendiaire de KABAYA, en novembre 1992, dans lequel il proposait de jeter les Tutsi dans la Nyabarongo pour qu’ils retournent en Abyssinie fera suite à une rencontre de nombreuses autorités au camp de BUTOTO[11]. Ce discours lui vaudra une condamnation du président HABYARIMANA. Il rejoindra le Canada d’où il sera extradé pour être jugé dans son pays. Occasion donnée au témoin de définir le négationnisme qui intervient à toutes les étapes du génocide.
Maître LAVAL note qu’il est question d’un thème récurrent: le génocide ne serait que l’expression d’une réaction de violence spontanée du peuple majoritaire , théorie qui s’oppose à une lecture contradictoire selon laquelle il serait plutôt le produit d’une entreprise planifiée de longue date. Cest la raison pour laquelle le TPIR a condamné plusieurs accusés pour « entente ». Cette décision aurait été plus facile à prendre si la France, au Conseil de Sécurité, n’avait pas demandé que la compétence de ce tribunal ne concerne que l’année 1994.
Sur question de l’accusation, il est souligné que la RTLM est bien une radio commerciale mais en achetant beaucoup d’actions, BAGOSORA achète le pouvoir. En juillet 1993, la RTLM diffusait des musiques entraînantes, appréciées de la jeunesse. Mais en 1993 tout bascule avec l’assassinat du président burundais Melchior NDADAYE par des militires tutsi. Craignant que le FPR imite les Tutsi du Burundi, la RTLM deviendra la radio de la haine, atteignant son paroxysmeen 1994.
Il resteà la défense d’interroger le témoin. C’est maître MATHE qui s’y colle et interroge monsieur DUPAQUIER sur sa participation à l’ouvrage Les médias du génocide, sur le Journal KANGURA, sur le rôle insignifiant de Hassan NGEZE , le vrai patron étant Anatole NSENGIYUMVA Concernant Vincent NTEZIMANA, le témoin rappelle qu’il était un des membres influents du Cercle des Républicains et ami d’Eugène RWAMUCYO. La radio du FPR, MUHABURA, existait bien, mais n’émanait jamais de discours de haine.
En fin d’audition, le témoin souligne le rôle de François MITTERRAND qui, devenu vieux, malade, alité trois jours sur quatre, était incapable de diriger la France. C’est à lui et à ses services de l’Elysée que le témoin attribue la thèse du double génocide.
Maître MATHE, qui laisse entendre que le témoin est un journaliste d’investigation engagé, lui demande ce qu’il faisait au cimetière de SANNOIS. Monsieur DUPAQUIER raconte qu’ayant appris que Jean Bosco BARAYAGWIZA serait inhumé dans ce cimetière proche de son lieu de résidence, et espérant y faire arrêter Félicien KABUGA, le financier du génocide[12], il avait contacté le maire pour organiser son arrestation. Ce sera finalement RWAMUCYO qui fera les frais de l’opération.
Maître MEILHAC, qui prend à son tour la parole, fait savoir au témoin qu’en diffusant cette arrestation sur une télévision locale il s’était mis en infraction avec la loi sur la liberté de la presse. Monsieur DUPAQUIER finira par dire qu’il a fait son travail de journaliste. Il estimait de son devoir de dénoncer l’auteur d’un crime.
Monsieur le président va mettre fin à cette audience, soulignant que les jurés doivent être un peu perdus, les questions de l’avocat étant « répétitives ». Il donne la parole à l’accusé qui explique dans quelles circonstances il a pu voir le témoin Fortunatus lors de la présentation de son livre.
Avant de clôturer définitivement la journée, il est décidé de visionner l’interview de Jean CARBONARE au Journal de France 2 fin janvier 1993 [13] et un cours documentaire » Confronting Evil« . La journée se termine vers 17h30.
A noter que les questions de la défense au témoin se sont déroulées après l’audition de Fortunatus RUDAKEMWA qui était entendu en visioconférence. Mais nous avons fait le choix de rattacher cet épisode à l’audition pour plus de clarté.
Audition de monsieur Fortunatus RUDAKEMWA, docteur en histoire de l’Église. Auteur de » Rwanda. A la recherche de la vérité historique. » ( L’Harmattan). En visioconférence depuis le Canada. Cité par la défense.
Comment rentre compte de l’audition d’un prêtre qui exerce toujours son ministère au CANADA et qui a probablement choqué toute la cour avec les propos qu’il a osé tenir? À tel point que même la défense n’a pas jugé nécessaire de l’interroger.
Le témoin, qui ne sait manifestement pas pourquoi il a été convoqué, renonce à faire une déclaration spontanée comme il est proposé à tous les témoins. Monsieur le président va donc lui poser des questions.
Concernant le contexte, le témoin s’empresse de dire que « tous les Hutu n’ont pas tué, tous les Hutu ne sont pas des génocidaires! » ( NDR. Ce que personne ne conteste, d’ailleurs.) Il continue: « Les extrémistes hutu Interahamwe[14] ont massacré les Tutsi et les extrémistes tutsi ont massacré les Hutu et même les Tutsi de leur ethnie (sic) Dommage que ce génocide ait eu lieu. Les conséquences se font resentir jusquà aujourd’hui. »
Pendant le génocide, le témoin se trouvait à ROME depuis septembre 1993, à l’Université Grégorienne. Il avait quitté sa charge de curé de la cathédrale de CYANGUGU. Avant, il avait été vicaire de la paroisse de MIBILIZI pendant une année. De 1982 à 1988, il avait fréquenté le grand séminaire de NYAKIBANDA. Il n’y a pas connu RWAMUCYO. Il reviendra au Rwanda en 2003. Ce qui s’est passé au séminaire de NYAKIBANDA pendant le génocide, il n’en sait rien. Il recevait « des bribes d’informations », mais c’est surtout par le Père Guy THEUNIS, un Père Blanc belge, qu’il recevait des nouvelles. (NDR. Le président rappelle que le père THEUNIS a été arrêté plus tard à l’aéroport de KIGALI où il faisait escale, incarcéré et renvoyé en Belgique où il ne sera pas jugé. Personnellement, j’étais destinataire des fax que le prêtre envoyait.)
À la question de savoir si le clergé était divisé, le témoin précise qu’il y avait plus de prêtres tutsi que de prêtres hutu. Il n’y avait pas de haine entre eux. A CYANGUGU, les personnes menacées s’étaient réfugiées à la cathédrale, poursuivies par les bourreaux.
À propos des sœurs de SOVU, jugées et condamnées à BRUXELLES en 2001 lors du procès dit « des quatre de BUTARE »[8], le témoin affirme qu’elles ont été acquittées! Et malgré les affirmations de monsieur le président, il n’en démordra pas. D’ailleurs, l’abbé Jérôme MASENGO, qui les avait accusées, leur aurait demandé pardon.
L’abbé SEROMBA, qui avait fait détruire l’église de NYANGE sur les rescapés, condamné à perpétuité au TPIR, a été condmané à tord! ( NDR. Dont acte)
Concernant les massacres à l’église de la Sainte Famille de KIGALI, il ne sait pas grand chose. Ses connaissances, il les tient de l’abbé Joseph MUZUNGU qui a écrit trois ouvrages sur la chronologie des massacres! ( NDR. Jamais entendu parler de Wenceslas MUNYESHYAKA? Jamais des prêtres tués au Centre Christus dès le premier jour, dont plusieurs de nos amis?) « L’Église a tout fait pour que le génocide n’ait pas lieu » continue-t-il. Les politiciens n’ont pas voulu nous écouter. Ce n’est pas l’Église qui a prêché la haine. Tous les prêtres accusés de génocide ne sont pas des génocidaires. Il y avait de bons Hutu et de bons Tutsi dépassés par les extrémistes. Selon les Nations Unies, il n’y a eu qu’un seul génocide, le génocide rwandais. Il y a eu plus de morts hutu que de morts tutsi. » Et d’ajouter: « Il faut se reporter au livre d’Hubert VEDRINE ». ( NDR. Le témoin ne nous épargnera aucune abbération!) Et sur question d’un juré, il déclare qu’il est Hutu mais que sa sœur a épousé un Tutsi et son frère a une femme Tutsi. CQFD!
Le témoin, qui a quitté le Rwanda en 2004 parce qu’il se sentait menacé (il était alors recteur du petit séminaire de CYANGUGU ) pour se rendre en Italie, puis au Canada où il exerce encore aujourd’hui un ministère ( NDR. Quel Evangile peut-il bien enseigner?)
Au moment où l’avocat général s’apprêtait à lui poser une question, le témoin dit qu’il croit avoir aperçu Eugène RWAMUCYO dans la salle et lui adresse ses salutations. Il reconnaît d’autres personnes à qui il adresse aussi un bonjour!
Maître MATHE, probablement sidérée par les propos qu’elle vient d’entendre renonce à lui poser des questions.
L’accusé avait dit qu’ils ne se connaissaient pas. Il finit par reconnaître qu’ils avaient dû s’apercevoir en visioconférence lors de la présentation de son ouvrage que peu de gens ont dû lire.
Si je peux me permettre un commentaire personnel, il est inconcevable qu’un prêtre qui fait preuve d’une telle mauvaise foi, qui profère des mensonges éhontés et des propos négationnistes, puisse continuer à exercer un ministère dans l’Église que, comme tant d’autres, il trahit et déshonore.
D’autre part, je me dois de signaler un incident qui s’est déroulé lors d’une suspension de séance, dans la salle des pas perdus. Un individu s’est présenté à moi, qui se désignait comme rescapé. Il tenait son téléphone à la main et avait commencé à me filmer avant même de m’adresser la parole. Comme il refusait de décliner son identité, j’ai refusé de répondre à ses questions. Le ton est monté, j’ai tenté de m’écarter mais il m’a suivi, tout en continuant à filmer. J’ai fini par lui arracher son téléphone des mains. Un des gendarmes présents, qui nous a séparés, m’a demandé de le lui remettre. Mon « agresseur » est reparti sans demander son reste. L’échange, verbal et violent s’est déroulé en présence de nombreuses personnes: avocats des parties, famille et amis de l’accusé, gendarmes.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
2. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑][↑]
3. Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
4. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
5. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
6. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
7. “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
8. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑][↑]
9. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
10. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
11. Léon MUGESERA a été condamné à la prison à perpétuité pour son discours prononcé à Kabaya le 22 novembre 1992[↑]
12. Voir notre article : Arrestation de Félicien KABUGA, le « financier du génocide »: une bombe! et ses prolongements jusqu’en 2023 à travers les médias.[↑]
13. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
14. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
Procès RWAMUCYO, mardi 8 octobre 2024. J6
09/10/2024
• Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH.
• Audition d’Alphonse KILIMOBENECYO, ancien responsable du service éditions à l’imprimerie scolaire puis nationale.
• Audition d’Hervé DEGUINE, ancien secrétaire général adjoint chargé de l’Afrique pour Reporters sans Frontières (1993-1998).
________________________________________
Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH, cité à la demande du ministère public.
La journée s’ouvre sur l’audition du général Jean-Philippe REILAND, commandant de l’Office Central de Lutte contre les Crimes contre l’humanité et les Crimes de haine (OCLCH). Sa déposition traite aussi bien de l’Office lui-même que de son enquête dans le dossier RWAMUCYO.
Le général de gendarmerie commence donc par rappeler le contexte de création de l’OCLCH, par décret du 5 novembre 2013. Il fait suite à la ratification par la France du Traité de Rome, instituant la Cour Pénale Internationale (CPI) et entré en vigueur en 2002. Ce traité prévoit notamment une coopération pénale, en matière des crimes internationaux comme le génocide ou le crime contre l’humanité, entre les Etats et avec la CPI. La création de l’OCLCH, qui suit celle du pôle « Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » en 2011, doit faciliter la mise en œuvre de la compétence universelle française en matière de crimes internationaux. À ce jour, l’Office compte trois Divisions et une quarantaine d’enquêteurs. Environ 150 dossiers sont ouverts, concernant une trentaine de pays, dont le Rwanda. Les enquêteurs interviennent à l’étranger, où ils peuvent conduire des auditions. En revanche, ils doivent compter sur la coopération des autorités du pays en question pour les autres actes. Les enquêtes donnent lieu à une dizaine de déplacements à l’étranger par an, de deux à trois reprises rien que pour le Rwanda. Depuis les années 2000, 54 dossiers concernant le génocide des Tutsi au Rwanda ont été ouverts par l’Office (et avant lui la Section de recherche de Paris), dont environ la moitié est encore en cours. Ils ont donné lieu à 35 déplacements au Rwanda.
Une fois cette présentation faite, le général REILAND reprend la procédure de l’enquête menée par la Section de recherche de Paris (entre 2009 et 2013) et l’OCLCH (entre 2014 et 2017) dans le dossier RWAMUCYO. L’enquête est ouverte après le dépôt de plainte initiale par le CPCR en 2007. Elle vise à mettre en lumière le parcours de l’accusé avant, pendant et après le génocide, ses positions idéologiques, ses soutiens ainsi que, entre autres, son rôle dans plusieurs assassinats et dans l’ensevelissement des corps.
La phase d’enquête débute véritablement en 2013, lorsque le dossier est versé à l’instruction. En mars 2012 ont été communiqués des documents importants aux enquêteurs et provenant du TPIR[1]. Ces documents, liés notamment à l’appartenance de l’accusé à la CDR[2], sont largement exploités. Et au général REILAND de revenir, chronologiquement, sur les divers déplacements, actes d’enquêtes et témoins interrogés entre 2013 et novembre 2017. Cet exposé montre que des témoins très variés ont été entendus, des étudiants de l’UNR[3] à des conducteurs d’engins de travaux publics en passant par des prisonniers de la prison de KARUBANDA (à Butare). Ces derniers renseignent sur les méthodes d’enfouissement des corps, auquel ils disent avoir participé sous la supervision de monsieur RWAMUCYO.
Après cette déposition instructive, s’ensuit une discussion entre monsieur le président LAVERGNE, le général REILAND, le procureur monsieur PERON et l’accusé concernant les principaux repères géographiques de Butare. On recherche notamment sur une carte projetée l’emplacement du quartier de TABA, où a vécu monsieur RWAMUCYO. Des photographies prises lors d’un déplacement de l’OCLCH sont projetés.
Poste à l’entrée de la ville. À droite descend une route vers TABA, @AG.
CUSP[4], sites sur lesquels les fosses d’enfouissement des corps ont été identifiés (Taba, Arboretum, face à l’hôtel Faucon; IRST, près du groupe scolaire Gishamvu et grand séminaire de NYAKIBANDA, église de NYUMBA. Si aucune phote de la colline de KABUYE à GISAGARA n’a été montrée, probablement parce que, au moment des enquêtes, ce site n’avait pas encore bien été identifié?
Maître MEILHAC, qui ne connaît pas les lieux, se plaint que la défense n’ait jamais été invitée à se rendre sur les lieux. Monsieur l’avocat général lui rétorque que, au cours de la procédure, il n’en n’ont jamais fait la demande ( NDR. Je suis témoin qu’un avocat de la défense, dans un autre dossier, a refusé de répondre à l’inviataion du juge car il craignait pour sa sécurité. J’ai rencontré maître MATHE dans le Nord du Rwanda lors d’une reconstitution des faits. Il est donc possible, pour la défense, de se rendre au Rwanda!)
Sur question de madame PETRE, avocate générale, le témoin explique que c’est le magistrat instructeur qui transmet aux autorités rwandaises la liste des témoins à rencontrer. Les témoins sont alors mis à la disposition des enquêteurs, les auditions étant conduites avec la seule présence d’un interprète (NDR. Les enquêteurs belges procèdent autrement.) Concernant les témoins entendus en détention, ces derniers sont conduits dans une salle. Les gardiens restent derrière la porte. Si des contradictions apparaissent, c’est aux enquêteurs de les lever. Quant aux confrontations qui sont parfois organisées, un juge est à Paris avec l’accusé et son avocat, un autre au Rwanda avec le témoin. ( NDR. Un problème lorsque le témoin est aussi partie civile: ce dernier ne bénéficie pas de la présence de son avocat.) À préciser qu’en cas d’enquêtes dans un pays européen, ce sont les enquêteurs locaux qui interrogent en présence des enquêteurs français. Le général REILAND affirme qu’il ne lui a jamais été rapporté qu’il y ait eu des pressions sur les témoins au Rwanda.
Il est évident, et le témoin le rappelle, que les enquêteurs rencontrent des témoins à décharge lors des commissions rogatoires. C’est le B.A BA de la justice. Leur travail s’arrête lorsqu’une décision judiciaire est prise: non-lieu, total ou partiel, déferrement devant la cour d’assises.
Maître MATHE ne peut s’empêcher de revenir sur la crédibilité à accorder aux témoins rwandais, citant André GUICHAOUA[5]). Monsieur le président l’interrompt en se demandant s’il s’agit d’une question ou d’une plaidoirie. L’avocate ne s’en laisse pas compter, elle continue sa démonstration. Elle oblige le témoin à répéter ce qu’il a déjà dit concernant la différence entre la pratique des enquêteurs français et ceux du pays voisin.
PS. On pourra se référer également au témoignage du général Jean-Philippe REILAND dans le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA.
Audition de monsieur Alphonse KILIMOBENECYO, ancien responsable du service éditions à l’imprimerie scolaire puis nationale; cité par le ministère public. Intervient en visioconférence de KIGALI;
Le témoin a fait savoir qu’il suit une chimiothérapie depuis longtemps et qu’il est fatigué. Il souhaiterait que son audition ne dure pas trop longtemps.
Monsieur le témoin après avoir dit qu’il a fait des études à l’École des Beaux Arts de KIEV, en Ukraine, déclare qu’il a vu le docteur RWAMUCYO venir s’installer une fois à son bureau et corriger ou rédiger des articles pour le journal KANGURA[6]. C’est le directeur qui l’avait conduit auprès de lui. Monsieur KILIMOBENECYO l’aurait vu passer plusieus fois qui se dirigeait vers le bureau du directeur. Par contre, il est incapable de fournir une date, ni une période précise.
Après avoir travaillé à l’imprimerie scolaire, pour mésentente avec son directeur, le témoin sera transféré au ministère de l’Education nationale où il ne restera que 2 mois. Il intègrera l’imprimerie nationale. Au moment de l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, il vient d’arriver à Paris pour se reposer. En effet, début 1994, une dame serait venue lui dire que quelqu’un devait venir le tuer. Il aurait appris aussi que le président de la république serait assassiné!
Monsieur KILIMOBENECYO, expliquera ensuite le fonctionnement de chacune des imprimeries, précisant qu’il y avait aussi des imprimeries privées. Il évoquera aussi l’édition du premier numéro de KANGURA, créé pour répondre au journal KANGUKA. De hauts militaires gradés de Gisenyi avaient été dénoncés part le propriétaire de KANGUKA, Vincent RWABUKWISI. Ces derniers voulaient mettre la main sur le journal pour faire changer sa ligne éditoriale. Comme l’avait signaler monsieur DUPAQUIER[7], le témoin dit que Hassan NGEZE était « inculte, une marionnette incapable de rédiger le moindre article. »
En fait, l’essentiel de cette audience va tourner autour du fait de savoir si le témoins a reçu plusieurs fois l’accusé dans son bureau. Il répète que ce n’est pas le cas.
Le témoin a vu aussi assez souvent Pascal SIMBIKANGWA stationner devant l’imprimerie, ce qui avait été rapporté en 2014 dans son procès en première instance et en appel en 2016 [8]. Il était le chef des renseignements.
Le témoin serait-il manipulé par Kigali? Il déclare que ce sont des mensonges, que son premier témoignage remis à monsieur DUPAQUIER, il l’a donné librement. Avant 1994, malgré la tension qui régnait, personne ne pouvait deviner qu’il y aurait un génocidee au Rwanda. À la question de maître TAPI qui voudrait savoir qui lui a annoncé l’attentat contre l’avion du président, il refuse catégoriquement d’en parler.
À ce moment de l’audition, le témoin dit une nouvelle fois qu’il est fatigué et qu’il aimerait que le président mette fin à cet exercice: « Si je continue à parler, je vais dire des conneries (sic), des contradictions. Je suis sous chimio. »
L’avocat tente une nouvelle intervention. En confrontation, l’accusé a reconnu être venu une fois dans son bureau, mais pas pour corriger ou écrire des articles, précise Eugène RWAMUCYO: pour travailler sur un rapport! Réaction du témoin: « Qu’il ait accepté au pas (de le reconnaître, ça ne me fait ni chaud ni froid. Je maintiens ma déclaration. » Et d’ajouter, provoquant des sourires dans la salle: « Si vous m’aimez, je vous demande de me laisser tranquille. »
L’accusé, à qui on donne la parole, dit que les propos de monsieur DUPAQUIER, la veille, lui ont fait très mal[7]. Monsieur RWAMUCYO va refuser de répondre au président qui lui demande à quelle date il est venu dans le bureau du témoin. Il demande d’exercer son droit au silence, comme le lui suggère monsieur LAVERGNE. Le gros reproche qui lui est fait c’est de n’avoir jamais parlé de ce rapport qu’il cherchait à faire imprimer, au cours de l’instruction. On apprendra finalement que, fin des années 80, début des années 90, il fera plusieurs allers et retour en URSS!
Pour terminer, monsieur le président va lire le long curriculum vitae de l’accusé, dans le dossier depuis le dépôt de la plainte et retrouvé aussi à l’Université.
Maître MATHE aura le mot de la fin: « Il ne faudrait pas faire passer monsieur RWAMUCYO pour un menteur. Il a publié beaucoup de communications. Il a fait des allers et retours en URSS, c’est connu. La défense n’a pas voulu occulter une information. »
Audition de monsieur Hervé DEGUINE, ancien secrétaire général adjoint chargé de l’Afrique pour Reporters sans Frontières (1993-1998). Cité par la défense.
Comme il l’a déjà dit lors du procès de Sosthène MUNYEMANA[9], le témoin, qui a enquêté sur la disparition de nombreux journalistes au Rwanda, déclare qu’il est très difficile de comprendre le Rwanda. C’est un pays complexe de par la composition de sa population, sa géographie. Dans ce pays, « il est extrêmement difficile de discerner la vérité. Les gens ne disent pas souvent la vérité, ou ne dit pas tout: c’est une question de culture. »
Sous la dictature du président HABYARIMANA, 48 journalistes avaient été assassinés. « Je pensais qu’après 1994, continue le témoin, la répression s’arrêterait. Une dictature a succédé à une dictature. KAGAME réélu avec 99% des voix. Si ce n’était pas le Rwanda, tout le monde dénoncerait cette dictature, et dire que c’est une dictature, ce n’est pas du négationnisme! Il y a eu un génocide. A t-il été préparé? On peut critiquer le Rwanda sans nier le génocide. Au Rwanda, les gens, les journalistes ne peuvent pas s’exprimer librement. La parole n’est pas libre pour les témoins qui vivent au Rwanda ou qui ont des intérêts au Rwanda… D’ailleurs, beaucoup de spécialistes du Rwanda ne peuvent plus se rendre dans ce pays. Les journalistes qui dénoncent la politique sont emprisonnés ».
Le témoin va s’étendre assez longuement sur le cas de trois d’entre eux: Ferdinand NAHIMANA, qui a fait sa thèse en France avec mention TB a été accusé d’incitation au génocide[10]. À Arusha, le TPIR, au vu des preuves avancées, n’aurait pas dû le condamner. « la plupart des témoignages étant des faux: les témoins avaient menti. »
L’abbé André SIBOMANA, prêtre directeur du journal catholique Kinyamateka. Chassé de son journal, isolé, il est tombé malade. Comme on lui avait retiré son passeport, il n’a pas pu aller se faire soigner. C’est le jour où il a récupéré son passeport qu’il est mort.
Le père Guy THEUNIS dirigeait la revue Dialogues. Ayant quitté le Rwanda en 1994, il a repris sa revue en Belgique. En 2005, se retrouvant par hasard sur l’aéroport de Kigali, il sera arrêté à son hôtel, suite à une cabale organisée contre lui. Alors que le témoin avait commencé à collaborer avec Jean-Pierre CHRETIEN dans la rédaction des Médias du génocide[11], une photo représentant Guy THEUNIS entouré de gendarmes a mis fin à leur collaboration. Le prêtre a été relâché à condition qu’il soit jugé en Belgique. Son procès n’aura pas lieu. Moralité: il faut être prudent avec les témoins.
Monsieur le président: « Nous ne sommes pas là pour parler de NAHIMANA. Dans votre livre, vous remerciez RWAMUCYO. Ce qui nous importe, c’est de juger RWAMUCYO… J’entends ce que vous dites sur SIBOMANA ou THEUNIS, vous êtes une voix. Vous exprimez votre point de vue. Vous nous dites de faire attention ( NDR. Comme l’avait dit avant Stephen SMITH[12]): c’est mon métier. Vous êtes à votre place, moi à la mienne ».
Le rôle des intellectuels dans l’élaboration de l’idéologie génocidaire? « Qu’est-ce qu’un intellectuel? interroge le témoin. A la RTLM[13], il n’y avait pas de pensée, pas de corpus individuel. Il fallait trouver un intellectuel dns le camp du génocide: on a trouvé NAHIMANA. Il a obtenu une mention TB pour la thèse qu’il a soutenue sous la direction de Jean-Pierre CHRETIEN! »
Le président: « On peut avoir écrit une thèse en france avec mention TB et être devenu un génocidaire. Vous connaissez ce qui s’est passé au Cambodge? On aura à étudier le soutien des intellectuels au génocide. »
Le témoin: « Un médecin n’est pas un intellectuel, n’est pas un philosophe. » Contrairement à ce que dit le président LAVERGNE, il n’y avait pas de connexion entre la RTLM et KANGURA[6]. « Quant à la CDR[2], je sais que c’était un parti extrémiste radical. Je n’en sais pas plus« . Et de rendre hommage à GUICHAOUA pour son travail[5]).
Monsieur le président interroge le témoin sur l’évolution du MRND[14], sur le poids de la famile HABYARIMANA que le témoin ne conteste pas et qu’il décrit comme « une clique d’aparachiks au sein du MRND et dont le seul but est de s’enrichir. » Pour lui, il y avait possibilité de faire la paix mais des gens voulaient garder le pouvoir, d’autres le prendre.
Le rôle des mouvements de jeunesse? Avec la création des Interahamwe[15], jeunes recrutés dans les associations sportives, tout le monde voit venir ce qui va se passer.
Le témoin va jusqu’à se permettre de dénoncer José KAGABO dont le témoignage au TPIR aurait été écarté car mensonger.
Sur question de maître QUINQUIS, le témoin déclare qu’en dehors du Rwanda, il existe une constellation d’opposants divisés.
Sur question de maître MATHE, monsieur DEGUINE revient sur les circonstances qui ont provoqué la rupture de sa collaboration avecJean-Pierre CHRETIEN. Présent au Rwanda en 1993, il a pu se rendre auprès des « réfugiés » qui ont fui l’avancée du FPR et qui se sont entassés aux portes de Kigali ( NDR. Il faudrait plutôt parler des « déplacés »). Impossible, par contre, de se rendre dans la zone occupée par le FPR. Il n’est jamais retourné au Rwanda depuis 2005. Et les journalistes qui n’ont pas pu aller au Rwanda sont légion… dans ses enquêtes, il n’a jamais entendu prononcer le nom de RWAMUCYO.
Monsieur le président va suspendre l’audience. Comme il n’y a rien de neuf concernant monsieur Alphonse KAREMERA, il est décidé depasser outre à son audition.
Au cours de cette journée, j’ai une nouvelle fois été pris à partie, par une femme du comité de soutien de RWAMUCYO cette fois, dès la suspension de l’audition, vers 13 heures. « Monsieur GAUTHIER, je vous déteste. Pourquoi vous venez vous occuper de nos affaires? Je vous déteste. Est-ce que vous êtes un rescapé? » Un gendarme est intervenu gentiment. J’ai demandé à notre avocate d’en parler au Parquet. Ce qui a été fait avec un autre avocat des parties civiles. Il n’y a pas eu de suite.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
2. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑]
3. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
4. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑]
5. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑][↑]
6. Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑][↑]
7. Voir l’audition de Jean-François DUPAQUIER le 8 octobre 2024[↑][↑]
8. Voir les compte-rendus de procès de Pascal SIMBIKANGWA en première instance en 2014 et en appel en 2016[↑]
9. Voir l’audition d’Hervé DEGUINE lors du procès de Sosthène MUNYEMANA[↑]
10. Ferdinand NAHIMANA : Idéologue extrémiste, désigné comme membre de l’Akazu et fondateur de la RTLM, Ferdinand NAHIMANA est directeur de l’ORINFOR de 1990 à 1992, date à laquelle le Président HABYARIMANA est contraint de le limoger, sous la pression internationale. Il serait également un des inspirateurs de la création des Interahamwe. Il a été condamné par le TPIR à la prison à vie en 2003 mais sa peine a été réduite à 30 ans de prison en appel en 2007, cf. glossaire.[↑]
11. “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
12. Voir l’audition de Stephen SMITH le 4 octobre 2024[↑]
13. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
14. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
15. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
Procès RWAMUCYO, mercredi 9 octobre 2024. J7
10/10/2024
• Lecture de documents et interrogatoires d’Alphonse KAREMERA et Vincent NTEZIMANA.
• Audition de Marie-Jeanne MUKABERA, ancienne archiviste et réceptionniste au CUSP.
• Audition d’Abel DUSHIMIMANA, ancien directeur du CUSP, professeur à l’UNR.
________________________________________
Deux témoins qui devaient être entendus ce jour ont fait savoir qu’ils ne comptaient pas se présenter devant la cour. Il s’agit de monsieur Alphonse KAREMERA, ancien ophtalmologue au CHU de Butare, ancien doyen de la faculté de médecine, UNR[1], cité par le ministère public et de monsieur Sosthène MUNYEMANA, ancien médecin au CHU de Butare, actuellement en détention en France[2]. La Cour décide de « passer outre ».
Lecture par monsieur le président LAVERGNE de documents et interrogatoires de monsieur Alphonse KAREMERA et monsieur Vincent NTEZIMANA
La matinée est consacrée à la lecture de transcriptions d’interrogatoires et autres documents émanant de monsieur Alphonse KAREMERA et de monsieur Vincent NTEZIMANA.
Monsieur le président commence par la lecture du courrier envoyé à la Cour par monsieur KAREMERA, déclinant son audition en tant que témoin.
Sa lettre se termine par sa conviction que monsieur RWAMUCYO est innocent, puisqu’en tant que médecin, il a fait le serment d’Hippocrate : « comment imaginer qu’un médecin devienne un tueur, un génocidaire ? ». Il indique qu’on assiste plutôt à la destruction de l’élite hutu par le FPR[3], qui utilise l’accusation « monstrueuse » de génocide pour cacher ses propres crimes.
À l’issue de la lecture de ce courrier de KAREMERA, monsieur RWAMUCYO est longuement interrogé par monsieur le président LAVERGNE sur ses activités professionnelles au sein du CUSP[4], les soins qu’il y a prodigués, ses visites dans des camps de déplacés.
Monsieur RWAMUCYO indique qu’il s’est rendu dans des camps dans le cadre de son travail pour l’ONAPO[5] à partir de 1993.
Il reste particulièrement flou sur ses contacts avec les diverses ONGs qui officient dans ces camps, et est uniquement capable de citer la Croix-Rouge (sans pouvoir préciser si c’est l’antenne rwandaise ou le Comité international). Il explique que les équipes de Médecins Sans Frontières ont quitté les camps de déplacés pendant le génocide car des « opérateurs tutsi » ont été « pris à partie ».
Les avocats des parties civiles cherchent à en savoir plus sur les camps visités par monsieur RWAMUCYO avant et pendant le génocide. Il dit intervenir à partir du mois de mai, déplore qu’il n’a pas eu accès à tous les camps et déclare s’être rendu « là où le devoir [l]’appelait ». En revanche, il explique être incapable de se repérer dans Butare, lorsqu’on lui demande de quels camps il parle. Concernant les actes médicaux et soins qu’il pratique, il reste évasif quant à ses activités concrètes. Il se borne à indiquer qu’il décrivait aux responsables de camps les mesures d’hygiène.
L’accusé dit être resté enfermé pendant les deux semaines qui ont suivi l’attentat du 6 avril. Il déplore notamment « l’atmosphère qui régnait », de sorte que les Tutsi « n’étaient pas les seuls à être menacés ». Se considérant comme un « inconnu dans la région », il avait peur de sortir, notamment du fait des « contrôles au faciès ».
L’avocat général, monsieur PERON, relèvera une contradiction puisque l’accusé déclare ne s’être rendu que dans un seul camp de déplacés après le 6 avril (sans qu’il sache le placer précisément à la sortie de Butare), alors qu’il avait laissé entendre le contraire dans un interrogatoire en 2013.
Est lue par la suite la transcription de l’interrogatoire de monsieur Alphonse KAREMERA, mené par les enquêteurs français le 5 décembre 2013. On y apprend que monsieur KAREMERA était le doyen de la faculté de médecine de l’UNR[1] depuis 1990. Il disposait d’une autorité académique et administrative sur le Centre universitaire de santé publique (CUSP) ainsi que sur le centre hospitalier de Butare. Cet interrogatoire souligne les ambitions de monsieur RWAMUCYO. Monsieur KAREMERA y déclare sans ambiguïté que l’accusé était membre de la CDR[6], qu’il ne s’en cachait pas, mais que ce bord politique n’est pas apprécié par les habitants de Butare. Avec monsieur RWAMUCYO, il considère que l’autre figure locale de la CDR s’appelait Siméon REMERA. Il ajoute, concernant le Cercle des Républicains, constitué autour d’Eugène RWAMUCYO, qu’il ne fait aucun doute que Vincent NTEZIMANA en faisait partie.
La réunion du 14 mai à l’UNR autour du premier ministre intérimaire, Jean KAMBANDA[7], a donné lieu à des enregistrements. Monsieur le président LAVERGNE donne lecture des propos retranscrits et eux aussi attribués à Alphonse KAREMERA, qui parle ici en tant que président du parti MDR[8] à Butare :
« Au nom du groupe des sympathisants du MDR de la préfecture de Butare, je ne vais pas prendre la parole pendant des heures, comme l’a demandé le recteur. La victoire, ce ne sont pas des questions mais des idées, comme le représentant du Cercle des Républicains l’a dit longuement. Nous rejoignons (nous sommes d’accord) la plupart des choses, je ne reviens donc pas dessus. Parmi ce que nous avons donc préparé, il reste deux choses : ce qui concerne la guerre que nous menons contre le FPR inkotanyi[9], surtout en paroles, parce que vous avez assez expliqué ce qui concerne le combat ; celui que nous menons contre les pays qui nous combattent à l’extérieur. […] Nous voulons, si vous nous le permettez monsieur le Premier ministre, que vous nous disiez également ce que le gouvernement du Rwanda pense à propos de ces militaires de l’ONU qui vont venir au Rwanda. Parce que l’on a dit beaucoup de choses […]. Autre chose. Nous ne voulons pas que comme les inkotanyi, l’ont dit souvent, et ces pays qui nous combattent, que ce sont des militaires qui viennent sanctionner […] et arrêter ceux qui sont au gouvernement. Et donc on comprend que notre gouvernement doit trouver un moyen de refuser (éloigner) ces choses en faisant tout son possible pour qu’on ne nous donne pas n’importe quoi.
Ce que je voulais aussi dire, monsieur le Premier ministre. Ce que vous avez dit, et qui n’a pas été dit par ceux qui vous ont précédé, c’est cette guerre contre le FPR inkotanyi que nous menons à l’intérieur du pays, surtout concernant le fait de ramener la sécurité dans la population et sur les biens, vous avez fait votre possible avec le Président de la République et vos collaborateurs, en allant dans presque toutes les préfectures du pays pour ramener la paix là où elle était compromise à cause de cette guerre que nous menons contre le FPR inkotanyi. Je crois que dans plusieurs lieux la paix est revenue, comme vous l’avez dit, surtout dans toutes les régions contrôlées par le gouvernement du Rwanda. Nous voyons que dans des villes essentiellement, la sécurité n’est pas encore rétablie, contrairement à la campagne, car là les gens ont repris leurs activités, car il y a la convivialité et ils font des rondes. Ce qui fait que l’ennemi ne peut pas s’y introduire facilement comme en témoignent les rapports des communes et des secteurs dans les campagnes. Dans les villes, on entend qu’on a tué ci ou là un inyenzi (cafard), on a tué ici ou là un traître. On entend chaque jour qu’on a arrêté un ennemi ou un traître […]. Mais il est surprenant qu’on va passer cinq semaines dans cette guerre sans que la ville de Butare, ville de personnes instruites et intellectuels, ces personnes se mettent ensemble pour traquer les infiltrés et les exterminer, pour que ceux qui restent puissent retrouver la sécurité. »
À la suite de cette lecture, l’accusé s’interroge : « ce sont mes propos ? ». Monsieur le président souligne que ce ne sont pas les siens. Monsieur RWAMUCYO enchaîne alors, en refusant de commenter : « Malheur aux vaincus parce que là je ne vais pas me mettre à interpréter les propos de quelqu’un qui ont été donnés dans une réunion, qui sont comme je l’ai compris au centre même de mon accusation. Donc je serai libre de faire des commentaires, je me réserve. »
Puis sont lues deux retranscriptions d’interrogatoires menés par le juge d’instruction belge VANDERMEERSH de monsieur Vincent NTEZIMANA en 1996. Celui-ci est alors emprisonnée à la prison de Forest. Il sera finalement condamné en 2001 à douze années de prison à l’issue du procès à la Cour d’assises de Bruxelles dans l’affaire dite des « Quatre de Butare »[10]. Et à l’accusé, une fois la lecture terminée, de déclarer : « Je pense avoir été clair. En rentrant au Rwanda, la première chose que j’ai regrettée c’est le multipartisme. Si tout pays en guerre pouvait éviter ça, la population serait sincèrement préservée du chaos que l’on constate, pour avoir vu les dégâts que causent une guerre. Dans la situation du Rwanda, terrible, comme je vous l’ai dit, je suis parti en 1982. Je n’aurais jamais cru que ce que nous avons vu en 94. Le titre du document transmis par Alison DES FORGES Aucun témoin ne doit survivre[11], encore aujourd’hui à l’heure où je vous parle, un camp va dire que le témoin qui ne doit pas survivre c’est nous, et l’autre camp dira non c’est nous le témoin qui ne doit pas survivre. Je reste invariable. On peut prendre mes écrits et telle est ma pensée. Je l’ai écrit dans la revue Dialogues qui a été citée hier. Je ne savais pas que je me retrouverai ici. Les Rwandais, monsieur le président, ont tout essayé, sauf la vérité et la réconciliation. Lorsqu’un moment comme celui-ci arrive, il est très difficile de ne pas être casé dans un camp ou dans un autre. […] Je suis contre tout ce que le FPR a fait sciemment, et continue à le faire sciemment, je suis absolument contre sa pensée, et son plan, parce qu’il en a un. Je ne vais pas m’attarder sur ce que je pense, mais croyez moi encore une fois que j’ai fait ce que j’ai pu, dans la mesure des mes moyens que j’avais et de ce qui m’a été autorisé de faire. »
Pour finir, monsieur le président LAVERGNE donne lecture de l’interrogatoire de Vincent NTEZIMANA par les enquêteurs français dans le dossier RWAMUCYO, qui a lieu le 2 juin 2016.
Audition de madame Marie-Jeanne MUKABERA, ancienne archiviste et réceptionniste au CUSP[4], citée à la demande du ministère public, en visioconférence de KIGALI.
Madame MUKABERA est entendue en tant que témoin. Elle s’exprime en visioconférence depuis le Rwanda, en kinyarwanda.
Au cours de sa déposition, l’ancienne réceptionniste du CUSP décrit l’organigramme du Centre, en donnant les noms des principales figures et leurs attributions. À ce titre, elle évoque notamment monsieur Casimir BIZIMUNGU. Les activités qu’elle décrit se partagent entre le service d’hygiène et d’assainissement, celui de lutte contre la malnutrition infantile et celui dédié à l’épidémiologie.
Après le génocide, elle déclare être rentrée dans le bureau au CUSP d’Eugène RWAMUCYO et y avoir trouvé deux fusils et des grenades.
Les questions posées par monsieur le président sont l’occasion d’évoquer d’autres figures importantes, comme PHocas HABIMANA, qui dirige le service pré-natal au CSUP. Elle évoque également les mauvaises relations entre monsieur RWAMUCYO et monsieur Abel DUSHIMIMANA, du service malnutrition infantile.
Pour la témoin, monsieur RWAMUCYO appartenait au MRND[12] et est un extrémiste. Elle évoque le moment où elle a vu l’ensevelissement des corps à CYARWA (commune de NGOMA), et l’accusé sur les lieux. Monsieur le président remarque cependant que la présence de l’accusé sur les lieux d’enfouissement n’avait pas été mentionnée dans les différents interrogatoires antérieurs de madame MUKABERA.
Interrogée sur la liste qu’elle a vu dans le bureau de l’accusé, elle déclare l’avoir vu par la fenêtre, située à côté de là où elle était posée. Monsieur RWAMUCYO l’aurait rapidement retournée pour l’empêcher de la lire.
Pendant le génocide, elle dit avoir été protégée par son mari hutu, mais a perdu ses frères.
Elle est convaincue que l’accusé est un meurtrier.
Monsieur le président et l’avocate de la défense, Maître MATHE, ne manquent pas de relever les incohérences et contradictions entre cette déposition et les nombreux autres interrogatoires précédents, remontant pour certains d’entre eux à plus d’une dizaine d’années.
À l’appui, Maître MATHE cite toutes les fois où madame MUKABERA a été entendue, et l’accuse d’avoir menti.
Audition de monsieur Abel DUSHIMIMANA, ancien directeur du CUSP[4], professeur à l’UNR[1], cité à la demande du ministère public.
Monsieur DUSHIMIMANA déclare avoir travaillé avec le docteur RWAMUCYO au CUSP de Butare, quand se dernier a été nommé à l’UNR (Université Nationale du Rwanda). Il décrit son ancien collègue comme « quelqu’un d’ambitieux et qui parlait beaucoup. » Il se souvient de trois épisodes de son histoire commune avec l’accusé.
1. « J’avais posé ma candidature à la direction de la Santé Publique avec Casimir BIZIMUNGU. RWAMUCYO s’est présenté alors comme le directeur de campagne de ce dernier. C’était son droit. Mais il mettait en avant la question des origines. En tant que Tutsi du Sud (Gitarama), je ne pouvais être élu. Et cette posture, il la défendait avec acharnement, à l’appui de menaces ».
2. À sa sortie de prison en mars 1991 ( NDR. Il avait été arrêté comme Ibyitso, complice du FPR, lors de l’attaque du FPR), il a voulu reprendre son poste mais RWAMUCYO et le vice-recteur s’y sont opposés, pour des raisons ethniques et régionalistes. (NDR. A noter qu’à ce stade de son intervention le témoin se perd quelque peu dans la chronologie des événements. Les questions et précisions demandées par monsieur le président lui permettront peu à peu de s’y retrouver.)
3. Avec la création de la CDR, Coalition pour la République[6], il y a eu un déferlement d’attaques contre le FPR. L’accusé serait devenu membre du bureau politique de ce parti extrémiste. Le témoin précise qu’il va quitter Butare après le discours incendiaire du président SINDIKUBWABO, discours dans lequel, dira-t-il un peu plus loin, il appelait à tuer les Tutsi ( NDR. Monsieurt SINDIKUBWABO était lui-même un médecin originaire de la région de Butare.)
Monsieur le président, après avoir reconnu gentiment que le témoin avait des problèmes de mémoire, ce dernier finit pas reconnaître que les élections au CUSP se sont bien déroulées en 1993. Sa carte nationale d’identité mentionnait qu’il appartenait au groupe hutu mais le docteur RWAMUCYO avait décidé qu’il était un Tutsi du sud. BIZIMUNGU, par contre, était un Hutu de Ruhengeri.
Monsieur DUSHIMIMANA rappelle les convictions ethniques et régionales d’Eugène RWAMUCYO: il l’a constaté personnellement. Comme collègue, il discutait avec lui, mais sa cible c’était le FPR, le Tutsi complices du FPR. L’accusé aurait participé à des meetings, il proférait des menaces de mort: « Si vous continuez, je finirai par vous tuer! » aurait-il dit.
À son retour d’URSS, RWAMUCYO aurait adhérer à la CDR dont le président national était, jusqu’en février 1994, monsieur Martin BUCYANA, originaire de Cyangugu. C’est avant d’arriver à Butare qu’il sera abattu pour venger la mort de GATABAZI, président du PSD[13], tué à Kigali quelques jours plus tôt. Monsieur Abel DUSHIMIMANA appartenait lui aussi au PSD. Eugène RWAMUCYO était chargé de la communication de la CDR dont le correspondant local était Simon REMERA qu’il rencontrait fréquemment. L’arrivée de RWAMUCYO au CUSP va exacerber le clivage ethnique.
Des réfugiés, il y en avait qui étaient arrivés de Kigali en direction du Burundi. Mais, en ville, il n’y avait pas de camp.
L’ONAPO? C’était l’Office National de la Population, sorte de planning familial. Son directeur était Jean Chrysostome NDINDABAHIZI, de la branche PSD Pawa[14] ( NDR. Ce médecin va quitter le Rwanda à la fin du génocide pour se réfugier au Gabon où il sera accueilli par le président BONGO. Avec sa femme Jeanne, elle aussi une extrémiste, il va devenir directeur d’un hôpital. Il est question de son épouse dans un ouvrage « Moins innocentes qu’il n’y paraît », publié par African Rights en 1995[15]. Monsieur NDINDABAHIZI est aujourd’hui décédé. Son apouse vit toujoursau Gabon.)
À la RTLM[16], le témoin déclare avoir entendu des « choses horribles« : il était demandé aux Hutu de tuer les Inyenzi, les cafards, de les poursuivre partout où ils pouvaient se cacher. Il écoutait aussi Radio Rwanda, plus « modérée » que la RTLM, et Radio MUHABURA, la radio du FPR qui jamais n’appelait aux meurtres. Certains reconnaissaient que RWAMUCYO était « courtois, urbain« , bien mis de sa personne. Mais avec le génocide, il est devenu « méchant« .
Monsieur le président: « On nous dit de nous méfier des témoins qui viennent du Rwanda, qu’ils seraient manipulés. On vous a dit de dire les propos que vous rapportez? »
Le témoin: « Tout ce que j’ai dit, à part les erreurs de dates, je le dis de ma propre initiative, sans pression. Personne ne m’a manipulé. »
Le président: « On nous dit aussi: méfiez-vous des Rwandais, ils ont la culture de la dissimulation. »
Le témoin: « Monsieur le président, je n’ai rien dissimulé. J’ai dit tout ce que je savais de l’accusé. Sur le plan académique, il était brillant. »
Sur question de maître Mathilde AUBLE, le témoin précise qu’il ne reviendra à Butare que le 19 juillet 1994. Sa présence à GITARAMA intriguait les Interahamwe[17] qui voulaient le ramener dans la capitale universitaire.
Madame PETRE lui rappelle les propos qu’il a tenu en 2013 devant les enquêteurs français. Il disait alors avoir été témoin de paroles anti-tutsi de la part de RWAMUCYO: « Nous allons vous tuer! » Monsieur DUSHIMIMANA confirme.
Sur question de la défense, le témoin confirme que, si l’accusé l’accusé n’organisait pas de meetings, il afirmait son appartenance à la CDR. Au moment des élections, son attitude a envenimé la situation.
Maître MATHE revient à la chronologie, demande au témoin ce qui lui fait dire que les 30 personnes qui n’ont pas voté pour lui l’avaient fait pour des raisons ethniques. Elle cite une nouvelle fois GUICHAOUA, sa bible[18]), qui prétend que GATABAZI a probablement été assassiné par le FPR. Et de s’étonner que le témoin ait pu parler avec l’accusé aussitôt après l’assassinat de BUCYANA, étant lui-même membre du PSD dont les partisans ont tué le président denla CDR.
Le témoin reconnaît qu’il est membre du bureau politique du PSD, qu’il a été ministre de la Santé. Elle demande au témoin de reformuler une chronologie où on apprend que, nommé ambassadeur au KENYA, il n’a pas pu rejoindre son poste, qu’il a travaillé à l’OMS et que depuis 2013 il est retraité. Alors que l’avocate cherche à savoir quelle est la position du PSD dans la politique actuelle par rapport au FPR, le témoin ne trouve aucun intérêt à cette question. Monsieur le président le rassure: « La défense cherche à tester votre crédibilité. »
Dernière remarque de la défense: « Pour devenir ministre, il faut être ambitieux, hautain? »
Réponse pleine d’à propos: « On est nommé ministre en fonction de nos compétances. »
Après avoir donné la parole à l’accusé, monsieur le président va lire les auditions de plusieurs personnes qui ont été entendues lors de l’instruction. Presque toutes soulignent le caractère ambitieux, hautain de Eugène RWAMUCYO. Beaucoup soulignent qu’il avait la haine des Tutsi et du FPR, que c’était un extrémiste notoire. Toutes ces lectures complètent un portrait qui se dessine déjà depuis quelques jours.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. UNR : Université nationale du Rwanda[↑][↑][↑]
2. voir le procès du docteur Sosthène MUNYEMANA[↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑][↑][↑]
5. ONAPO: Office national de la population[↑]
6. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑]
7. Réunion du 14 mai 1994 à l’UNR (Université nationale de Butare) avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
8. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
9. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
10. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
11. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
12. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
13. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
14. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
15. Rwanda : Moins innocentes qu’il n’y paraît – Quand
les femmes deviennent meurtrières. African Rights, 1995[↑]
16. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
17. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
18. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
Procès RWAMUCYO, jeudi 10 octobre 2024. J8
11/10/2024
• Audition de Jean GAHURURU, ancien secrétaire général de la Croix Rouge rwandaise en 1994.
• Audition de Marie-Claire MWITAKUZE, ancienne secrétaire de l’ONAPO.
• Audition de GASANA NDOBA, membre fondateur du Collectif des Parties Civiles en Belgique.
• Audition de Romy ZACHARIAH, médecin, ancien responsable de Médecins sans Frontières à BUTARE en 1994.
________________________________________
Audition de monsieur Jean GAHURURU, ancien secrétaire général de la Croix Rouge rwandaise en 1994. Cité à la demande de la défense.
Monsieur GAHURURU, un homme bien mis de sa personne, arrive d’Allemagne où il s’est réfugié depuis de longues années. En 1994, au Rwanda, il travaillait à la Croix Rouge de Kigali (1968-1994). Il souhaite témoigner sur les conditions sanitaires dans lesquelles il vivait dans la capitale. Il assurait des cours de secourisme et dit avoir été instructeur pour l’armée. Mais il exerçait des fonctions officielles: il était inspecteur général du commerce (poursuite des crimes financiers.; Im aura aussi un emploi à la banque.
Jusqu’au 6 avril 1994, « nous étions constamment en alerte, dit-il, nous avons été surpris par l’attentat contre le président HABYARIMANA. La population était chauffée à blanc, il y avait au Rwanda, comme en Corse, une mentalité de vandetta, une folie de massacres qui a cumulé en génocide. »
Monsieur le président reprend assz vite la main. Il rappelle que monsieur GAHURURU a été membre du Comité Central de direction de la Croix Rouge, comme volontaire. La Croix Rouge rwandaise comprtait plusieurs services et avait des liens avec les autorités étatiques. Le témoin précise qu’il était sous la tutelle du Ministère de la Santé, mais avec une certaine indépendance toutefois. Tous les services étaient dirigés par des cadres permanents (plus de 200). Les volontaires étaient encoree plus nombreux, formés comme secouristes (plus de 1000).
Le directeur était monsieur Jean-Philippe GAILLARD. Le 3 ou 4 avril, il participe à une réunion concernant « une catastrophe possible » (NDR. On pense à la menace du colonel BAGOSORA[1] qui aurait dit: « Je vais préparer l’Apocalypse. » C’est le Nonce Apostolique qui aurait donné l’information selon laquelle se préparait des choses graves (NDR. La RTLM[2] avait aussi annoncé qu’il allait se passer « quelque chose »).
Sur question de monsieur le président, le témoin confirme qu’ils avaient aussi des activités dans les prisons
Le 6 avril, « cest le chaos total » précise le témoin. Même s’il était impossible de se déplacer les premiers jours, la Croix Rouge prend le leaderchip dans l’organisation des secours, monsieur GAILLARD s’étant rendu au CND[3], le parlement actuel, où étaient cantonnés 600 soldats du FPR[4].
« Dès le début du génocide, tout le monde était en danger, poursuit le témoin. Je suis resté chez moi jusqu’au 15 avril. Je constate que beaucoup de gens se sont réfugiés à la Sainte Famille. Nous commençons à secourir les réfugiés. » Et monsieur GAHURURU de se lancer dans un éloge appuyé du vicaire de la paroisse, l’abbé Wenceslas MUNYESHYAKA ( NDR Son comportement lors du génocide lui a valu de nombreuses années de poursuites judiciaires en France. Il finira par obtenir un non-lieu, au grand désespoir des rescapés[5]. Soutenu longtemps par l’Église, il sera renvoyé à l’état laïc et privé de tout ministère pour avoir voulu déclarer unenfant de onze ans. À Saint-Paul, tout près de là, se trouvait l’abbé Célestin HARERIMANA, actuellement évêque dans un diocèse duNord du pays.) Le témoin dit avoir témoigné en faveur du prêtre de la Sainte Famille: « Cétait un jeune prêtre adoré par les jeunes et qui avait une autorité naturelle. Nous lui amenions des vivres pour secourir les réfugiés. »
Monsieur le président tente de modérer ses éloges en lui rappelant qu’il y avait aussi des Interahamwe[6] qui venaient chercher des Tutsi pour les exécuter. Le témoin va s’empresser de dire qu’il y a eu aussi des victimes du FPR qui bombardaient l’église.
Le témoin décrit la situation à Kigali: « C’était le chaos total. Les gens ne savaient pas où aller. Il y avait des morts partout, les barrières étant tenues par des Interahamwe, groupe de tueurs formés par un de mes amis, un militaire qui travaillait au ministère du commerce, Désiré MURENZI que retrouverai avec le FPR plus tard. Étonnant!. » Tito RUTAREMARA, un haut reponsable du FPR, lui aurait appris que chaque cellule à Kigali était infiltrée par 5 agents du FPR. Pour le témoin, le mouvement de la jeunesse du FPR, dirigé par le Tutsi KAJUGA, était infilté par des rebelles. Le FPR aurait manipulé la population pour favoriser les massacres! Crédible?
Si le témoin écoutait la RTLM, c’était pour savoir où la Croix Rouge devait intervenir. « Dire qu’il a eu un génocide des Hutu, c’est compliqué, continue-t-il sur question du président. Mais un génocide des Hutu au CONGO, oui. »
En tant que responsable à la Croix Rouge, il a participé à de nombreuses réunion de sécurité avec les autorités, à la Préfecture dont une pour discuter de l’enfouissement des corps, la distribution de l’eau… Des amas de corps ayant été entassés, il y avait nécessité de les ramasser: cette présence de cadavres représentait un danger sanitaire pour la population. Les cadavres étaient jetés dans des camions-bennes du ministère des Travaux publics et transportés dans des fosses communes, l’une située à NYAMIRAMBO et uneautre à GIKONDO. C’est le préfet Tharcisse RENZAHO qui coordonnait les activités.
Alors que le gouvernement intérimaire fuit à GITARAMA le 12 avril, le témoin va rester à KIGALI et sera renommé Directeur général au Ministère de la Famille après le génocide au cours duquel il travaillait avec sa ministre de Tutelle Pauline NYIRAMASUHUKO (de triste mémoire[7]).
Le témoin, toujours sur question du président, reconnaît avoir travaillé avec Médecins sans Frontières et l’orphelinat de GISIMBA, qui sera reconnu comme Juste. Mais beaucoup d’ONG, comme les partis politiques, se sont scindés en deux groupes, dont l’un favorable au génocide. Alors que beaucoup de corps avaient été conduits à la morgue de la capitale où ils étaient conservés, il faudra se résoudre à leur ensevelissement à partir de fin avril. Il y aurait eu plus de 60 000 victimes dans la capitale.
C’est pour des problèmes de sécurité que le témoin dira avoir dû quitter le Rwanda pour rejoindre sa famille en Allemagne où il va avoir des activités politiques.
Concernant l’accusé, il l’avait connu à BYUMBA, alors qu’il était élève à l’école préparatoire au petit séminaire de RWESERO. Le témoin fait allusion aux évévements de 1973, lorsque des élèves hutu exités avaient provoqués des bagarres dans les écoles. On sait que RWAMUCYO avait été exclu pour avoir fomenté des troubles.
Maître TAPI cherche à savoir si le témoin sait comment s’est passé l’ensevelissement des corps à BUTARE: ce dernier n’en sait rien.
Maître Alice ZARKA demande au témoin écoutait la RTLM. Il confirme pour ajouter que 16 000 Tutsi ont été sauvés par la Croix Rouge et qu’ils aidaient indifféremment Hutu et Tutsi. Des ambulances circulaient et ils est arrivé que des blessés soient arrachés des voitures pour être tués.
Sur question de madame l’avocate générale, le témoin parle de ses engagements politiques en Allemagne. D’abord membre du RDR, il rejoindra les FDU. Dans un de ses ouvrages, monsieur GUICHAOUA le présente comme un dur du MRND[8]).
Monsieur PERON s’étonne que les Interahamwe aient pu délivrer des autorisations pour passer les barrières. En l’absence de gouvernement, c’est eux qui faisaient la loi. Ils accordaient des laisser-passer parce que, parmi les vicitmes, il y avait aussi des Interahamwe.
Comme il se doit, la parole sera donnée à la défense mais les quelques questions posées ne présentaient pas un grand intérêt. Monsieur le président met fin à l’audience.
Audition de madame Marie-Claire MWITAKUZE, ancienne secrétaire de l’ONAPO. Citée à la demande du ministère public.
Madame MWITAKUZE est l’ancienne secrétaire de l’Office national de la population (ONAPO), à Butare, et situé dans l’enceinte du CUSP[9]. Elle a été mutée depuis le siège à Kigali en mars 1991, sur fond de violentes discriminations anti-tutsi.
Elle connaît l’accusé, monsieur RWAMUCYO, depuis 1992, date à laquelle il intègre l’ONAPO de Butare. Il est proche de monsieur Jean Chrysostome NDINDABAHIZI, directeur de l’ONAPO et employeur de madame MWITAKUZE. Elle décrit l’accusé comme quelqu’un de hautain, arrogant, qui la prenait de haut. Il se vantait, devant elle et ses collègues, de ne pas se présenter par son prénom devant ses étudiants, mais plutôt en disant en anglais « I am CDR! » (je suis la CDR), en se tapant la poitrine. Ses collègues lui font la remarque de ne pas dire ça devant madame MWITAKUZE car elle est tutsi. Après cela, il a arrêté de lui dire bonjour, et ne lui a montré que mépris et dédain. De manière générale, la témoin dit craindre, à cette époque, monsieur RWAMUCYO.
Madame MWITAKUZE décrit trois moments qui permettent de mieux cerner l’implication idéologique et criminelle de l’accusé.
Elle revient sur les circonstances qui l’ont amenée à trouver une liste de noms en possession de monsieur RWAMUCYO. Ce dernier ne venait à l’ONAPO que pour l’ordinateur qui se trouvait dans le bureau d’un membre étranger (un Allemand, prénommé Philippe). Un jour que Philippe était parti à Kigali, et après que monsieur RWAMUCYO ait quitté le bureau, madame MWITAKUZE s’y est introduite, la porte étant ouverte. L’ordinateur était encore allumé. Elle y a vu une liste de noms, dont un qu’elle a retenu, à savoir celui d’Athanase KAYITARE. Elle fait l’hypothèse que c’est celui d’un conseiller de la ville de Butare, dans le quartier arabe. Selon la témoin, monsieur RWAMUCYO prenait ses aises et n’était pas particulièrement discret, ce qui peut expliquer qu’elle ait pu avoir accès à ce document.
Madame MWITAKUZE déclare également avoir vu des manœuvres d’espionnage ou d’intimidation de l’accusé à l’égard de plusieurs Tutsi de Butare. Elle explique qu’un jour, à la fin de la journée de travail, il a retrouvé un de ses proches (idéologiquement parlant) nommé RUTAYISIRE, qui travaille comme planton au CUSP. Tous deux sont montés dans la voiture de monsieur RWAMUCYO, une Toyota RAV4 de couleur jaune et verte. Roulant lentement, ils remontaient ainsi la route pour observer un groupe d’hommes tutsi se trouvant devant la quincaillerie jouxtant l’hôtel Faucon, dans le centre-ville de Butare. Ce comportement était fait à la vue et au su de tous.
Hôtel Faucon à Butare
Enfin, pendant le génocide en mai 1994, elle est cachée chez un militaire, dans un faux plafond. Depuis sa cachette, elle entend la transmission à la radio d’une réunion des élites de l’UNR[10] autour du premier ministre KAMBANDA[11]. Elle reconnaît alors la voix d’Eugène RWAMUCYO, qui dit « Nous avons fait des listes systématiques. Que ceux qui se cachent n’espèrent rien, nous allons les trouver ! ». C’est à cette occasion qu’elle fait le lien avec la liste de noms retrouvée dans l’ordinateur.
À l’issue de sa déposition, monsieur le président LAVERGNE demande à la témoin de regarder l’accusé et de dire si elle le reconnaît. Elle le toise longuement, avant de déclarer qu’elle le reconnaît, et que c’est Eugène RWAMUCYO.
Les questions de monsieur le président permettent à madame MWITAKUZE d’éclairer plusieurs points, comme l’organisation interne de l’ONAPO ou encore le déclenchement du génocide avec les premiers massacres dans la nuit du 19 au 20 avril 1994. Sur l’ONAPO, elle fait remarquer que certains membres du personnel ont obtenu leur poste pour des raisons politiques, et appartiennent au MRND Power[12] ou à la CDR[13]. Ainsi, une des infirmières est l’épouse de Siméon REMERA, membre de la CDR. Elle souligne qu’elle était la seule tutsi dans son service, ce qui lui a valu d’être menacée, insultée et renvoyée (sans lettre de licenciement) par son directeur, monsieur Jean Chrysostome NDINDABAHIZI, et monsieur RWAMUCYO. Son directeur se disait du PSD[14] mais il ne fait aucun doute pour madame MWITAKUZE qu’il appartenait à la CDR, au regard de son comportement. Elle est finalement réintégrée dans son poste par le préfet de Butare, monsieur HABYARIMANA[15].
Elle expose également son parcours durant le génocide. Dans la nuit du 19 avril, les rondes mixtes se terminent brusquement, puisqu’il n’y a que des hommes tutsi dans la rue. Les hommes hutu ont reçu des instructions de ne pas s’y rendre. À 23h, des sons de tambour annoncent le déclenchement des massacres. Elle se réfugie dans la vallée avec ses deux enfants et ses belles-sœurs, et croise son mari. Elle est finalement cachée par un militaire (qui venait de perdre un enfant et chez qui son mari s’était rendu). Son mari est caché par une autre famille. Ses deux enfants ont pu traverser la frontière du Burundi via le convoi de l’ONG Terre des Hommes. Le fait d’avoir été protégée par le militaire est « incompréhensible » pour la témoin, car « il n’était plus question de fraternité ou d’amitié » à cette période. S’il l’a protégée, il a en revanche abattu les grandes sœurs de madame MWITAKUZE et leurs maris. Seuls ont survécu son neveu – traumatisé – et sa nièce, à qui a été inoculé le VIH.
La défense interroge la témoin sur son parcours après le génocide. Elle a travaillé au niveau d’un secteur à Butare, dans l’administration et les affaires sociales. La défense revient également sur ses engagements politiques : malgré une carte au Parti libéral (PL) donnée par un de ses amis, elle ne s’y est jamais engagée. De manière générale, elle fait clairement comprendre que la politique ne l’intéresse pas, et va même jusqu’à dire qu’elle déteste ça.
Elle souligne cependant que son mari écoutait la radio du FPR pour s’informer, car il refusait d’écouter Radio Rwanda ou la RTLM[2]. Il soutenait le FPR. C’est ce qui amène la défense à porter des insinuations, qui fait le rapprochement entre les convictions politiques de son mari et le fait qu’elle évoque le travail clandestin des Tutsi du PL. Me MATHE insinue-t-elle que madame MWITAKUZE fut une espionne tutsi ? Cette question est directement posée par monsieur le président LAVERGNE, qui s’impatiente de voir que ces insinuations ne donnent lieu à aucune interrogation. L’incongruité des insinuations de la défense, révélée par la remarque de monsieur le président, déclenche des rires dans la salle. Les questions de la défense tournant en rond, le président coupe court et remercie madame MWITAKUZE pour son témoignage avant de lui souhaiter un bon retour au Rwanda.
Vers la fin de son audition, madame MWITAKUZE, qui avait des choses personnelles à dire à la cour, a demandé de pouvoir continuer à huis-clos. Monsieur le président accepte sa demande et fait évacuer la salle.
Audition de monsieur GASANA NDOBA, membre fondateur du Collectif des Parties Civiles en Belgique, très actif dans le procès dit des » Quatre de Butare » au printemps 2001[16]. Cité à la demande du CPCR.
Monsieur GASANA n’est pas entendu comme témoin mais fourni des renseignements à la Cour. Se présentant encore comme consultant en droits de l’homme, il a été le président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme au Rwanda (CNDRH), fondée en octobre 1990. Cette ONG a participé à la commission internationale d’enquête en janvier 1993, qui dénonce déjà les signes annonciateurs de crimes de masse. Monsieur GASANA, comme monsieur Jean CARBONARE (alors président de Survie), tire la sonnette d’alarme et est témoin « de l’ensemble des éléments qui ont mené au génocide » en 1994.
Après le génocide, la CNDRH a recourt très tôt à la justice, avec les premières plaintes déposée dès 1994 en Belgique. Monsieur GASANA coordonne les parties civiles dans le procès à Bruxelles des Quatre de Butaré en 2001. En France, il a témoigné dans le procès SIMBIKANGWA en 2014[17] et en appel en 2016[18].
Au cours de sa déposition, il revient sur le rôle des intellectuels de Butare et le corps professoral de l’UNR[10] dans le génocide. Concernant monsieur RWAMUCYO, il ne fait aucun doute pour lui qu’il a répandu la haine ethnique. Le témoin rapporte que l’accusé aurait menacé monsieur DEGNI-SEGUI, Rapporteur spécial de l’ONU pour le Rwanda, en Côte d’Ivoire. Monsieur GASANA décrit monsieur RWAMUCYO comme quelqu’un d’ « arrogant » et de « porté sur la violence ». En cela, il a des comptes à rendre.
Il effleure également la question des fosses, et des méthodes de mise à mort. Il souhaitait s’appuyer sur des photographies des corps lorsqu’ils ont été exhumés des fosses communes afin de montrer comment les victimes ont été abattues. Pour le témoin, « tant qu’on ne les a pas vus, on n’a pas compris grand-chose ».
Monsieur GASANA est interrogé par monsieur le président LAVERGNE au sujet de son frère, Pierre-Claver KARENZI, tué avec son épouse le 21 avril 1994 à Butare. Monsieur KARENZI était un intellectuel de haut niveau et professeur à l’UNR. Marié, il était le père de trois enfants. Il est une figure locale importante, en tant que joueur de football, entraîneur et créateur d’un club à Butare. Dans les années 1980, il était membre du parti unique, et a été débarqué après avoir ouvertement critiqué la publication du brûlot raciste que sont les « 10 Commandements des Bahutu »[19]. Le 21 avril 1994, monsieur KARENZI et sa famille reçoivent un appel d’un militaire leur demandant s’ils sont chez eux. Ils comprennent qu’il faut se cacher. Monsieur KARENZI et sa femme sont arrêtés ensemble par la Garde présidentielle. Après avoir été torturé et humilié, monsieur KARENZI est abattu. Son crâne est ouvert par ses bourreaux, qui voulaient « voir à quoi ressemble le cerveau d’un Tutsi ». Son corps est laissé plusieurs jours devant l’hôtel Faucon, là où il a été tué, au niveau de la barrière. Son épouse, quant à elle, est fusillée chez elle. Les trois enfants, cachés dans une congrégations, sont arrêtés et abattus le 30 avril 1994. Les corps des enfant sont retrouvés dans la fosse de TABA, au Nord-Ouest de Butare, en 2002, soit huit ans plus tard. Si la mise à mort de monsieur KARENZI a été retenue comme un élément dans la condamnation de Vincent NTEZIMANA par Cour d’assises de Bruxelles en 2001, monsieur GASANA ne dispose d’aucune indication sur l’endroit où se trouve son corps. Sa déposition et constitution en tant que partie civile vise notamment à obtenir des réponses, car il est convaincu que monsieur RWAMUCYO sait où se trouve les corps de son frère et de sa belle-sœur.
À ce titre, l’accusé intervient pour indiquer qu’il ne connaissait pas monsieur KARENZI, et n’a aucune idée des circonstances de sa mort et du lieu où se trouve son corps. Il déclare la même chose pour la belle-sœur du témoin. Il explique ceci en rappelant qu’il était « nouveau à Butare » et ne connaissait donc personne. À ceci, monsieur GASANA répond que l’accusé connaissait forcément son frère monsieur KARENZI car l’UNR est une petite université, et ce d’autant plus que son frère était une personnalité publique.
Les questions des avocats des parties civiles permettent d’évoquer la découverte récente d’une fosse commune à NGOMA (Butare) contenant environ 2000 corps. Monsieur GASANA évoque plus avant l’organisation de la mort et de l’après-mort par les tueurs, en faisant remarquer que monsieur RWAMUCYO a sûrement beaucoup de choses à dire sur les logiques de déshumanisation et de profanation des corps. Il insiste sur l’importance pour les familles de retrouver les corps, afin de les enterrer dignement. Il parle à ce titre d’une « trahison de la communauté des vivants vis-à-vis de la communauté des morts », qu’il est impératif de réparer et dont les conséquences sont désastreuses pour la dignité et la santé mentale des survivants. Pour monsieur GASANA, les tueurs savaient parfaitement ce qu’ils faisaient, et connaissaient la portée symbolique et sociale de leurs actes. Il ajoute qu’en 2002, pour la fosse de TABA, la communauté a bénéficié de l’assistance d’un médecin légiste, afin d’identifier les corps. Des prélèvements ADN ont également eu lieu à cette fin.
Monsieur GASANA situe sur une carte la fosse de TABA, à la demande de l’avocate générale, Me PETRE. Faisant suite à la question de l’avocat général, Me PERON, monsieur GASANA revient largement sur la dimension sociale des rites d’exhumation des corps des fosses, puis des rites d’inhumation en dignité. Ceux-ci sont de plus en plus codifiés, au cours de cérémonies mêlant veillées et témoignages. L’inhumation est vécue comme un profond soulagement pour les familles. Soulagement qui ne lui est pas permis jusqu’à présent, concernant une partie de sa famille disparue dans le génocide.
La défense se contentera de revenir sur les précédentes dépositions de monsieur GASANA et les enquêtes menées à Butare.
Audition de monsieur Romy ZACHARIAH, médecin, ancien responsable de Médecins sans Frontières à BUTARE en 1994. A témoigné au procès de Bruxelles en 2001. Cité à la demande du ministère public.
Méthodiquement, le témoin va décliner chronologiqement les étapes de son séjour au Rwanda, à BUTARE, du 24 février au 24 avril 2024. Arrivé à KIGALI le 20 février, il se rend aussitôt dans le sud du pays dans le cadre d’une mission de Médecins sans Frontières. Il est chargé de la gestion des quatre camps de rescapés burundais établis au sud de BUTARE.
Dès l’attentat contre l’avion du président rwandais, avec son équipe, il se doit de travailler dans l’urgence. Le 7 avril, il rencontre le commandant militaire de BUTARE/GIKONGORO pour obtenir des laisser-passer.
Entre le 9 et le 13 avril, il se rend à GITARAMA, à environ 60 kilomètres au nord de BUTARE pour ravitailler l’hôpital. Sur la route, de nombreuses personnes ayant quitté KIGALI tentent de fuir vers le BURUNDI: colonne de gens épuisés. La capitale est déjà jonchée de cadavres. À l’entrée de GITARAMA, ils rencontrent une barrière imposante. Des militaires demandent la carte d’identité du chauffeur: Tutsi. À force de négociations, l’équipe de MSF[20] finit par passer. À l’hôpital, essentiellement des blessés. Le soir, ils retournent à BUTARE. Un de leur objectif sera alors de récupérer les membres de MSF: barrières sur la route… 12 personnes à reprendre à NYAKIZU.
Le 16 avril, rencontre avec le directeur de Caritas qui gère l’hôpital de KABUTARE (plutôt un dispensaire). Il fallait évacuer des gens de GIKONGORO. C’est à KIBEHO qu’ils veulent se rendre: huit barrières pour y arriver, beaucoup de blessés à l’église. Ils vont éprouver de graves diffcultés avec des policiers communaux qui, après les avoir braqués, les obligent à rebrousser chemin. Ils entendent alors des bruits de mitrailleuses et des cris. Arrivés à destination, ils apprennent que beaucoup de gens ont été tués. Ceux qui ont pu échapper aux tueries tentent de rejoindre la capitale universitaire.
Le 17 avril, une réunion de sécurité avec plusieurs ONG est prévue à l’Auditorium mais elle ne pourra avoir lieu, une autre réunion occupe les locaux. C’est à ce moment qu’une camionnette remplie de gens excités, foulard distinctif sur la tête, qui chantent à tue-tête, comme lors d’un match de football… Le chauffeur d’une voiture est abattu à une barrière. À noter que le sous-préfet était manifestement au courant des massacres de KIBEHO.
Le 18 avril, les demandes de laisser-passer se compliquent. On exige de plus en plus de critères : on exige maintenant de préciser la nationalité des membres de MSF. Interdiction leur est faite de se rendre à GIKONGORO. Rencontre avec le préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA qui sera très vite démis et tué. Le témoin souligne le rôle pacificateur du préfet.
Le 19 avril, le sous-préfet fait savoir à la délégation de MSF que s’ils font le choix de rester, c’est à leurs risques et périls. Les membres de MSF se dirigent vers la frontière de l’Akanyaru, à environ 35 km de BUTARE. Aux barrières, des cadavres auxquels ils assistent: au moins une soixantaine de corps. Des gens tentent aussi de traverser la frontière, poursuivis par des Interahamwe[6]. Les gens seront tués presque en totalité.
Le 20 avril, retour au camp de base pour évacuer le personnel MSF. Barrières érigées sur la route… Vérification des identités du personnel, Hutu et Tutsi séparés. Des machettes sont données aux Hutu à qui on demande de tuer les Tutsi. Rencontre avec le nouveau préfet, Sylvain NSABIMANA pour raconter ce qui s’est passé. MSF n’obtiendra aucun soutien. À l’hôpital, beaucoup de personnes sont venues se réfugier. Pour permettre aux soldats blessés de se faire soigner, obligation est faite d’évacuer les blessés civils.
Le 21 avril, une quarantaine d’enfants soignés en pédiatrie sont emmenés de l’hôpital vers la préfecture « pour des raisons d’hygiène »! Seuls 6 enfants seront retrouvés. À l’hôpital de KABUTARE, les salles sont réquisitionnées pour soiger les militaires.
Le 22 avril, cest l’intronisation du nouveau préfet. Le témoin est invité à se rendre chez le sous-préfet. Arrivé sur place, une vingtaine de cadavres joncent le sol, autour de la maison. Monsieur ZACHARIAH rapporte qu’une femme dont le sein a été tranché continue d’alaiter son bébé lui-même criblé de balles! Un jeune de treize ans a eu la jambe transpercée par une balle et laissé pour mort. Alors que le témoin tente de mettre l’enfant dans sa voiture, des militaires s’y opposent. Le représentant, à force de négociations finit par repartir avec le blessé!
Le 21 avril, nouvelle rencontre avec le sous-préfet MUVUNYI, nouvelles exigences pour obtenir des laisser-passer.
Le 23 avril, il y a plus de 150 blessés à l’hôpital. Plus de 40 seront tués pendant la nuit et ramassés dès le lever du jour par des prisonniers. Monsieur ZACHARIAH rencontre le directeur de l’hôpital qui n’a aucun pouvoir. Un capitaine de l’armée, NTIZEHIMANA, aurait déclaré: « Cet hôpital pue le Tutsi, il faut le nettoyer. »
Une employée hutu, mariée à un Tutsi, Sabine, enceinte de sept mois, sera exécutée, malgré l’intervention du témoin: « Sabine est Hutu » dit le médecin de MSF. Le capitaine répond: « Tu as raison, elle est Hutu mais son mari est Tutsi » (son enfant sera donc Tutsi). La délégation de MSF réalise qu’elle ne peut plus travailler dans cet hôpital. Décision est prise de quitter le pays. Leur départ est décidé pour le lendemain, 24 avril. Leur mission est terminée.
Monsieur le président demande au témoin s’il a eu des contacts avec les autorités sanitaires de BUTARE. Aucun! Connaît-il l’accusé? Non, il ne l’a jamais vu à BUTARE. Toujours sur questions du président, le témoin répète que leur mission est de soigner tous les malades ou blessés. Aucun médecin rwandais ne travaillait des les camps dont Romy ZACHARIAH avait la responsabilité: NSHILI, NYAKIZU, KIGEMBA et MUGANZA ( NDR. Beaucoup de ces réfugiés burundais participeront aux massacres dans la région de MUGANZA. Les Tutsi de Gisagara qui tentaient de rejoindre le BURUNDI ont été exterminés par ces derniers).
Sera évoquée aussi la question de l’ensevelissement des corps, mais le témoin ne connaît pas la situation. Il parlera plutpot des corps jetés dans la rivière ( NDR. La défense insistera pour dire que ces corps-là ne viennent pas de BUTARE!) L’avocate générale lit quelques lignes d’un rapport qui préconise l’attitude à avoir en cas de crimes de masse ou de catastrophe. Autant de critères qu’il était difficile d’appliquer au Rwanda.
Maître MATHE fait reconnaître au témoin qu’à BUTARE il y avait très peu de cadavres dans les rues, des unités ici ou là. (NDR. J’ai été étonné que personne ne lui fasse remarquer que le témoin a quitté BUTARE le 24 avril, peu de jours après le début des massacres dans cette ville.)
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA est un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011.
Voir le glossaire pour plus de détails.[↑]
2. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑]
3. CND : Conseil national pour le développement, bâtiment du Parlement où était basé un bataillon du FPR, à Kigali.[↑]
4. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
5. Voir notre article du 25 juin 2018 : Affaire Wenceslas MUNYESHYAKA : la Cour d’Appel de Paris confirme l’ordonnance de non-lieu.[↑]
6. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
7. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
8. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
9. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑]
10. UNR : Université nationale du Rwanda[↑][↑]
11. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
12. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
13. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
14. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
15. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de Butare qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[↑]
16. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
17. Voir l’audition de monsieur GASANA NDOBA au premier procès de Pascal SIMBIKANGWA, le 12 février 2014[↑]
18. Voir l’audition de monsieur GASANA NDOBA au procès en appel de Pascal SIMBIKANGWA, le 14 novembre 2016[↑]
19. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
20. MSF : Médecins sans frontières[↑]
Procès RWAMUCYO, vendredi 11 octobre 2024. J9
13/10/2024
• Audition de Jean Marie Vianney NDAGIJIMANA, diplomate, ancien ministre des Affaires Étrangères à la fin du génocide, ancien ambassadeur du Rwanda en France.
• Projection de « Rwanda: the Untold Story » (BBC).
• Interrogatoire de l’accusé.
• Audition de Jean Népomucène NSENGIYUMVA, ancien médecin au CHUB.
• Audition de Jean KAMBANDA, ancien premier ministre du gouvernement intérimaire, détenu au Sénégal.
• Audition d’Innocent KAREKEZI, ancien collaborateur de monsieur RWAMUCUO au service de l’assainissement à BUTARE. Sous réserve.
________________________________________
Audition de monsieur Jean Marie Vianney NDAGIJIMANA, diplomate, ancien ministre des Affaires Étrangères à la fin du génocide, ancien ambassadeur du Rwanda en France. Cité par la défense.
En début d’audience, monsieur le président nous fait part que monsieur Jean-Marie Vianney NDAGIIJIMANA ne se présentera pas devant la cour: un événement familial douloutreux l’oblige à rejoindre les siens. Pourra-t-on l’entendre avant la fin du procès? La cour décide de surseoir en attendant de voir s’il peut être convoqué à une date ultérieure, « pas avant le 22 octobre » demande son avocate.
Projection, à la demande de la défense, du documentaire Rwanda: the Untold Story, diffusé par la BBC le 1 octobre 2014.
Chaque partie sera amenée à s’exprimer sur la pertinence de ce documentaire dont la défense a demandé la diffusion[1].
Interrogatoire de l’accusé.
Cet interrogatoire ne va pas faire avancer beaucoup la connaissance de l’accusé. Monsieur RWAMUCYO commence par dire que personne ne s’attendait à ce qui allait arriver. Dès l’annonce de l’attentat, un communiqué demande à la population de rester chez soi. C’est ce que l’accusé fera. Il ne se hasardera en dehors de chez lui qu’au bout de deux semaines. À BUTARE, tout le monde était catastrophé. L’accusé déclare alors que c’est le témoignage du docteur Romy ZACHARIAH, la veille[2], qui lui a permis de mieux comprendre ce qui s’était passé! (NDR. Etonnant, tout de même. Cela me rappelle la remarque que Pascal SIMBIKANGWA avait faite lors, de son procès. C’est à Mayotte, en lisant l’ouvrage de je ne sais plus quel chercheur, qu’il a appris ce qui s’était passé au Rwanda en 1994[3]).
Une phrase qui mérite d’être notée toutefois: « On ne savait pas à quel saint se vouer, j’ai dû rester chez moi jusqu’au 24 avril, je n’ai pas vu de cadavre sur la route, au-delà du 25, la ville commençait à sentir! »
En réalité, il a passé son temps à rédiger un rapport qu’il a transmis au doyen de l’Université pour qu’il soit remis à son ministre de tutelle: « Action socio-sanitaire et humanitaire en cas de catastrophe provoquée ». Le président s’étonne que l’accusé passe son temps à écrire des recommandations qui ne pourront jamais être mises en place. N’aurait-il pas mieux fait de les mettre en œuvre lui-même, concrètement? « J’ai voulu alerter ceux qui pouvaient faire quelque chose » répond l’accusé au président.
Et de s’étonner, en fin d’audition: « Ce sont les Inkotanyi tutsi[4] qui commettent les massacres à BUTARE, comment se fait-il que ce soit moi qui comparaît devant la cour? Je vois que tout ce que j’ai écrit est criminalisé. J’écris dans mon rapport pour le pays tout entier, pas pour BUTARE. Alors quel intérêt? » (NDR. L’accusé a du mal à se défendre. Il ne sait pas toujours quoi répondre. Nous aurons d’autres occasions de l’entendre. Plusieurs interrogatoires sont prévus d’ici la fin du procès, sur des faits beaucoup plus précis.)
Audition de Jean Népomucène NSENGIYUMVA, ancien médecin au CHUB[5].
Monsieur NSENGIYUMA est un médecin à la retraite qui travaillait en médecine interne au CHU de Butare. Il a été lui même condamné à 19 ans de prison pour crime de génocide en 2005 et il est sorti en décembre 2023.
Il exprime n’avoir rencontré qu’une seule fois l’accusé Eugène RWAMUCYO lors de la réunion du 14 mai 1994 avec le Premier ministre du gouvernement intérimaire Jean KAMBANDA[6].
Monsieur NSENGIYUMA dit ne pas connaître d’association regroupant le personnel universitaire. Le témoin explique qu’il faisait parti du MDR mais n’était pas Hutu power car « la dénomination est apparue longtemps après avril 1994 »[7].
Monsieur le président lui demande si monsieur RWAMUCYO était membre d’un parti politique. Le témoin lui répond qu’il ne sait pas. Alors monsieur le président lit un passage des dépositions du témoin devant le juge d’instruction où il dit qu’il pense que monsieur RWAMUCYO appartenait à la CDR[8] car il l’aurait déjà vu en faire l’éloge.
Le témoin lui répond que c’est possible et que monsieur RWAMUCYO faisait l’éloge de la CDR quand ils discutaient ensemble.
Monsieur NSENGIYUMA précise ensuite qu’il y a eu des meurtres à l’hôpital et parle notamment du meurtre d’un jeune infirmier Tutsi qui s’est fait assassiner par des soldats en sortant de l’hôpital sur la route pour rentrer chez lui vers le 20 avril 1994. Le témoin précise que ce meurtre a été le début des meurtres concernant les personnels et les patients de l’hôpital.
Le témoin dit qu’il y avait des cadavres un peu partout à Butare. Il parle notamment d’un corps qu’il aurait vu devant la cathédrale et d’une dizaine de corps aperçus sur le chemin de l’école de ses enfants.
Par rapport aux barrières, il précise qu’il y avait des barrières tous les 200 mètres et qu’il y avait des jeunes sur les barrières. Le président lui demande alors s’ il y a eu des consignes pour que tous les habitants participent aux rondes et aillent sur les barrières. Monsieur NSENGIYUMA répond que « les médecins et les femmes étaient dispensés de barrière et de ronde ». Le témoin explique que le but des barrières était de voir si il y avait des infiltrés et pour cela il fallait regarder leur carté d’identité. Il dit qu’il y avait beaucoup d’infiltrés mais que tous ceux qui ont été tués ne l’étaient pas. Le président rebondit alors et lui demande si on avait plus de problème si la carte d’identité montrait qu’on est Tutsi aux barrières. Ce à quoi le témoin lui répond que « les Tutsi devaient éviter de se déplacer » .
Concernant la réunion du 14 mai 1994 à l’Université de Butare, Monsieur NSENGIYUMA explique que le Premier ministre est venu « réconforter la population et leur dire de ne pas paniquer ». Il précise aussi que le Premier ministre a dit qu’il fallait avoir confiance dans les forces armées et les soutenir. Le président lui demande si Eugène RWAMUCYO a parlé pendant cette réunion. Le témoin répond qu’il a parlé longuement en disant « qu’il faut soutenir l’armée et contribuer financièrement à acheter des armes pour l’armée ».
Concernant son propre cas, monsieur NSENGIYUMA explique qu’il a des problèmes de mémoire dû à des séquelles de la prison et qu’on lui a reproché, pour sa condamnation, d’avoir distribué des armes, d’avoir été sur les barrières et d’avoir participé à des assassinats. On l’aurait accusé à tord. L’avocatgénéral lui lit un compte rendu de réunion qui évoque la mise en place de rondes dans les trois secteurs de Butare où il est inscrit: le témoin était lui-même respnsable des « dix maisons », la plus petite entité administrative. Le témoin répond qu’il ne se souvient pas de ce document, que c’est un mensonge et qu’il n’a pas été responsable de rondes.
Le président lit ensuite des dépositions du témoin devant le juge d’instruction dans lesquelles il explique que pour lui aucun médecin ne peut participer « à ce genre de choses » et qu’il est « sûr à 100% » qu’aucun médecin de la fac de médecine n’a participé au génocide.
Audition de monsieur Jean KAMBANDA, ancien premier ministre du gouvernement intérimaire, détenu au Sénégal. Cité par le ministère public, en visioconférence.
Jean KAMBANDA, Premier ministre du gouvernement intérimaire pendant le génocide – DR.
Un numéro de haut vol.
Alors que beaucoup des gens qui se trouvaient dans la salle doutaient fort que Jean KAMBANDA accepte de témoigner devant la cour d’assises, je faisais partie de ceux-là, apparaît sur l’écran un homme élégamment habillé, souriant, décontracté, combattif, apparemment pas du tout marqué par toutes ces années qu’il vient de passer en prison. Le verbe haut, un débit de paroles très rapide, un témoin en possession de toutes ses facultés, toujours à l’aise par rapport aux questions qui lui seront posées.
Jean KAMBANDA commence par se présenter comme « un prisonnier politique de l’ONU » qui ne reconnaît toujours pas sa condamnation. Alors qu’il dit n’avoir pratiquement pas connu l’accusé, le témoin dépeint Eugène RWAMUCYO comme « un homme courageux qui faisait son travail et aimait la population. » Et de déclarer sans transition que RWAMUCYO est innocent, qu’il est poursuivi pour des raisons politiques.
Monsieur le président fait savoir au témoin qu’il souhaite l’entendre sur la période du 6 avril au 4 juillet à BUTARE, mais Jean KAMBANDA lui répond tout de go que si on ne parle pas de ce qui s’est passé à ARUSHA, on ne saura pas qui a abattu l’avion (rapport ?). De poursuivre: « C’est la MINUAR[9] qui a tenté un coup d’état, Dallaire est responsable de ce qui s’est passé. Il a fait pression pour que la première ministre parle à la radio, il a fait pression pour que le chef des rebelles (KAGAME) s’installe à KIGALI ».
Le témoin évoque ensuite l’enquête de l’Australien HOURIGAN qui s’est vu empêcher de rendre public son travail dans lequel il avait des preuves pour dire que c’est le président KAGAME qui avait abattu l’avion du président HABYARIMANA (NDR. Thèse des tirs partis de MASAKA; missiles venus d’Ouganda et transportés depuis MULINDI, le QG du FPR), puis l’histoire de la boîte noire qui aurait été retrouvée dans des placards de l’ONU, boîte noire qui était celle d’un Concorde!
De plus en plus fort! C’est KAGAME et ses amis qui auraient créé la milice Interahamwe[10], qui auraient assassiné Landouald NDASINGWA et sa famille par l’entremise d’un certain NINJA! Le président HABYARIMANA, à son départ pour DAR-ES-SALAM, aurait révélé qu’il redoutait un coup d’état: c’est KAGAME qui a commis ce coup d’état redouté du président!
Le témoin poursuit sa version des événements sur un rythme très soutenu, prenant à peine le temps de respirer, mais avec une certaine délectation.
Sur question du président, le témoin reconnaît qu’il y a eu le génocide des Tutsi « tués pour ce qu’ils étaient », mais c’est KAGAME qui l’a planifié: en s’attaquant aux Hutu, KAGAME a provoqué leur colère et donc le génocide des Tutsi. CQFD (NDR. C’est tortueux comme raisonnement, mais il faut comprendre que les rebelles du FPR, non contents d’avoir tuer des Hutu, sont responsables de la tentative d’exterminer les Tutsi.)
Lorsque monsieur le président avance qu’il a été « une marionnette, manipulée par KAGAME », le témoin s’insurge: « Je n’ai pas été manipulé, je ne suis pas arrivé par hasard. le MDR auquel j’appartenais était coupé en deux, dont une partie favorable au FPR. Je n’étais pas contre les accords d’Arusha, mais la clause qui consistait à donner 40% des forces armées au FPR. C’est le MDR qui m’a désigné pour le représenter au poste de premier ministre ».
Concernant la destitution du préfet de BUTARE, Jean-Baptiste HABYARIMANA, KAMBANDA reconnaît qu’il a bien été enlevé et conduit à GITARAMA, mais qu’il a demandé à la ministre de la justice de le faire libérer. Ce serait en retournant à BUTARE, libre, qu’il aurait été assassiné! À chacun sa version!
Le témoin donne son interprétation du discours du président SINDIKUBWABO lors de l’intronisation du nouveau préfet, Sylbain NSABIMANA[11]: aller travailler voulait bien dire que les gens devaient retourner dans leurs champs pour ne pas mourir de faim. La Radio Rwanda n’aurait pas diffusé ce discours, « dérobé par le FPR » et remis à Radio MUHABURA qui en avait donné sa propre interprétation ». (NDR. On croit rêver!)
Le colonel Marcel GATSINZI? Un infiltré du FPR qui aurait envoyé les tueurs à NYAKIZU. Le bourgmestre de cette localité aurait été blessé par les Tutsi (NDR. Tout est bon pour réécrire l’histoire et accuser les Tutsi de tous les massacres. Et ceci déclamé avec une totale assurance.) A CYAHINDA, où il s’est rendu le 18 avril, il n’a vu aucun cadavre (NDR. Ce n’était pas le 18 avril mais après l’installation du nouveau préfet). Affirmer que les massacres de GISHAMVU d’où il est originaire ont commencé le 8 avril, c’est une contre-vérité, BUTARE ayant été épargnée jusqu’au discours de SINDIKUBWABO. Quant à l’enfouissement des cadavres à KIGALI, c’est Jean-Philippe GAILLARD, le président de la Croix Rouge, qui l’aurait supplié de le réaliser!
Une longue série de questions vont suivre la déclaration spontanée du témoin. S’il est venu à BUTARE, c’était pour dire aux gens de faire attention à l’ennemi, le FPR et non les Tutsi. Il n’est pas reponsable de l’installation des barrières qui existaient depuis 1990. barrières dont il dit qu’elles étaient tenues par les Inkotanyi[4]! Puis une rapide allusion à la mort de la reine, Rosalie GICANDA, dont il dira plus loin qu’on lui avait trouvé un refuge en Suisse pour la dissuader de rentrer au pays. Sa seule responsabilité dans ce qui est arrivé, c’est de ne pas avoir pu s’opposer aux massacres.
Concernant sa déclaration initiale dans laquelle il se présente comme un « détenu politique »: « Je n’ai pas eu droit à un procès véritable ». Il révèle alors les conditions dans lesquelles il a été arrêté à NAIROBI. Et d’ajouter aussitôt que Eugène RWAMUCYO n’a rien fait et qu’il a enseveli les cadavres à la demande du gouvernement. À KIGALI, ce serait le CICR, Comité International de la Croix Rouge qui a pris cette décision!
Le témoin connaît peu l’accusé. Il l’a vu pour la première fois lors de la réunion du 14 mai 1994. Il ne se souvient pas ce qu’a dit l’accusé ce jour-là. Ce dont il se souvient, ce serait un slogan lancé ce jour: « Vous refusez votre sang à votre pays et les chiens le boivent pour rien », slogan qu’il va tenter d’expliquer! Par contre, la date du 11 mai ne lui dit rien, même si sur un de ses agendas figurent les noms de KAREMERA, RWAMUCYO et HAKIZIMANA. Au passage, il n’oublie pas de s’en prendre à sa bête noire, le colonel Marcel GATSINZI qu’il considère comme un traître et seul responsable du génocide à BUTARE (NDR. Plus tard, il expliquera dans quelles circonstances GATSINZI, commandant de la place, a envoyé ses soldats désarmés face aux troupes du FPR alors que lui-même s’était rendu à GISENYI en hélicoptère pour récupérer des munitions).
Aloys SIMBA, il le connaît: c’était le responsable de l’auto-défense civile créée pour s’opposer au FPR.
Sur questions d’un avocat des parties civiles, le témoin explique qu’il a essayé de défendre son pays et que s’il a échoué, c’est parce qu’il y avait beaucoup de divisions, d’ennemis autour delui. Il reconnaît qu’il n’était pas formé à la politique.
L’attaque simulée du 5 octobre 1990 à laquelle on a arrêté les Ibyitso, les complices[12]? « C’est cela qu’on vend aux étrangers. Il n’y a pas eu de simulation mais une vraie bataille pour éviter que le FPR ne prenne KIGALI. BAGOSORA[13] et le camp militaire de Kanombe étaient là pour contrer l’attaque du FPR. Vous me parlez du discours de Léon MUGESERA à KABAYA[14], des Dix commandements des Bahutu[15], vous me dites qu’il n’y aurait pas eu de discours positifs! Vous n’y connaissez rien, c’est moi qui suis intervenu pour qu’on aide ces « complices ». J’étais contre leur arrestation. »
Le 7 avril 1994, les opposants hutu ont été assassinés? « On les croyait de connivence avec l’ennemi. Ils ont été assassinés par des Hutu et des Tutsi. La mort des Casques bleus belges? Un simple concours de circonstance en réaction à l’assassinat du président dont les Belges étaient accusés d’être complices. Personne n’a donné l’ordre de les assassiner. »
Jean KAMBANDA reconnaît avoir rencontré le préfet Laurent BUCYIBARUTA[16] à GIKONGORO: « C’était quelqu’un qui m’était proche et j’allais le voir souvent. Par contre, quand il l’a rencontré à l’époque dont on parle, il n’était pas au courant des nombreuses victmes de MURAMBI, CYANIKA ou KADUHA! Il n’était pas informé de la situation dans cette préfecture ». (NDR. Comment le croire?)
Sur question de maître BERNARDINI, le témoin s’exprime sur la situation des déplacés de NYAKIZU, de ceux de l’église de NYUMBA (NDR. Sur la commune de GISHAMVU).
Église de Nyumba (Gishamvu).
Pour KAMBANDA, la population tutsi regroupée dans ces lieux l’avait été par les Tutsi eux-mêmes, « pour se défendre« , armés et entraînés par ces derniers. « Les responsables des massacres, ce sont ceux qui ont demandé aux Tutsi de se rassembler et aux jeunes paysans de s’entraîner. Le FPR a sacrifié les Tutsi de l’intérieur ».
Pourquoi accepte-t-il de défendre RWAMUCYO? « Je l’ai vu en action. Je l’ai vu à GOMA, dans les camps, en train d’aider les gens, comme son devoir le lui demandait. Il travaillait avec la Croix Rouge: on rassemblait les cadavres et au milieu d’eux il y avait des vivants. C’est quelqu’un qui aime son pays, son peuple » Et d’ajouter, sans qu’on comprenne trop pourquoi à ce moment: « Je suis chrétien! »
L’avocat général, monsieur Nicolas PERON, interroge le témoin sur ce qui est noté sur ses agendas et sur le rapport rédigé par l’accusé et remis au ministre de la Santé (NDR. Il en a été question le matin lors de l’interrogatoire de l’accusé), rapport sur ce qu’il fallait faire en cas de « catastrophe provoquée ». Le témoin ne se souviens de rien. Lors de la réunon du 14 mai, il a bien noté quelques propos de RWAMUCYO mais ne voit pas ce qu’il aurait dit de mal.
Monsieur l’avocat général lui parle de quelques dates dont le témoin ne se souvient pas. Par contre, en date du 25 juin, il se serait rendu à BUTARE et sa région: rencontre avec la communauté universitaire, distribution de cinq fusils, visite dans une usine de fabrication d’arcs et de flèches. Le témoin confirme. Il s’est rendu à BUTARE sur invitation de Marcel GATSINZI qui a lui-même distribué les armes à des cadres de l’Université. Quant aux arcs et aux flèches, il fallait en fabriquer dans le cadre de l’auto-défense civile.
Madame PETRE, avocate générale, demande à Jean KAMBANDA où il était en octobre 1994. Le témoin dit qu’il avait rencontré un certain NDAHUYO (?) er RWAMUCYO pour savoir ce qu’étaient devenus ses compatriotes. Par contre, il ne se souvient pas d’une rencontre avec Pauline NYIRAMASUHUKO, la ministre de la famille[17], le 22 mai 1994. Sur son agenda, il a noté le nom de KAREKEZI et « pelles mécaniques ».
C’est au tour de la défense de prendre la parole. C’est maître MATHE qui commence: « C’est nous qui avons demandé que vous soyez témoin ». Elle demande de raconter les circonstances de son arrestation au KENYA et les conditions de sa détention, d’abord à Arusha, puis à DODOMA, isolé avec les enquêteurs du TPIR, loin des siens. Sa procédure d’aveu, il l’a faite à l’issue de huit mois d’isolement. Quant à la question de l’avocat, il n’a pas renoncé à en demander un, on lui en a désigné un qui était anglophone « de la famille du procureur » et avec lequel il ne pouvait pas échanger.
Le témoin précise qu’avant son arrestation, il pensait qu’il serait poursuivi. Il avait contacté un avocat rwandais, Stanislas MBONAMPEKA mais n’avait pu le joindre car il n’était plus sur la liste des avocats. (NDR. Le CPCR avait déposé une plainte contre ce dernier le 1 novembre 2008 mais il se trouve qu’il était déjà parti en Belgique. Il a été arrêté fin mars 2024. Nous n’avons pas d’autres informations depuis[18].
À la question de savoir s’il est bien condamné à perpétuité, le témoin répond simplement oui, un grand sourire aux lèvres, totalement détendu. Il est incarcéré au Sénégal, après avoir été détenu au Mali.
La procédure d’aveu? Il n’a eu aucune promesse, n’a rien demandé.
Pourquoi avait-il deux agendas? Parce qu’il avait été banquier et qu’il se déplaçait souvent. Ses agendas, de simples blocs-notes qu’il gérait lui-même.
Qui a organisé la réunion du 14 mai 1994? « Mon service de renseignement m’a averti et a rédigé mon discours. » (NDR. Un premier ministre qui se rend à une réunion sans savoir qui l’organise, crédible?)
La fin de l’audition va être consacrée à Marcel GATSINZI et à une réunion du 23 juin 1994 qui concernait la réception de la première promotion de la défense civile. Selon le témoin, ces civils avaient simplement appris le maniement des armes en quelques semaines.
Ce que pense le témoin de GATSINZI, je l’ai évoqué en quelques mots plus haut. « Le colonel GATSINZI était le négociateur avec le FPR, chef d’État major par intérim. C’était déjà un infiltré du FPR et donc tout désigné pour tenir son poste à BUTARE. Personne ne pouvait connaître sa duplicité. Il a remis BUTARE au FPR (NDR. Voir plus haut) et permis l’assassinat de beaucoup de personnes. Il deviendra ministre de la Défense du FPR avec lequel il avait signé un accord pour me neutraliser. Il nous a « balancés », c’est lui qui contrôlait tout. »
NB. Ce compte-rendu est volontairement assez exhaustif dans la mesure où, à ma connaissance, il est assez rare que Jean KAMBANDA accepte de s’exprimer.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Lucas RUGARD, bénévole
Jacques BIGOT, notes et mise en page
Audition de monsieur Innocent KAREKEZI, ancien collaborateur de monsieur RWAMUCUO au service de l’assainissement à BUTARE. Sous réserve.
Ce témoin, cité par la défense, n’a pu être localisé. D’aucuns disent qu’il aurait fui le Rwanda au moment des Gacaca[19].
1. Voir notre article d’octobre 2014: Rwanda’s untold story, « L’histoire du Rwanda jamais contée » : vraiment ?[↑]
2. Voir l’audition du 10 octobre de monsieur Romy ZACHARIAH, médecin, ancien responsable de Médecins sans Frontières à BUTARE en 1994.[↑]
3. Voir Procès Pascal SIMBIKANGWA[↑]
4. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑][↑]
5. CHUB: Centre hospitalier universitaire de Butare[↑]
6. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition de ce jour.[↑]
7. MDR : Mouvement Démocratique Républicain. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire. [↑]
8. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
9. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
10. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
11. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
12. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais), cf. Glossaire.[↑]
13. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA est un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011.
Voir le glossaire pour plus de détails.[↑]
14. Léon MUGESERA a été condamné à la prison à perpétuité pour son discours prononcé à Kabaya le 22 novembre 1992 – archivé sur le site francegenocidetutsi.org[↑]
15. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
16. Voir Procès Laurent BUCYIBARUTA[↑]
17. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
18. Voir le communiqué du CPCR en date du 29 mars 2024[↑]
19. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
Procès RWAMUCYO, lundi 14 octobre 2024. J10
15/10/2024
• Audition de Faustin KIGABO, ancien professeur de l’UNR.
• Tatien RUTAGANDA, employé de l’ONAPO à KIGALI.
• Éric GILLET, ancien avocat de parties civiles lors de plusieurs procès en Belgique.
________________________________________
Monsieur Charles ONANA, témoin cité par la défense, devait être entendu en fin de matinée. Il s’est fait porté « pâle » et ne viendra donc pas. Nous aurions pourtant beaucoup aimé l’entendre.
Audition de monsieur Faustin KIGABO, ancien professeur de l’UNR[1].
Monsieur le président commence par demander au témoin pour quelles raisons il a été condamné à 19 ans de prison. Tout simplement POUR SAVOIR si les faits pour lesquels il a été jugé sont connexes de ceux de RWAMUCYO. Puisque c’est le cas, il ne prêtera pas serment.
Le témoin a connu l’accusé au petit séminaire de RWESERO et reconnaît aussitôt qu’il a été obligé par les autorités de participer à des rondes pendant le génocide: raison pour laquelle il a été condamné par une gacaca[2]. Et c’est au cours d’une des rondes qu’il faisait dans son quartier de BUYE, qu’il a rencontré RWAMUCYO. Des prisonniers étaient en train de ramasser des corps quand RWAMUCYO, qui supervisait l’activité, lui a brutalement demandé de s’éloigner. Ce qui se disait en prison, c’est que Eugène RWAMUCYO était membre de la CDR[3]. Concernant les événements de 1973, il ne se souvient pas que l’accusé ait été chassé de son établissement scolaire.
Autour des années 1992/1993, le témoin a croisé l’accusé lors d’un meeting au stade près de la préfecture. C’était la campagne d’information avec la naissance du multipartisme. RWAMUCYO portait une cravate de la CDR, se souvient-il. Mais il n’a jamais entendu ce dernier tenir des propos déplacés.
REMERA? On disait, en prison, qu’il avait beaucoup tué. Quant au Cercle des Républicains, il n’en a jamais entendu parler. Revenant sur les rondes, le témoin précise que le but était d’éviter que les troubles de GIKONGORO ne se répandent à BUTARE. Ce n’est qu’avec la venue du président SINDIKUBWABO que la situation s’est détériorée[4]. Lui-même n’a pas vu de massacres mais il évoque la mort d’un de ses collègues Jean-Marie Vianney MANIRAHO, de sa femme et de ses enfants. Il évoque aussi vaguement la mort du professeur KARENZI devant l’hôtel Ibis. Il rend alors les militaires responsables de ces tueries.
« Ils passaient dans les maisons, contrôlaient les cartes d’identité… Après le discours du président, je n’ai plus fait de ronde. Mais au mois de mai, on nous a dit de les reprendre: les Tutsi avaient fui ou avaient été tués. On nous demandait de combattre les soldats du FPR infiltrés et de participer à la défense civile. Certaines personnes ont été entraînées au maniement des armes. Mais je n’ai pas vu de soldats du FPR. Les armes qu’on nous avait distribuées nous ont été reprises, les fusils passant d’un groupe à l’autre. Des Tutsi ont été tués, mais pas par ceux qui faisaient les rondes » a poursuivi le témoin.
Revenant sur le rammassage des corps, monsieur KIGABO ne comprend toujours pas pourquoi RWAMUCYO l’a chassé. Par contre, il ne sait pas où les corps étaient transportés, il n’a pas vu de fosse. L’accusé portait-il une blouse blanche? Il n’a pas eu le temps d’observer! Il n’a pas vu non plus de Caterpillar. Au bout de quelques jours, les cadavres sentaient une odeur inhabituelles. Il n’a pas participé à la réunion du 14 mai 1994[5]: il n’avait même pas été averti. Il ajoutera pourtant que tous les enseignants avaient été contraints de participer! Il rapportera aux gendarmes qui l’interrogeaient que KAMBANDA avait dit que les Tutsi du FPR avaient creusé des fosses pour enterrer les Hutu! (NDR. Comprenne qui pourra. Accusation en miroir?) Et d’ajouter que le premier ministre avait demandé aux enseignants d’exprimer leurs idées.
Depuis sa remise en liberté en novembre 2013, le témoin travaille à l’Université de BYUMBA mais n’a jamais adhéré à un parti politique.
Resté à BUTARE jusqu’à fin juin, il partira pour BUKAVU (Zaïre) via GIKONGORO et CYANGUGU. Sur la route, beaucoup de barrières que les soldats français feront disparaître. Il reviendra à BUTARE avec l’arrivée de l’Opération Turquoise[6].
Maître MEILHAC fera remaquer que le témoin va rester 12 ans en prison sans être jugé.
Audition de Monsieur Tatien RUTAGANDA, employé de l’ONAPO[7] à KIGALI.
Ce témoignage ne présente que peu d’intérêt dans le cadre de ce procès. Toute sa déposition porte sur les deux semaines pendant lesquelles il a travaillé à l’élaboration d’un rapport consistant à identifier les besoins des camps de réfugiés dans le nord du pays: problèmes de nutrition et d’hygiène, d’autres concernant l’environnement. La visite des camps s’effectuera du 5 au 18 mai. Ce rapport, rédigé par RWAMUCYO devait être remis aux décideurs. Il ne sait pas si les mesures ont été mises en place.
Une phrase à retenir lorsque le témoin, soulignant la nécessité de mettre en place une sécurité de type militaire, parle d’un camp de déplacés comme d’un « camp de concentration. » Lui non plus n’a pas vu de cadavres. Il faut dire qu’une semaine après l’attentat il était retrourné dans sa famille à BYUMBA. C’est de là qu’il partira au Zaïre pour ne revenir qu’en octobre 1996 lors de l’intervention des troupes du FPR pour démenteler les camps. En 2004, il arrive en Belgique, a rencontré RWAMUCYO lors de mariages ou d’enterrements.
Le témoin connaît finalement très peu l’accusé: il ne peut rien dire sur sa personnalité. S’il a accepté de venir témoigner, c’est parce qu’il a reçu une convocation du président. En fait, il a été cité à la demande de la défense. Depuis son arrivée en Belgique, il est retourné deux fois au Rwanda où il a encore de la famille.
Était-il nécessaire d’entendre ce témoin. Pas sûr que les jurés en aient retiré beaucoup d’enseignements pour se faire une idée sur l’accusé.
Audition de monsieur Éric GILLET, ancien avocat de parties civiles lors de plusieurs procès en Belgique. Témoin de contexte cité par le ministère public.
La seconde partie de l’après-midi est consacrée à la déposition de monsieur GILLET, avocat au barreau de Bruxelles. Fin connaisseur du Rwanda et des mécanismes idéologiques, politiques et historiques ayant mené au génocide, il témoigne ici en tant qu’expert.
Monsieur GILLET s’est rendu pour la première fois au Rwanda début 1991, pour défendre les victimes des arrestations massives faisant suite à l’invasion du FPR le 1er octobre 1990. Parmi ces personnes, figurent de nombreux journalistes. Il est par la suite amené à plusieurs reprises à enquêter sur les violations de droits de l’homme avant et directement après le génocide.
Ainsi, il participe en 1993 (et pour la Fédération Internationale des Droits de l’Homme – FIDH) à la commission internationale d’enquête aux côtés de plusieurs autres ONG, comme Human Rights Watch. Les enquêtes se déroulent pendant deux semaines, en janvier 1993. Elles donnent lieu à un rapport publié en mars 1993, et qui couvre toutes les violations des droits de l’homme sur le territoire du Rwanda[8]. Ce rapport se penche particulièrement sur le massacre des Bagogwe, une communauté tutsi résidant dans la région des volcans, au Nord-Ouest du Rwanda. Ce massacre (janvier-mars 1991) a été mené uniquement car cette communauté est considérée comme tutsi, une incursion préalable du FPR sur le territoire rwandais servant de prétexte. Le ciblage spécifique de cette communauté amène le rapport à parler d’ores et déjà de génocide. Les enquêtes traitent également du massacre du Bugesera en 1992, organisé depuis des semaines par les autorités. Une accusation en miroir – consistant à accuser les Tutsi d’avoir un plan à l’encontre des Hutu – sert de justification au massacre et de fondement à la propagande. Le rapport traite et condamne également les crimes commis par le FPR, de sorte qu’il ne peut être considéré comme partial.
À partir des exemples que constituent ces différents massacres – et qui préfigurent le génocide de 1994 – monsieur GILLET expose les éléments de continuité avec le génocide des Tutsi au Rwanda. En premier lieu, il souligne l’importance du rôle joué par les différents services de l’Etat. Toutes les autorités publiques se sont articulées pour commettre ces massacres, que ce soit l’armée, l’administration centrale, les entreprises publiques (comme l’Office Rwandais d’Information, l’ORINFOR, organe de presse de l’État) et les mouvements de jeunesse des partis politiques (constitués en milices, comme les Interahamwe[9]). Dans le cas du Bugesera en 1992, cette articulation et coordination se retrouve par la mise à disposition des tueurs de bus par le ministère des transports. On retrouve la même chose, à l’échelle de tout le pays, en 1994. Tous les échelons administratifs sont concernés, de l’administration centrale aux cellules en passant par les préfectures, les communes et les secteurs. Ainsi, les massacres épousent les limites administratives.
Un autre élément de continuité est l’importance de la propagande. Dans sa déposition, monsieur GILLET revient sur trois documents et discours qui constituent selon lui des « jalons vers l’entreprise d’extermination ». Il insiste particulièrement sur le document définissant l’ennemi, établi par une commission militaire réunie fin 1991[10]. Le document est largement diffusé, dans l’armée d’abord puis au-delà à partir de septembre 1992. Le rapport des ONG de 1993 s’alarme de ce document, qui définit de manière extrêmement large l’ennemi et établissant un amalgame entre les Tutsi et le FPR. De la même manière, est considérée comme complice toute personne n’adoptant pas une lecture ethniste de la société rwandaise. Certaines personnalités sont nommément citées dans ce document, qui constitue la base de la propagande présidant au génocide des Tutsi en 1994. Monsieur GILLET évoque également les « Dix Commandements des Bahutu » de 1990[11] et le discours de Léon MUGESERA à KABAYA (GISENYI) en novembre 1992 incitant à l’extermination des Tutsi (même les enfants), avant de les renvoyer « chez eux »[12].
Ce rapport de 1993 trouve un certain écho parmi les autorités belges, qui accentuent la pression sur le gouvernement rwandais pour signer les Accords d’Arusha et s’engager à ce que de tels massacres n’aient plus lieu[13]. Malgré cela, et pour le témoin, l’année 1993 marque une véritable « fuite en avant » des « durs du régime » rwandais, qui mène au génocide. Le ministre belge des affaires étrangères parle, dans une communication envoyée à l’ONU, de génocide dès février 1994, soit deux mois avant l’attentat contre l’avion présidentiel. En France et aux États-Unis, le rapport ne suscite aucune réaction politique et diplomatique. Ces deux pays auront énormément de mal à qualifier de génocide les massacres ciblés et systématiques visant les Tutsi en 1994. Pour le témoin, la passivité de la communauté internationale a permis au gouvernement intérimaire, le 19 avril 1994 et après l’assassinat du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA, d’étendre le génocide à la province de BUTARE. Il souligne que les génocidaires sont très soucieux de la communauté internationale, ce qui explique que soient menées des entreprises de ramassage et d’enfouissement des cadavres en mai 1994.
Dès la fin 1994, monsieur GILLET retourne au Rwanda pour participer aux enquêtes diligentées par différentes ONG. Il travaille aux côtés d’Alison DES FORGES, historienne américaine. Une équipe de chercheurs, établie à BUTARE, est ainsi montée, et collecte documents (très nombreux précise le témoin) et témoignages (dûment traduits). Ces données servent à Alison DES FORGES à la rédaction de son livre Aucun témoin ne doit survivre[14].
Monsieur GILLET consacrera une partie importante de sa déposition au rôle des intellectuels dans le génocide. Il l’exemplifie en faisant référence aux différents procès devant la Cour d’assises belge, qui a souligné le rôle d’universitaires (comme Vincent NTEZIMANA), de directeurs d’entreprise (comme Alphonse HIGANIRO) ou encore de banquiers (comme Ephrem NKEZABERA, les banques ayant été mises au service du génocide). Ce sont avant tout des intellectuels et des administrateurs qui sont jugés en Belgique, au titre de la compétence universelle. Ceux-ci mettent leur « puissance intellectuelle au service du développement de la haine raciale », comme c’est le cas de Léon MUGESERA, professeur de lettres. Le témoin rappelle que c’est Grégoire KAYIBANDA, intellectuel et président de la Première République rwandaise, qui est à l’origine du concept de « démocratie du ‘peuple majoritaire’ ». Cette conception de la démocratie qui exclue les Tutsi infuse dans toute l’idéologie extrémiste, et se retrouve largement chez Vincent NTEZIMANA notamment. Elle justifie les discriminations imposées aux Tutsi, et explique que le multipartisme soit en-dehors de l’entendement d’une part de l’élite hutu. Comme le rapport monsieur GILLET, Vincent NTEZIMANA – et ses camarades idéologues – voit dans la « démocratie du ‘peuple majoritaire’ » un moyen d’achever la Révolution sociale de 1959, ce qui nécessite l’extermination du « peuple minoritaire » que sont les Tutsi. À ce titre, le témoin souligne la cohérence conceptuelle frappante avec le document sur la définition de l’ennemi. Les intellectuels sont également des laboratoires d’idées, participant ainsi à justifier ou nier le génocide. Leur statut social et leur simple présence sur les lieux des crimes suffisent à légitimer l’entreprise d’extermination, à « valider le message ». Cette implication est donc protéiforme, d’autant plus que ces intellectuels fusionnent avec d’autres autorités. Monsieur GILLET prend l’exemple des intellectuels et des militaires, notamment à BUTARE, qui se fréquentent énormément et constituent un véritable « binôme » de catégories génocidaires et disciplinaires.
Le témoin clôturera sa déposition par la question de la langue génocidaire, qu’il compare à la « novlangue managériale ». L’implication de l’État dans le génocide passe par la mobilisation d’un travail sur la langue visant à unifier le langage. Le vocabulaire du quotidien du génocide se confond avec la vie hors du génocide (d’où des termes comme « travailler », « protéger », « désherber », « organiser la société »). Il s’agit d’effacer tout affect dans le langage et d’embrigader massivement la population en donnant l’illusion que les bourreaux continuent à faire des travaux agricoles, qui s’appliquent ici à des êtres humains. Cette manière anodine de parler d’une extermination planifiée permet de créer une « carapace mentale » aux tueurs par la déshumanisation et la banalisation. Elle permet également de brouiller la compréhension des acteurs internationaux, qui peuvent être trompés par l’apparente normalité de ces termes.
Dans la suite de la déposition de monsieur GILLET, monsieur le président LAVERGNE lira le passage du rapport de 1993 consacré au document définissant l’ennemi, qu’il reproduit en partie[15]. Le témoin est interrogé sur les réactions après la publication de ce rapport en mars 1993, le rôle des groupes d’intellectuels – certaines personnalités faisant le lien entre ces différents groupes – ou encore l’embargo sur les armes. La Cour soulève notamment des interrogations concernant le rôle des religieux, dont les convergences avec les génocidaires peuvent être systémiques mais pas institutionnelles. Interrogé à ce sujet, le témoin rappelle également que le meurtre de certains religieux par le FPR est documenté.
Les questions des avocats des parties civiles donneront l’occasion à monsieur GILLET de largement disqualifier la thèse selon laquelle règnerait au Rwanda une « culture du mensonge » rendant impossible de faire confiance aux témoignages. Celle-ci correspond à une « offensive sur la crédibilité des témoins » menée par les génocidaires présumés et les cercles qui gravitent autour d’eux, partant du présupposé que le génocide ne pourra pas être documenté autrement. Cette thèse a trouvé des relais parmi certains universitaires français et belges. Pour lui, ceci relève d’une remise en cause systématique de la parole des témoins. Monsieur GILLET insiste sur le grand nombre de documents administratifs, qui viennent confirmer les témoignages. Il rappelle qu’il appartient à la justice d’apprécier les biais des témoignages, à commencer par l’effet du temps sur la mémoire et les traumatismes.
Seront alors posé au témoin un nombre important de questions, d’abord par les parties civiles. Les Tutsi seraient responsables du génocide des leurs, ce que l’on appelle accusation en miroir, manière de nier ce que l’on connaît soi-même en l’attribuant à l’autre. Le témoin de donner un exemple. Au Bugesera, les Tutsi auraient mis le feu à leurs maisons pour attirer l’attention de la communauté internationale. Les Tusi seraient infiltrés partout, les femmes tutsi également infiltrées aurprès des Hutu.
Au Rwanda, les Tutsi avaient de plus en plus la conviction qu’ils allaient être éliminé. Des familles ont envoyé leurs enfants au Burundi, d’autres tout simplement à BUTARE dont ils pensaient que la ville serait épargnée.
Concernant l’enfouissement des corps, « Aucun témoin ne doit survivre » pourrait-il vouloir dire qu’aucun corps ne doit être vu? Monsieur GILLET précise qu’il faut effacer les traces, il faut cacher la scène du crime en enterrant les corps (cf. le nazisme et les chambres à gaz ou les nombreux charniers dans les forêts).
Le peuple majoritaire? Le peuple hutu opprimé est le seul peuple. Les Tutsi deviennent des citoyens de seconde zone. Cela commence à l’école. S’ils acceptent cette situation, ils seront tolérés. Les mamans demandent souvent aux enfants de faire le dos rond, de ne pas se faire remarquer. Monsieur GILLET de remonter assez loin dans le temps en rapportant les propos du président KAYIBANDA[16] à l’occasion d’une nouvelle attaque de groupes tutsi venus du BURUNDI: « S’ils recommencent (les attaques), ils doivent savoir que ce sera la fin de la race tutsi ».
Maître PERON revient sur la notion de « révolution sociale », de République opposée à Monarchie: cela aurait-il un contenu idéologique?
Monsieur GILLET: « C’était la république des Hutu qu’il fallait défendre. Le MDR est ressuscité qui renvoie au PARMEHUTU[17], jusqu’à se scinder en deux avec l’apparition du MDR Pawa, la branche extrémiste[18]. Quant à la CDR[3], ce n’est pas la même chose, elle est extrémiste par nature, c’est les extrêmes du MRND[19]. Les partis aussi se scinderont en deux: d’un côté ceux qui règleront fidèles aux valeurs de leur parti et de l’autre, ceux qui se tourneront vers les options de la CDR.
L’avocat général va lire ensuite des extraits du discours de monsieur RWAMUCYO lors de la réunion du 14 mai 1994, sans révéler l’auteur de ces paroles. Monsieur GILLET réagira en disant que c’est encore aujourd’hui la position de certains Rwandais en exil.
Maître MATHE, visiblement énervée, comme chaque fois que monsieur GILLET est appelé à la barre, annonce qu’elle a 18 points à aborder, ce qui pourrait dure de 1h30 à 2 heures. Monsieur le président demande si le témoin peut revenir le lendemain. Il est 20 heures! Ce dernier dit que ce ne sera pas possible. Maître MATHE est donc invitée à poser ses questions.
Moins que des questions, ce sont surtout des avis qu’elle donne face aux déclarations du témoin qu’elle conteste systématiquement. Elle ouvre le feu et va tirer à boulets rouges sur monsieur GILLET. « Quelles sont les circonstances de la mission internationale de janvier 1993? Pourquoi les associations qui participaient à cette mission l’ont-elles fait à ce moment (le 10 février 1993? le FPR rompt le cessez-le-feu). La présence de Jean CARBONARE a-t-elle posé un problème? » Etc, etc…
L’avocate lit ensuite les grands titres du Manifeste des Bahutu (1959) qui contient les revendications du peuple majoritaire: suppression des corvées, reconnaissance légale de la propriété privée, création d’un fond de crédit rural, liberté d’expression, codification des lois coutumières, élection des chefs et des sous-chefs, octroi plus juste des bourses d’études….
Monsieur GILLET reconnaît qu’il y a là une demande légitime de justice et qu’il n’y a rien à redire à ces revendications.
Maître MATHE évoque alors la Réponse au Manifeste des BAHUTU, le 17 mai 1958 par le Grand Conseil du Mwami. Personne dans la salle n’a pu réagir à cette lecture mais il semblerait que ce document, qui rejette d’une manière systématique, voire raciste ces revendications, serait un faux. (NDR. Il serait bon de revenir sur cet épisode afin de faire toute la lumière sur ce document.)
Maître MATHE termine sur des questions qu’elle aborde à chaque procès: contestation d’une importation massive de machette à cette époque, Léon MUGESERA a fait l’objet d’un mandat d’arrêt après son discours de KABAYA, ce qui prouve qu’il n’a pas été soutenu par HABYARIMANA (NDR. C’est vrai, mais les propos ont été tenus devant de nombreux cadres du parti et son auteur a fui au Canada où il sera rattrappé par la patrouille. Ses paroles d’une rare violence seront mises en pratique lors du génocide. Extradé vers son pays, il sera jugé et condamné.)
Comme le témoin finira par renoncer à répondre aux questions qui portent sur l’après génocide, maître MATHE se demande alors pourquoi il est venu.
Commentaire de l’auteur de ce compte-rendu: on peut se demander si toutes ces questions éclairent les jurés dans la tache qui sera la leur dans quelques jours lorsqu’ils auront à se prononcer sur la culpabilité de l’accusé.
Il est très tard, près de 21h30, monsieur le président suspend l’audience.
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
3. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑]
4. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
5. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
6. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
7. ONAPO: Office national de la population[↑]
8. Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[↑]
9. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
10. Voir la « Commission Bagosora » sur l’« ennemi » de décembre 1991, annexe 7 de Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994, André Guichaoua – La Découverte (Paris), ouvrage complété par un site en ligne.[↑]
11. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
12. Léon MUGESERA a été condamné à la prison à perpétuité pour son discours prononcé à Kabaya le 22 novembre 1992 – archivé sur le site francegenocidetutsi.org[↑]
13. Accords de paix, signés en août 1993, à Arusha (Tanzanie), entre le gouvernement du Rwanda et le FPR (Front patriotique Rwandais). Ils prévoient notamment la diminution des pouvoirs du Président HABYARIMANA au profit d’un gouvernement « à base élargie » (cinq portefeuilles sont attribués au FPR), l’intégration des militaires du FPR dans la nouvelle armée gouvernementale, la nomination de Faustin TWAGIRAMUNGU au poste de Premier ministre et l’envoi d’un contingent de 2 500 hommes de l’ONU, la MINUAR, pour faciliter la mise en place des nouvelles institutions. Le président HABYARIMANA fit tout pour différer la mise en place de ces accords. L’attentat contre lui survint le soir du jour où il s’y résigna.[↑]
14. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
15. Voir p.63 du Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[↑]
16. Grégoire KAYIBANDA : premier président du Rwanda indépendant, le 1er juillet 1962. En 1957, il avait déjà publié le « Manifeste des Bahutu » qui désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère avant de créer en 1959 le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide.[↑]
17. Le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide, créé en 1959 par Grégoire KAYIBANDA, premier président du Rwanda indépendant[↑]
18. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
19. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
Procès RWAMUCYO, mardi 15 octobre 2024. J11
16/10/2024
• Interrogatoire de l’accusé.
• Audition d’Innocent BIRUKA, juriste, présent à BUTARE au moment du génocide.
• Audition de Jean-Baptiste NDAHUMBA, ancien président des gacaca à BUTARE.
• Audition de Janvier GASANA, ancien professeur à l’UNR.
________________________________________
La journée commence souvent par l’annonce du versement de nouvelles pièces au dossier par les parties. C’est le cas aujourd’hui.
Audition de monsieur Vincent NTEZIMANA, ancien professeur à l’UNR[1], condamné à 12 ans de prison dans le procès dit des »Quatre de BUTARE » à BRUXELLES en 2001[2]. Cité à la demande du ministère public.
Ce témoin ne s’est pas présenté, il est donc passé outre.
Interrogatoire de l’accusé.
Monsieur le président demande à l’accusé s’il veur réagir après avoir entendu les auditions des témoins de la veille. Eugène RWAMUCYO va prendre longuement la parole. Il commence par dire qu’il avait compris qu’on voulait expliquer le rôle des intellectuels dans le génocide. C’est normal, le génocide des Tutsi arrive à un « moment charnière de l’histoire de l’humanité« : il était en URSS quand le mur de BERLIN est tombé. Comme il était à LENINGRAD, on pouvait le considérer « comme un révolutionnaire flamboyant » (sic).
Il poursuit: « Je n’étais pas formaté aux questions ethniques. En URSS, il y avait une parfaite osmose entre les étudiants hutu et tutsi. De retour en 1989, continue-t-il, lorsque le FPR a attaqué, j’ai pensé que c’était une guerre pour rien. Je me suis trompé. Je voulais clamer mon innocence, je n’avais jamais pensé m’associer à ce projet du génocide. J’ai le devoir de réagir face aux témoins qui m’accablent. Me rattacher toujours à Ferdinand NAHIMANA, étudiant à la Sorbonne et étudiant de Jean-Pierre CHRETIEN, c’est incroyable. (NDR. Les propos du témoin partent dans tous les sens. Il ne faut pas chercher de lien entre les phrases qu’il prononce.)
« En arrivant, je travaille à l’organisation du projet pour lequel j’ai été formé. Mais le 1er octobre 1990, le FPR[3] attaque. Pour moi, c’est un crime contre la paix qui affectera toute ma vie, tout le pays […] Je suis innocent. Je n’ai participé à aucun projet d’extermination des Tutsi. De 23 ans à 33 ans, je suis en URSS. Du jour au lendemain, se produit une rupture, une déchirure dans la société avec l’attaque du FPR. L’ami d’hier devient un ennemi. La guerre vient casser l’ordre social qui régnait dans le pays. Le MRND[4] était un parti de paix et d’unité nationale mis à mal par le FPR. »
« Le 3 octobre 1990, je rentre dans ma famille. Dans la nuit du 4, c’est la rafle des Ibyitso, des complices[5]. Je n’avais jamais su qu’Abel[6] avait été arrêté à cette époque. C’est devant lui que j’ai condamné le multipartisme dans un pays en temps de guerre. Je ne l’ai jamais menacé. Notre pays était malade, ce n’était pas le moment de se disputer […] Mon bureau n’a jamais été piégé, personne n’a jamais été blessé. Les armes ne m’appartenaient pas. Dire qu’on veut m’associer à tous les condamnés du TPIR[7]. Je n’ai pas connu Casimir BIZIMUNGU, je n’ai pas pu diriger sa campagne[6], je n’étais pas là. »
« J’étais le premier médecin hygiéniste au Rwanda. Je mets en place des cours, j’essaie de concevoir des programmes de recherches et quelles mesures je pourrais conseiller à la collectivité. Le rapport de mai 1993, je l’ai déposé en juillet/août à la Bibliothèque universitaire. Je ne passais pas mon temps dans les meetings. »
De poursuivre qu’on l’a contacté pour rejoindre le FPR, comme KANYARENGWE a pu le faire. Le FPR va mettre le pays à feu et à sang. C’est la même situation qui se poursuit aujourd’hui.
« Je ne suis pas l’intellectuel dont on parle.. Ce que j’ai dit le 14 mai 1994 ne s’apparente pas à la haine ethnique. Les complices arrêtés dans la nuit du 4 octobre 1990, c’est un avocat hutu qui les défendra: Stanislas MBONAMPEKA, celui-là même que Jean KAMBANDA[8] a dit vouloir contacter lors de son transfert à Arusha (NDR. Le CPCR déposera une plainte contre lui au moment où il avait pris la décision de rejoindre la Belgique où il vient d’être arrêté voici quelques mois[9].)
« Le Rwanda est un pays compliqué. Il n’y a pas d’intellectuels hutu qui ont conçu le génocide des Tutsi. À BUTARE, les gens qui ont tué, ce sont les militaires et des milices que personne n’arrive à identifier. Je n’ai jamais fait de rondes, je ne suis jamais allé à une barrière. J’aurais été le fer de lance du génocide à BUTARE? Je ne connaissais pas BUTARE, personne ne me connaissait. Je ne connaissais pas les militaires. Vouloir m’associer à ces massacres, ça me fait dela peine. En avril, après deux semaines, je retourne au travail, je travaille à mon rapport. Tout le monde avait peur, j’avais peur. Les tueurs à BUTARE n’ont pas de visage. J’ai vu les résultats de leurs crimes. J’ai vu les corps lors de l’ensevelissement, je n’y suis pas allé pour cacher les cadavres. Mais lorsque j’ai senti les odeurs dans la ville, j’ai dit qu’il fallait faire quelque chose. J’ai poussé un coup de gueule. »
Cadavres de Tutsi ramassés par camions bennes – cf. Repères – L’état AU SERVICE DU GÉNOCIDE
Monsieur le président: » C’est quoi votre coup de gueule? »
L’accusé: « Il y avait une odeur de mort. Il fallait intervenir. Il y avait des chiens, des rongeurs. Je craiganis le choléra, la typhoïde. Il y avait un risque épidémique évident. Les structures sanitaires étaient dépassées. Il fallait lancer une alerte sanitaire. Ma proposition est arrivée au préfet. A l’époque, le directeur de la Région sanitaire était absent. C’est moi qui vais travailler avec mon assistant KAREKEZI, à la demande de la préfecture. J’entre dans cette activité avec l’arrivée du bulldozer de BIRASA présent depuis une semaine. J’irai sur place pour donner les instructions. Je m’enquiers de la façon dont travaille BIRASA. Je me rends sur les sites avec les prisonniers, à GISHAMVU, à NYAKIBANDA et à l’église de NYUMBA. On part le matin et je rentre dans l’après-midi après avoir donné mes instructions. La fosse de NYAKIBANDA est dans la forêt, à droite des terrains de sport. Des cadavres? Une cinquantaine. A NYUMBA, la scène la plus horrible, entre 300 et 500 morts. Après, on viendra à BUTARE. Entre-temps, je contnue à rédiger mes mesures. »
Après ce long monologue, l’accusé décide de garder le silence. Avant de se taire, il répond tout de même au président concernant l’emplacement des fosses à BUTARE: l’Arboretum près de l’Université (3 sites distincts), KABUTARE… (NDR. Il en oublie TABA, face à l’Hôtel FAUCON. On en oublie presque aussi la colline de KABUYE, à NDORA, probablement la fosse qui contient le plus de corps. On a évoqué le chiffre de 25 000. C’est la colline sur laquelle le sous-préfet Dominique NTAWUKURIRYAYO avait fait rassembler les Tutsi pour les protéger.)
Audition de monsieur Innocent BIRUKA, juriste, présent à BUTARE au moment du génocide. Cité par la défense.
Monsieur BIRUKA se présente comme un ancien assistant juridique de la défense de Joseph KANYABASHI devant le TPIR. Formé comme juriste, il travaille à partir de mai 1992 comme responsable des ressources humaines aux Banques populaires du Rwanda à Kigali. Pendant le génocide, il déclare travailler à GIKONGORO et à BUTARE, toujours pour cet établissement bancaire. En 1999, alors qu’il est en exil à Dakar au Sénégal, il est approché par l’équipe de la Défense de KANYABASHI, qu’il rejoint comme enquêteur. En 2003, il devient assistant juridique de la défense. Il rejoint la France en 2009, où il obtient le statut de réfugié en 2012.
C’est donc son passé d’enquêteur que le témoin met en avant et mobilise pour considérer que l’accusé, Eugène RWAMUCYO, n’a joué aucun rôle dans le génocide des Tutsi à BUTARE. En 2010, lors de l’arrestation de l’accusé, il s’étonne de le voir être décrit par Jeune Afrique « comme un rouage de la machine génocidaire à Butare ». Lors de ses enquêtes auprès d’anciens miliciens, d’anciens membres d’ONG ou encore de religieux, jamais le nom de monsieur RWAMUCYO n’est ressorti.
Il dépeint la préfecture de BUTARE pendant le génocide comme le « carrefour de toutes les forces du mal ». Monsieur BIRUKA insiste sur le nombre de Tutsi dans la préfecture, qui fuient également depuis le reste du pays et suivis par les tueurs qui « veulent s’accaparer leurs biens ». Se retrouvent également un grand nombre de militaires, entre ceux de l’Ecole des sous-officiers (ESO) et les blessés de guerres soignés au Centre hospitalier de BUTARE. Tous ces acteurs se seraient joints aux tueries, sans compter que pour le témoin de nombreux « éléments infiltrés du FPR » sévissent à BUTARE, au sein même des milices. C’est dans ce contexte qu’il déclare que « dans ce tableau, je ne retrouve nulle part le nom de RWAMUCYO. Je ne vois vraiment pas le rôle moteur qu’aurait joué Eugène RWAMUCYO ». Le témoin pense qu’il y a eu des planificateurs, mais l’accusé n’en ferait pas partie. La présence de personnalités dans la préfecture, comme Robert KAJUGA en avril, montre qu’il y a d’autres « acteurs déterminés à faire tout le mal à BUTARE ». Il parle de « milliers de morts » dans la préfecture, sans qu’il ne subsiste de traces après le 15 mai.
Le témoin critique le rôle du FPR, qui selon lui a cherché à semer le trouble et à monter les Rwandais les uns contre les autres. Selon lui, c’est un commando du FPR qui a assassiné en février 1994 le secrétaire général du PSD[10], Félicien GATABAZI. De même, ce serait le FPR qui, pour faire croire à des représailles du PSD, a assassiné quelques jours après le président de la CDR[11]. Monsieur le président s’étonne de voir que, malgré une telle opinion, le témoin ne sait pas qui a remplacé Félicien GATABAZI à la tête du PSD. De même, monsieur BIRUKA soutient que les milices sont infiltrées par le FPR. Il tire ces conclusions des témoignages qu’il aurait obtenu dans le cadre de son enquête pour la Défense de KANYABASHI. Monsieur le président LAVERGNE s’étonne que de telles informations n’aient pas été discutées par la défense devant le TPIR, et que ça ne fut pas un argument exploité.
En 2002, son nom apparaît dans un mémorandum qui aurait été produit par le Parquet général du Rwanda et l’association IBUKA, qui l’accuse avec onze autres personnes d’avoir participé au génocide. Monsieur BIRUKA quitte la défense temporairement, puis y retourne jusque mars 2006 après s’être assuré que le TPIR n’avait pas engagé de poursuites contre lui. Cela lui fait dire qu’il est en danger.
Lors de sa déposition, le témoin évoque son arrestation sur une barrière à BUTARE le lendemain de son arrivée (le 21 ou 22 mai 1994), à 17h. Il dit être libéré par une patrouille du Conseil de sécurité de Butare vers 21h. Parmi la vingtaine de miliciens qui l’arrêtent et l’accusent d’être un « inyenzi »[12], il ne reconnaît personne, ce qui lui fait dire que ces jeunes viennent d’autres préfectures et sont étrangers à BUTARE.
Ce récit donne lieu à des interrogations sur le sens d’ « inyenzi », le témoin y voyant le synonyme d’ « assaillants » ou FPR. Monsieur le président LAVERGNE rappelle le sens déshumanisant de ce terme (« cancrelats », « cafards »), qui sert avant tout à dénommer, dans l’idéologie extrémiste, les Tutsi. Des questions portent également sur le conseil de sécurité qui l’aurait libéré. Il dit avoir été secouru notamment par Alphonse HIGANIRO et Venant GAKWAYA. Il est hébergé par ce-dernier, qu’il décrit comme « courageux », un « Juste » pour avoir caché une quinzaine de Tutsi chez lui. Les parties civiles lui font remarquer que monsieur GAKWAYA est poursuivi en Belgique pour génocide. De même, monsieur BIRUKA décrit le conseil comme élargi et hétéroclite, dans lequel il ne serait pas impossible que se trouvent des Tutsi (fin mai 1994…), et composé de professeurs de l’UNR[1], de commandants militaires de l’ESO[13], de religieux ou encore de conseillers de la ville. Selon lui, ils ont pour but de ramener la paix. Il est alors interrogé par monsieur le président sur les distinctions d’avec la notion de « pacification », qui aurait été assurée à BUTARE, selon le témoin, par la ministre de la promotion féminine Pauline NYIRAMASUHUKO[14]. S’il dit ne pas connaitre son rôle, il reconnaît que la pacification se rapporte à des « activités génocidaires selon le TPIR » (le témoin ne souhaitant pas lui-même apporter sa propre opinion).
Toujours à propos de ce conseil, l’avocat général Me PERON donne la lecture d’un extrait d’Aucun Témoin Ne Doit Survivre[15], indiquant que ce type de structure sert avant tout à traquer les Tutsi survivants après les tueries massives d’avril 1994, et restreindre les conflits entre Hutu. Le témoin avait quant à lui considéré que ce conseil avait pour but d’« identifier les barrières » et contrôler les tueries.
Alors qu’il a dit ne pas s’être engagé politiquement après le génocide, les parties civiles et le ministère public relèveront qu’il figure parmi les personnalités de la Force Démocratique Unifiée (FDU), créée en 2006 de la fusion de différents partis et organisations d’exilés comme le Rassemblement républicain pour la démocratie du Rwanda (RDR). Pour le témoin, la FDU n’est pas un parti politique, mais convient qu’elle figure parmi l’opposition politique.
Pendant le génocide, monsieur BIRUKA dit avoir continué à travailler pour la banque, en s’occupant de ramener des bordereaux bancaires de BUTARE à GIKONGORO. Pour cela, il fait l’aller-retour tous les jours et traverse les barrières.
Il reconnaît que son nom apparaît dans l’agenda de Jean KAMBANDA pour octobre 1994, mais assure que ces relations sont strictement professionnelles[16]).
Ce témoignage est l’occasion pour la défense d’insister longuement sur le fonctionnement des enquêtes au TPIR et les difficultés posées par le mémorandum de 2002 évoqué par monsieur BIRUKA.
Audition de monsieur Jean-Baptiste NDAHUMBA, ancien président des gacaca à BUTARE. Cité à la demande du ministère public. En visioconférence de KIGALI.
L’audience reprend à 14h45 par la déposition de monsieur NDAHUMBA, en visioconférence depuis KIGALI. Il est l’ancien président des procès gacaca qui se sont déroulés dans la juridiction de Butare-Ville.
Il définit les gacaca comme une forme de « justice participative » exploitant des « données issues directement de la population »[17]. Le génocide et ses lendemains étant une période chargée d’émotions, il s’agit de « respecter ces émotions tout en trouvant une voie pour la justice ». À Butare-Ville, la population est composée largement de militaires de l’ESO, d’intellectuels et de commerçants. Les témoignages portant sur l’implication de certains médecins sont accablants, et montrent qu’ils ont participé à des réunions antérieures au génocide. Malgré le serment d’Hippocrate, ils ont – et le témoin vise ici Eugène RWAMUCYO – ordonné à ce que des personnes blessées soient jetées et enterrées vivantes dans des fosses communes. Ces crimes ont eu lieu à BUTARE et dans ses environs, à GISHAMVU (où se trouve le petit séminaire), NUYMBA et GISAGARA. Il compare RWAMUCYO à Adolf EICHMANN, bureaucrate de la SS ayant supervisé la Shoah.
Monsieur NDAHUMBA est largement interrogé sur la juridiction gacaca qu’il a présidé. 636 procès ont eu lieu. Il a été élu par la population rassemblée, et une décision du ministère de la Justice est venue sanctionner ce choix. Les autres membres sont également élus par la population. Avant chaque procès, il y a une « collecte globale » des informations, qui reposent sur des témoignages à charge et à décharge.
Monsieur RWAMUCYO a été condamné à perpétuité en son absence en 2007 par la juridiction gacaca de Butare-Ville. Le témoin se rappelle qu’à ce sujet, une fosse commune a été retrouvée près du centre hospitalier de BUTARE, et que certains médecins de l’UNR/CUSP[18] ont témoigné. Monsieur NDAHUMBA évoque le fait que des malades et blessés Tutsi du centre hospitalier auraient été tirés de leur lit, et jetés encore vivants dans la fosse. Ces actes sont le résultat de consignes données, notamment dans le choix des blessés. Le témoin évoque également des réunions entre médecins du centre hospitalier. Il rappelle que si le procès des médecins de Butare a été le premier à avoir été mené par sa juridiction, celui-ci a pris du temps du fait du nombre de témoignages. Il fallait se saisir d’un « système » auquel participaient ces médecins.
Une question de monsieur le président LAVERGNE concernant la structure des conseils de sécurité préfectoraux (élargis ou restreints) donne lieu à un premier accrochage avec l’avocate de la défense, Me MATHE, qui conteste la lecture de passages de l’interrogatoire du témoin en 2013. Lorsque la défense l’interroge au sujet de la chronologie des jugements ou sur des éléments de faits précis, monsieur NDAHUMBA s’agace car il n’est pas là pour « chicaner sur des dates ». Lorsque Me MATHE lui lit des passages d’un rapport international soulignant les limites des gacaca, le témoin lui répond qu’on n’a pas à lui « donner des leçons ».
Les documents des gacaca sont lus par la défense, et listent les faits ayant menés à la condamnation à perpétuité de monsieur RWAMUCYO. Ou du moins c’est ce que la défense fait croire, en entretenant une large confusion et en considérant qu’ « on reçoit des gacaca des paquets en vrac en kinyarwanda ». Plusieurs avocats des parties civiles contestent vivement l’interprétation et la lecture faites de ces documents par la défense, qui cherche à les discréditer en insistant sur leurs incohérences apparentes en termes de dates et de faits. Le débat se clôt sans que soit établie clairement la liste des faits pour lesquels Eugène RWAMUCYO a été condamné à perpétuité par la gacaca de BUTARE. Les débats menés par la défense ont conduit à ce que soient surtout traitées des questions d’ordre procédural et formel, au détriment des faits. Cette forme d’obstruction a laissé un goût amer à toutes les parties, et à monsieur NDAHUMBA, qui était sommé de se prononcer sur des documents qu’il n’avait pas sous les yeux.
NB. Ni les parteis civiles, ni l’accusaton (qui l’avait fait citer) n’ont éprouvé l’utilité de poser des questions au témoin. Tout le monde sauf la défense apparemment, s’est bien rendu compte que monsieur NDAHUMBA était d’une santé mentale défaillante et que la personne qui a été entendu voici onze ans par les enquêteurs français (il ne s’en souvenait d’ailleurs plus) n’est plus la même personne qu’aujourd’hui. Fallait-il continuer aussi longtemps un tel interrogatoire?
Audition de monsieur Janvier GASANA, ancien professeur à l’UNR Cité à la demande du ministère public. En visioconférence des Etats-Unis.
Le témoin déclare avoir connu RWAMUCYO pendant six mois à BUTARE, d’avril à septembre 1993. Mais comme il a quitté le Rwanda cette année-là, il ne peut pas savoir ce qui s’est passé au Rwanda en 1994. Quand il a rencontré l’accusé à cette époque-là, « c’était un homme bon » qui l’a invité à intervenir dans un de ses cours à l’UNR[1]. Il connaissait aussi Sosthène MUNYEMANA[19] pour lequel il avait adressé une lettre de soutien lors des ennuis de son ami à BORDEAUX. Toute l’audience tournera autour de ce document qui, en même temps, dénonce le comprtement de RWAMUCYO dont il fait un portrait accablant.
Monsieur le président va donner lecture d’un nombre important d’extraits de ce courrier daté du 3 janvier 1996. Le témoin ne se souviens pas que l’accusé était, à l’époque, visé par une plainte.
Après s’être souvenu que deux agents du FBI étaient venus chez lui en 2016, le témoin va suivre la lecture que le président va faire de sa lettre de soutien à MUNYEMANA. J’ai essayé d’en retranscrire le maximum.
Monsieur le président commence la lecture: « Personne ne me convaincra jamais que Sosthène MUNYEMANA a été l’adjoint du docteur RWAMUCYO dans les atrocités de BUTARE. Je connais les deux: Sosthène MUNYEMANA est un ami de longue date et c’est Eugène RWAMUCYO qui m’a succédé lorsque je suis parti aux USA pour poursuivre mes études. Au cours des six mois passés à BUTARE, je partageais le même bureau que le docteur Eugène RWAMUCYO. Précisons ici qu’il n’est pas médecin: après son école d’assistant social à Kigali, il est parti étudier en URSS pour préparer un doctorat en santé publique, avant de rejoindre le poste que j’avais quitté. Je n’ai jamais vu Sosthène MUNYEMANA, un Hutu modéré du Sud en compagnie de Eugène RWAMUCYO, suprématiste hutu du Nord du parti CDR. Ils avaient des points de vue politiques diamétralement opposés. J’ai souvent discuté avec les deux séparément à propos des événements. et des deux tandances auxquelles ils appartenaient. »
Monsieur GASANA déclare se souvenir de ce que monsieur le président vient de lire: « Cela doit être moi qui ai écrit, c’était ma pensée. »
Suite de la lecture. « Une des longues soirées passées avec ses amis hutu du Nord et mes amis hutu du Sud, j’ai tout fait pour leur expliquer que le problème n’est pas un problème de Hutu et de Tutsi mais un problème de pouvoir et qu’il fallait proposer une solution démocratique. En effet, la plupart des Hutu du Sud avaient vu (dans le multipartisme et la situation actuelle) une occasion de demander des changements à l’occasion de l’attaque des rebelles. Dans cette soirée privée, Eugène RWAMUCYO m’a demandé de retourner aux USA avec mes idées de démocratie et il m’a dit que les Hutu du Sud étaient des complices des rebelles tutsi. Dans cette soirée, comme je mettais en cause la légitimité de la CDR, parti extrémiste de la majorité hutu qui s’élevait contre la minorité tutsi au lieu de la protéger, il était fier d’être membre de ce parti, ajoutant que le salut du pays ne viendra que de la CDR et ne sera possible que par l’élimination de l’ennemi (les Tutsi) et du traître (le modéré hutu). »
Le témoin confirme que c’est bien lui qui a écrit ce qui vient d’être lu et ajoute que ce qu’il a écrit était vrai à cette époque.
Poursuite de la lecture dans laquelle est évoqué le nom d’un certain Abel, un de ses amis tutsi, (NDR. On lui demande s’il s’agit d’Abel DUSHIMIMANA, il confirme), son professeur et son ami[6].
Monsieur le président, après avoir arrêté la lecture, interroge le témoin et lui rappelle qu’il a été aussi entendu par les agents du FBI en 2016, à la demande d’un juge d’instruction français.. Ayant quitté le Rwanda en septembre 1993, il n’est retourné que deux fois dans son pays: en 2017 alors qu’il était professeur à l’Université du Koweït et en 2020 pour participer à l’enterrement de sa belle-mère. Sur sa carte d’identité d’alors, il était bien spécifié qu’il était Hutu. Pendant le génocide, il a perdu un oncle brûlé vif dans sa maison et des amis, Hutu et Tutsi. Mais il ne connaît pas les circonstances de leur décès. Ils sont morts à KAMONYI, dans la préfecture de GITARAMA, à une vingtaine de kilomètres de la capitale, là où lui-même est né.
Lors de son interrogatoire devant le FBI, le président lui rappelle qu’il pensait que RWAMUCYO était du MDR, parti formé par le premier président de la République, Grégoire KAYIBANDA. Il avait même dit à Eugène RWAMUCYO que son groupe allait mener le pays à sa ruine en exitant le peuple. L’accusé lui aurait répondu qu’il ne comprenait pas les problèmes, qu’il avait passé trop de temps aux USA.
Plusieurs questions (juré, avocats des parties civiles) vont permettre au témoin de préciser quelques éléments restés dans l’ombre: l’ensevelissement des corps, par exemple, dont la gestion ne faisait pas partie de ses préoccupations (il n’y avait pas de coprs en 1993). Il avait évidemment su que son ami Abel avait été emprisonné en octobre 1990, comme « complice », qu’il appartenait au parti PSD.
Sur question de l’avocate générale, il reconnaît avoir eu des contacts avec la Région sanitaire qui travaillait dans le même enclos.
Maître MATHE annonce avoir peu de questions. Elle demande à lire une partie de la lettre que monsieur le président n’a pas retenue: « C’est un comble de malheur, les Tutsi […] les Tutsi font la chasse aux Intellectuels huru. » (NDR. Le témoin parle de la politique post-génocidaire du FPR). Le témoin, comme il le dit dans sa lettre, dénonce le fait que les nouveaux arrivants après le génocide se sont accaparé les biens de ceux qui avaient fui. Elle oublie de dire, mais le témoin le lui rappelle, qu’on a obligé les squatters à rendre leurs biens aux propriétaires. Aujourd’hui, il ne porte pas le même jugement sur la situation au Rwanda.
Toujours sur question de la défense, le témoin reconnaît que MUNYEMANA lui avait demandé d’écrire une lettre en sa faveur car il avait des problèmes à Bordeaux. Par contre, personne ne lui a demandé d’accuser RWAMUCYO: il rapporte simplement des faits.
Le témoin sait bien évidemment que son ami MUNYEMANA est en prison[19]. Mais il le considère toujours comme ‘irréprochable« .
Fin de l’audition à 19h30.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.
1. UNR : Université nationale du Rwanda[↑][↑][↑]
2. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
5. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais), cf. Glossaire.[↑]
6. Voir l’audition d’Abel DUSHIMIMANA, ancien directeur du CUSP de Butare où il a travaillé avec le docteur RWAMUCYO.[↑][↑][↑]
7. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
8. Voir l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
9. Voir notre article du 29 mars 2024: Stanislas MBONAMPEKA arrêté en Belgique[↑]
10. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
11. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
12. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
13. ESO : École des Sous-Officiers de BUTARE[↑]
14. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
15. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
16. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide. Ses agendas et carnet de notes sont archivés dans les annexes en ligne de Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994, André Guichaoua – La Découverte (Paris):
– Agendas (document pdf, 28 Mo)
– Notes et déposition au TPIR (document pdf, 35 Mo[↑]
17. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
18. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑]
19. Voir Procès Sosthène MUNYEMANA[↑][↑]
Procès RWAMUCYO, mercredi 16 octobre 2024. J12
17/10/2024
• Audition de François-Xavier RUHUMURIZA, ancien gardien de la prison de Karubanda à BUTARE.
• Audition d’Étienne SEBABILIGI, ancien détenu de la prison de Karubanda à BUTARE, ancien président de la Croix Rouge de la prison.
• Audition de Callixte NDAGIJE MUSONI, ancien chauffeur au CUSP.
• Audition de Faustin MUNYERAGWE, ancien directeur de la prison de Karubanda à BUTARE.
________________________________________
Audition de monsieur François-Xavier RUHUMURIZA, ancien gardien de la prison de Karubanda à BUTARE, cité par le ministère public, en visioconférence de KIGALI.
Âgé de 81 ans, monsieur RUHUMURIZA est un ancien gardien de la prison de KARUBANDA, située dans la préfecture de BUTARE. Il y exerce comme simple surveillant pénitentiaire de 1981 à 1989, puis de nouveau à partir de 1992 jusqu’à sa fuite en 1994 lorsque BUTARE est prise par le FPR[1]. Il dit avoir caché ses neveux tutsi, et avoir perdu sa sœur et deux cousines, qui avaient épousé des maris tutsi. En 1994, il était hutu mais se dit aujourd’hui rwandais. Il fuit vers le Zaïre et rentre au Rwanda le 23 décembre 1996. Il est par la suite élu conseiller de secteur de sa commune en 1999 et participe à y mettre en place les tribunaux gacaca[2]. En 1994, il habitait à une vingtaine de kilomètres de la prison, dans la commune de MARABA (secteur de SIMBI, cellule de GISAKURA).
Le témoin est largement interrogé par monsieur le président LAVERGNE au sujet des conditions de détention. S’il ne sait pas dire combien de prisonniers y étaient détenus, il remarque que la prison est vieille, que les conditions d’hygiène sont insuffisantes et que chaque cellule accueille plusieurs prisonniers. Il n’y a qu’un seul médecin pour toute la prison. Des groupes de prisonniers donnent des cours, d’autres sont aux cuisines ou entretiennent les locaux.
Des prisonniers sont également envoyés à l’extérieur, pour effectuer des travaux agricoles ou des services pour la communauté. Ils sont alors habillés d’un uniforme rose, pour les distinguer facilement. Ces prisonniers ont souvent des peines plus légères. Les équipes sont constituées par le directeur de la prison. Ils sont accompagnés par des gardiens, désignés par le gardien en chef. Ces équipes peuvent compter jusqu’à une vingtaine, voire une trentaine de prisonniers pour les travaux agricoles les plus importants. Des détenus font partie de la Croix-Rouge, et sont chargés d’amener les prisonniers malades à l’hôpital (CHU de Butare, CUSP[3] ou hôpital de KABUTARE). Monsieur RUHUMURIZA indique que des commandants militaires sont quelquefois – bien que rarement – venus pour réquisitionner des prisonniers.
Le témoin a remarqué un plus grand nombre de détenus pour complicité avec le FPR[1] à partir de 1991-1992. Il ajoute que pendant le génocide une réunion a eu lieu à la prison de KARUBANDA réunissant le préfet (Sylvain NSABIMANA), le bourgmestre Joseph KANYABASHI ou encore le président du Tribunal RUZINDAZA. À l’issue de cette réunion, les prisonniers sont libérés, les Tutsi devant retourner sur leurs collines pour y être tués. Le lendemain de la réunion, le témoin est retourné travailler. Il apprend alors que les prisonniers Tutsi ont été massacrés, et évoque cela comme la conséquence directe d’une seconde réunion. L’extermination des détenus Tutsi de KARUBANDA a lieu juste avant l’arrivée du FPR.
Monsieur RUHUMURIZA est interrogé sur la participation des prisonniers à l’ensevelissement des corps. Il a accompagné une équipe, constituée d’une vingtaine de détenus, à une seule reprise. Cette équipe de détenus a été rassemblée à la demande du bourgmestre KANYABASHI pour ensevelir les cadavres du massacre de l’église de NGOMA. Le déplacement sur les lieux se fait dans la camionnette de la commune. Assigné à une mission de surveillance des prisonniers réquisitionnés, le témoin dit avoir été épaulé par des militaires et des policiers communaux.
L’église est remplie de cadavres, des civils uniquement, aussi bien des hommes que des femmes et des enfants. Les corps sont là depuis environ une semaine, de sorte que nombreux sont en état de décomposition. Il ne reste aucun survivant. Une partie des prisonniers creuse la fosse, à l’aide d’outils amenés de la prison mais aussi déjà dans la camionnette, tandis que l’autre porte les cadavres. Ils sont encouragés et supervisés dans leur besogne par le conseiller communal NZAHIMANA. Il dit où creuser, et pousse les prisonniers réticents. Le témoin dit également avoir aperçu le bourgmestre KANYABASHI, qui serait reparti immédiatement à leur arrivée, vers 8h du matin. Ils sont partis vers 16h, tous les cadavres ayant été ensevelis dans la fosse creusée au préalable.
Monsieur RUHUMURIZA ne peut dater cette opération d’ensevelissement, qu’il place « au milieu du génocide » (mai ou juin peut-on supposer). Il a appris des prisonniers, qui ont reconnu un certain nombre de victimes, que celles-ci venaient de MARABA, NYARUGURU ou encore SOVU. Toute l’opération d’ensevelissements s’est faite sous les yeux de « badauds », des civils qui déambulent ou qui les regardent depuis des barrières. Le témoin ajoute qu’avec une équipe de prisonniers, il a également été envoyé pour piller un magasin et transporter des sacs de ciment à la préfecture de BUTARE.
L’avocate générale, Me PETRE, relève des informations portant sur le massacre de l’église de NGOMA d’un passage d’Aucun témoin ne doit survivre[4]. Il a eu lieu les 29-30 avril. 476 personnes étaient réfugiées dans l’église, dont 302 enfants. S’il n’est pas capable de fournir une estimation du nombre de cadavres, le témoin dit avoir noté un nombre important de corps d’enfants. Il ne sait pas dire si l’ensevelissement a eu lieu aux alentours du 6 mai, soit une semaine après la date du massacre.
Comme à son habitude, la défense s’est plu à accuser le témoin de mentir. Pour cela, elle relève des contradictions qui seraient flagrantes entre sa déposition et son interrogatoire ayant eu lieu en 2017. Il reste qu’aucune autre partie, ni même monsieur le président, n’a relevé ces incohérences dans leurs questions. Monsieur RUHUMURIZA persiste, en indiquant qu’il a toujours dit la vérité. Des soucis dans la traduction – le témoin s’exprimant en kinyarwanda – peuvent être envisagées et pourraient expliquer ces divergences. La défense, préférant les explications discréditant les témoins, a préféré ne pas déroger à sa ligne en s’en prenant directement à monsieur RUHUMURIZA.
Audition de monsieur Etienne SEBABILIGI, ancien détenu de la prison de Karubanda à BUTARE, ancien président de la Croix Rouge de la prison. Cité à la demande du ministère public, en visioconférence de KIGALI.
À 13h43, l’audience reprend par le témoignage de monsieur SEBABILIGI, ancien détenu de la prison de KARUBANDA. Il s’y trouve pour des faits de violence depuis 1988, pour lesquels il a été condamné à dix années d’emprisonnement. Il est libéré par le FPR lorsqu’il conquiert BUTARE et ses alentours à la fin du génocide. En 1994, il a perdu ses beaux-parents, mais sa femme a survécu.
Il a été élu président de la Croix-Rouge de la prison de KARUBANDA par ses co-détenus. La Croix-Rouge s’occupe de « venir en aide aux personnes dans le besoin » et à « voler au secours des gens qui ont des problèmes ». À ce titre, il a reçu quelques formations en médecine, pour être à même de s’occuper des malades. Malgré son titre, il dit n’avoir aucun lien avec le directeur de la prison. Le témoin corrobore ce qu’indiquait plus tôt monsieur RUHUMURIZA, en notant que les détenus Tutsi ont été libérés suite à une réunion entre responsables et dirigeants, et qu’ils ont été massacrés au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la prison. De nombreuses barrières avaient été dressées aux alentours de KARUBANDA. Il dit lui-même avoir failli être tué à une de ces barrières, lorsqu’en revenant d’une mission de la Croix-Rouge, lui et son équipe ont été pris à partie. Il dit avoir été directement témoin de la manière dont les prisonniers Tutsi ont été exterminés.
Avant le génocide, la Croix-Rouge de KARUBANDA sortait de la prison lorsqu’elle doit s’occuper des enterrements de personnes dépourvues de famille. Pendant le génocide, elle est également amenée à poursuivre ce travail, mais à une bien plus vaste échelle. Monsieur SEBABILIGI indique alors que les besoins sont tels qu’ils sont autorisés à sortir sans gardien de prison. Les questions de monsieur le président LAVERGNE amènent le témoin à dégager plusieurs sites où il a participé à des enfouissements et ensevelissements de cadavres entre mai et juillet 1994. La première fois, il a été réquisitionné à la demande d’un homme habillé d’une chemise et d’un pantalon kakis, conduisant un véhicule de l’hôpital, de couleur blanche. Il connaît l’homme pour être le chauffeur de l’hôpital (le CHU de BUTARE).
Le premier site sur lequel s’est rendu le témoin pour procéder à des ensevelissements se trouve à TABA. Il reconnaît là-bas le corps d’un magistrat du Parquet, un certain MATABARO. Les cinq corps retrouvés sont enterrés dans le cimetière de NGOMA. Le transport des corps se fait à l’aide du véhicule de l’hôpital (conduit par le chauffeur de l’hôpital). L’ensevelissement se fait sous la supervision de militaires. Les corps ont reçu un grand nombre de coups de machettes, de sorte qu’ils sont difficilement reconnaissables et défigurés. Les corps sont ensevelis dans une seule et même fosse, qui avait été creusée au préalable, sans que le témoin ne sache par qui.
Le deuxième site correspond au centre de santé (très probablement le CUSP[3], mais le témoin ne connaît pas ce nom), situé dans le centre-ville de BUTARE, à côté de la salle polyvalente (salle du MRND[5]). Monsieur SEBABILIGI distingue bien ce centre de santé de l’hôpital, puisqu’ici, les gens viennent s’y soigner mais ne restent pas hospitalisés. Les corps sont retrouvés devant le centre, à l’extérieur, sur le gazon. Il estime que les victimes ont été assassinées deux à trois jours plus tôt. Les cadavres sont finalement enterrés eux aussi dans le cimetière de NGOMA, dans une fosse d’ores et déjà creusée. Les déplacements se sont faits à l’aide du véhicule de l’hôpital.
Le troisième site correspond à l’hôpital universitaire de BUTARE, situé sur la colline de MAMBA. De nombreux corps sont retrouvés un peu partout dans l’établissement, et particulièrement dans la morgue. Certains d’entre eux sont en décomposition. De nombreuses victimes portent des vêtements civils, et d’autres sont en tenues d’hospitalisation. Le témoin remarque des blessures caractéristiques de coups de massues ou de machettes. L’équipe de prisonniers à laquelle fait partie monsieur SEBABILIGI compte une trentaine de détenus. Deux fosses sont creusées en contrebas de la morgue, sur les instructions d’une infirmière que le témoin connaissait, nommée Véronique NYIRANDAMUTSA. Le chauffeur de l’hôpital est par ailleurs présent. Les corps d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards – des civils Tutsi venus se faire soigner – sont ensevelis dans ces fosses entre 10h et 16h.
Le quatrième site se trouve à MATYAZO, au niveau du dispensaire. Là-bas, le témoin y trouve un grand nombre de cadavres, visiblement fusillés (blessures par balles) deux à trois jours plus tôt. Par conséquent, beaucoup de prisonniers sont mobilisés. Ils se rendent sur les lieux à pieds depuis la prison de KARUBANDA. Le dispensaire de MATYAZO se trouve à proximité d’un camp militaire. Les portes du dispensaire sont fermées. Les corps se trouvent à l’extérieur, et encerclent le bâtiment. Monsieur SEBABILIGI et les prisonniers réquisitionnés creusent trois trous, sous le regard des personnes traversant la route. Au cours de cet ensevelissement, quatre survivants, blessés par balles, sont retrouvés. Ils sont mis de côté et ne sont pas enterrés vivants, le témoin considérant que ce n’est certainement pas l’éthique de la Croix-Rouge. Cependant, ils laissent ces survivants sur les lieux, ne sachant pas quoi en faire puisqu’ils retournent eux-mêmes à la prison de KARUBANDA le soir venu. Le témoin souligne que ces blessés ont été découverts car lui et les prisonniers ont pris l’initiative de vérifier la respiration, la rigidité des membres ou les réflexes au niveau des yeux pour savoir si les personnes sont bien mortes. Aucune instruction en ce sens – ni aucun soin pour les blessés d’ailleurs – n’est prévue par les autorités. Pour monsieur SEBABILIGI, les autorités, dont les militaires, n’ont pas d’état d’âme ni de compassion.
Le même jour, en rentrant à la prison, le témoin déclare (lors de son audition de 2017 devant le juge d’instruction) avoir vu des militaires abattre des civils Tutsi à NGOMA.
À NGOMA toujours, monsieur SEBABILIGI déclare avoir retrouvé cinq corps (tués de la veille, par balles et à la machette) à côté du tribunal. Parmi les victimes figure le vice-président du Tribunal, monsieur BAZAMBAZA. Il voit également un militaire tirer sur une jeune fille qui partait en courant après avoir vu les cadavres.
Devant l’hôtel Faucon sont retrouvés trois cadavres, à proximité d’une barrière. Ils sont ensevelis au cimetière de NGOMA.
À l’hôpital de KABUTARE, quatre cadavres de personnes victimes de coups de machettes sont retrouvés. Les corps son très abîmés, sur le point d’exploser. On les ensevelit dans une petite forêt à côté de l’hôpital.
À côté du laboratoire universitaire, un grand trou préalablement creusé (le témoin ne sait pas quand ni par qui) accueille les dépouilles de personnes tuées au niveau des barrières.
Le témoin déclare avoir vu un engin de travaux type Caterpillar à l’arrêt à NGOMA. Par ailleurs, suite à une question des parties civiles, il apparaît qu’aucun signe d’identification n’est laissé sur les fosses pour les retrouver ultérieurement. C’est une manière de cacher les corps et ainsi poursuivre le génocide en le niant.
Monsieur SEBABILIGI interpelle monsieur le président LAVERGNE à propos de sa sécurité. Quelques jours avant la déposition, deux personnes qu’il connaît le croisent dans la rue et savent qu’il va témoigner « en Europe » (elles ne sont pas au courant qu’il dépose en visioconférence). Elles lui demandent s’il va témoigner contre quelqu’un. Le témoin perçoit cela comme une forme d’intimidation. Inquiet pour sa sécurité, il demande au Tribunal qu’il lui accorde des mesures de protection.
La défense tente une nouvelle fois de déstabiliser le témoin en alléguant des contradictions ou des oublis importants entre l’audition de 2017 et aujourd’hui. Les explications de l’ancien détenu, très claires, permettent de lever tous les doutes que la défense aura tenté d’insinuer.
Audition de monsieur Callixte NDAGIJE MUSONI, ancien chauffeur au CUSP[3], cité à la demande du ministère public.
Le témoin se présente en disant qu’il a travaillé comme chauffeur au CUSP et qu’il a été arrêté en 1994 pour être libéré définitivement en 2015. Il connaît monsieur GASANA NDOBA dont, dira-t-il, « nous avons tué le frère à la barrière » (du Faucon).
Hôtel Faucon à Butare
Déclaration spontanée. « Ce qui est considéré comme un génocide, c’est le massacre des Tutsi. » Le témoin évoque la réunion qui s’est tenue dans la salle polyvalente à l’occasion de la venue à BUTARE du président SINDIKUBWABO, en présence des bourgmestres, du préfet des sous-préfets et autres autorités[6]. Ce qui est ressorti de cette réunion c’est qu’on n’avait plus envie de voir des Tutsi dans le pays. Des barrières sont alors érigées dans la ville et « la chasse aux Tutsi » a commencé. Il n’existait aucune législation de nature à protéger les Tutsi.
Le témoin cite les sites sur lesquels les Tutsi ont été tués: MATYAZO, église de NGOMA, MBAZI (NDR. Commune située à quelques kilomètres de Butare sur la route qui mène à KIGALI), dans la vallée du Musée national, au bureau préfectoral, à KABAKOBWA (NDR. Situé au-dela de Tumba, au sud de la ville. Site souvent évoqué lors du procès de Sosthène MUNYEMANA[7])… Toute personne arrêtée était tuée. Tout cela se passait sous l’incitation des instances dirigeantes. Monsieur NDAGIJE MUSONI nomme alors les quatre dirigeants les plus influents: MUREBESHA Jonathan, MUNYEMANA Sosthène, HABYARIMANA Joseph, responsable de l’étainerie de GIHINDAMUYAGA ( NDR. Ce dernier est visé par une plainte du CPCR depuis le 15 octobre 2010 et l’instruction n’est toujours pas clôturée!) et enfin Eugène RWAMUCYO.
Le témoin évoque ensuite les différents massacres perpétrés à BUTARE, situe les barrières érigées un peu partout en ville. Le Conseil de sécurité de la préfecture aurait alors ordonné à l’accusé d’enlever les corps qui s’amoncellent en ville « pour que les satellites ne les prennent pas en photo. » (NDR. Peur du regard et du jugement de la communauté internationale). RWAMUCYO aurait alors demandé au témoin et aux autres tuerurs d’achever les blessés car il n’y avait pas assez de place pour les soigner. Plusieurs véhicules seront réquisitionnés pour transporter les cadavres. Pour savoir où ils ont été jetés, « il faut demander à l’accusé où il les emmenait« .
Le témoin parle ensuite des engins de chantier qui sont venus pour creuser les fosses communes. Il est le seul à prétendre que deux Caterpillar avaient été utilisés. Un des chauffeurs s’appelait Emmanuel BIRASA (NDR. Il devrait être entendu demain.) Lorsque le FPR est arrivé à BUTARE le 3 juillet, tout le monde quittera la ville.
Le témoin rappelle qu’il a témoigné au CANADA, aux USA, devant le TPIR, et maintenant en France. « Je sais ce que c’est que la vérité » ajoute-t-il. Une chose l’afflige: le fait que ces gens (comme RWAMUCYO) se cachent à l’étranger et qu’on refuse de les renvoyer dans leur pays. » J’ai fait 20 ans de prison alors que je n’ai pas commis le crime de mon propre chef. Et eux? Voir quelqu’un à la télévision, quelqu’un qui a commis ces crimes alors qu’il sait que sa conscience le juge! Quand nous commettions le génocide, ils nous dirigeaient, nous applaudissaient. Ils ont quitté le pays pour obtenir la nationalité de leur pays d’accueil. C’est un manque de clairvoyance. On aurait dû les renvoyer dans leur pays d’origine. »
Va suivre une longue série de questions de monsieur le président: ethnie du témoin en 1994 (Hutu), son lieu d’habitation et son activité avant le génocide, son appartenance politique (CDR[8] comme RWAMUCYO et Siméon REMERA), sa participation à des meetings en compagnie de l’accusé (NDR. Qui dira plus loin qu’il ne leconnaît pas. Mais monsieur RWAMUCYO ne reconnaît jamais personne).
Quand le témoin a-t-il connu l’accusé. Il a du mal à donner une date précise, parle de début 1992 alors que l’accusé n’était pas encore rentré d’URSS, finit par donner un événement précis: l’assassinat de Martin BUCYANA, président de la CDR, à MBAZI. Il situe la maison de RWAMUCYO à TUMBA (erreur), évoque les meetings à l’occasion du multipartisme (Kubuhoza, sorte de démarchage de la population au profit des partis politiques). Lui-même appartenait à la milice de la CDR, les Impuzamugambi. Il se souvient que le président de la CDR s’appelait Siméon REMERA, directeur de l’hôpital psychiatrique.
Concernant le rôle de RWAMUCYO à BUTARE, le témoin souligne que le MRND[5] et la CDR avaient la même détestation des Tutsi, que suite à la réunion à la salle polyvalente autour du président SINDIKUBWABO le peuple hutu a retrouvé la confiance qui lui manquait pour tuer les Tutsi. Cette rencontre, à laquelle il a participé en compagnie de RWAMUCYO, a été « l’événement déclencheur du génocide à BUTARE. » On nous a dit de « ramasser les mauvaises herbes« .
Si c’est l’hôpital universitaire qui avait employé le témoin, il avait été détaché ensuite au CUSP où il conduisait l’un ou l’autre membre du personnel, selon les besoins. Ils étaient deux chauffeurs.
Les responsables des barrières étaient le colonel Alphonse NTEZIRIYAYO (NDR. J’aurai la suprise, plusieurs années plus tard, de voir arriver un de ses enfants dans l’établissement dont j’étais directeur du collège à Reims. Sa mère l’avait inscrit en disant que son mari était prisonnier politique du TPIR[9]. KAMBANDA s’est présenté ainsi[10]), Aloys MAZIMPAKA, le lieutenant GAKWERERE, Mathias NIYONZIMA et le docteur MUGABO et son épouse.
Le témoin parlera longuement des attaques et des meurtres commis à l’Hôpital de BUTARE; mais monsieur le président finira par préciser que l’accusé a obtenu des non-lieux pour ces faits.
Monsieur NDAGIJE MUSONI aura à s’expliquer sur l’enfouissement des corps qui étaient transportés, une fois chargés dans des véhicules, vers des lieux inconnus de lui. Mais il avait vu les Caterpillar qui creusaient les fosses. Il va enfin exprimer les craintes qu’il éprouve maintenant que RWAMUCYO l’a vu: il a toujours de la famille au pays!
Maître Alice ZARKA (CPCR) demande au témoin si l’ensevelissement des cadavres avait bien pour objectif de cacher les corps aux yeux de la communauté internationale. Après avoir mal interprêté la question, le témoin confirme.
Monsieur PERON s’étonne que, devant les gendarmes français, le témoin ait dit qu’il ne connaissait pas Emmanuel BIRASA alors qu’il évoque son nom devant la cour aujourd’hui. Auraut-il parlé avec lui?
C’est maître MATHE qui, comme il se doit, va clôturer la série des questions. Elle insiste surtout sur les différentes dates de la libération du témoin. Il va être difficile d’y voir clair. En réalité, le témoin a été emprisonné plusieurs fois. Ayant plaidé coupable, il avait été remis en liberté puis incarcéré de nouveau pour n’avoir pas fait des aveux complets. 2015 serait la date à retenir! S’il n’avait pas fait des aveux complets la première fois, c’est parce qu’il aurait été obligé par les Gacaca[2] de témoigner injustement contre quelqu’un, ce qu’il avait refusé de faire. Ce n’était pas contre Eugène RWAMUCYO, mais contre un commerçant de BUTARE, un certain Daniel. Il avait aussi refusé de mettre en question Béatrice MUNYENNEZI, la belle-fille de Pauline NYIRAMASUHUKO, ministre de la Famille dans le gouvernement génocidaire[11].
Combattif, le témoin présente des documents que monsieur le président acceptera de verser au dossier.
Fin de l’audition à 20h30.
Audition de monsieur Faustin MUNYERAGWE, ancien directeur de la prison de Karubanda à BUTARE, cité à la demande du ministère public.
Il est 20h30 et l’audition du témoin précédent vient de se terminer. Monsieur le président ne peut envisager d’entendre monsieur Faustin MUNYERAGWE. Il propose de le faire tout de même entrer dans la salle, de lui faire décliner son identité et de le confronter visuellement à l’accusé. Il repartira au Rwanda et sera finalement entendu en visioconférence.
Le témoin a été condamné à 20 ans de réclusion par la Gacaca[2] de HUYE. Monsieur le président lui demande de se retourner vers l’accusé. Après avoir assez longuement scuté son visage, il finit par dire qu’il reconnaît Eugène RWAMUCYO et qu’il l’a rencontré. Ce dernier, par contre, déclare ne pas le connaître. On s’en tiendra là. Il est 20h45.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑][↑]
3. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑][↑][↑]
4. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
5. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑][↑]
6. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
7. Voir procès de Sosthène MUNYEMANA[↑]
8. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
9. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
10. Voir l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
11. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
Procès RWAMUCYO, jeudi 17 octobre 2024. J13
18/10/2024
• Audition de Gonzalve RUBANZAMBUGA, ancien détenu de la prison de Karubanda à BUTARE.
• Audition d’Aloys SIMPUNGA, ancien sous-préfet à KIGALI en relation avec les services de la croix Rouge rwandaise sur des questions de Santé publique.
• Audition d’Emmanuel MUTIRENDE, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA.
• Audition d’Emmanuel BIRASA, conducteur d’un bulldozer.
________________________________________
Audition de monsieur Gonzalve RUBANZAMBUGA, ancien détenu de la prison de Karubanda à BUTARE, cité par le ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.
D’avril à juin 1994, le témoin reconnaît qu’il était en prison, accusé d’avoir tué quelqu’un. Il purgeait une peine de 20 ans de réclusion. Sur question du président, monsieur RUBANZAMBUGA parle de l’extermination des prisonniers tutsi à laquelle il n’a pas participé. Ces tueries avaient été précédées d’une réunion au cours de laquelle le directeur avait invité les prisonniers qui avaient des responsabilités. D’ailleurs, parce qu’il était grand, mince et qu’il avait un nez fin, on le prenait pour un Tutsi. Dans la prison, le témoin travaillait en cuisine.
Comme il l’avait déjà dit lors de son audition, il a été réquisitionné pour aller ensevelir les cadavres près du Tribunal de première instance (il reconnaît une sortie, mais peut-être deux!). Il décrit alors la façon dont ils ont procédé: les corps étaient chargés dans des camions et jetés dans une fosse qui avait été creusée préalablement par un Caterpillar. Quand ils sont repartis vers la prison, il se dit « écœuré » par ce qu’il avait vu: gorge tranchée, têtes fracassées, corps déchiquetés par des grenades. Certains corps étaient là depuis peu, d’autres étaient en décomposition.
De la prison, il avait bien entendu les balles siffler, mais il pensait que c’était les Inkotanyi[1] qui entraient dans la ville. « Nous ne savions pas qu’on tuait des innocents. Tous les corps étaient ceux de civils, hommes, femmes, enfants, bébés ». Parmi les cadavres, il a noté la présence d’une seule personne vivante qu’ils ont mis de côté, sans savoir ce qu’elle était devenue. Les corps étaient chargés dans le godet de l’engin, le conducteur, qu’il dit ne pas connaître, les jetait dans la fosse.
Ni les parties civiles, ni la défense ne poseront des questions.
Audition de monsieur Aloys SIMPUNGA, ancien sous-préfet à KIGALI en relation avec les services de la croix Rouge rwandaise sur des questions de Santé publique. Cité par la défense.
Monsieur Aloïs SIMPUNGA déclare qu’en 1994, il ne connaissait pas monsieur RWAMUCYO, mais en avait entendu parler. Il est un proche de la belle-famille de RWAMUCYO, et tout particulièrement de son épouse, madame MUKAMUNANA[2].
Ils se sont finalement rencontrés en Belgique, où il vit. Il décrit l’accusé comme un « grand intellectuel », qui « dit ses idées et reçoit celles des autres ». Il souligne sa compassion, en tant que « bon père de famille ». Il est entièrement sûr que ce n’est pas un négationniste, ni un régionaliste (il a épousé une femme venant de CYANGUGU…), ni un ethniste raciste (sa belle-famille serait constituée à 80% de Tutsi et du « sang tutsi coule dans les veines de sa femme »). Le témoin reconnaît tout de même que RWAMUCYO peut impressionner et faire peur avec sa voix grave. Le témoin le présente comme quelqu’un épris de justice, qui cherche à concilier les gens. Il appartiendrait à une association « qui milite pour la justice, l’équité et pour concilier les gens », mais il n’est plus sûr du nom de cette association (Justice et Réconciliation ?). Il ne sait pas dire à qui cette association est destinée.
Il apparaît que monsieur SIMPUNGA et monsieur RWAMUCYO s’appellent au téléphone. De même, ils se sont invités mutuellement chez eux, de sorte que l’adresse du témoin était parfaitement connue de l’accusé. C’est pourquoi monsieur le président s’est étonné de la très tardive citation du témoin, sous prétexte qu’il ne recevait pas sa convocation et que son adresse n’était pas la bonne.
Par la suite, monsieur le président interroge monsieur SIMPUNGA concernant ses activités à partir d’avril 1994. Cette partie de l’audition se caractérise par un grand flou dans le récit du témoin, traversé par des incohérences, exagérations et contre-sens importants. Nous en relevons les plus marquants dans ce compte-rendu.
En 1994, monsieur SIMPUNGA est sous-préfet de Kigali, et responsable des services des affaires sociales et culturelles. Il est notamment à la tête de deux divisions, l’une consacrée à la santé, l’autre à l’hygiène et à l’assainissement. Il reconnaît des liens ponctuels avec l’ONAPO[3]. En revanche, il ne se rappelle plus les ONG avec lesquelles les divisions santé et hygiène/assainissement ont travaillé. Dans l’organigramme, il se trouve juste en-dessous de Tharcisse RENZAHO, préfet de Kigali.
Lors du déclenchement du génocide, il est à l’hôpital, la jambe dans le plâtre. Il parle de combats dans Kigali débutés par le FPR[4] et entend parler de « chasses dans la ville ». Il cherche des infos directement auprès de RENZAHO, ce qui donne lieu à deux rendez-vous. Lors du second , disant s’être opposé à l’extermination des Tutsi à Kigali, il suggère à RENZAHO de demander des renforts militaires pour « arrêter les tueries ». RENZAHO aurait pris son téléphone, et aurait essuyé un refus de la part d’un membre de l’état-major, car tous les militaires étaient au front. « Cette conversation a-t-elle eu lieu entre gens de bonne foi ? » demande le président, rappelant que RENZAHO a été condamné à la perpétuité par le TPIR[5] pour génocide. Le témoin semble le penser, et a été témoin à décharge pour RENZAHO au TPIR. Pour lui, il n’a pas pu tuer ou faire tuer car « il ne sortait pas de son bureau ». Interrogé, le témoin dit qu’il ne sait pas dire si RENZAHO est un Juste, il sait sa condamnation mais ne peut se prononcer car il ne « sait pas ce qu’il se passe dans son cœur ».
La déposition de monsieur SIMPUNGA est traversée par une première rengaine, relative à son rôle auto-attribué de « Juste ». Durant toute la période du génocide, il aurait œuvré uniquement pour sauver et cacher le plus possible de Tutsi, en les amenant à la Sainte-Famille, Saint-Paul, l’église des Pentecôtistes ou encore l’Hôtel des Mille-Collines. Il déclare avoir mené cette activité « sous les balles, sous les machettes », mais reconnaît ne pas avoir eu de difficultés à traverser seul les barrières tenues par les militaires avec sa carte d’identité estampillée « Hutu ». Il dit avoir connu quelques Tutsi ayant traversé les barrières avec leurs cartes d’identité…
Il dit recueillir les orphelins rescapés du génocide, et s’occuper de « [s]on » orphelinat avec un Français nommé Marc VAITER. Il aurait été sollicité, après le génocide, par la Première Dame pour visiter cet orphelinat de 400 places sous la présidence de Pasteur BIZIMUNGU. De la même manière, il affirme avoir participé à des réunions entre des membres de l’ONU et des ONG pour venir en aide aux Tutsi. Son dévouement serait ainsi cité dans plusieurs livres et témoignages. Il dit voir « deux à trois fois par jour » l’abbé de la Sainte-Famille, Wenceslas MUNYESHYAKA. Il cite la même fréquence pour parler de sa relation avec le chef du CICR[6] sur place, monsieur Philippe GAILLARD.
Monsieur SIMPUNGA aurait caché des Tutsi chez lui, et en aurait transporté un grand nombre dans un pickup, à plusieurs reprises vers les différentes cachettes ou centres de prise en charge. Interrogé par un juré sur l’apparente impossibilité d’une telle pratique – les barrières étant partout et les contrôles des véhicules systématiques – le témoin dit que son véhicule était criblé de balles mais que par miracle jamais un projectile ne l’a touché.
Sa volonté affichée de « préserver la vie des Rwandais » et « lutter contre la haine interethnique » (il parle à ce titre de gens s’étant « entretués »…) se retrouverait dans son engagement dans l’association HUMURA (dont il aurait été président très récemment), qui milite pour les droits de l’homme et la réconciliation. À ce titre, il répond à une question d’un avocat des parties civiles en considérant qu’il est « plus qu’un Juste ».
La seconde rengaine développée par monsieur SIMPUNGA porte sur les « infiltrés du FPR ». Tour à tour, il dit avoir été protégé ou menacé par ces infiltrés, qui occuperaient des postes importants dans l’armée ou parmi les miliciens. Il affirme avoir été protégé par un haut-gradé après le génocide. Pendant le génocide, en conduisant un véhicule (avec une jambe tout juste sortie du plâtre…), il aurait été arrêté au niveau d’une barrière par un milicien qui aurait cherché à le tuer. Il aurait été arrêté dans son entreprise par d’autres miliciens. Pour monsieur SIMPUNGA, le milicien qui a cherché à le tuer était un infiltré (ses ‘sauveurs’ seraient-ils donc des bons miliciens et gardiens de barrières ?). Interrogé sur les incohérences de ses récits, il explique que les infiltrés faisaient tout ça pour « soulever la population ». Expliquant avoir perdu 80% de sa famille (sans que l’on comprenne bien les circonstances en avril 1994), il déclare être « le plus recherché de sa famille » une fois retourné sur sa colline natale, à CYANGUGU. Cette fois-ci, il s’estime mis en danger par les « extrémistes hutu ». Ce qui ne l’empêchera pas de faire un aller-retour vers Kigali, où il ne sera pas inquiété. Au point de servir de médiateur entre le centre de Saint-Paul et des assaillants.
Interrogé sur les mouvements de jeunesse, devenus milices, il omettra étrangement les interahamwe du MRND[7] et les impuzamugambi de la CDR[8], insistant au contraire sur le PSD[9] et le PL[10]. Il dit, malgré son poste important dans l’administration de Kigali, ne pas s’intéresser à la politique.
Toujours officiellement en poste, monsieur SIMPUNGA dit avoir, au titre d’une initiative personnelle, organisé la collecte et l’enfouissement des corps à Kigali. Pour cela, il déclare avoir rassemblé des bénévoles dans la cour de la préfecture puis procédé à des réquisitions. Avec l’aide d’une « pelle mécanique » et de véhicules prêtés par le Comité International de la Croix-Rouge, sous la direction de Philippe GAILLARD, ils auraient ainsi enseveli des corps de « façon digne » et dans un « cimetière reconnu ». Il affirme par contre que les identifications n’étaient pas possibles, au vu de leurs conditions de travail. Une avocate des parties civiles fait pourtant remarquer que Philippe GAILLARD, donnant une interview dans le documentaire « Kigali : des images contre un massacre »[11], affirme n’avoir jamais donné de véhicules pour transporter des corps. Son refus a toujours été catégorique.
L’avocat général, Me PERON, notera que le discours du 14 mai 1994 de Jean KAMBANDA depuis l’UNR[12] évoque l’Hôtel des Mille Collines, où le témoin serait allé cacher des rescapés tutsi. Il remarque que les Tutsi, dans ce discours, y sont plus présentés comme des otages, une monnaie d’échange avec le FPR. Monsieur SIMPUNGA dit ne pas savoir s’il y a une (ou des) barrière entre la Sainte-Famille et les Mille Collines.
Il n’aura finalement quasiment pas été question de la Croix-Rouge rwandaise, qui était pourtant invoquée par la Défense pour justifier la citation de ce témoin. La Défense fait mine d’être interloquée par les questions du ministère public. Surtout, elle-même s’embourbe dans les réponses pleines de détours du témoin. Suivant ces questions, monsieur SIMPUNGA déclare avoir été harcelé au Rwanda, où il lui aurait été demandé de faire de faux-témoignages. Contrairement à son habitude en la matière, la défense ne relève cette-fois ci pas les incohérences dans la déposition du témoin. Ce n’était pourtant pas ce qui manquait…
Audition de monsieur Emmanuel MUTIRENDE, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA, cité à la demande du ministère public.
Monsieur MUTIRENDE est un agriculteur venant de BUTARE (district de HUYE, secteur de GISHAMVU, village de NYUMBA). Il appartient au clan des forgerons. Ayant participé au génocide, mais ayant plaidé coupable, il a été condamné à douze ans de prison à l’issue d’un procès gacaca[13].
Après que monsieur le président lui ait rappelé que ce n’était pas lui qui était jugé, monsieur MUTIRENDE est revenu sur les circonstances du massacre à l’église de NYUMBA. Selon lui, trois jours ont été nécessaires pour que les Tutsi fuyant de KIBEHO, NYARUGURU ou CYAHINDA (GIKONGORO) s’installent dans la paroisse de NYUMBA, constituée de l’église et d’un établissement scolaire. Au cinquième jour, Pascal KAMBANDA, bourgmestre de GISHAMVU, est venu demander à ce que tous les Hutu qui s’étaient eux aussi réfugiés sortent. Il déclare que tous les Tutsi doivent être éliminés (« même un bébé ne devait pas survivre ». Cet ordre est clair, et ne prévoit aucune exception parmi les victimes. Puis l’extermination des Tutsi refugiés commence, en mobilisant des policiers de NYAKIZU, qui tirent à l’arme à feu sur les Tutsi, et les civils, qui encerclent les collines et qui sont armés de pierres et de machettes. Les premières victimes se trouvaient dans la cour de l’établissement scolaire. Cette ‘opération’ dure plusieurs jours, au minimum deux. Elle se répète en parallèle au séminaire de NYAKIBANDA. En ce sens, il dit avoir « travailler à NUYMBA », le « travail » étant compris ici dans toutes ses phases, du pillage à l’ensevelissement.
Nyakibanda ©AG
Selon monsieur MUTIRENDE, l’ensevelissement des corps s’est déroulé sur plusieurs jours. Le premier jour, la population a été mobilisée, mais elle n’a pas su venir à bout de la lourde tâche d’ensevelir de si nombreux corps et creuser les fosses. Le lendemain les prisonniers sont réquisitionnés, mais là non plus leur travail ne suffit pas. Ce qui apparaît comme étant deux engins de travaux publics sont mobilisés pour terminer l’entreprise d’enfouissement. Ceux-ci détruisent également des pans entiers de murs de l’établissement scolaire, qui écrasent des survivants. Au cours des opérations d’ensevelissement, le témoin déclare s’être adressé au bourgmestre KAMBANDA au sujet des survivants.
Monsieur MUTIRENDE se souvient de trois hommes à la tête des opérations que sont le bourgmestre, Pascal KAMBANDA, mais aussi Célestin KUBWIMANA (dit CYUMA) et GATABAZI. Il dit qu’Eugène RWAMUCYO se déplaçait et s’entretenait avec ces trois hommes, et avant que les engins n’arrivent. Il a eu connaissance de l’identité de RWAMUCYO dans le cadre des échanges des aveux de culpabilité avec ses co-détenus.
Le témoin relate un de ses souvenirs relatifs à un survivant, qui avait été emporté avec les gravats dans le godet d’une des machines, avant d’être laissé dans la végétation plus loin. Il apparaît que ce survivant s’appelle NDORIMANA, et témoignera dans les prochains jours devant la Cour[14].
Avant de participer à l’extermination des Tutsi refugiés à NYUMBA, le témoin se souvient qu’on lui avait dit de tuer les Tutsi. Il ne s’est pas intéressé à l’attentat touchant l’avion présidentiel le 6 avril. Il laisse ça aux gens qui savent écrire, contrairement à lui. En revanche, il sait que les Tutsi de KIBEHO ou CYAHINDA ont fui leur extermination, qui s’est présentée exactement sous la même forme qu’à NYUMBA, à savoir un tri avec les Hutu puis le début des offensives et des mises à mort sur ordre de l’autorité locale. Entre les deux, a eu lieu une période de pillage durant laquelle le bétail des Tutsi a lui aussi été massacré (et mangé), les biens spoliés. L’avocat général, Me PERON, s’essaiera à préciser quelque peu la chronologie, sans succès. À tout le moins avons nous compris que l’extermination des Tutsi réfugiés à la paroisse de NYUMBA l’ont été selon un processus s’étalant sur plusieurs jours, ce à quoi il faut ajouter les ensevelissements de masse, tellement nombreux qu’il a fallu faire appel à des engins de chantier.
Église de Nyumba (Gishamvu) – ©AG.
La défense se montrera particulièrement agressive à l’issue de la déposition de monsieur MUTIRENDE. Me MATHE commence ses questions en lui demandant directement le nombre de personnes qu’il a tuées, les circonstances et la méthode de mise à mort. À l’issue de cet interrogatoire, Me MATHE déclare qu’elle « ne pose pas de questions sur le même ton à ceux qui tuent et à ceux qui souffrent » (NdR : la phrase a donné lieu à du brouhaha dans la salle et à une réaction vive du président. Il est difficile de savoir si Me MATHE n’a pas cherché au contraire à envoyer une pique à monsieur PERON l’avocat général, dont les échanges avec le témoin avaient été vifs, en rappelant qu’elle ne s’adresse pas différemment selon la situation du témoin. Si le sens n’est pas clair, dans tous les cas cette phrase suscite l’indignation). Elle remarque que le nom de RWAMUCYO n’apparaissait pas dans sa déposition devant les enquêteurs français en 2017. Monsieur MUTIRENDE déclare qu’il ne connaissait pas RWAMUCYO. Le fait qu’il serait le responsable de l’envoie des engins, comme il l’a dit plus tôt dans sa déposition, semble être une idée répandue « depuis quelques temps » au sein de son village. La défense s’insurge, et décide de maintenir un flot de questions, toujours très incisives (Me MATHE a-t-elle oublié que monsieur MUTIRENDE ne comprend ni ne parle le français ?) afin de connaître les circonstances de sa venue en France : avec qui a-t-il voyagé ? Qui l’accompagnait ? Encore une fois, la défense poursuit sa chimère, son fantasme du « syndicat de délateurs ». Poursuite à laquelle le président met fin après que l’avocat générale, Me PETRE, fasse très justement remarquer que les conditions de voyage de chaque témoin est dûment encadrée, consignée et consultable par toutes les parties. Ainsi, la « défense fait semblant de découvrir le fonctionnement » de ces voyages. Elle renvoie au protocole habituel pour résoudre ce « grand mystère » que la Défense s’est construit toute seule.
Audition de monsieur Emmanuel BIRASA, conducteur d’un bulldozer, cité à la demande du ministère public.
Une audience « lunaire ».
Dès le début de son audition, monsieur BIRASA annonce qu’il a subi des pressions et qu’il souhaite être entendu à huis clos: « Je viens de jurer de dire la vérité. Si je la dis, je demande à la Cour d’assurer ma sécurité. Une fois que j’aurai dit la vérité, je ne pourrai pas retourner au Rwanda. Je vais dire dès choses graves, vraies, je peux être poursuivi chez moi…. J’ai été intimidé au Rwanda, menacé de mort. Menacé ici aussi. »
Sa demande, après quelques instants de discussion, lui est accordée. Monsieur le président demande que la nombreuse audience évacue la salle. Le témoin ira jusqu’à demander l’asile politique en France. Pendant plus de trois heures, le témoin revient sur toutes les accusations qu’il avait portées contre monsieur Eugène RWAMUCYO: il ira même jusqu’à lui demander pardon.
Au cours de l’audience, maître Mathieu QUINQUIS souhaite qu’on projette la photo du caterpillar utilisé par monsieur BIRASA lors de l’enfouissement des corps, du type 950 E.
Caterpillar 950E (source : agriaffaires.com, DR)
Il est 22h15. Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain 9h30.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.
1. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
2. Voir l’audition de Mamérique MUKAMUNANA, épouse de l’accusé.[↑]
3. ONAPO: Office national de la population[↑]
4. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
5. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
6. CICR : Comité International de la Croix-Rouge[↑]
7. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
8. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
9. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
10. PL : Parti Libéral. Le Parti Libéral va se scinder en deux fin 1993 : la tendance de son président, Justin MUGENZI, rejoint le Hutu Power qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. L’autre tendance sera anéantie le 7 avril 1994, voir glossaire[↑]
11. Kigali : des images contre un massacre, documentaire de Jean-Christophe Klotz, 2006.[↑]
12. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide. et son audition du 11 octobre 2024[↑]
13. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
14. Voir l’audition d’Antoine NDORIMANA, rescapé du massacre de l’église de NYUMBA dans la nuit du 19 au 20 avril 1994.[↑]
Procès RWAMUCYO, vendredi 18 octobre 2024. J14
19/10/2024
• Audition de Joseph RWANDANGA, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA.
• Audition de Thomas NYAMWIGENDAHO, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA.
• Audition de Jean-Damascène RUZIBIZA, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA.
• Audition de Michel MURENZI, prêtre.
________________________________________
Église de Nyumba (Gishamvu), @AG.
Audition de monsieur Joseph RWANDANGA, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA. Cité à la demande du ministère public.
Monsieur Joseph RWANDANGA a été condamné à dix années de prison pour génocide par un tribunal gacaca[1]. Il vivait alors à GISHAMVU, dans la localité de GASHYANKINDI (à 800m environ de l’église de NYUMBA). Il a plaidé coupable de sa participation aux crimes commis à l’église de NYUMBA. Il a été gracié du fait de son âge. Il est aujourd’hui âgé de 91 ans. Agriculteur, il a exercé avant le génocide le rôle de conseiller de secteur, et appartenait au MRND[2].
Il est d’abord interrogé par monsieur le président LAVERGNE au sujet des relations entre Tutsi et Hutu à GISHAMVU avant le génocide. Le témoin explique que ce sont les autorités qui ont « sensibilisé » les habitants hutu à la manière à laquelle il convient de considérer les Tutsi, des « mauvaises personnes », des « inyenzi » (« cafards », « cancrelats ») et des ennemis. Des réunions à GISHAMVU ont eu lieu pour expliquer à la population hutu ce qu’elle devait faire, que ce soit la manière de s’accaparer des biens des Tutsi ou les méthodes de mise à mort. La population a été récompensée par la redistributions de terres appartenant aux Tutsi. Selon monsieur RWANDANGA, les autorités ont donné l’ordre de les tuer, et de les chasser pour s’accaparer de leurs biens. Ces instructions ont été données par le bourgmestre de GISHAMVU, Pascal KAMBANDA, et un conseiller de cellule. Il dit que les Tutsi de « bas niveau », qui vivent de l’agriculture, n’ont pas été visés immédiatement, mais l’ont été « quand les choses ont pris de l’ampleur ».
Le témoin dit connaître le parti de la CDR, qui aurait été le parti des « Hutu pur-sang »[3]. À ce titre, il relaie le stéréotype selon lequel le « vrai Hutu » est « celui dont les narines sont suffisamment larges pour laisser rentrer deux doigts ».(sic).
Monsieur RWANDANGA dit avoir participé à l’attaque de la paroisse de NYUMBA, armé d’un arc et de trois flèches. D’autres utilisent des armes traditionnelles, des pierres et des bâtons. Les policiers de GISHAMVU et ceux appelés en renforts de KIGEMBE utilisent des armes à feu et des grenades. Les Tutsi dans l’école et l’église de NYUMBA sont, selon le témoin, des réfugiés de KIBEHO et NYARUGURU. Les attaques auraient duré deux semaines. Après celles-ci, il ne « restait que des ruines », c’était une scène de « désolation » et la maison des prêtres avait été pillée. L’ampleur du massacre a été telle que pour le témoin, ce n’était « plus une question de vie ». Quelques enfants auraient malgré tout survécu.
Caterpillar utilisé pour l’enfouissement des corps (photo : agriaffaires.com, DR)
Sur l’enfouissement des corps, il n’y a pas participé car il était malade durant un mois. Il dit avoir vu la machine – le Caterpillar – en allant vers l’hôpital, pour se faire soigner. Il décrit le conducteur comme un « jeune homme avec une forte corpulence » (NDR. C’est très probablement monsieur BIRASA, qui a témoigné la veille). Il a vu l’engin creuser une fosse entre l’école et l’église et démolir une maisonnette, l’écraser et l’ensevelir. Il rapporte qu’a été demandé à la population, environ deux semaines après les massacres (car on aurait eu peur que les cadavres en décomposition ne provoquent une catastrophe humanitaire) de participer à l’ensevelissement des corps.
Une question de Me TAPI permettra de faire un parallèle avec ce qu’avait déjà connu le témoin en 1959 à GISHAMVU. D’autres interrogations permettront à monsieur RWANDANGA de préciser qu’il a vu des Tutsi jetés vivants dans une fosse située dans sa localité, à GASHYANKINDI. Il considère que la manière dont les corps ont été enfouis est « choquante« . Il ne s’est pas rendu sur les lieux du massacre au grand séminaire de NYAKIBANDA.
La défense interroge monsieur RWANDANGA au sujet du Caterpillar. Le témoin déclare qu’on lui a dit que l’engin était à RWAMUCYO. Il précise que les instructions étaient données au chauffeur par le conseiller de secteur Célestin KUBWIMANA, dit ‘CYOMA’. Me MATHE se lance dans une (très longue) lecture d’un rapport d’African Rights visant à reconstituer la chronologie du génocide à GISHAMVU, et plus particulièrement à la paroisse de NYUMBA (NDR. Heureusement que ses questions devaient être « courtes » et « simples » !). Après avoir été assommé par cette lecture, le témoin considère que le rapport est véridique. Si ce document rapporte la présence de prisonniers de KARUBANDA pour participer aux ensevelissements, le témoin ne peut cependant pas le confirmer.
Audition de monsieur Thomas NYAMWIGENDAHO, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA, cité à la demande du ministère public, en visioconférence du Rwanda.
Monsieur NYAMWIGENDAHO a été condamné à douze ans et six mois de prison pour génocide, et plus précisément pour sa participation au massacre de la paroisse de NYUMBA.
Il évoque des réunions tenues par plusieurs dirigeants, comme Pascal KAMBANDA, (bourgmestre de GISHAMVU), Célestin BUGEMANA, conseiller de secteur, et le sous-préfet SIMBALIKURE.
Il estime à 300 le nombre d’assaillants de la paroisse de NYUMBA. Les assaillants viendraient de trois communes : KIGEMBE, GISHAMVU et NYAKIZU. Il affirme n’avoir tué personne. Il était seulement armé d’un bâton et a fait acte de présence, car il y avait trop d’assaillants.
Concernant l’enfouissement, il affirme avoir observé de loin le Caterpillar travailler, à savoir creuser une fosse devant l’école primaire de NYUMBA. L’engin a également détruit une partie de l’école où se trouvaient de nombreux cadavres, les ensevelissant du même coup. Il a vu la machine « renverser les corps » mais n’a pas vu l’enfouissement à proprement parler. Il revient ainsi sur son interrogatoire de 2017, où il disait avoir assisté à l’enfouissement dans plusieurs fosses. Le témoin soutient ne pas avoir participé aux ensevelissements, mais aurait participé bien plus tard aux enterrements en dignité.
Ces affirmations rendent difficile la suite de son audition.
Une question de Me BERNARDINI, avocat des parties civiles, permet d’établir que le mémorial de NYUMBA est situé à l’emplacement d’une seconde fosse entre l’école et l’église de NYUMBA.
L’avocate générale, Me PETRE, lui demande s’il connaissait des gens réfugiés dans l’église. Monsieur NYAMWIGENDAHO répond que des voisins s’y trouvaient. L’audition se conclut sur ces précisions, la défense n’ayant pas de question.
Mémorial de Nyumba (Gishamvu) construit entre l’église et l’école, la fosse ayant été creusée derrière @AG.
Audition de monsieur Jean-Damascène RUZIBIZA, aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA, cité à la demande du ministère public, en visioconférence du Rwanda.
Condamné pour génocide à 12 ans de prison et 4 ans de TIG pour avoir plaidé coupable (Travail d’Intérêt Général), le témoin commence sa déclaration spontanée. « Il y a eu un génocide à GISHAMVU. Des gens sont morts, tués par des Hutu en 1994. Entre le 18 et le 20 avril, il y a eu des opérations d’enterrement: un Caterpillar de l’UNR[4] est arrivé ainsi qu’une benne dans laquelle on chargeait les cadavres de l’église pour les jeter dans les fosses creusées par cet engin. Le Caterpillar a creusé des tranchées sur le terrain de l’école: c’est à cet endroit qu’on a jeté les corps et qu’on les a recouverts de terre. Des corps avaient été déposés dans une classe que le conducteur du Caterpillar a détruite. Il y avait des corps partout: dans l’église, dans l’école, le presbytère. »
Sur question de monsieur le président, le témoin dit qu’il travaillait pour un Projet de Développement Global de BUTARE. Il s’occupait du magasin d’outils: brouettes, pioches, engrais, nourriture pour le bétail, médicaments pour les animaux. Pendant 8 ans, il avait été « encadreur de la jeunesse » puis avait travaillé comme agent recenseur de la commune (état civil). Il établissait des fiches individuelles pour chacun des habitants dela commune. Il sera amené à préciser que ces fiches n’ont pas servi pour établir des listes pendant le génocide.
Avant le génocide, comme d’autres témoins ont eu l’occasion de le dire, il régnait une bonne entente dans la commune. Puis un mauvais climat s’est installé quand le FPR[5] est rentré dans le pays. Les massacres ont commencé à GIKONGORO d’où on a vu affluer de nombreux réfugiés à l’église et à l’école. Les tueurs ont alors encerclé les bâtiments. Même après les massacres, des rondes ont été organisées: « On tuait ceux qui cherchaient à fuir. » La chasse a duré longtemps, jusqu’à l’arrivée du FPR à BUTARE. C’est alors que les Hutu ont pris peur. Le témoin déclare être parti vers GIKONGORO, puis s’est rendu au BURUNDI et enfin au ZAÏRE. Il ne reviendra qu’en 1997 et sera arrêté. Quant aux massacres à KIBEHO et à CYAHINDA, ils avaient commencé vers le 10 avril, d’où un afflux de réfugiés.
Jean KAMBANDA, le premier ministre[6], originaire de la commune, était venu pour faire forger des mâchettes, des flèches, juste avant le génocide. Le président SINDIKUBWABO est venu aussi et trois jours après, le génocide commençait[7].
Si le témoin est bien au courant des massacres à NYAKIBANDA, il est resté à NYUMBA pendant les trois jours qu’auraient duré les tueries. Après l’intervention des hommes armés, les habitants sont entrés dans l’église pour achever le travail. Beaucoup de morts jonchaient le sol et les premiers à procéder à l’ensevelissement des corps seront payés par les autorités. Très rapidement, il sera fait appel au Caterpillar. Le témoin dit n’avoir pas vu de survivants mais ceux qui les achevaient s’en vantaient. Il n’a pas vu non plus d’homme en blouse blanche, comme certains témoins entendus lors de l’instruction avaient pu le dire. C’est en recevant sa citation à comparaître qu’il a entendu parler de RWAMUCYO pour la première fois. Si certains ont tué de leur propre chef, d’autres auraient reçu des consignes. Le témoin avoue avoir tué une seule personne, son voisin Laurent MUGANGA.
Après le génocide, les Hutu ont récupéré les terres des Tutsi: en échange, ils devaient payer la somme de 30 000 francs rwandais.
Maître MATHE s’étonne que le témoin ait fait 12 ans de prison pour rien, sans avoir été jugé. Ce qui n’est pas le cas, le témoin précisant qu’il a été condamné à 24 ans mais qu’il en a fait 12.
Audition de monsieur Michel MURENZI, prêtre, cité par le ministère public, en visioconférence d’Italie.
Le témoin, actuellement prêtre en Italie, déclare qu’il connaissait Eugène RWMUCYO avant le génocide. Au grand séminaire de NYAKIBANDA, ils fréquentaient la même classe. en 1979/1980. Au grand séminaire, le témoin n’a jamais connu de discrimination en Hutu et Tutsi. L’accusé a quitté le séminaire à la fin de la première année: le témoin n’en connaît pas les raisons. Ce n’est qu’en 1994 qu’ils s’apercevront, à BUTARE. L’abbé MURENZI était professeur à NYAKIBANDA depuis 1991 où il enseignait les Sciences bibliques. Le recteur était Augustin MISAGO qui, en 1994, était évêque de GIKONGORO. C’est Anasthase MUTABAZI qui le remplacera. Juvénal RUTUMBU est le vice-recteur (NDR. Ce prêtre est actuellement en France depuis plus de 20 ans, dans l’Essonne, après avoir travaillé à METZ)
Grand séminaire de Nyakibanda, @AG.
Au grand séminaire, les étudiants sont partis en vacances. Le père MURENZI se trouve seul avec un autre professeur, Smardge MBONUYINTEGE. Un autre prêtre, l’abbé RUSINDIZADEKWE avait rejoint sa famille à KIBEHO.
Sur question du président, le témoin ose déclarer qu’il ne sait pas qui a tué qui à KIBEHO. Il a quand même entendu dire que ce sont en grande majorité des Tutsi qui ont été tués dans cette église. Il est bien allé à KIBEHO, mais pas à la paroisse: il ne connaît pas le curé!
Le père MURENZI déclare être resté à NYAKIBANDA pendant toute la durée du génocide au grand séminaire: il s’est absenté une semaine pour accompagner son confrère, menacé de mort, à l’évêché où il aura l’occasion de rencontrer l’évêque, monseigneur Jean-Baptiste GAHAMANYI. Au grand séminaire, le témoin surveille des travaux et s’occupe de questions administratives (NDR. Pendant ce temps, tout près de là, de nombreux Tutsi se font massacrer!)
Régulièrement, le témoin dit s’être rendu auprès des réfugiés de l’IGA[8], soit pour les confesser, soit pour les encourager et leur prodiguer des conseils. Il leur assurait un repas par jour. Le prêtre disait la messe mais aucun réfugié ne venait y participer.
Des barrières, Oui, on y vérifiait les cartes nationales d’entité, cherchait à savoir si les gens transportaient des armes. Bizarement, le prêtre dit ne pas savoir si le fait de posséder une carte d’identité avec la mention Tutsi posait des problèmes à son détenteur. Il l’a entendu dire mais n’en a jamais été témoin. Il paraît que les Tutsi étaient emmenés pour un interrogatoire. Il ne sait pas quel était leur sort. (NDR. Il est quand même des propos difficiles à entendre dans la bouche d’un prêtre.)
C’est la peur qui oblige le témoin à ne pas trop sortir, peur de prendre une balle perdue. Il s’était réfugié au petit séminaire de KARUBANDA. À BUTARE, il entendait des coups de feu mais il ne savait pas sur qui on tirait. Tout le monde avait peur: ils tuaient les Hutu et lesTutsi, lui-même étant Hutu. Il ne retournera à NYAKIBANDA que le 27 avril, l’évêque lui ayant donné la compagnie d’un militaire pour le conduire.
De sa voix grave, assurée, l’abbé MURENZI continue à répondre aux questions du président, toujours des réponses courtes. Les Interahamwe? Il ne les connait pas. Quant à l’abbé Thaddée, il sait qu’il a été mis en prison, mais il ne sait pas pourquoi. Depuis, il a perdu sa trace.
Le 27 avril, à son retour de BUTARE, beaucoup de réfugiés ont été tués à l’IGA. La scène qu’il découvre était « choquante« : des cadavres entassés en décomposition l’empêchaient de parler. Difficile pour lui de chercher à savoir ce qui s’était passé car » beaucoup de gens déchaînés tuaient tout le monde. » Il n’y avait pas de corps sur la route, les voitures continuaient à passer, en particulier les commerçants qui se rendaient à BUTARE pour vendre des denrées alimentaires.
A l’IGA, il n’ pas remarqué des problèmes de santé. Les gens avaient été tués à la machette, déchiquetés par des grenades, suppose-t-il. Par contre, il n’a reconnu aucun tueur. Il rencontre le bourgmestre qui ne lui dit rien de particulier mais qui parle toutefois de « réfugiés en armes qui avaient provoqué la guerre » (sic). Le président s’étonne: « Ce sont les réfugiés qui ont agressé la population de GISHAMVU? » C’est ce que le bourgmestre lui aurait dit. Le prêtre, toujoursz sur questions de monsieur le président, rapporte qu’il n’a pas vu de survivants. A cause des odeurs difficiles à supporter, on a fait venir le service sanitaire de BUTARE pour creuser des fosses communes. Mais il n’est pas sorti, il n’a rencontré personne, il entendait simplement le bruit du bulldozer.
L’abbé MURENZI est monté sur un mur et c’est de là qu’il a aperçu le bulldozer qui creusait près du Centre de l’IGA, là où il y avait un terrain libre. Il a bien rencontré le conducteur qui disait avoir « une peine énorme« . Le Service de Santé publique l’assistait, en collaboration avec la Croix Rouge. Un matin, il a vu RWAMUCYO qui l’a salué et qui lui a dit qu’il était passé voir. Le témoin ne peut pas dire combien de temps il est resté: en tout cas, il n’a pas passé la nuit à NYAKIBANDA. Il ne l’avait pas invité à rentrer. l’abbé l’a rencontré devant le séminaire d’où il était sorti « pour prendre l’air« . Il n’était pas allé voir les cadavres car il avait peur d’être tué. Vers la fin de sa déposition, l’abbé MURENZI que lorsqu’il est sortie « prendre l’air » il a éprouvé un sentiment de tristesse, qu’il a même souvent pleuré! L’odeur était insupportable, comme l’avait dit RWAMUCYO, ça lui faisaitmal au coeur.
« Des survivants? » insiste monsieur le président. Il se souvient qu’on lui a amené une jeune fille retrouvée au milieur des cadavres mais le temps d’aller lui chercher du lait, les tueurs l’avaient emmenée et tuée. En confrontation, il avait dit qu’à son retour au grand séminaire, il avait vu des « moribonds » Le prêtre répond: « C’est une déduction que j’avais faite. J’ai imaginé qu’il pouvait y avoir des survivants. » Il confirme toutefois que personne ne s’est occupé des survivants.
Emmanuel BIRASA dormait au séminaire mais le témoin ne se souvient pas s’il assistait à la messe quotidienne. Quant à RWAMUCYO, il ne l’aurait vu qu’une fois, peut-être deux. « Je l’ai peu vu et j’ai imaginé qu’il travaillait sur d’autres sites. » ajoute-t-il. Quandil avait parlé du médecin avec l’évâque de BUTARE (NDR. Monseigneur GAHAMANYI), ce dernier lui avait dit que l’accusé était « un bon médecin« . Il avait des contacts téléphoniques avec l’évêque, notamment après l’nfouissement des corps, pour lui faire un rapport de sa vie au séminaire.
RWAMUCYO? C’était le directeur qui coordonnait le service. On était dans une exceptionnelle mais ça ne changeait pas sa lettre de mission. L’abbé MURENZI ne l’a pas vu donner des instructions au chauffeur de l’engin. C’est pourtant ce qu’il avait affirmé en confrontation. Problème d’une mémoire défaillante, probablement!
Monsieur le président insiste: « S’agissait-il du génocide des Tutsi ou pas« ?
Le prêtre: » Je n’ai pas compris tout de suite que c’était un génocide. J’ai réalisé quand « ils », l’ONU, ont utilisé ce terme. Bien avant le TPIR. Quand un groupe est éliminé pour ce qu’il est, c’est bien un génocide. Je suis parti quand j’ai eu peur de l’arrivée du FPR, j’avais surtout peur de la mort. J’ai vu les confrères de mon évêque se faire tuer à KABWAYI. (NDR. Maître MATHE reviendra sur cet événement lors de son intervention. Le 5 juin, trois évêques (dont l’archevêque de Kigali) et plusieurs prêtres ont été tués par leurs gardiens du FPR qui les croyaient responsables de l’extermination des leurs. Ils seront jugés et condamnés en 2008 par une Cour militaire.)
Après l’arrivée u FPR, l’abbé MURENZI partira à GIKONGORO puis au ZAÏRE où il restera quelques mois avant de rejoindre l’Italie. Depuis, il n’est jamais retourné au Rwanda. Pour lui, c’était la meilleure solution « pour être tranquille » Expression qui surprend le président et qui l’incite à poursuivre sur un ton grave:
« Pendant le génocide, mon père, vous n’avez pas été un grand témoin d’amour évangélique! Vous avez des regrets? » demande monsieur le président sur un ton quasi religieux, d’une voix de confessionnal, soulignant le trouble qu’il semble éprouver à ce moment de l’audition.
Michel MURENZI: » Pas de regrets. Le bien, je l’ai fait. Je n’avais pas une vocation de martyr. Ma conscience n’est pas tout-à-fait tranqille. La peur m’empêchait de dormir. Je n’ai rien à regretter. Merci. »
Sur question d’un juré, l’abbé MURENZI déclare qu’il est désolé qu’on n’ait pas pu identifier les corps, qu’il n’y ait pas eu de cérémonie religieuse digne. Il a toutefois prié pour les victimes pendant la messe, il en a confessé quelques-unes! « J’ai prié pour ces pauvres personnes tuées injustement. Avec l’abbé Thaddée, on concélébrait. »
Monsieur le président lui fait remarquer que des prêtres, des religieuses ont été jugé(e)s!
« Je le sais. Ce n’est pas mon rôle de juger. Cela m’interpelle s’ils ont trahi leur mission. Je me suis interrogé mais n’ai pas trouvé de réponse. C’est le tribunal qui a les preuves. Ca me fait mal de voir que quelqu’un a trahi l’enseignement qu’on donnait aux autres. Je suis prêtre, responsable de plusieurs paroisses. Je suis un pasteur, je fais mon possible pour aider les gens. »
Toujours sur question de monsieur le président, le témoin dit ne pas avoir compris ce qui se passait à BUTARE lors de son séjour, il entendait les bombes et les balles. Quant au discours de SINDIKUBWABO et la mort du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA, il est bien le seul à n’en avoir pas entendu parler. Et d’ajouter que c’est le tribunal qui a le rôle de dire si RWAMUCYO est coupable.
A maître BERNARDINI qui s’étonne que le témoin ait choisi de s’exprimer en italien: « J’habite en Italie et je parle assez bien la langue de ce pays. » (NDR. Il parle aussi très bien Français!)
Sur question de l’avocat général, l’abbé dit qu’il se rendait auprès des réfugiés de l’IGA pour confesser certains, pour les réconforter. Il y passait parfois trois ou quatre heures.
Maître MATHE donnera au témoin l’occasion d’ajouter quelques mots. Elle essaie de comprendre pourquoi, par exemple, il a dit ne pas connaître les Interahamwe. Et de terminer: » Vous ne souhaitez plus évoquer cette période, n’est-ce pas? »
« C’est impossible d’oublier. Ce n’est pas ma volonté« , répond l’abbé.
Monsieur le président suspend l’audience. Il est 19h30. Rendez-vous est donné à lundi, 9h30.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
2. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
3. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
4. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
5. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
6. Voir l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
7. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
8. IGA : Centre communal de formation permanente.[↑]
Procès RWAMUCYO, lundi 21 octobre 2024. J15
22/10/2024
• Audition d’Antoine NDORIMANA, rescapé du massacre de l’église de NYUMBA.
• Audition d’Immaculée MUKAMPUNGA, rescapée du massacre au grand séminaire de NYAKIBANDA.
• Audition d’Annonciata NYIRABAJYIWABO.
• Audition de Marie-Chantal TWAGIRUMUHOZA.
• Audition des représentants du CPCR:
o Alain GAUTHIER, président fondateur du CPCR
o Dafroza GAUTHIER MUKARUMONGI, membre fondateur du CPCR.
________________________________________
Mémorial de Nyumba (Gishamvu) construit entre l’église et l’école, la fosse ayant été creusée derrière, @AG.
Audition de monsieur Antoine NDORIMANA, rescapé du massacre de l’église de NYUMBA dans la nuit du 19 au 20 avril 1994. Cité par le ministère public.
Monsieur NDORIMANA avait neuf ans pendant le génocide, en 1994. Il vit alors avec ses parents dans la commune de GISHAMVU. Lors de sa déposition, il revient sur le déclenchement du génocide dans cette commune, et notamment dans sa cellule où se trouvent beaucoup de Tutsi. Il se rappelle avoir fui avec sa famille vers le bureau du secteur, les domiciles étant systématiquement pillés.
Les interahamwe[1] attaquent les réfugiés, qui descendaient vers la vallée. Ils se saisissent notamment du bétail. Monsieur NDORIMANA, sa famille et aussi de nombreux Tutsi sont conduits les mains en l’air à la paroisse de NYUMBA, où les miliciens les assurent qu’ils vont assurer leur sécurité. Parmi les réfugiés, beaucoup viennent de NYARUGURU. Ils se répartissent dans les trois bâtiments principaux de la paroisse de NYUMBA, que sont l’école primaire, l’église et la salle de célébrations religieuses (l’ancienne église sur le site de laquelle a été construit le mémorial). Le témoin se trouve avec sa famille maternelle dans cette salle de célébrations.
Église de Nyumba, @AG
Monsieur NDORIMANA explique comment les réfugiés ont tenté de se défendre à coups de pierres, et comment les policiers et les militaires avaient disposé des armes à feu sur les collines aux alentours. Il décrit l’attaque lancée par des assaillants armés de machettes, de lances et de gourdins. Lui-même est blessé par un coup de lance au-dessus de l’œil droit. Il s’évanouit. N’étant pas mort, des assaillants venus pour achever les blessés – « pas de pitié pour l’ennemi » (ntampongano) – lui infligent plusieurs coups de gourdin. Il revient à lui à cause du froid qui règne dans l’ancienne église. Il entend des blessés demander de l’eau. Il reste couché parmi les cadavres.
Le lendemain, il entend les autorités venues pour superviser l’ensevelissement des cadavres. Un Caterpillar creuse deux fosses entre l’église et l’école primaire. La machine de chantier démolit également une partie de l’école.
Monsieur NDORIMANA sort finalement de l’ancienne église. Le bourgmestre, au milieu de la route, lui ordonne (après que les différentes autorités présentes se soient concertées) de « veiller sur les cadavres de ses congénères ». Il pense aujourd’hui que c’était pour le forcer à rester là-bas, et ainsi le retrouver facilement avant de le tuer. Il est rejoint par deux femmes enceintes, elles aussi blessées. Pendant ce temps, les cadavres sont transportés en brouettes et jetés dans les fosses, comme les blessés. Leurs blessures aux chevilles les empêchent de s’enfuir. Le bourgmestre ordonne finalement de tuer monsieur NDORIMANA et les deux femmes. Ces dernières sont jetées dans la fosse après avoir reçu un coup de gourdin. L’enfant de neuf ans demande pitié, et préfère sauter vivant dans la fosse. Des arbres sont déracinés par le Caterpillar, et lancés dans la fosse pour la recouvrir. Pour le témoin, il est parfaitement clair que les représentants des autorités avaient conscience qu’il n’était pas mort (les deux autres femmes non plus). Un des hommes, profitant d’une accalmie, leur dit que c’est le moment de sortir de la fosse. Monsieur NDORIMANA et les deux femmes y parviennent. Ils entendent les cris des blessés aux chevilles, qui ne peuvent pas sortir. Ils les supplient de les aider, mais ceux-ci ne peuvent pas.
Par la suite, monsieur NDORIMANA est revenu sur le calvaire subi jusqu’à l’arrivée du FPR[2] à BUTARE, le 4 juillet 1994. Traqué et capturé à plusieurs reprises, il parvient malgré tout à survivre. Il explique notamment que les autorités, via des bus partant du bureau de la préfecture de BUTARE, attiraient les survivants Tutsi en leur promettant un échappatoire à NYARUHENGERI, avant de les massacrer.
Pendant le génocide, monsieur NDORIMANA a perdu ses parents, trois sœurs et un frère à la paroisse de NYUMBA. Une autre sœur est tuée chez sa tante.
Audition de madame Immaculée MUKAMPUNGA, rescapée du massacre au grand séminaire de NYAKIBANDA. Citée à la demande du ministère public.
En 1994, madame MUKAMPUNGA vivait avec son mari, monsieur KARENGERA, et leurs deux enfants, âgés de six et cinq ans dans le secteur GISHAMVU, cellule SHORI.
La famille est au départ cachée par des voisins hutu. Le fils de ces voisins, BUTEMA, les menace et leur dit de fuir, il n’y a « pas de chance de salut ici ». Ce BUTEMA reviendra les menacer pour leur prendre leurs biens, mais monsieur KARENGERA résistera.
La famille se réfugie à l’IGA[3], à côté du grand séminaire de NYAKIBANDA. On leur dit d’aller là-bas, en leur présentant les liens comme une porte de sortie, une manière de se sauver. Se propage parmi les réfugiés que le président SINDIKUBWABO a appelé, dans son discours du 19 avril 1994, à apporter des « renforts à NYAKIBANDA »[4]. Elle comprend alors que même le président « [les] a lâchés ». Deux jours après s’y être installés, vers 22h, une attaque est donnée. Des policiers tirent sur eux avec des fusils.
Les assaillants sont munis de machettes et de sifflets. Elle décrit la systématicité de leur procédure d’attaque, qui consiste en un coup visant la tête, un autre visant le cou et un autre les chevilles (au niveau du tendon). Pendant l’attaque, elle enduit ses enfants et elle-même de sang pour faire croire à leur mort. Madame MUKAMPUNGA reviendra alors sur de nombreux détails, que ce soit la manière dont elle a failli se faire tuer par son ancien domestique, ou les ruses développées par les tueurs pour faire sortir les survivants en se faisant passer pour la Croix-Rouge. Le sol de l’IGA était entièrement recouvert de sang. Son mari, blessé aux chevilles et ne pouvant donc se lever, lui dit « qu’il n’est pas possible que tout le monde meure ici ». Il lui enjoint de se réfugier chez son beau-frère.
Concernant le Caterpillar, elle affirme qu’elle est partie de NYAKIBANDA la veille de l’arrivée de la machine. Elle en a entendu parler par une de ses hôtes éphémères, prénommée Catherine, et par les fils de celle-ci, qui se vantent d’aller « travailler ».
Lors de sa déposition, puis des questions posées par monsieur le président LAVERGNE, madame MUKAMPUNGA décrira le parcours effroyable qui est le sien et celui de ses deux enfants. Elle se heurta notamment à d’immenses difficultés pour être hébergée et cachée. Elle précise que ses deux enfants ont survécu.
Audition de madame Annonciata NYIRABAJYIWABO. Son mari aurait été tué à GISHAMVU. Elle aurait participé à la recherche et à l’identification des corps sur les sites de NYUMBA et NYAKIBANDA. Convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. En visioconférence de KIGALI.
Le témoin, absente de GISHAMVU pendant le génocide, est revenue à la recherche du corps de son mari, originaire de la région, un militaire tutsi des FAR (Forces Armées Rwandaises). On lui aurait dit alors qu’il aurait été tué au bureau de la sous-préfecture, près de l’église de NYUMBA. Ses recherches seront vaines, que ce soit à NYUMBA ou à NYAKIBANDA, près du grand séminaire.
Monsieur le président semble émettre des doutes sur sa qualité de partie civile dans la mesure où elle n’a pas pu prouver le lieu de la mort de son mari (NDR. Monsieur RWAMUCYO est poursuivi por l’ensevelissement des corps dans les fosses de NYUMBA ou de NYAKIBANDA). Madame Annonciata NYIRABAJYIWABO est membre de l’association IBUKA de GISHAMVU et sa signature apparaît sur les actes de notoriété que son avocate a produit pour faire reconnaître sa qualité de partie civile! Il n’est donc pas sûr que sa demande d’être partie civile soit reconnue.
Audition de madame Marie-Chantal TWAGIRUMUHOZA. Elle aurait été témoin des faits reprochés à Eugène RWAMUCYO. Convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Le témoin affirme connaître Eugène RWAMUCYO depuis février 1993, date à laquelle il serait arrivé chez son grand-père avec des armes pour les cacher. Mathieu NGIRUMPATSE, beau-fils du grand-père de madame TWAGIRUMUHOZA et président du MRND[5] aurait souhaité faire de la maison familiale un stock d’armes.
Madame TWAGIRUMUHOZA affirme également avoir vu l’accusé en mai-juin 1994, au CHUB et derrière la maternité, où étaient entassés les cadavres de Tutsi. Il est alors entouré d’hommes en salopettes grises sur lesquelles est écrit « HYGIENE » en lettres blanches. Ceux-ci disent enlever les « saletés des Tutsi » et leurs « corps puants ». Le témoin déclare avoir vu Sosthène MUNYEMANA[6] participer avec RWAMUCYO à l’enfouissement. Le même jour, les cadavres sont ramassés par un convoi composé de camions, camions bennes Nissan et Hino, et des tracteurs de l’institut d’agronomie.
Le témoin aborde également de nombreux faits qui n’ont pas été retenus dans le dossier à charge contre RWAMUCYO, comme sa présence sur une barrière de MATYAZO ou l’assassinat de son père. Selon elle, RWAMUCYO était en charge de la gestion de l’ensemble des fosses communes de la préfecture de BUTARE, de sorte qu’il devrait savoir dire où se trouvent les corps qui n’ont pas encore été retrouvés.
La déposition de madame TWAGIRUMUHOZA provoque l’ire de la défense, qui demande à faire « donner acte de ce témoignage » (le consigner dans le jugement à venir).
Audition des représentants du CPCR, Dafroza et Alain GAUTHIER.
Déposition de monsieur Alain GAUTHIER, président fondateur du CPCR.
Portrait © Francine Mayran, collection « PORTRAITS MÉMOIRES DU GÉNOCIDE DES TUTSI AU RWANDA »
Un témoignage donné selon un ordre chronologique, pour faciliter la compréhension des jurés.
1961. J’ai douze ans lorsqu’un prêtre de la Société des Pères Blancs vient projeter un documentaire sur Charles LWANGA et les martyrs de l’Ouganda, jeunes pages de la cour qui ont été exécutés pour avoir refusé de renoncer à leur foi. À l’issue de la projection, je fais savoir au prêtre que je voudrais être comme lui. Il me convoque et me dit d’être patient: « Passe ton Bac et on verra! »
Septembre 1968. Le Bac en poche, je rentre à la Faculté de Théologie de STRASBOURG où je vais passer deux années.
1970. L’heure est venue de faire mon service militaire et j’ai décidé depuis longtemps de le réaliser dans le cadre de la coopération. L’évêque de BUTARE, monseigneur Jean-Baptiste GAHAMANYI, recherche des enseignants et je me porte candidat. À mon arrivée dans la capitale intellectuelle du Rwanda, l’évêque me fait connaître mon affectation: je serai professeur de Français au petit séminaire de SAVE, à une dizaine de kilomètres au Nord de BUTARE. Pendant ce séjour, un événement marquant. Le 1er mai 1972, je me rends à BUJUMBURA pour faire un match de foot: un coup d’état a eu lieu dans la nuit. Des camions de cadavres sillonnent la ville. Nous nous réfugions au grand séminaire de la ville avant d’être évacués par UVIRA et BUKAVU, sous la protection de l’armée burundaise. C’est lors de ce séjour que je sympathiserai avec un vieux professeur hutu royaliste, Xaveri NAYIGIZIKI dont la fille GEMMA, qui vient souvent me voir lorsqu’elle rend visite à son père, deviendra plus tard la femme de Siméon REMERA, le président de la CDR à BUTARE.
Juillet 1972, retour en France et je m’inscris à la Faculté de Lettres de NICE avant de rejoindre celle de GRENOBLE, mon université d’origine, étant natif d’un petit village du nord de l’Ardèche.
Août 1974. Le Père Henri BLANCHARD, curé de SAVE, vient en congé dans sa famille à AMBIERLE, dans la Loire. Il m’invite à venir revoir une jeune rwandaise que j’ai connue à SAVE. C’est aux vacances de Noël suivantes que mon histoire avec Dafroza commence.
Juillet 1977. Mariage à Saint-Désirat, mon village natal. Jusqu’en 1989, nous mènerons la vie « normale » d’une famille, à REIMS à partir de 1980, avec nos trois enfants. Au cours de ces années, nous nous rentrons assez régulièrement au Rwanda pour rendre visite à la maman de mon épouse. 1989 marquera effectivement notre dernier séjour au Rwanda, la guerre déclenchée par le FPR le 1er octobre 1990 nous empêchant de retourner dans le pays.
Janvier 1993. L’intervention de Jean CARBONARE sur le plateau de France 2 dénonçant l’imminence d’un génocide au Rwanda[7] à son retour d’une commission internationale des droits humains me donne l’occasion d’écrire au président MITTERRAND pour lui demander d’intervenir auprès de son homologue rwandais pour empêcher un tel drame.
Fin février 1994. Mon épouse se rend à KIGALI pour rendre visite à sa maman. La situation est catastrophique. Elle écourte son séjour, sa maman lui ayant demandé de partir. Elles ne se reverront plus.
7 avril au matin. Nous apprenons l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA.
8 avril. Je téléphone au Père BLANCHARD, alors curé de la paroisse Charles LWANGA à NYAMIRAMBO, un quartier de KIGALI: il m’apprend que la maman de mon épouse a été assassinée le matin même par des militaires venus faire évacuer l’église où elle s’était réfugiée avec de nombreuses personnes. Notre cousine, Geneviève, avec qui elle se trouvait, sera assassinée le 10 juin lors de l’attaque de la paroisse qu’elle avait refusé de quitter pour rester avec les enfants qui étaient réfugiés là. Canisius, son mari, avait été fusillé trois jours plus tôt chez les frères Joséphites, tout près de là. Le soir, de retour à la maison, j’ai la lourde charge d’annoncer la nouvelle à la famille. Notre fils Emmanuel, onze ans, n’aura que quelques mots à la bouche: » Maman, je te vengerai. » Les trois mois qui vont suivre, nous allons les passer à tenter d’alerter la presse et la communauté internationale sur ce qui se passe au Rwanda. En juin, nous organiserons une manifestation à REIMS pour protester contre le rôle que joue la France au Rwanda: un seul slogan: « RWANDA, la honte! »
14 août 1994. Nous accueillons deux petits neveux, Pauline et Jean-Paul, retrouvés dans un bus à BUJUMBURA et dont on nous avait annoncé la mort des parents. L’année suivante, leur papa ayant finalement été retrouvé, ils repartiront à BUTARE.
Été 1996. C’est notre premier retour au Rwanda. Au cours de ce séjour, l’occasion nous est donnée de rencontrer des rescapés de l’église de la Sainte-Famille à KIGALI. Nous recueillons nos premiers témoignages dans l’affaire du prêtre Wensceslas MUNYESHYAKA qui finira, au bout de 25 ans, par obtenir un non-lieu.
Printemps 2001. Nous assistons, quand nous le pouvons, au procès dit des « Quatre de BUTARE » à BRUXELLES[8]. Nos amis qui ont initié ce procès nous interpellent: « Et vous, qu’est-ce que vous faites en France? » En novembre de la même année, nous créons le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda qui se donne comme objectif de poursuivre les personnes suspectées d’avoir participé au génocide des Tutsi et qui vivent en France.
4 avril 2002. Lors d’un colloque au Sénat français, Demain le Rwanda, qui rassemble nombre de négationnistes et qui est organisé par la Démoratie chrétienne (présence de Charles ONANA, entre autres), un participant se permet de me présenter dans les termes qui suivent: « Ce Blanc, il ne connaît le Rwanda que par des confidences sur l’oreiller. » (NDR. Propos dignes du journal KANGURA dont il se révèlera un proche collaborateur lors de l’instruction). Mon voisin, avec qui je suis venu, Servilien SEBASONI, me signale qu’il s’agit du docteur RWAMUCYO. Ce sera à l’origine de la plainte que nous déposerons contre lui en 2007.
2010. Lors de la comparution de monsieur RWAMUCYO devant la cour d’appel de Versailles concernant sa demande d’extradition, les amis du docteur me feront une haie d’honneur à la sortie: « Va chercher ton fric à KIGALI! » Les policiers, voyant la scène, me demanderont de les suivre. Ils m’accompagneront dans leur voiture jusqu’à la gare de Versailles où je devais me rendre.
Dans un premier temps, nous nous constituerons partie civile dans les plaintes déposées par d’autres associations depuis 1995: Wenceslas MUNYESHYAKA, Sosthène MUNYEMANA, Cyprien KAYUMBA, Fabien NERETSE (que nous retrouvons à Angoulême d’où il sera extradé vers la Belgique), Laurent BUCYIBARUTA, le préfet de GIKONGORO et Laurent SERUBUGA, ex-chef d’état major de l’armée.
Puis, très régulièrement, nous déposerons nos propres plaintes: contre le sous-préfet de GISAGARA, Dominique NTAWUKURIRYAYO, qui sera finalement jugé par le TPIR, ou encore madame Agathe HABYARIMANA. Pendant toutes ces années, nous déposerons près de 35 plaintes[9]. Et notre travail continue.
Cette plainte contre monsieur RWAMUCYO nous a value et nous vaut encore de nombreux courriels d’insultes, jusqu’à ces derniers jours. En voici trois exemples récents:
6 octobre 2024: « Par votre omnipuissance, c’est vous qui autorisez ceux qui doivent assister à un procès public. […] Les puissants procès pro-tutsi de France pilotés par celui du couple diabolique franco-tutsi de Alain et Dafroza GAUTHIER, le sinistre CPCR, vous êtes sûrs d’avoir déjà mis la Cour dans votre poche de telle façon que rien ne peut venir au secours de l’innocent docteur RWAMUCYO... »
10 octobre 2024: « Le couple diabolique franco-tutsi d’Alain et Dafroza GAUTHIER ressuscite les morts de BUTARE ‘chez l’ancienne « fille de ménage » Dafroza MUKARUMONGI des enseignants blancs de SAVE dans les années 1970, dont un certain GAUTHIER) pour venir témoigner contre l’innocent docteur RWAMUCYO à PARIS. »
12 octobre 2024: « Les lobbies pro-tutsi de KAGAME en France dont le couple diabolique franco-tutsi de Dafroza et Alain GAUTHIER en sont à recycler les vieilles accusations désuètes pour essayer d’avoir d’autres têtes hutu à vendre au dictateur sanguinaire tutsi Paul KAGAME. Démense ou maladie d’Alzheimer??? »
Nous restons fidèles à notre devise inscrite au fronton de notre site internet: « Sans haine ni vengeance » (Simon WISENTHAL).
Une série de questions suivront. Nous pourrons les indiquer si quelqu’un en a pris note. Les plus importantes viendront sans surprise de la défense qui nous reproche de verser au dossier des documents que nous avons récupérés au Parquet de KIGALI. (NDR. Dans cette affaire, nous avons en particulier remis une cassette de l’enregistrement discours que le docteur RWAMUCYO a prononcé le 14 mai 1994 à BUTARE lors de la visite de Jean KAMBANDA). Et puis l’inévitable question sur nos liens familiaux avec des autorités du Rwanda, dont James KABAREBE, notre décoration par le président KAGAME de la médaille IGIHANGO en 2017 me rappelle maître MATHE.
Maître MEILHAC nous reproche de ne pas faire de demandes d’actes lors de l’instruction! Si nous n’en avons pas fait dans cette affaire RWAMUCYO, je lui signale que, dans d’autres dossiers, il est arrivé à nos avocats de faire des demandes et qu’elles ne sont pas forcément suivies par le juge d’instruction. Cette question était-elle bien nécessaire?
PS. Le CPCR intervient depuis de longues années dans les collèges, les lycées, les universités et les grandes écoles, à la demande d’équipes d’enseignants motivés, afin de partager notre combat pour la justice. Une de nos priorités, à côté des plaintes que nous déposons, est l’éducation des jeunes[10].
Portrait © Francine Mayran, collection « PORTRAITS MÉMOIRES DU GÉNOCIDE DES TUTSI AU RWANDA »
Déposition de madame Dafroza GAUTHIER MUKARUMONGI, membre fondateur du CPCR.
Je m’appelle Dafroza MUKARUMONGI-GAUTHIER
Je suis co-fondatrice du CPCR, association créée en novembre 2001.
Je suis aussi co-fondatrice de l’association IBUKA, créée en en 2002.
Je suis née au Rwanda, le 04/08/1954 à Astrida, devenue Butare, après l’indépendance. Je suis retraitée, ingénieur chimiste de formation. Je suis née dans une grande famille d’éleveurs-Tutsi à l’ouest de Butare dans une région qui s’appelle le NYARUGURU. Mes parents sont arrivés dans la région, peu de tempe avant ma naissance, sur la colline de Rwamiko située dans l’ex- prefecture de GIKONGORO. Une partie du berceau familial de mon père habitait cette région.
Quant à ma mère, elle était native de BUTARE, sa famille habitait dans un rayon de 3 km autour de cette petite ville de Butare : sur les collines de Mbazi et de SOVU.
Quant à la dernière demeure de ma mère, elle était située non loin de l’université de BUTARE, sur la localité de Cyarwa, au lieu dit « MUKONI », tout près de la propriété des SINDIKUBWABO .
Je vais vous présenter brièvement la petite ville de Butare, avant qu’elle ne soit souillée, avant qu’elle ne soit défigurée, avant qu’elle ne soit complètement saccagée par les tueurs… je vais essayer de la sortir des horreurs dont il a été question depuis plus de 3 semaines depuis le début de ce procès…
Avant la colonisation,
Butare connaissait déjà un certain prestige historique et culturel avec ses sites métallurgiques anciens, avec ses constructions en briques, avec sa zone de paix et de coopération rwando-burundaise, lieu où furent conclus deux traités de paix célèbres entre les deux pays ( 2ème moitié du 19 ème siècle ) et l’implantation d’armées rwandaises célèbres pour sécuriser cette frontière…
C’est cette région de Butare où la tradition orale était très riche avec toute cette poésie dynastique, épique et pastorale portées à un niveau de raffinement extrême par le clan des ABASINGA de la région de Nyaruguru.
À l’époque coloniale,
De 1916 à 1962, les Belges vont établir le chef-lieu de leur admnistration coloniale pour le Rwanda et le Burundi à Butare et Butare sera une porte d’entrée au Rwanda pour les visiteurs en provenance de Bujumbura (Usumbura) la capitale.
Butare, renommée ASTRIDA, deviendra la vitrine du Rwanda colonial, en hommage à la reine Astrid, la reine la plus populaire de la monarchie belge.
Les Belges vont y installer l’unique école officielle du pays, le Groupe Scolaire d’Astrida, géré par la Congrégation des Frères de la Charité, pépinière des cadres auxiliaires.
Les missionnaires avaient été d’ailleurs les premiers précurseurs de cette évolution en fondant la première mission catholique de Save à 10 km au nord de Butare, en 1900, un grand réseau d’écoles primaire ainsi que la fondation du premier Grand -Séminaire de Nyakibanda. L’université nationale du Rwanda ne verra le jour qu’en 1963, fondée par la Congrégation des Pères Dominicains, à la demande du gouvernement rwandais.
Avec tout ce réseau très dense d’écoles, on disait des ressortissants de Butare qu’ils naissaient avec un certificat d’école primaire en poche.
Butare , c’est aussi une population mélangée où de nombreux mariages inter-communautaires hutu-tutsi étaient les plus nombreux.
Jusqu’en 1994, Butare avait une particularité, elle n’avait jamais connu de pogroms, à cause de son histoire particulière avec la royauté . Nyanza, situé à 40 km environ, était le siège du Roi, la capitale royale, avant la chute de la monarchie en 1959.
Butare sous les deux premières républiques et pendant le génocide :
De manière générale, l’essentiel de l’élite rwandaise post-colonial fut formé dans les séminaires catholiques, comme le premier président Grégoire KAYIBANDA. Plus tard, l’université nationale en formera d’autres.
La guerre civile d’octobre 1990 déclenchée par le FPR, composée majoritairement d’exilés Tutsi, offrit au Président HABYARIMANA Juvénal, et à ses partisans l’occasion de tenter de faire ou refaire l’unité de la communauté hutu sous la banière de la lutte contre « l’ennemi commun », c’est-à-dire les Tutsi, quelles que soient leur condition, leur engagement politique ou leurs convictions.
Pendant le génocide, Butare sera un exemple en résistant au génocide les deux premières semaines grâce au leadership de son préfet, Jean Baptiste HABYARIMANA. Il sera destitué vers le 17 avril et assassiné ensuite: le génocide peut alors commencer.
À RWAMIKO, ma petite enfance fut ephémère car très vite et très tôt la violence s’est invitée dans ma vie de petite fille et dans nos familles Tutsi dès cette année 1959.
Deux événemets vont ensuite venir bouleverser nos familles, celui de la mort du roi RUDAHIGWA MUTARA III le 25 juillet 1959 et celui de l’assassinat de mon instituteur d’école, LUDOVIKO, mort décapité, événement qui doit se situer début 1960.
Et, c’est suite à cet assassinat de LUDOVIKO que nous allons fuir, quitter notre maison, à la nuit tombée, avec la famille de mon cousin RUHINGUBUGI qui habitait plus haut. Nous ne reviendrons jamais à Rwamiko, nous avons tout perdu. Tout a été détruit. Une errance familiale commença à cette période où une bonne partie de ma famille a fui, principalement au BURUNDI voisin.
Notre région du sud-ouest, celle de l’ex-préfécture de GIKONGORO, a connu des pogroms incessants et le plus terrible a eu lieu à Noël 1963. Plus de 10000 morts. Bertrand RUSSEL, philosophe et mathématicien, parle du « petit génocide » de GIKONGORO, dans le journal le Monde du 6 février 1963 :
« Le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis ».
À 9 ans, je dois la vie sauve à l’église de Kibeho où nous avons trouvé refuge avec ma mère, ma sœur, ma famille proche et d’autres Tutsi de notre région. Les miliciens ne massacraient pas dans les églises à l’époque, ce qui ne fut pas le cas en 1994 où ce tabou a volé en éclat et où les églises sont devenues des lieux de massacres de masse, et des lieux d’exécution .
Suite à ce massacre dans notre région de Gikongoro, beaucoup de rescapés de nos familles ont été déportés dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali. Ils n’y sont pas allés de leur propre grès, ils ont été forcés. Montés dans des énormes camions, ils ont été transportés et laissés là-bas au milieu de nulle part, au milieu des bêtes sauvages, sans nourriture et sans eau potable, une région où sévissait la mouche tsé-tsé. Des familles entières ont été décimées sans possibilité de soins. Ces événements du Bugesera et de la déportation de nos familles ont été évoqués dans cette Cour d’assises ainsi que le massacre de 1992 plus tard.
Les Tutsi, contraints à l’exil en 1963, ayant survécu à la mouche tsé-tsé, ayant survécu aux massacres de 1992, vont périr en masse en 1994. Il n’y a presque pas eu de survivants dans la région du Bugesera. Le génocide les a emportés en masse. Les survivants se comptent sur les doigts d’une main.
Nous avons même été réfugiés à l’intérieur de notre propre pays.
Dès l’âge de 7-8 ans, notre mère nous a mis en pension, avec ma sœur, chez les religieuses BENEBIKIRA de KIBEHO, avec d’autres enfants Tutsi dont ma cousine Emma. Notre cousine religieuse , sœur Victorine, a bien pris soin de nous. Notre frère aîné, François, lui, a été contraint à l’exil, alors qu’il était au grand séminaire de Nyakibanda. Il regagnera l’Europe, via le Burundi.
Nous étions des citoyens de seconde zone, nous; Tutsi, avec nos cartes d’identité sur lesquelles figurait la mention « Tutsi ».
Nous étions des étrangers chez nous.
Plus tard, après mes années de collège à Save, quand j’entre au Lycée Notre-Dame des CITEAUX à Kigali à environ 130 km, je devais me munir d’un « laisser passer » délivré par la préfecture. Je n’étais pas la seule. Au fameux pont de la Nyabarongo, au pied du Mont Kigali, nous devions descendre du bus pour y être contrôlés par des militaires et présenter nos laisser-passer, nous les Tutsi, au vue de notre faciès… Cette opération pouvait prendre des heures… Nous étions parfois insultés, voire brutalisés, humiliés, et tout cela reste gravé dans nos mémoires…
Nous avons grandi dans ce climat de peur et d’exclusion, avec la révolte au fond de nous!… Enfant, notre mère nous a appris à nous taire, à nous faire petit, pas de vague : à l’école, au collège, au lycée, dans la rue, à l’église, partout, il ne fallait pas se faire remarquer, il fallait se taire, baisser les yeux, se faire oublier!…
J’ai eu la chance d’aller à l’école et de poursuivre une scolarité normale. Beaucoup de Tutsi, surtout des garçons, ne pouvaient pas accéder à l’école secondaire de l’État et à l’université. C’était la période des quotas.
Et c’est en ce début 1973 que j’ai quitté mon pays pour me réfugier au Burundi suite aux pogroms de cette époque. Cet épisode a été évoqué devant cette cour d’assises. Chassés des écoles, des lycées, des universités, de la fonction publique d’Etat, et autres emplois du secteur privé, les Tutsi vont de nouveau se réfugier dans les pays limitrophes et grossir les effectifs de réfugiés tutsi des années précédentes, ceux de nos vieilles familles d’exilés depuis 1959.
J’entends encore notre mère nous dire, en cette fin janvier, début février 1973, avec ma sœur, qu’il fallait partir et le plus vite possible. Elle avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux, nous dira-t-elle plus tard… Ce fut une séparation très douloureuse, j’ai hésité…
Avec ma sœur, deux de mes cousins et leurs amis, nous avons quitté Butare à la tombée de la nuit, en direction du Burundi , avec l’aide de notre curé de paroisse, un Père Blanc; Henri BLANCHARD, et deux coopérants français agronomes. Nous étions une bonne douzaine. Nous avons pris la piste qui longe la frontiière entre le Rwanda et le Burundi, le long de la rivière AKANYARU. Au point de passage, des piroguiers nous attendaient. Ce périple fut un cauchemar. Nous avons regagné le nord du Burundi, près de la ville de KIRUNDO, au bord de l’épuisement. Cette traversée revient souvent dans mes rêves ou mes cauchemars. Nos amis de Butare, le groupe qui nous a précédés, n’a pas eu la chance d’arriver, ils ont été assassinés dans ces marées de la Kanyaru. Nous avons eu beaucoup de chance.
Après notre départ de la maison, notre mère fut convoquée par le bourgmestre de notre commune , un certain J.B. KAGABO, et mise au cachot communal. On lui reprochait son manque de civisme, à cause de notre fuite. Elle en sortira le bras droit en écharpe, cassé, nous dira-t-elle plus tard. Je me sentais coupable d’avoir fui, et de l’avoir abandonnée !
Je ne resterai que 6 semaines au camp de KIRUNDO avec ma sœur, après un premier tri effectué par le HCR. Nous rejoindrons la capitale Bujumbura. Je ne resterai à Bujumbura que 7 mois, et j’ai ensuite rejoint mon frère aîné François réfugié en Belgique depuis le début des années 60. J’ai pu poursuivre mes études.
De 1977 à 1989 ce sont des années sans histoires, une vie de famille ordinaire avec nos trois enfants. Nous avons pu retourner au Rwanda régulièrement voir ma mère et les familles qui s’y trouvaient encore avec mon passeport français.
Notre dernière visite à ma mère, à Butare, date de l’été 1989.
La guerre éclata entre le FPR et le gouvernement de HABYARIMANA, le 1er octobre 90 et nous ne pouvions plus voyager.
Le FPR attaque par le nord du pays. Les nouvelles du pays nous arrivaient des différentes sources, notamment par les rapports des ONG. Certains ont été évoqués par les témoins dans ce procès. Mon frère suivait de très près l’évolution politique du pays via le Front. Il avait aussi beaucoup d’amis militants des droits de l’homme sur place, entre autre Fidèle KANYABUGOYI et Ignace RUHATANA, ses amis, membres fondateurs de l’association KANYARWANDA. Ils seront tous les deux sauvagement tués en 1994 avec la quasi-totalité des membres de l’association KANYARWANDA.
En cette fin février 1994, je pars seule au Rwanda voir ma mère qui se reposait en famille à Kigali chez Geneviève et Canisius, mes cousins. Ils habitaient Nyamirambo, près de la paroisse St-André et avaient une pharmacie. Canisius, et Geneviève, sa femme, avaient fui comme moi en 1973. Nous étions au Burundi ensemble. Ils avaient ensuite quitté le Burundi pour regagner le Zaïre à la recherche de meilleures conditions de vie. Ils reviendront ensuite au Rwanda dans les années 80 lorsque le Président HABYARIMANA a incité les réfugiés tutsi à revenir pour reconstruire le pays. Certains de nos amis et membres de notre famille sont rentrés d’exil à ce moment-là, et ils n’échapperont pas au génocide de 1994. Ils ont été emportés en masse.
Je me rends donc au pays, en cette fin février 94, début mars. Ce fut « un voyage au cauchemardesque» ! J’arrive à Kigali le jour du meeting du parti MDR[11] qui avait lieu au stade de Nyamirambo, sur les hauteurs de notre quartier, sous le Mont Kigali. A la sortie du stade, c’était des bagarres entre milices de la CDR[12], du MRND[5], du MDR[11], et du PSD[13], mais on s’en prenait surtout aux Tutsi, les boucs-émissaires de toujours! C’est une période où la RTLM[14], la radio télévision des Mille Collines, était à l’œuvre. Elle diffusait nuit et toujours ses messages de haine, d’horreur et d’appel aux meurtres en citant des listes de Tutsi à tuer ainsi que leur quartier de résidence.
À Kigali, durant cette période, des Tutsi étaient attaqués à leur domicile, et étaient tués, sans aucun autre motif si ce n’est être des complices du FPR!
Dans la nuit du 21 février 1994, le ministre des travaux publics, GATABAZI Félicien, le président du parti PSD, est assassiné. Il était originaire de BUTARE. On a évoqué cet assassinat devant cette cour d’assises. En représailles, les partisans de GATABAZI ont assassiné BUCYAHANA, le leader de la CDR, le parti extrémiste, près de BUTARE, à MBAZI. Très rapidement, certains quartiers de Kigali étaient quadrillés et attaqués. Je pense au quartier de GIKONDO où habitait BUCYAHANA mais aussi ma tante Pascasie et ses enfants et petits-enfants. Ils ont subi des représailles, ainsi que les autres Tutsi du même quartier. Les Interahamwe[1] de GIKONDO étaient réputés pour être des plus extrémistes, réputés aussi pour leur cruauté. En ces mois de février et mars, et dans la ville de Kigali, des Tutsi ont fui dans les églises, et dans d’autres lieux qu’ils croyaient sûrs, comme au Centre Christus, le couvent des jésuites. Beaucoup de nos familles et amis y ont trouvé refuge : ils y passeront quelques jours. Cette semaine fut particulièrement meurtrière à Kigali alors qu’ailleurs, dans le pays, il y avait un calme relatif.
J’évoque toujours cette période avec beaucoup de tristesse. J’aurais aimé faire exfiltrer ma famille, certains d’entre eux, ceux que je pensais être les plus exposés, comme mes cousins, pour qu’ils puissent quitter Kigali! Mais il était déjà trop tard!… Moi, comme d’autres, nous avons échoué… Kigali était bouclée par toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi! La tension était à son maximum!
C’est une semaine où on entendait dans le quartier des cris, des hurlements, des attaques à la grenade qui rythmaient ces journées sans fin!
Tous les jours, on subissait des provocations de miliciens, avec des projectiles sur le toit de la maison. De gros pneus brûlaient à longueur de journée devant la pharmacie, dans le caniveau, sur le boulevard.
Je me souviendrai toujours des conseils trop naïfs de ma cousine Geneviève qui me disait de ne porter que des pantalons, on ne sait jamais, car elle et les autres femmes portaient des caleçons longs sous leur pagne ! Comme si cela pouvait éloigner les violeurs… !
L’insécurité était totale dans le quartier de St-André et ailleurs dans Kigali. Nyamirambo était réputé pour être habité par beaucoup de Tutsi. Ma mère était très inquiète, et elle me dira qu’il faut partir le plus vite possible, comme en 1973… « Cette fois-ci, tu as ton mari et des enfants, il ne faut pas que la mort te trouve ici et que l’on périsse tous en même temps! » Elle ne se faisait plus d’illusion ! Par l’aide d’un ami, j’ai pu avancer ma date de retour… !
Moi, j’ai sauvé ma peau, mais pas eux !
Dans la semaine, j’ai appelé ma famille de BUTARE et leur ai conseillé de fuir le plus vite possible. Dans leur naïveté, ils m’ont répondu que ce sont des histoires politiciennes de Kigali et que ça ne pouvait pas se produire à BUTARE où le calme régnait. Ils étaient aussi confiant grâce à la bonne gouvernace du préfet J.B. HABYARIMANA.
Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais. Je me sentais coupable et lâche de les avoir laissés, de les avoir abandonnés dans ces moments critiques…! Nous prendrons des nouvelles régulièrement par l’intermédiaire d’un ami. Au vu de l’insécurité grandissante, ma famille a fini par se réfugier à la paroisse St-André pendant la semaine qui a suivi mon retour.
Alain, se met à alerter de nouveau : il écrit à François MITTERRAND, mais c’est un cri dans le désert! Il ne sera pas entendu à l’image de l’appel de Jean CARBONARE[15] et d’autres ONG.
Le 6 Avril 1994, je ne me souviens plus exactement de cette soirée en famille. Je me souviens surtout de la matinée du 7 avril, très tôt, le matin, où Alain qui écoutait RFI m’a annoncé la chute de l’avion et la mort du président HABYARIMANA. Dans la foulée, je téléphone à mon frère à Bruxelles pour avoir des nouvelles fraîches. Mais avant même de quitter la maison pour aller au travail, je reçois un coup de fil d’une compatriote journaliste, Madeleine MUKAMABANO, qui m’annonce l’attaque du couvent des Jésuites à Remera, à Kigali, et de la famille Cyprien RUGAMBA , un historien, ami de la famille. Mon frère m’apprend également le sort incertain des personnalités de l’opposition dont celui de Madame UWILINGIYIMANA Agathe, Premier ministre. Je connaissais Agathe jeune, nous étions sur les mêmes bancs au lycée notre Dame et elle était de la région de BUTARE comme moi, on prenait le même bus pour aller au Lycée.
Avec le voyage que je venais de faire, j’ai compris que la machine d’extermination était cette-fois ci en marche !
Au matin du 7 avril, peu avant 6 heures, nous apprendrons que des militaires ont investi la maison à Nyamirambo. La pharmacie est pillée et tous les occupants sont priés de sortir, les mains en l’air, dans la cour intérieure entre la maison d’habitation et la pharmacie. Ils devaient être autour d’une douzaine avec les amis et visiteurs qui n’avaient pas pu repartir chez eux au vu de la situation. Ils vont réussir en ce matin du 7 avril à rejoindre l’église Charles LWANGA, de l’autre côté du boulevard, moyennant une somme d’argent ! D’autres Tutsi du quartier les rejoindront. Ils passeront cette première journée du 7 ainsi que la nuit dans l’église.
Le 8 Avril, dans la matinée, peu avant 10 heures, des miliciens accompagnés de militaires attaquent l’église. Ils demandent aux réfugiés de sortir. Des coups de feu sont tirés, des grenades explosent, des corps tombent et jonchent le sol de l’église, tandis que d’autres réfugiés tentent de s’enfuir vers l’extérieur en empruntant les escaliers pour rejoindre les habitations !
Ma mère, Suzana MUKAMUSONI, âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos au pied des éscaliers qui mènent vers le boulevard, dans la cour de l’église. Notre voisine, Tatiana, tombera à ses côtés aussi avec son petit-fils de deux ans qu’elle portait dans le dos. Les trois sont mortellement touchés, ils ne sont pas les seuls, d’autres victimes sont allongées dans la cour, tuées ou grièvement blessées, comme Gilberte, plus connue dans la famille sous son petit nom de Mama Gentille, la femme d’un de mes cousins, l’une des occupants de la maison au matin du 7 avril : elle sera évacuée par la croix rouge vers Kabgayi.
Nous apprendrons plus tard que grâce à une pluie abondante qui s’est mise à tomber, les miliciens et les militaires se sont éloignés pour se mettre à l’abri. Pendant ce temps-là, les survivants de l’église parviendront à atteindre le presbytère et à s’y réfugier. Ce jour- là, mes deux cousins en font partie.
C’est en fin de journée du 8 avril que j’apprendrai la mort de ma mère. Alain a pu avoir au téléphone un des prêtres de la paroisse, le père Otto MAYER, qui lui demande de rappeler en fin de journée. C’est le curé de la paroisse, le Père Henry BLANCHARD, qui lui apprendra le décès de maman. Mon corps m’abandonne en apprenant la nouvelle : je ne me souviens plus de la suite de cette soirée du 8 avril.
Des quatorze occupants de la maison de Nyamirambo, seule Gilberte alias mama Gentille, survivra à l’attaque du 8 avril avec des blessures par balle. Mon cousin Canisius KAGAMBAGE sera fusillé chez les frères Joséphites le 6 juin 1994 chez qui il était parvenu à se cacher avec plus de soixante-dix autres Tutsi dont cinq frères Josephites. Nous avons retrouvé sa dépouille lorsque la fosse de chez les Frères a été ouverte, grâce à sa carte d’identité dans la poche de son pantalon. Quant à ma cousine Geneviève, elle sera tuée le 10 juin, à quatre jours d’intervalle, avec la centaine de réfugiés de la paroisse St-André/Charles LWANGA ! Elle sera jetée dans une fosse commune d’un quartier de Nyamirambo, avec les autres, dont une centaine d’enfants. Ils ont été jetés vivants pour beaucoup d’entre eux, Les miliciens y ont mis des pneus et les ont brûlés avec de l’essence. Et lorsque la fosse a été ouverte en 2004, on n’a pas trouvé de corps, juste des bouts de rotules et quelques mâchoires ! Nous avons même été privés de leurs dépouilles.
Dans cette Cour d’assises, vous avez écouté des rescapés comme Marie Claire, qui cherchent à savoir où se trouvent les restes des corps des membres de sa famille, comme GASANA Ndoba, pour les corps de son frère Pierre-Claver KARENZI et celui de sa belle sœur Alfonsine, assassinés le 21 avril à Butare, des corps qui n’ont jamais été retrouvés.
Difficile d’entamer un travail de deuil!…
Je me souviendrai toujours de ce mois de juin 2004, 10 ans après le génocide, où nous avons dû repartir précipitamment, au Rwanda, lorsqu’une amie nous a annoncé qu’une fosse commune avait été identifiée à la paroisse St-André. D’après certains récits, ma mère pouvait se trouver dans celle-là avec ceux qui avaient été assassinés le même jour. Nous partons tous les deux pour Kigali sans nos enfants. L’ouverture de la fosse s’est faite en présence des familles venues de partout : du Canada, d’Afrique du Sud, des USA et partout ailleurs. Quelques rescapés de Nyamirambo et amis proches étaient là également.
Ce sont des moments difficiles pour les familles et les proches : difficile de contenir ses émotions. Ce sont des moments où se mêlent des cris, des larmes et des crises de nerfs. Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du déséspoir où chacun croit reconnaître ses proches. Chacun va scruter le moindre signe distinctif, un habit, un bijou, une chaussure croyant reconnaître le sien…. Des odeurs qui ne vous quitteront plus jamais, elles restent imprimées pour toujours dans votre corps, dans votre cerveau!
De cette fosse de la paroisse St-André, deux corps seulement ont été formellement identifiés, il s’agit d’un jeune joueur de basket de vingt ans ans, reconnu par son frère. Son corps entier va apparaitre, en tenue de sport, maillot orange fluo, numéro 14 : il semblait dormir d’un sommeil profond, la tête enfoncée dans ce sol rouge sableux de cette terre de la paroisse Charles LWANGA. L’autre corps était celui d’un jeune enfant de sept ans, identifié par son cousin, grâce aux habits qu’il portait ce jour- là.
Pour ma part, je me contenterai d’un bout de bracelet en cuivre et d’un chapelet comme unique signes distinctifs, en espérant que c’étaient ceux de ma mère. Je les ai ramenés aux enfants comme souvenir.
En 1994, au Rwanda, les Tutsi n’ont pas été enterrés, ils ne sont pas morts sereinement, ni paisiblement, ils sont morts dans des souffrances atroces, affamés, assoiffés, humiliés, décapités, brûlés vifs, chassés comme des gibiers, leurs corps dépécés ont été jetés à moitié vivant ou à moitié mort dans des énormes trous, dans des latrines, dans des rivières, des corps mangés et déchiquetés par des chiens, par des rapaces- des corps profanés et niés. Les tueurs prenaient bien le soin de les désabiller pour qu’on ne les reconnaisse pas si jamais on découvre les fosses.
Les Tutsi de BUTARE jetés dans de nombreuses fosses de la ville de BUTARE : à TABA, à l’hôpital – à l’IRST- à la fosse du cimetière de Ngoma, au trou du dispensaire de MATYAZO, au trou de l’hôtel FAUCON, et partout ailleurs dans toutes ces énormes fosses creusées et préparées pour cette occasion à NYAKIBANDA–NYUMBA–KABUYE-GISHAMVU, et partout sur ces collines de MBAZI, de SOVU,… BUTARE a été transformé en charnier ouvert, et détient le triste reccors de la première préfecture des Tutsi génocidés, plus de deux cents mille morts d’après ces macabres statistiques….
Tous ces lieux martyrs, tout ce sang versé, le sang des innocents qui n’avaient commis d’autre crime que d’être nés TUTSI
Nos morts hantent toujours nos esprits, en particulier certains, les enfants surtout, emportés dans leur innocence, emportés sans rien comprendre. Difficile de les oublier. Dans la fosse de TABA à Butare, sur les vingt-six réfugiés chez les sœurs BENEBIKIRA, c’était des enfants de moins de vingt ans. Les exterminer jusqu’au dernier, même les foetus dans le ventre de leur mère. Souvenez-vous de Sabine, infirmière du staff de MSF, à l’hopital de BUTARE, enceinte de sept mois, même Hutu, elle sera assassinée car elle porte un bébé TUTSI. Tuer, éradiquer, effacer toute trace de vie, c’est ça le génocide.
Du côté de ma mère, près de BUTARE, aucun survivant retrouvé à ce jour ! Les familles de ma mère habitaient dans un rayon d’environ 3 km autour de Butare. C’était une fratrie de cinq. Ma mère avait 3 frères et une sœur. L’aîné, Michel RWABALINDA, décédé avant le génocide, avait sept garçons, tous mariés, avec des enfants, et près de trente petits-enfants, je ne connaissais pas les plus jeunes. Ma mère était le second de la famille. Sa petite sœur, Thérèse MUKAKIBIBI , habitait un peu plus loin, sur la colline de Zivu, près de SAVE. Décédée, elle aussi avant le génocide, elle avait eu quatre enfants, tous mariés avec une quinzaine de petits-enfants. Le numéro 4 dans la fratrie de ma mère s’appelait Médard RWAMBIBI, décédé lui aussi peu avant le génocide, il avait eu huit enfants et près d’une quarantaine de petits-enfants. Sa propriété était mitoyenne avec celle du couvent des Sœurs Bénédictines de Sovu. Ses voisins l’appelaient « le sacristain » Sa femme, Florida, et la quasi totalité de la famille, se sont réfugiés au centre de santé de SOVU et au couvent des Soeurs Bénédictines, ils étaient familiers de ces lieux…. Nous étions très liés à Médard qui nous accueillait à chaque fois qu’on allait en vacances à Cyarwa chez ma mère. Aujourd’hui, sa propriété a été transformée en lotissement pour les veuves de SOVU. Quant au dernier frère de ma mère, Benoit RUBERWA, je ne l’ai presque pas connu. Je l’ai peut-être vu deux fois lorsqu’il est venu clandestinement quand j’étais au Lycée. Benoit a une histoire tragique. Il a grandi chez un oncle en Ouganda, ensuite, jeune homme, il est parti vivre et travailler au BURUNDI, et son rêve était de voir le RWANDA qu’il ne connaissait pas. Il était rentré au Rwanda après les accords d’ARUSHA avec sa famille et ils ne survivront pas à l’hécatombe de 1994. Aucun corps, aucune nouvelle, aucune trâce, j’ai soigneusement évité les procès gacaca de nos familles de Butare pour m’éviter la folie. Nous avons cessé de les chercher au bout de dix ans. Ces familles entières ont disparu à jamais, celle de ma mère, mais aussi beaucoup d’autres dans cette préfecture de Butare. Compter nos morts, c’est s’exposer au vertige et à ce gouffre toujours prêt à nous engloutir… I
Il est impensable d’imaginer que de toutes ces vies qui ne demandaient qu’à vivre, il ne reste rien… !
Le génocide c’est le mal absolu. Le mal dont on ne guérit jamais. Chacun essaie d’y survivre à sa manière, pour éviter de disparaître à son tour.
Le génocide nous a définitivement abîmés.
Après le génocide, pourtant, une seconde vie a commencé avec ce passé qui ne passe toujours pas. Notre première vie s’est arrêtée brutalement un jeudi 7 avril 1994 nous laissant un héritage très lourd. Notre seconde vie, chaotique parfois, est peuplée de nos fantômes familiaux, et de nos êtres si chers ; elle est celle d’une « mémoire trouée », et celle d’un vide abyssal que l’on ne peut combler, elle est celle de l’ « abîme et du néant » elle nous a laissés dans un silence assourdissant.
Aujourd’hui, nous célébrons toujours et perpétuons la mémoire et le souvenir de nos êtres chers. Nous sommes les héritiers de cette mémoire, nous sommes les témoins de cette histoire, que nous devons écrire à l’endroit. Nous sommes des passeurs de cette mémoire, la « Mémoire » du génocide des Tutsi.
Pour ma génération marquée par plus de trente années de lutte contre l’impunité, nous avons une énorme responsanilité. Au Rwanda, on a pu tuer les Tutsi sans être inquiétés de 1959 à 1994. L’impunité était la norme. Aujourd’hui la justice contribue à réhabiliter les victimes, à honorer leur mémoire , à leur donner une sépulture digne. Cette justice est salutaire pour nous tous. Elle est une arme contre l’oubli, une arme contre le négationnisme dont nous avons été témoisn dans cette cour d’assises. Souvenez-vous de ces témoins qui ont travarsé Butare, sans voir aucun cadavre d’avril à juin 94… ! Ces corps invisibles, ces corps fantômes, ces morts qu’on ne veut pas voir, nier les Tutsi jusque dans leur mort .
« Survivre au génocide et survivre ensuite au déni de nos existences, c’est devoir survivre une deuxème fois ». Les témoignages donnés devant cette cour sont une preuve indélébile de ce qui s’est passé dans la ville de BUTARE et sur ces collines martyres des alentours.. Nul ne pourra le nier, nul ne pourra dire que cela n’a pas eu lieu. C’est aussi le rôle de la justice et de ces procès d’assises.
Pour terminer, j’aimerais me souvenir de ces quelques visages qui ont marqué Butare, de ces êtres que nous n’oublierons jamais. Je ne peux pas tous les citer, tellement ils sont nombreux. Butare c’était chez moi, avec tous ces souvenirs d’enfant et de jeunesse qui restent présent dans nos cœurs.
De Butare, j’ai une nostalgie maladive, je connaissais chaque rue, chaque ruelle, chaque sentier, chaque maison et ses occupants, je pouvais me promener les yeux fermés dans notre petite ville de Butare où il faisait toujours bon vivre…
Évoquer nos êtres chers, évoquer leur vie, c’est tenter de leur rendre leur visage, tenter de les habiller un peu et essayer de rassembler tous ces morceaux dépecés, tous ces morceaux désarticulés, tous ces morceaux démembrés de ces corps souillés et dénudés.
Essayer de les sortir de cet anonymat, et les sortir de ces fosses communes où les tueurs les ont jetés dans ces « tombes sans noms »… leur donner une sépulture digne,…
Ces victimes sont restés silencieuses pendant ce procès, et ils ne viendront pas à la barre pour réclamer justice, faute d’avoir survécu, faute d’avoir pu être identifiées dans ces nombreux charniers dont la fosse de TABA où ont été jetées ces soixante-six victimes dont vingt enfants ; le plus jeune avait cinq ans.
Le 30 avril 1994, à 11h du matin, le couvent des sœurs BENEBIKIRA du quartier de Taba, à BUTARE a été attaqué par un groupe d’Interahamwe avec à sa tête le commandant Ildephonse HATEGEKIMANA, du camp de NGOMA.
Ils ont fait monter les vingt-six réfugiés de chez les Benebikira dans deux véhicules de marque Toyota Hillux, appartenant au projet GBK.
Ces enfants s’étaient réfugiés chez les religieuses espérant être à l’abri des tueurs. Beaucoup d’entre eux étaient arrivés de Kigali et en famille avec les religieuses.
Emery SONGA et Thierry BAHIZI Kanyabugoyi
Ont été assassinés :
Kanyabugoyi BAHIZI Thierry, 13 ans
Kanyabugoyi SONGA Emery, 11 ans
Ont été assassinés :
KARENZI Solange, 23 ans
KARENZI KABAYA Malik, 20 ans
KARENZI MULINGA, 15 ans
Séraphine leur cousine
Ont été assassinés :
NTAWEZA ILIBAGIZA Annie Solange, 25 ans
NTAWEZA ICYIZA Clémence, 22 ans
NDARUZARIRA Théophila 32 ans, leur cousine
KASASA, 5 ans, leur cousine
Ont été assassinés :
UWIMANA Angélique, 9 ans
NZAYISENGA Odette, 7ans
MUREKATETE Josephine, 18 ans
Ont été assassinés :
KAYITESI Providence, 14 ans
UGIRASEKURU KANTARAMA Olive, 18 ans
UGIRASEKURU INGABIRE Solange, 16 ans
Ont été assassinés :
KARENZI Jean Perre
KARENZI Wellars
À été assassinée :
MUKAMANA Alice, 6 ans
À été assassiné :
HABYARIMANA, 16 ans
À été assassinée :
UMUGWANEZA Irène, 25 ans
À été assassinée :
UWANTEGE Thaciana, 35 ans
Ont été assassinés
Félicien, le vacher des sœurs
Tacien, le cuisinier des soeurs
Jean Damascène, un jeune appranti de 16 ans
À été assassiné
EPIPHANE, enfant de ce quartier
Au retour de leur sale besogne, les interahamwe se sont vantés d’avoir débarrassé les sœurs de l’enemi et ont fait la fête.
Et, lorsque les sœurs ont demandé où se trouvaient leurs dépouilles, ils ont refusé de le dire.
Cette fosse n’a été découverte qu’en 2002 lorsqu’un habitant du quartier de TABA a voulu creuser une fosse sceptique, il a aussitôt alerté les autorités.
Il a été retrouvé 66 corps dont un tiers étaient des hommes et une dizaine d’enfants de moins de 15 ans.
Je tiens à rendre hommage aux personnalités de premier plan à Butare et qui ont marqué notre petite ville de BUTARE,
La reine Rosalie GICANDA
La reine Rosalie GICANDA communément appelée « Umubyeyi wacu » à BUTARE.
Rosalie était une figure qui nous était tous familière à BUTARE . Elle fut une victime emblématique destinée à être tuée dès les premières heures, ceci dans le but de signifier à la population hutu que l’exterminatin des Tutsi devait être totale et sans exception. Rosalie GICANDA habitait une maison modeste à l’entrée de BUTARE . Elle avait été chassée de NYANZA, de sa résidence royale, après la chute de la monarchie.
Ce qui caractérisait la Reine Rosalie, c’était sa simpliciité, son humilité, sa douceur et sa générosité.
Devant sa maison, sur la rue, il y avait toujours des pauvres et des mendiants, elle leur parlait, elle les réconfortait et leur donnait ce qu’elle avait…
BUTARE semblait être sous sa protection et rien ne pouvait nous arriver, disait-on !
Elle fut assassiné la première, le 20 avril par le Lieutenant Jean Pierre BIZIMANA et le soldat Aloys MAZIMPAKA, sous les ordres du capitaine NIZEYIMANA Ildephonse.
Le préfet de Butare Jean-Baptiste HABYARIMANA et sa famille, peu de temps avant leur assassinat – document : francegenocidetutsi.org
Le préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA: Jean-Baptiste était un ami, avec sa femme Joséphine. Jean Baptiste était un ingénieur civil, il était brillant et droit. Il aurait pu faire sa carreière dans un pays étranger mais il a choisi de rester dans son pays.
Grâce à son courage et à sa capacité de persuasion, il arriva à maintenir la paix dans la préfecture de Butare jusqu’au 17 avril 1994, date où il fut révoqué, arrêté et assassiné dans des circonstances non encore élucidé. Sa femme, Joséphine, et ses deux fillettes furent également assassinées.
Le professeur KARENZI Pierre Claver: KARENZI était un ami très cher avec sa femme Alfonsina. KARENZI était physicien mais c’était un intellectuel complet, touche à tout, un esprit brillant. Simple, sportif, compétent, honnête et patriote , KARENZI imposait le respect dans le paysage de tous ces intellectuels de BUTARE. Pierre Claver KARENZI fut désigné par les planificateurs du génocide à Butare, comme l’ex-Reine Rosalie, comme une victime emblématique destinée à être tuée dès les premières heures, afin de signifier à la population Hutu qu’il ne fallait épargner personne. KARENZI et Alfonsine furent assassinés le 21 avril 1994 et leurs enfants le 30 avril avec les autres enfants cachés chez les BENEBIKIRA. Toute la famille a été décimée.
Je pense à deux amies d’enfance,
Mon amie d’enfance Germaine BENEGUSENGA, infirmière à l’hopital, au CHUB, assassinée avec ses filles. Des jumelles, grièvement blessées, ont été sorties des fosses par la Croix-Rouge et ont survécu à leurs blessures.
Mon autre amie, MUJAWUKIZA Bernadette, a quitté Kigali avec ses trois enfants pour trouver refuge à Butare comme beaucoup d’autres. Elle fut assassinée avec la plus jeune de ses enfants, Clarisse, et Evelyne, sa filleule, fille de Germaine.
Nous ne les oublierons jamais.
Ibuka , ibuka, ibuka, souviens-toi,
« …N’oubliez pas cela fut, non, ne l’oubliez pas… » Primo LEVI
« ….La Justice passe là où il ne reste plus rien d’humain, et c’est tout ce qu’il nous reste dans ce monde pour nous sentir encore vivants…. »
Mes remerciements vont à la cour,
Mes remerciements à nos avocats :
Alice ZARKA et Michel LAVAL qui a débuté ces gros dossiers avec nous dès la création du CPCR, en 2001; Michel LAVAL n’a pas hésité, il n’a pas tremblé et continue de nous accompagner jusqu’à ce jour.
À nos familles et ami-e-s du Rwanda qui nous portent et qui ont compris très tôt les enjeux de la mémoire du génocide des Tutsi.
Ma profonde affection à nos enfants dont l’immense générosité nous a aidéS à poursuivre ce travail de mémoire et de justice. Il n’est pas facile d’avoir des parents comme nous. Ils nous ont acceptés sans jamais nous juger, sans jamais nous rejeter, et ils nous entourent toujours de leur soutien, de leur amour. Nous ne les remercierons jamais assez.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
2. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
3. IGA : Centre communal de formation permanente.[↑]
4. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
5. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑][↑]
6. Voir procès de Sosthène MUNYEMANA[↑]
7. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
8. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
9. Voir le Tableau récapitulatif des plaintes dans la rubrique « Nos actions judiciaires »[↑]
10. Voir entre autres : Les époux Gauthier, des passeurs de mémoire auprès des lycéens, un reportage de France 24 diffusé le 3 avril 2024.[↑]
11. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑][↑]
12. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
13. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
14. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
15. Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2 du Le 28 janvier 1993: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
Procès RWAMUCYO, mardi 22 octobre 2024. J16
23/10/2024
• Audition d’Angélique UWAMAHORO.
• Audition de Consolée MUKESHIMANA.
• Audition de Claudette MUHOZA.
• Audition de Laurence DAWIDOWICZ, représentante de l’association SURVIE.
________________________________________
Audition de madame Angélique UWAMAHORO, elle aurait été témoin directe des faits reprochés à Eugène RWAMUCYO. Souhaite se constituer partie civile, assistée par maître EPOMA.
Madame UWAMAHORO vivait à NYAGACYAMA, dans le secteur de NKUBI, à environ 1h de marche de la commune de NGOMA. En 1993, elle connaissait déjà Eugène RWAMUCYO, car elle se rendait avec sa mère « à la Santé » (NDR. Au CUSP[1] de BUTARE) pour se faire soigner une maladie de peau. Sa mère avait des rendez-vous avec RWAMUCYO concernant le Planning familial. Elle le reconnaît sans hésitation dans la salle d’audience.
En 1994, madame UWUMAHORO était âgée de seulement 13 ans. Après le 20 avril et le début du génocide dans la préfecture de BUTARE, sa famille se sépare. Une partie se rend à KABAKOBWA (secteur de NKUBI). Une autre, dont elle fait partie, va au couvent des religieux de RANGO des frères Don Bosco (secteur de TUMBA). S’y trouvent beaucoup de réfugiés Tutsi de TUMBA.
Le lendemain, à partir de 15h, une attaque est déclenchée, d’abord avec des armes à feu. Deux de ses frères sont tués (NDR. Ce sont ses cousins paternels). Elle passe la nuit au milieu des cadavres. Elle retrouve la seule survivante de sa famille, sa sœur Claudine MUKAMUGAGA (NDR. Elle aussi est sa cousine germaine du côté de son oncle paternel). Devant le couvent Don Bosco, arrivent deux bus transportant des militaires de l’ESO[2], suivis d’un pick-up (voiture tout terrain à double cabine) avec à son bord des interahamwe[3] et Eugène RWAMUCYO. Les miliciens s’emparent de Claudine, car ils recherchent des jeunes filles. Cinq jeunes femmes sont ainsi enlevées, dont Claudine. Les miliciens les ont très probablement violées, car « c’est comme ça qu’ils procédaient ». Pour justifier cet enlèvement, RWAMUCYO dit qu’ils emmènent ces jeunes filles pour les soigner et qu’il les ramènera. Insistant pour suivre sa cousine, madame UWAMAHORO est écartée par RWAMUCYO, qui rétorque qu’elle n’est encore qu’un enfant. Elle ne reverra jamais sa cousine.
Fuyant le couvent, elle passe par MUKONI, TUMBA et l’UNR[4]. Elle se retrouve bloquée à une barrière, située à côté de la maison de Pauline NYIRAMASUHUKO et de l’église anglicane rwandaise (EAR). S’y trouvent beaucoup de Tutsi, femmes et enfants.
Lorsque madame UWAMAHORO se trouvait à cette barrière, deux voitures sont passées. La première était conduite par un certain NDINDABAHIZI, chauffeur de la commune de NGOMA, qui transporte de l’essence pour mettre le feu aux maisons des Tutsi. Dans l’autre voiture se trouve Eugène RWAMUCYO. Il descend de la voiture et demande d’où viennent tous ces Tutsi après les avoir balayé du regard. Il jure aux interahamwe présents que ça n’en n’est pas fini avec les Tutsi. Il dit à leur chef à la barrière de ne pas se comporter comme des enfants, et qu’en cas de besoin « ils allaient faire des Tutsi leurs lits ». C’est une incitation directe à tuer les Tutsi qui sont à la barrière, et une promesse qu’ils ne repartiront pas vivants de cet endroit. RWAMUCYO aurait ainsi montré aux Tutsi qu’ils étaient condamnés.
Le massacre commence vers 17h, à la machette ou au gourdin. Madame UWAMAHORO est parvenue à s’enfuir. S’engage un nouveau périple qui l’emmène au stade de HUYE (derrière le bureau communal de NGOMA). Elle y reste environ un mois.
Deux jours avant que le FPR[5] ne prenne BUTARE (NDR. La ville étant prise le 4 juillet, ce qui suit s’est donc passé le 2 juillet 1994), RWAMUCYO, accompagné de militaires de l’École des Sous-officiers (ESO), arrive dans le stade pour déclarer aux nombreux réfugiés que la paix est revenue et qu’ils peuvent s’installer pour faire à manger. C’est une tromperie car une demi-heure plus tard, les Tutsi du stade sont pris pour cible par des tirs avant que les interahamwe ne rentrent dans les lieux pour les massacrer à l’aide d’armes traditionnelles.
Madame UWAMAHORO est blessée à l’aine par une balle. Elle est retrouvée et soignée deux jours plus tard par des soldats du FPR, au Groupe scolaire (on lui retire la balle). Des séquelles importantes l’empêchent encore aujourd’hui de marcher normalement. À ce titre, elle déclare : « Je ne peux pas oublier RWAMUCYO, s’il n’avait pas dit que la paix était revenue, je serais partie et je n’aurais pas pris cette balle, qui est la cause de mon infirmité ». Elle souligne ainsi la persistance, dans sa mémoire et dans sa chair, du génocide et des actes imputés à l’accusé. Par ailleurs, elle demande la « Justice pour les [s]iens, qui sont morts pour ce qu’ils étaient ». Sa famille compte deux survivants, sa petite sœur Claudine UWAMARIYA, et un demi-frère (fils de son père), Leothe HARERIMANA.
Comme la veille, la défense obtient que soit « donner acte », c’est-à-dire que le témoignage de madame UWAMAHORO soit consigné par écrit, car les faits seraient « rigoureusement » étrangers à l’instruction. Me MATHE dit que « ce ne sont pas des faits reprochés à l’accusé ». Monsieur le président LAVERGNE rappelle que c’est à la cour et aux jurés qu’il appartiendra d’en juger.
Puis Me MATHE a cherché à comprendre comment le témoin a su qu’un procès contre RWAMUCYO allait avoir lieu. Madame UWAMAHORO ne comprenant pas la question, Me MATHE en vient à soupçonner que quelqu’un (qui ?) lui aurait dit de ne pas répondre à cette question. Ces suspicions s’inscrivent dans la droite ligne des insinuations portées par la défense depuis l’ouverture de ce procès.
Audition de madame Consolée MUKESHIMANA, elle aurait été témoin directe des faits reprochés à Eugène RWAMUCYO. Souhaite se constituer partie civile, assistée par maître BERNARDINI.
Le témoin, qui devait être entendu en visioconférence depuis KIGALI a fait savoir qu’elle ne pouvait être entendue pour cause d’hospitalisation. La Cour décide de renoncer à l’entendre.
Madame Claudette MUHOZA, aurait été témoin des réunions auxquelles l’accusé aurait participé durant le génocide. Souhaite se constituer partie civile, assistée par maître EPOMA.
Madame UMUHOZA n’avait que onze ans au moment du génocide. Elle vivait (et vit toujours) à TUMBA, dans la commune de NGOMA (NDR. Elle a déposé un témoignage et a été partie civile en 2023 dans le procès de Sosthène MUNYEMANA[6]). Elle connaissait Eugène RWAMUCYO avant le déclenchement du génocide, et ce par plusieurs biais. Elle le voyait tous les jours déjeuner au restaurant de François SEMANZI, où sa grande sœur, Monique UWIZEYE, travaillait. Surtout, le docteur NGIRABATWARE (médecin du CHUB[7]) avait embauché RWAMUCYO pour donner des cours de français à ses deux enfants. Madame UMUHOZA se rendait parfois chez ce médecin pour assister à ces leçons, et les enfants lui avaient dit le nom de ce professeur.
Le génocide débute le 21 avril 1994 à TUMBA. Autour du 26 avril, a lieu une réunion au bureau de secteur de TUMBA (ouvert par Sosthène MUNYEMANA[8]). Cette réunion avait pour but de faire sortir ceux qui se cachaient. Plusieurs de ses frères et sœurs sont tués le soir-même.
C’est à ce moment-là qu’elle est enlevée par Célestin RUGENINTWAZA, qui se vante de se l’être « appropriée ». Elle devient, selon ses propres mots, son « objet sexuel ». Célestin RUGENINTWAZA est un membre des interahamwe[3], ancien chauffeur à la SORWAL, usine d’allumettes dirigéepar HIGANIRO avant le génocide. Il travaillait avec Boniface MISAGO, un interahamwe important, marié à la sœur de madame UMUHOZA (Claudine KAYITESI). La maison de RUGENINTWAZA, où la témoin passe une partie importante du génocide, se situe dans la propriété de MISAGO, prenant la forme d’une annexe.
Madame UMUHOZA ne se cache donc pas et est amenée au contraire partout par RUGENINTWAZA, dans tous ses déplacements. Elle est témoin de nombreuses horreurs du génocide.
Un matin après que le génocide eut débuté (elle date cela deux jours après avoir été enlevée par RUGENINTWAZA), RWAMUCYO accompagné de deux interahamwe, Fidèle et Faustin (deux fils d’un autre milicien important, Félicien KUBWIMANA) arrivent chez RUGENINTWAZA. Ils disent chercher les membres de la fratrie de Monique UWIZEYE, qui serait « détentrice des secrets des inkotanyi[9] ». RWAMUCYO, voyant madame UMUHOZA , alors âgée de onze ans, aurait déclaré : « Voyez-vous ces minuscules doigts, qui sont les mêmes que ceux des ‘inkotanyi’ ». Puis il vise son « cou prêt à recevoir un coup de machette ». Finalement, RUGENINTWAZA (et la témoin) accompagne RWAMUCYO et les autres miliciens dans leur véhicule. Ils roulent jusqu’à la préfecture. À chaque barrière, RWAMUCYO s’entretient avec les interahamwe et les incite à « faire le boulot qui [leur] incombe ».
À la Préfecture, madame UMUHOZA découvre une foule immense et énormément de cadavres. S’y trouve un autre interahamwe, GAPIKIRI (NDR. Ce milicien et tueur exerçant dans la commune de TUMBA est également cité dans le dossier de Sosthène MUNYEMANA, avec lequel il a tué et participé au génocide[8]). La témoin retrouve là-bas deux cousines germaines, qui avaient épousé des maris de RUHENGERI. Odette NIYONAMBAZA, qui avait deux petites filles, et une certaine Domitille, qui avait un fils du nom de Clément.
RUGENINTWAZA explique le lien de parenté entre madame UMUHOZA et ces femmes. RWAMUCYO lui répond qu’il veut que la ville soit entièrement débarrassée et « nettoyée » des Tutsi, et qu’il n’y a personne d’autre de mieux placé que lui pour tuer ces femmes. RUGENINTWAZA les frappe – elles et leurs enfants – alors à coups de gourdin clouté, devant madame UMUHOZA. Il traîne leurs cadavres dans la fosse creusée à la Préfecture.
Profondément choquée, madame UMUHOZA voit un engin Caterpillar qui ramasse les corps à l’extérieur de la fosse pour les y jeter. La fosse est pleine. Les Tutsi vivants étant encore nombreux, trois bus sur lesquels il est écrit ONATRACOM ont été utilisés. Les miliciens on fait monter avec brutalité environ 200 personnes par bus. C’est donc un convoi d’environ 600 personnes. RWAMUCYO, RUGENINTWAZA, la témoin, GAPIKIRI et les fils de KUBWIMANA suivent les bus en voiture. Arrivés à l’école primaire de NYENDE, les Tutsi sont enfermés dans les salles de classe. Les miliciens y mettent le feu en déversant le contenu de quatre jerricanes d’essence. Environ 600 personnes sont ainsi brûlées vives dans l’école.
Lors de leur départ, RWAMUCYO menace les autres tueurs, en leur disant que s’ils « ne sont pas à même de faire le travail, ils n’avaient qu’à le lui dire et il en appellerait [d’autres pour faire le travail à leur place] ». Pour la témoin, il semble diriger les interahamwe.
Le témoin explique par la suite comment, dans la même journée, RWAMUCYO et les miliciens ont participé à un massacre d’ampleur à KABAKOBWA. RWAMUCYO dit aux miliciens de prendre des jeunes femmes Tutsi, qui ont été « arrogantes » pour avoir des rapports sexuels avec elles (donc pour les violer). De nombreuses femmes sont ainsi violées dans la forêt du presbytère. RUGENINTWAZA y participe (il semblerait que RWAMUCYO non). La journée se termine lorsqu’ils chargent dans le véhicule de nombreux biens pillés par RUGENINTWAZA dans la ville : un frigo, une télévision, deux matelas, d’importantes liasses de billets (une large partie étant laissée sur place), et une paire de jumelles.
Lors de son départ, RWAMUCYO menace de nouveau les autres tueurs, en indiquant qu’ils « n’échapperaient pas à sa fureur si Monique UWIZEYE n’était pas retrouvée et tuée ».
Elle racontera par la suite son sauvetage des mains de RUGENINTWAZA, ainsi que l’enterrement en dignité de membres de sa famille, dont les corps sont retrouvés en 1999. Elle soulèvera les conséquences quotidiennes du génocide sur sa vie d’aujourd’hui, puisqu’elle se retrouve seule à assumer la charge de ses trois enfants. Elle évoquera les persécutions que subissent encore aujourd’hui les rescapés du génocide. C’est « une vie difficile alors qu’elle aurait dû être belle ». Elle dit, en s’adressant à RWAMUCYO, qu’il « leur a fait du mal ».
Après ce témoignage, la défense critiqua largement la procédure d’instruction du dossier, qui n’a pas entendu madame UMUHOZA. Elle se plaint donc de devoir faire face à un témoignage nouveau, inconnu d’elle (NDR. Ce qui n’a pas empêché la défense de citer elle-même très tardivement des témoins à décharge, qui n’ont pas non plus été entendus au préalable dans le dossier d’instruction). Me MATHE fustige « la masse d’informations qui [leur] est tombée dessus pendant deux heures ».
Ce qui n’empêchera pas celle-ci de faire tomber une masse de questions bien peu utiles sur madame UMUHOZA. La défense s’entêtera alors à demander à la témoin comment elle a su qu’un procès contre RWAMUCYO allait se tenir.
Audition de madame Laurence DAWIDOWICZ, représentante de l’association SURVIE[10].
Je m’appelle Laurence DAWIDOWICZ, je suis kinésithérapeute et adhérente de l’association Survie qui s’est portée partie civile dans ce procès et que je représente ici.
Je remercie nos avocats, présents dans la salle qui ont travaillé gracieusement pour porter notre voix, nous les remercions de leur engagement à nos côtés.
Je vais tout d’abord vous présenter SURVIE et ensuite les raisons qui nous ont conduits, en tant qu’association, à nous porter partie civile dans ce procès.
I – QUI EST SURVIE ?
SURVIE, c’est une association qui regroupe 900 adhérents répartis en 20 groupes locaux présents dans différentes régions de France. Nous avons trois salariés, qui sont financés par nos fonds propres, issus des cotisations des adhérents et de dons de personnes privées.
Survie a été créée au début des années 80, pour lutter contre les causes structurelles de la misère dans les pays du Sud.
Ses membres fondateurs ont lancé le « manifeste-appel contre l’extermination par la faim », une pétition signée par 55 prix Nobel à l’époque, et par de nombreux parlementaires français mais, sans que cela ne débouche sur des actes, contrairement aux mobilisations en Italie ou en Belgique…
Cette interpellation internationale plaidait en faveur d’une réforme de l’aide publique au développement pour que cette aide s’attaque véritablement aux racines de l’extrême misère et la famine dans les pays du Sud.
Et en France ?
Assez rapidement et dans la suite logique du manifeste, Survie a milité pour assainir les relations entre la France et les pays d’Afrique francophone, ce qu’on appelle la lutte contre la Françafrique.
C’est l’époque où le public a commencé à découvrir, notamment grâce à notre action, que des partis politiques français de premier plan bénéficiaient, pour leur financement, de fonds détournés par des dictateurs africains. Autant d’argent qui échappait aux besoins criants des citoyens de ces pays et aggravait leur misère.
II – COMMENT SURVIE EN EST-IL VENU A S’INTERESSER AU RWANDA ?
Le Rwanda en 1993, c’est « Silence on tue »
• En 1992-93 les exactions contre les Tutsi ont pris une tournure massive.
• Les associations rwandaises de défense des droits de l’Homme ont beau être actives, leur travail de documentation des massacres n’a aucun effet sur le pouvoir en place.
• Réunies en un collectif, (le CLADHO), elles décident alors d’alerter leurs supports internationaux du risque de survenue d’un génocide des Tutsi du Rwanda.
• Là au moins, elles sont entendues. Par la Fédération Internationale des droits de l’Homme, la branche africaine de Human Right Watch et l’Union africaine des Droits Humains, qui envoient une mission d’enquête sur place.
• Jean CARBONARE, qui était à l’époque président de Survie, fait partie de la délégation.
Jean Carbonare au JT de France 2 le 28 janvier 1993 (archive INA)
• Il a témoigné au JT de France 2[11], à son retour, des enquêtes des associations rwandaises, de ce qu’elles leur avaient montré mais aussi du soutien du gouvernement français au gouvernement en place au Rwanda. Bouleversé par ce qu’il a vu, il ne s’en est jamais remis.
• Jean CARBONARE a rencontré la cellule africaine de l’Elysée pour lui remettre un pré-rapport de mission.
Mais là encore : silence radio, aucune réaction et pire, comme l’a bien montré le récent rapport Duclert[12], l’exécutif français continue à soutenir le régime Habyarimana, puis le Gouvernement Intérimaire Rwandais, responsable du génocide.
Quelle a été l’action de Survie pendant le génocide ?
D’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris. Ils ont multiplié les conférences de presse, les communiqués, mais aussi des manifestations symboliques, comme la marche en rond : ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Ils n’étaient pas nombreux ceux qui s’intéressaient au Rwanda en 94.
Et depuis ?
Le génocide des Tutsi a marqué un tournant pour notre association : depuis 1994, nous en avons fait un combat fondateur.
L’association a pris conscience du risque que ce génocide soit occulté, nié, et avec lui la mémoire des victimes, la culpabilité des auteurs et complices.
C’est pourquoi nous avons introduit la lutte contre la banalisation du génocide dans nos statuts.
… et nous l’avons traduit en actes
Dès octobre 94 François –Xavier Verschave qui succédera à Jean Carbonare comme président de Survie, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ».
Parallèlement, la déléguée du président, Sharon Courtoux recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.
Depuis 1994, le combat des militants se poursuit sur nos heures de liberté, de sommeil, nos weekends, nos soirées. Des milliers de personnes se sont relayées, certains qui connaissaient le Rwanda, d’autres qui avaient rencontré des rescapés, mais aussi des personnes qui portaient parfois dans leur histoire personnelle le refus de l’impunité.
Beaucoup de nos membres n’avaient pas 20 ans en 1994. Ils ont décidé, tout comme moi, que ce combat était le leur. Et qu’il fallait agir.
Avec d’autres associations nous avons créé la Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale, et multiplier les pressions pour que partout la justice s’applique contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.
Nous avons en 2004 contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires. Nous avons continué à écrire, à publier, à rencontrer les simples citoyens lors de projections débats pour partager avec eux ce que nous avions appris, mais aussi nos questions, nos indignations.
Dans cette logique, nous avons changé les statuts de l’association pour pouvoir ester en justice.
III – POURQUOI SURVIE SE CONSTITUE-T-ELLE PARTIE CIVILE ?
Vous l’aurez compris, notre raison d’être à Survie, c’est de lutter contre l’impunité, l’impunité des pouvoirs publics comme celle des individus.
C’est cette même impunité qui a permis que le génocide d’avril 94 soit possible, car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient été ni arrêtés, ni jugés, ni condamnés.
Nous sommes petits mais obstinés. Nous voulons que la justice soit rendue. Pour que le « Plus jamais ça » ne soit pas que des mots.
La France est hélas une terre d’accueil pour un grand nombre de personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir été complices de crime de génocide. Nous avons été parties civiles dès le premier procès d’un accusé rwandais en France, celui de Pascal SIMBIKANGWA mais aussi celui des deux bourgmestres Octavien NGENZI ET Tito BAHARIRA, puis, plus récemment, celui de Laurent BUCYBARUTA, celui de Sosthène MUNYEMANA, celui de Philippe MANIER.
Notre présence à ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance mais une étape nécessaire pour faire avancer la vérité, pour obtenir justice, pour que les enfants des victimes ne tremblent plus au moindre son de sifflet, comme ceux des Interahamwe[3] qui les pourchassaient, pour que les enfants des tueurs sachent que le cycle s’est arrêté là.
Peut-être aussi pour l’association avons-nous besoin de savoir que nous ne nous sommes pas mobilisés en vain. Que ce génocide restera dans la conscience de nos concitoyens et que maintenant, c’est un à jury citoyen que nous pouvons nous en remettre.
Maître MATHE interroge le témoin sur la personne de Jean CARBONARE. Elle sait qu’il a quitté la présidence de SURVIE fin 1994, qu’il est parti au Rwanda en octobre 94. Il a joué un rôle important au sein de l’association. Il avait rencontré des Tutsi exilés au Sénégal à la suite des massacres des années 62-63.
Il semble que l’avocate de l’accusé en connaisse beaucoup plus que le témoin. Elle s’appuie sur un document écrit par Chantal MOREL sur le couple CARBONARE: « Un exemple face au génocide: Marguerite et Jean CARBONARE ». Au Sénégal, le couple originaire de DIEULEFIT dans la Drôme se lie d’amitié avec monsieur Ezéchias RWABUHIHI et son épouse (NDR. Beaucoup plus tard, monsieur RWABUHIHI deviendra président de l’association « Les Amis du CPCR ». Au début des années 2000, il avait été ministre de la Santé au Rwanda.)
En 1990, poursuit l’avocate, « par leurs amis rwandais du Sénégal, ils font connaissance avec le représentant du FPR à PARIS, monsieur François RUTAYISIRE et avec son Excellence Jacques BIHOZAGARA, ambassadeur du Rwanda à Paris. Ce dernier fera venir Jean CARBONARE à Mulindi »(NDR. Me Mathé fait là une imprécision qui peut induire en erreur : Jean CARBONARE est allé à Mulindi en juillet 1994 et pas avant qu’il fasse parti de la Commission FIDH-HRW-UADH de 1993[13]. Source Marguerite Carbonare – comité de vigilance – Note pour précision fournie par LD), base arrière du FPR, c’est là qu’il lui aurait proposé de participer à la reconstruction du pays après la guerre, ce fut l’origine de son engagement pour reconstruire des maisons pour les veuves du génocide, avec le financement du PAM (Programme d‘aide alimentaire mondial).
Fin 1994, les CARBONARE séjournent au Rwanda où ils auraient établi « des contacts étroits avec le couple KAGAME. » (NDR. Toutes ces réflexions pour discréditer le couple CARBONARE ?« ), le témoin précise que l’épouse KAGAME était impliquée dans le programme de reconstruction de ces maisons.
Concernant la Commission internationale des droits humains de 1993 dont maître Eric GILLET a longuement parlé[14], s’appuyant cette fois sur les commentaires de madame Alison DES FORGES lors du procès AKAYESU au TPIR, Me MATHE cite une partie du témoignage de celle-ci : suite à une question de l’avocat d’AKAYESU elle aurait déclaré que si elle avait su que Jean CARBONARE était aussi lié au FPR, elle n’aurait pas accepté de participer à cette commission. Madame DAWIDOWICZ termine en précisant que dans ce témoignage « Alison Des Forges dit bien que le rapport était issu d’un consensus entre les membres de la commission, elle ne dit pas qu’il y a eu manipulation par CARBONARE » (NDR. contrairement à ce que voulait surement entendre la défense ?).
Visionnage du film que monsieur RWAMUCYO a tourné en février 1993: RWANDA 1990 à 1993. Le FPR avait rompu le cessez-le feu et organisé une attaque à RUHENGERI. Lors d’un déplacement, l’accusé avait tourné des images des massacres commis par le FPR. Il était aussi passé par le camp de déplacés de NYACYONGA, aux portes de KIGALI. L’accusé montre des corps en putréfaction, d’autres à peine enterrés, œuvre du FPR. A NYACYONGA, il filme la détresse des réfugiés en proie à la malnutrition et aux intempéries. L’accusé dit avoir été « bouleversé par la guerre! »
Cette projection sera suivie d’une vive discution entre monsieur le président et l’accusé. Au lieu de venir concrètement en aide aux réfugiés en collaborant avec les ONG, il a écrit un rapport intitulé: « Programme d’intégration des programmes chargés de planning familial dans le programme élargi de vaccination« , un programme « plus politique qu’humanitaire » lui fera remarquer le président. Ce que l’accusé tentera de contester bec et ongles.
Il est tard, 20h20. Monsieur le président promet de revenir sur ce rapport lors des prochains interrogatoires.
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑]
2. ESO : École des Sous-Officiers de BUTARE[↑]
3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑][↑]
4. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
5. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
6. Voir l’audition de Claudette UMUHOZA, partie civile dans le procès de Sosthène MUNYEMANA, le 27 novembre 2023.[↑]
7. CHUB: Centre hospitalier universitaire de Butare[↑]
8. Voir Procès Sosthène MUNYEMANA[↑][↑]
9. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
10. https://survie.org[↑]
11. Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2 du Le 28 janvier 1993: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
12. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
13. Voir Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[↑]
14. Voir l’audition d’Éric GILLET, ancien avocat de parties civiles lors de plusieurs procès en Belgique[↑]
Procès RWAMUCYO, mercredi 23 octobre 2024. J17
24/10/2024
• Audition d’Yves DELANOY, expertise psychologique de l’accusé.
• Audition du Dr Michel DUFOUR, expertise psychiatrique de l’accusé.
• Audition de Gloriose NYIRAHABIMANA.
• Audition de Spéciose MUKAYIRANGA.
• Audition de Constance NYIRAKAMANA.
• Audition de Marcel KABANDA, président de l’association IBUKA FRANCE.
________________________________________
Audition de monsieur Yves DELANOY, psychologue clinicien ayant procédé à l’expertise psychologique de l’accusé.
Monsieur DELANNOY a rencontré monsieur RWAMUCYO le 7 août 2014. Dans son rapport, il note que l’accusé a une forte tendance victimaire et adopte une posture défensive constante, se disant innocent de toutes les charges pour lesquelles il est poursuivi. Il relève les propos tenus par monsieur RWAMUCYO tels que : « on m’a accusé d’avoir tué des gens », « on me reproche une participation directe », « les Tutsi sont les seuls à être écoutés », « je suis qualifié de collabo [alors que j’ai sauvé des Tutsi] », « j’ai perdu beaucoup d’amis à Butare [dévastée par le FPR[1]] », « je suis l’ennemi du peuple, ils font tout pour m’empêcher de travailler » ou encore « Kouchner veut m’offrir aux Tutsi ».
L’expert a également relevé que RWAMUCYO parle collectivement de tout ce qui a trait au génocide, en faisant comme si lui-même n’avait pas de place propre. Ainsi, l’accusé aurait dit qu’on lui a « cité des noms de personnes [qui l’accusent] qu’il ne connaît même pas ». Concernant la réunion du 14 mai 1994 à l’UNR avec Jean KAMBANDA[2], il rappelle que « tous les gens intelligents de BUTARE » y étaient. Pour lui, il ne « sai[t] rien » sur le génocide, qui est un événement « dont [il a] entendu parler ». Adoptant selon monsieur DELANNOY un ton professoral, il lui expose son récit historique du Rwanda. Pour lui, ce n’est pas une question ethnique mais bien des pures considérations politiques.
Monsieur DELANNOY décrit monsieur RWAMUCYO comme un sujet affable, disposant d’une expression aisée et précise. Il n’éprouve aucun débordement émotionnel. Il n’aurait pas de tendance relevée à l’affabulation ou la mythomanie (ce qui n’est pas incompatible avec la dissimulation, comme le relève monsieur le président). Monsieur RWAMUCYO serait doté d’une intelligence supérieure à la moyenne. Il mobilise un récit minimaliste et distancié, tout en montrant une sensibilité à la « cause Hutu ». Le psychologue ne relève aucun trouble dans la compréhension du réel ni d’anomalie mentale. En revanche, il souligne un besoin d’une constante « réassurance narcissique ».
Monsieur le président laisse monsieur RWAMUCYO s’exprimer, compte tenu du fait que cette expertise a eu lieu dix ans auparavant. Il n’indique rien, sinon qu’il est « pratiquement d’accord » et que le ton « professoral » qu’on relève chez lui est adopté par d’autres, et notamment monsieur DELANNOY (« c’est quelque chose que nous partageons »).
Monsieur le président interroge l’expert sur le manque apparent de réactions émotionnelles chez l’accusé (« On a l’impression d’avoir quelqu’un d’extrêmement froid et détaché. Quand on évoque des faits d’une extrême violence, cela ne suscite chez lui aucune réaction visible »).
Monsieur DELANNOY émet l’hypothèse que la distanciation, l’intellectualisation et le manque d’émotion apparente sont dus à un mécanisme de défense, de nature traumatique. Cela pourrait expliquer qu’il parle rationnellement de choses innommables. Au contraire, ceci pourrait relever d’une défense rationnelle, d’une stratégie de dénégation.
Pour monsieur DELANNOY, monsieur RWAMUCYO a une bonne image de lui-même et cherche absolument à la conserver. Au cas où il sa responsabilité serait retenue pour génocide, ceci impacterait très largement l’image qu’il a de lui, son système de valeurs (notamment en tant que chrétien et que médecin). Le psychologue a relevé une fragilité dans la construction narcissique de monsieur RWAMUCYO. C’est pour cela qu’il pense que l’accusé ne sera sans doute pas capable de reconnaître une telle responsabilité génocidaire, s’il venait à être condamné.
L’expert est interrogé par le jury et les parties civiles sur sa méthodologie. Questionné sur la portée de son expertise, monsieur DELANNOY précise qu’elle est une « photographie à l’instant T ».
La défense interroge l’expert sur les conséquences potentielles de l’exil sur la personnalité de monsieur RWAMUCYO et sur l’image qu’il a de lui-même. Elle reconnaît que l’attitude défensive de l’accusé peut être constatée par tous, mais suggère l’hypothèse selon laquelle celle-ci viendrait du fait que le récit des événements établi par monsieur RWAMUCYO n’est « plus la parole dominante ». Monsieur DELANNOY rappelle que cette hypothèse a été évoquée par son rapport, qui note un certain fatalisme chez l’accusé.
Audition du docteur Michel DUFOUR, expert psychiatrique, en visioconférence depuis le Tribunal Judiciaire de VALENCIENNES.
Le docteur DUFOUR a rencontré monsieur RWAMUCYO en 2014. L’expertise a duré moins d’une heure.
Au cours de l’entretien, monsieur RWAMUCYO a adopté un ton professoral et condescendant, et a fait une « pédagogie sur l’histoire du Rwanda ». Il déclare à l’expert qu’il « avai[t] du pouvoir au Rwanda », « que ceux qui avaient fui en 1959 sont revenus les armes à la main en 1990 », que lui « représente une époque » et que c’est pour cela qu’il faut qu’il tombe, « [qu’il appartient] à ceux qui devaient tomber » car « on sait [qui il est] ».
En revanche, le psychiatre ne constate aucun trouble, aucune pathologie psychiatrique chez monsieur RWAMUCYO.
Le président donne une nouvelle fois la parole à monsieur RWAMUCYO, qui n’ajoute rien. Il se défend simplement sur la question du ton professoral, en disant que c’est sa « manière de parler », qui « masque [s]on anxiété ». Il explique que « ce n’est pas facile d’être devant la cour d’assises ».
Audition de madame Gloriose NYIRAHABIMANA, citée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président à la demande de maître LADU, en visioconféfence du RWANDA.
Madame NYIRAHABIMANA vivait à NYAKIZU (NYARUGURU) avec sa famille, constituée d’une fratrie de douze enfants. Elle est la sixième, et est âgée de 18 ans en 1994, pendant le génocide. Sa famille est pauvre.
Après le déclenchement du génocide dans la préfecture de BUTARE, la maison de la témoin est attaquée par ses voisins. La famille parvient à s’échapper mais leur maison est incendiée. Elle se réfugie d’abord à l’église de CYAHINDA. Une attaque menée par les interahamwe[3] pousse la famille à fuir par les bois. Les assaillants les poursuivent en leur lançant des grenades, mais aucun membre de la famille n’est touché.
Repassant par NYAKIZU, madame NYIRAHABIMANA et sa famille se réfugient ensuite à NUYMBA (GISHAMVU), à la paroisse. Quand la famille arrive à NUYMBA, une première attaque a déjà eu lieu. Il y a énormément de cadavres. La famille se réfugient dans la « salle des célébrations », une ancienne et plus petite église située entre l’église et l’école primaire. À NUYMBA, il y a des réfugiés de tous les secteurs environnants, mais aussi de NYARUGURU et de KIGEMBE.
Le lendemain de leur arrivée est lancée une nouvelle attaque des interahamwe. Elle reçoit des coups de gourdin. Elle perd connaissance mais la reprend dans la soirée. Après s’être cachée dans les cadavres, elle parvient à sortir de l’église.
Elle indique à ce moment-là avoir été violée, par plusieurs hommes et à tour de rôle. Une maladie incurable lui a été inoculée au cours de ces viols. C’est un souvenir traumatique, pour lequel la témoin ne souhaite pas s’étendre.
Madame NYIRAHABIMANA est prise en charge le même jour par une femme – nommée PRISCA – vivant avec ses deux enfants (âgés d’environ 5 et 6 ans). Sa maison se situe sur la colline en face de NUYMBA (à une quinzaine de minutes à pied, il suffit de descendre vers la vallée et de remonter la colline). Elle reste chez elle, en échange de quoi elle va chercher du bois de chauffage ou garde les vaches et ses enfants. Personne n’est au courant que c’est une Tutsi dans le voisinage, PISCA lui disant de ne pas se cacher pour ne pas apparaître suspecte.
Caterpillar 950E (source : agriaffaires.com, DR)
Environ une semaine après son arrivée, les enfants lui demandent de les accompagner pour voir le Caterpillar en train « d’enterrer les Tutsi ». Elle les suit pour ne pas attirer l’attention. Lorsqu’elle voit la fosse de NYUMBA (au niveau de la salle des célébrations) être remplie de corps par la machine, son « cœur a sursauté ». Elle voit clairement que des blessés sont également jetés dans les fosses (NDR. Notamment au niveau des jambes, plusieurs témoins ayant indiqué que les assaillants visaient les chevilles de leurs victimes pour empêcher qu’elles ne puissent s’échapper par la suite). Elle entend les blessés gémir, et elle est persuadée que le conducteur a dû voir qu’ils bougeaient.
Elle est témoin directe de ce macabre spectacle, pendant une vingtaine de minutes. Elle remarque la population et des interahamwe armés qui regardent la machine. La témoin indique avoir clairement entendu des passants indiquer qu’ils remercient un certain Eugène RWAMUCYO pour avoir fait venir le Caterpillar et ainsi les débarrasser des odeurs de putréfaction, de cette « puanteur ». Elle entendra le lendemain, par d’autres personnes sur la route, que RWAMUCYO est un « docteur à l’Université ». Le Caterpillar travaille ainsi 3 à 4 jours. Située en face de NYUMBA, madame NYIRAHABIMANA est témoin de ses activités.
La témoin indique que seuls sa mère – elle était Hutu – et son frère – réfugié au Burundi – ont survécu.
La maladie qui lui a été inoculée la prive de toute force, l’empêchant de travailler pour nourrir ses enfants. Par chance, et grâce aux médicaments et au suivi des médecins, cette maladie ne s’est pas transmise à ses trois enfants. Madame NYIRAHABIMANA exprime malgré tout un certain sentiment de culpabilité, en indiquant qu’elle « n’a pas fait exprès d’avoir cette maladie ».
Il est à noter que cette déposition a été particulièrement bouleversée par la Défense. Au cours de l’audition, monsieur RWAMUCYO lui-même a tenté d’intervenir pour des questions de traduction en kinyarwanda. Il est vivement rabroué par monsieur le président, qui lui interdit d’intervenir et d’interrompre l’interprète.
Par la suite, Me MATHE s’emploiera à poser des questions très précises à la témoin, s’étonnant qu’elle se soit rappelée du nom de RWAMUCYO mais qu’elle ne sache plus le nom des enfants de la femme l’ayant recueillie.
La défense s’acharnera encore une fois sur la question de savoir comment et par qui la témoin a été mise au courant du procès, de la déposition et de la constitution de partie civile. Me LADU, avocat de madame NYIRAHABIMANA, est obligé d’intervenir face à un tel acharnement. Les questions s’enchaîneront, et avec elles les insinuations de complot et de manipulation des témoins par le gouvernement de Kigali. Pas de doute, ces dernières figurent plus que jamais en bonne place dans l’argumentaire de la défense.
Audition de madame Spéciose MUKAYIRANGA, citée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président à la demande de maître LAVAL, en visioconféfence du RWANDA. Son témoignage portera entre autres sur la fosse de TABA à BUTARE dans laquelle ses enfants ont été jetés.
Butare. Quartier de Taba, près de l’emplacement d’une fosse commune.
Madame Spéciose MUKAYIRANGA commence son témoignage en évoquant les grands massacres qui ont endeuillé les années soixante et soixante dix puis aborde assez vite les années 90: l’arrestation des « Ibyitso », les complices du FPR en octobre 1990, parle du massacre des Bagogwe[4] (son mari est lui-même un Mugogwe), les menaces qui pèsent sur sa famille, les visites qu’ils reçoivent à la maison (le témoin sera blessé à la machette lors de l’une de ces intrusions). Son mari, monsieur Fidèle KANYABUGOYI, fondateur avec des amis de l’association « KANYARWANDA », une association des droits humains qui ne cesse de dénoncer les injustices qui sont infligées aux Tutsi, est particulièrement visé.
Le témoin après voir évoqué son court séjour au Centre Christus, maison des Jésuites, début avril 1994 (plusieurs prêtres et laïcs seront tués dès le 7 avril), aurait aimé parler plus longuement de sa fuite à l’ETO, école technique de KICUKIRO, où elle se réfugie avec son mari et beaucoup d’autres Tutsi, pour se mettre sous la protection du contingent belge de la MINUAR[5]. Elle voulait parler aussi du calvaire que les rescapés ont subi après le départ des Casques Bleus belges le 11 avril, leur chemin de croix vers NYANZA où beaucoup de Tutsi seront abattus. Son mari sera du nombre des victimes. Elle-même, blessée, enfouie sous les cadavres, dans les lamentations des mourants et le pleur des enfants, sera finalement sauvée par l’arrivée des soldats du FPR. Elle sera transférée, comme les quelques survivants, dans la zone tenue par le FPR, à BYUMBA. Avec beaucoup d’émotion, elle évoque aussi le souvenir de son grand-père et de son père, des hommes droits qui ne faisaient que le bien autour d’eux.
(NDR. Le récit de son témoignage a été transcrit dans Cahiers de Mémoire 2019, Classiques GARNIER, pages 21 à 49, Pourquoi tant de haine?, édité sous la direction de Florence PRUDHOMME et Michelle MULLER).
Elle aurait aimé parler davantage de cet épisode de sa vie, mais monsieur le président lui fait comprendre que nous n’avons pas beaucoup de temps et qu’elle devrait centrer son témoigange sur BUTARE et la fosse de TABA.
En 1993, ils décident d’envoyer leurs trois plus jeunes enfants chez KARENZI, le frère de GASANA NDOBA, à BUTARE, où ils pensent qu’ils seront protégés. Tout était fait, sur le plan politique, pour laisser croire que la capitale universitaire ne serait pas touchée par la violence. C’est à TABA, le 31 avril 1994, que leurs deux garçons de 13 et 11 ans, EMERY et THIERRY seront exécutés avec toute la famille de KARENZI. 22 jeunes de moins de 21 ans seront abattus dans ce quartier résidentiel de la ville et leurs corps jetés dans une fosse qui aurait été creusée par Emmanuel BIRASA, le conducteur du Caterplillar[6], en présence de Eugène RWAMUCYO. (NDR. C’est un des chefs d’accusation qui vise l’accusé, l’enfouissement des corps sur le site de dix fosses communes, dont celle de TABA.)
Lorsque la fosse de TABA sera découverte par hasard, en 2002, avec d’autres familles, elle viendra tenter de reconnaître le coprs de ses enfants dont les restes ont été étalés au bureau de secteur. Elle reconnaîtra le blouson d’un de ses garçons sur lequel est collée une touffe de cheveux. C’est la seule certitude qu’elle obtiendra de la présence de ses enfants dans cette fosse (NDR. C’est par Yvette, la seule rescapée de cette boucherie, qu’elle apprendra les circonstances dans lesquelles tous ces enfants ont été sacrifiés). Après les tueries, les auteurs viendront réclamer de la bière chez les sœurs BENEBIKIRA, dernier séjour des enfants avant leur mort, pour fêter leurs forfaits.
Audition de madame Constance NYIRAKAMANA, citée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président à la demande de maître LADU, en visioconféfence du RWANDA.
Madame HYIRAKAMANA, qui se constitue partie civile à l’audience, et est donc entendue à titre de « simple renseignement » sans avoir à prêter le serment des témoins
« J’étais dans la vallée où les faits se sont passés. Nous avons fui à NYAKIBANDA avec ma famille qui a été exterminée. Je vais échapper par chance et je rends grâce au Seigneur. À un certain moment, des gens sont venus tuer, membres de la population, militaires. Quant à moi, je suis restée. Ils ont tué et je ne sais pas comment j’ai réussi à me cacher au milieu des cadavres. Un véhicule (un engin) est arrivé: des gens parlaient d’Eugène RWAMUCYO. Le conducteur de l’engin a creusé une grande fosse dans laquelle ils ont jeté les corps: des cadavres, mais aussi des gens qui vivaient encore. Après deux jours, quand j’ai vu que c’était fini pour mon mari, je suis sortie de ma cachette et suis partie au hasard, sans but précis. J’ai alors rencontré une vieille femme qui m’a cachée. Quant au sort des cadavres, dont ceux de ma famille, je ne savais pas quoi faire, j’étais un peu perdue. J’ai continué à errer sans jamais rester au même endroit. J’ai rencontré une autre vieille qui m’a cachée à son tour et je suis restée chez elle. »
Sur questions de monsieur le président, le témoin donne les noms des membres de sa famille qui ont été tués. Seule une sœur aînée a survécu. Cachée au milieu des cadavres, enceinte de sept mois, elle a perdu l’enfant qu’elle portait. On leur avait dit de se réfugier à l’IGA[7] pour y être protégés. « En fait, on nous avait rassemblés là pour pouvoir nous tuer plus facilement ». Des contacts avec les prêtres du séminaire? Elle n’en a pas eu, ils étaient déjà partis. Les tueurs leur apportaient « de la farine, de la poudre de brique », dira-t-elle (sic). Quant à son mari, elle ne retrouvera jamais son corps.. Elle reparle de l’engin qui est venu pour ensevelir les morts. C’est la première fois qu’elle entendait parler de RWAMUCYO. Mais elle ne l’a pas vu. Elle n’a pas vu non plus de prisonniers, elle se cachait.
Ses souvenirs sont confus, elle ne se souvient pas bien de tout ce qui s’est passé. Ce qu’elle peut affirmer, c’est qu’à lafin du génocide un vieux a mobilisé les gens pour reconstruire les maisons. C’est lorsque des réunions étaient organisées que le nom de RWAMUCYO revenait. Elle ne sait pas combien de cadavres ont pu être décomptés.
Maître LADU, son avocat, remercie le témoin pour avoir eu le courage de témoigner. Il lui demande si elle a pu bénéficier d’un suivi psychologique. Non, elle a des problèmes de cœur pour lesquels elle se fait soigner.
Audition de monsieur Marcel KABANDA, président de l’association IBUKA FRANCE[8].
Cérémonie du 7 avril 2018 à Paris (photo : ibuka-france.org – D.R.)
IBUKA, « Souviens-toi« , est une association de droit français dont l’idée est née au sein de la diaspora rwandaise dès le génocide. Ceci, en réponse aux appels à l’aide de ceux qui mouraient au Rwanda. En 1995, IBUKA fonctionne comme un Collectif: les rescapés, au Rwanda, se regroupent pour pouvoir continuer à vivre. D’autres associations voient le jour, comme AVEGA, association des Veuves du génocide, ou des associations regroupant les étudiants. Des actes violences extrêmes ont été commis pendant le génocide: viols, découpe des corps à la machette, coups de gourdins qui font éclater les crânes… IBUKA seront donc une réponse collective des toutes les initiatives prises en faveur des rescapés.
Des branches indépendantes verront le jour en Belgique, en Suisse, en France et dans beaucoup de pays, partout où vivent des rescapés et leurs familles: lutter contre le négationnisme, transmettre la mémoire, tels sont les objectifs principaux de l’association. Chaque branche d’IBUKA fonctionne en toute indépendance, même si les objectifs sont les mêmes.
IBUKA France s’est investie dans des programmes d’éducation, dans le soutien des rescapés dans le domaine de la santé mentale, en particulier lors des Gacaca[9]. Monsieur KABANDA précise alors que lui-même a beaucoup travaillé, avec Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-Francois DUPAQUIER et Joseph NGARAMBE sur la rédaction de l’ouvrage: Rwanda, les médias du génocide[10]. Le TPIR leur demandera ensuite de rédiger un rapport sur le sujet. Le témoin a centré son travail sur l’étude des 59 numéros du journal extrémiste KANGURA[11] et sur le rôle de la RTLM[12]. Journal de propagande qui a favorisé grandement la perpétration du génocide. Monsieur l’avocat général rappellera plus tard que ce journal contenait beaucoup de dessins pornographiques pour déniger les soldats de la MINUAR et les femmes tusti.
Les enjeux du procès RWAMUCYO? Mettre fin à l’impunité qui a été la règle au Rwanda pendant des décennies.
Le témoin remercie le CPCR pour son action incessante: il n’y a pas de mémoire sans justice. A IBUKA, ils n’ont pas le temps de s’occuper de la justice en même temps que la mémoire. Occasion aussi de remercier les avocats de l’association, et les autres associations parties civiles dans ce dossier.
Sur question de monsieur le président, le témoin précise que l’association qu’il préside est partie civile depuis le procès des bourgmestres de KABARONDO. Quant à RWAMUCYO, c’est un peu par hasard qu’il aurait découvert son nom lors de la rencontre du directeur de l’imprimerie scolaire à BUTARE à l’occasion de leur travail sur les médias du génocide. Son nom aussi est signalé comme celui d’auteur de la propagande de la CDR[13].
Les témoins seraient préparés par IBUKA en vue des procès? Non, l’association soutient les témoins, elle ne souhaite qu’une chose, que justice soit rendue: pas de manipualtions si souvent dénoncées par la défense.
Une série de questions, tant de la part des jurés que des représntants des parties et de l’accusation donneront au témoin l’occasion d’apporter des précisions sur certains points: taux d’écoute de la RTLM, les formes du négationnisme, le lien entre le MDR[14] et le PARMEHTU[15], la CDR[13]…
Il reviendra à maître MATHE, pour la défense, de clore la série des questions. Elle revient sur les témoins cités par les parties civiles sans avoir été entendus lors de l’instruction (NDR. C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Elle oublie qu’un nombre important des témoins cités par la défense ont été entendus selon le pouvoir discrétionnaire du président, donc sans avoir été entendus pendant l’instruction!)
Occasion aussi de parler de l’accusation en miroir qui consiste à accuser l’autre du crime qu’on veut commettre soi-même. Les deux parties n’arriveront pas à se mettre d’accord. Même chose concernant le rôle de la propagande dans la diffusion des idées génocidaires et dans la non mise en place des accords d’Arusha. Dans ce domaine, la CDR a une responsabilité écrasante.
Puis, la question des déplacés des Hutu du Nord qui sont venus s’entasser aux portes de KIGALI suite à la reprise des combats par le FPR. Avec les accords d’ARUSHA[16], il était prévu que les déplacés rejoignent leurs collines. Torpiller ces accords n’a pas permis le retours des déplacés.
Enfin, la question des crimes du FPR sur lesquels il n’y a jamais eu d’enquêtes. Necessité pour la défense de les reconnaître, préalable à la réconciliation? La question reste posée.
Il est 20h20, heure pour monsieur leprésident de suspendre l’audience. Reprise demain à 9 heures.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. Réunion du 14 mai 1994 à l’UNR (Université nationale de Butare) avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
4. Massacre des Bagogwe, une communauté tutsi résidant dans la région des volcans, au Nord-Ouest du Rwanda. Ce massacre (janvier-mars 1991) a été mené uniquement car cette communauté est considérée comme tutsi, une incursion préalable du FPR(Front patriotique rwandais) sur le territoire rwandais servant de prétexte. Voir l’audition d’Éric GILLET, ancien avocat de parties civiles lors de plusieurs procès en Belgique et le Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[↑]
5. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
6. Emmanuel BIRASA, conducteur d’un bulldozer a été entendu à huis clos le 17 octobre 2024.[↑]
7. IGA : Centre communal de formation permanente.[↑]
8. https://www.ibuka-france.org[↑]
9. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
10. “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
11. Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
12. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
13. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑]
14. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
15. le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide, créé en 1959 par Grégoire KAYIBANDA, premier président du Rwanda indépendant[↑]
16. Accords de paix, signés en août 1993, à Arusha (Tanzanie), entre le gouvernement du Rwanda et le FPR (Front patriotique Rwandais). Ils prévoient notamment la diminution des pouvoirs du Président HABYARIMANA au profit d’un gouvernement « à base élargie » (cinq portefeuilles sont attribués au FPR), l’intégration des militaires du FPR dans la nouvelle armée gouvernementale, la nomination de Faustin TWAGIRAMUNGU au poste de Premier ministre et l’envoi d’un contingent de 2 500 hommes de l’ONU, la MINUAR, pour faciliter la mise en place des nouvelles institutions. Le président HABYARIMANA fit tout pour différer la mise en place de ces accords. L’attentat contre lui survint le soir du jour où il s’y résigna.[↑]
Procès RWAMUCYO, jeudi 24 octobre 2024. J18
25/10/2024
• Audition de Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA, diplomate, ministre des Affaires étrangères de Juillet à octobre 1994.
• Audition de Faustin MUNYERAGWE, ancien directeur de la prison de KARUBANDA.
• Interrogatoire de l’accusé.
________________________________________
Audition de Jean-Marie Vianney NDAGIJIMANA, diplomate, ministre des Affaires étrangères de Juillet à octobre 1994, cité par la défense.
Monsieur NDAGIJIMANA commence par dire qu’il n’était pas au Rwanda en 1994. Et aussitôt de rajouter : « Il y a bien eu un génocide des Tutsi, mais il y a eu aussi un génocide des Hutu. » ( NDR. La fameuse thèse du double génocide.) Ce génocide des Hutu, insiste-t-il sur question du président, est reconnu par des organisations rwandaises dont il est membre, comme « Les Bâtisseurs du Pont inter-rwandais » (sic). Une illustre inconnue pour beaucoup. Au sein de leurs organisations. ils ont fait des analyses, recueilli des témoignages pour pouvoir faire leurs propres rapports.
Le témoin rappelle ensuite les grandes étapes de sa carrière professionnelle : de « famille hutu et tutsi », il sera, en 1990, ambassadeur du Rwanda en France. En 1994, il apprend qu’il y aura « beaucoup de casse dans le pays. »
A la fin du génocide, Faustin TWAGIRAMUNGU et Seth SENDASHONGA (NDR.Assassiné à Nairobi quelques mois plus tard, « par le FPR » précise le témoin) lui proposent d’entrer au gouvernement comme Ministre des Affaires Étrangères, poste dont il « démissionnera » assez vite, en désaccord avec la ligne du FPR (NDR. D’autres versions de sa « démission » circuleront, mais restons-en la.)
Comme ministre, il avait quatre gardes du corps, « quatre jeunes du FPR » qui lui font des confidences sur « les massacres à grande échelle » commis par le FPR, révélations confirmées par un de ses cousins. Massacres dans le Nord du pays sur le marché de BYUMBA: le FPR aurait rassemblé la population, entouré les lieux et tiré dans le tas! Tout cela, bien sûr, sur ordre de KAGAME (NDR. Accusation en miroir?). Monsieur le président s’étonne alors que, ambassadeur a l’époque des faits, il ne les apprenne qu’en 1994.
Puis d’évoquer plusieurs rapports qui mettent en cause le FPR, rapports qui seront tous mis sous embargo. Un des plus récents, le rapport Mapping qui dénonce les massacres commis au CONGO par les soldats rwandais.
RWAMUCYO, qu’il connaît certainement beaucoup mieux qu’il n’a bien voulu le dire, il l’a rencontré en Côte d’Ivoire ou l’accusé s’était réfugié, « fuyant les massacres ». C’est là qu’il créeront l’association AGIR qui, comme IBUKA BOSE, dénonce « un apartheid mémoriel au Rwanda » les Hutu ne pouvant commémorer la mémoire des leurs. Sur YouTube on peut trouver, dit-il, un document : « Politique de ségrégation mémorielle au Rwanda. »
Ses liens avec l’accusé, il les renforce en Belgique où l’accusé réside aujourd’hui. Il aurait aimé pouvoir collaborer avec toutes les associations de victimes, dont Ibuka Belgique pour les jours de commémoration. Mais il se heurtera à un refus.
« Je suis venu témoigner, ajoute-t-il avec l’assurance qu’on lui connaît (NDR. Il a été cité par la défense) sans parti pris. Je ne suis pas prêt à vendre mon âme pour faire plaisir au gouvernement rwandais » (NDR. Le contraire nous aurait étonné). « J’ai été accusé de tous les crimes, de négationnisme. Ce n’est pas possible de porter plainte contre le gouvernement rwandais. J’ai été révoqué du gouvernement Je ne cours pas après un poste. »
Sur question d’un juré, il reconnaît qu’il ne peut pas aller au Rwanda : « Je ne suis pas suicidaire. »
De dire ensuite que KAGAME lui avait envoyé Aloysie INYUMBA pour lui faire des propositions « mirobolantes ». Il a refusé.
Il révèle ensuite qu’un journaliste dont il ne donne pas le nom (NDR. On sait toutefois de qui il s’agit) aurait « fourni à une Rwandaise qui vit en France depuis très longtemps, sœur de la femme de KABAREBE, des fiches de la DGSE ». Il dira un peu plus loin, sur question de monsieur le président, qu’il s’agit de Dafroza GAUTHIER. (NDR. J’avais compris immédiatement, avant qu’il ne donne le nom de mon épouse, qu’il s’agissait d’elle. Une déclaration qui a dû faire plaisir à la défense. Mais on est là en plein délire paranoïaque. Ce qui n’est pas étonnant de la part d’un témoin qu’on connaît depuis longtemps, friant de procédures judiciaires).
Et sur question d’un juré, le témoin évoque l’arrestation de son ami RWAMUCYO au cimetière de Sannois et les « assassinats sans frontières du FPR ». Et de poursuivre: « Est-ce qu’il y aura un jour une justice pour les victimes hutu? »
Maitre MATHE, qui a la parole en dernier, remercie le témoin de s’être rendu disponible (NDR. L’audition du témoin avait été reportée à deux reprises pour les raisons qu’il avait bien voulu indiquer). « Je vous remercie pour les réponses que vous avez apportées. »
Audition de monsieur Faustin MUNYERAGWE, ancien directeur de la prison de KARUBANDA. Cité à la demande du ministère public. En visio-conférence depuis Kigali
Monsieur MUNYERAGWE est l’ancien directeur de la prison de KARUBANDA. Il a été condamné pour génocide, après avoir fait des aveux circonstanciés. Ces derniers tiennent sur 29 pages et constituent un document important du dossier. Aujourd’hui, il a considéré que l’absence totale d’aide et d’implication pour arrêter le génocide à BUTARE de la part des autorités était criminelle.
Au cours de l’audition du témoin, dirigée par la lecture de ses précédents interrogatoires (en 2004 et 2007 devant des enquêteurs canadiens), celui-ci établira avec clarté l’organisation permettant à l’accusé, Eugène RWAMUCYO, de venir réquisitionner des prisonniers pour procéder aux enfouissements des cadavres. Cette organisation souligne l’implication de toutes les autorités et de tous les services, qui supervisent le génocide dans le cadre des conseils de sécurité (élargis ou restreints).
Dans le cadre d’un comité mis un place par le conseil de sécurité préfectoral élargi, monsieur MUNYERAGWE s’est rendu sur trois sites de massacres où les cadavres sont ensevelis : le bois près de centre psychiatrique à KABUTARE, le bois à BUYE (« près du quartier résidentiel ») et TABA.
Suite à la réunion du conseil de sécurité du 23 avril 1994, il est décidé que des prisonniers de KARUBANDA seraient réquisitionnés pour participer à l’enfouissement des corps. Surtout, ceci est confié à la supervision du CUSP[1]. Après cette réunion, monsieur MUNYERAGWE reçoit un coup de fil de Joseph KANYABASHI, bourgmestre de NGOMA lui demandant de bien vouloir prêter des prisonniers à cette fin à Eugène RWAMUCYO. Le directeur de la prison accepte, à condition que soit établie une réquisition en bonne et due forme de la préfecture. Une fois faite, RWAMUCYO se rend directement à la prison pour constituer une équipe. Monsieur MUNYERAGWE dit n’avoir vu l’accusé que deux ou trois fois, puisque les visites suivantes de RWAMUCYO à la prison sont directement traitées par le surveillant en chef. Selon lui, les équipes de prisonniers commencent à ensevelir à partir du 22 ou 23 avril. Jusque 300 détenus sont mobilisés simultanément, répartis en groupes d’environ 90 prisonniers. La première équipe réquisitionnée par RWAMUCYO est conduite sur les lieux par son propre véhicule, muni d’une caisse arrière pour transporter les déchets.
Pendant le génocide, la prison compte jusqu’à 1700 prisonniers, pour une quarantaine de gardiens.
Le témoin reviendra également sur l’assassinat des 23 prisonniers Tutsi (juste avant l’arrivée du FPR) les 26-27 juin et la constitution des conseils de sécurité.
Il sera interrogé par monsieur le président LAVERGNE sur l’arrivée d’un des Caterpillar utilisés pour procéder aux enfouissements dans la préfecture. Un premier engin, garé dans l’enceinte de la prison, ne suffit pas, il ne fonctionne pas bien. Un second, passant par NYANZA, doit prendre la suite.
Le témoin s’étonnera d’apprendre que RWAMUCYO évitait de sortir car il avait peur : il rit et déclare ironiquement « je ne comprends pas pourquoi il ne sortait pas, il était Tutsi ? ».
Dans le cadre des interrogations des parties civiles, le témoin aura des mots très durs à l’encontre des responsables qui refusent d’indiquer où se trouvent les fosses.
Questionné par l’avocat général Me PERON, on apprendra par le témoin que les réunions du conseil de sécurité avaient lieu dans la salle polyvalente (autrement appelée « salle du MRND ») située à côté du CUSP[1]. À « une ou deux reprises », il verra Pauline NYIRAMASUHUKO[2] ainsi que Callixte KALIMANZIRA (NDR. Ce dernier sera poursuivi par le TPIR notamment pour avoir été le « maître de cérémonies » du discours du président Théodore SIMBIKUKWABO le 19 avril 1994[3]).
La défense, fidèle à ses habitudes, cherchera à savoir si la rédaction des aveux de monsieur MUNYERAGWE s’est faite sous la pression des autorités rwandaises. Elle insistera sur le fait que le nom de RWAMUCYO n’apparaît pas dans la liste des participants aux conseils (élargis ou restreints) dans les aveux dressés par monsieur MUNYERAGWE. « Le plus important, c’est que je nomme les chefs de service » lui rétorque le témoin.
Interrogatoire de l’accusé sur le fond
Débutant à 15h30, la première partie de l’interrogatoire de l’accusé s’est achevée à 22h20. Durant ces presque sept heures, Eugène RWAMUCYO a été interrogé sur sa participation aux ensevelissements et plus généralement à son rôle dans le génocide à BUTARE.
Monsieur le président cherchera à connaître les activités de RWAMUCYO pendant la période (« une quinzaine de jours », « quelques jours », ça change constamment) entre le 6 avril et la fin de son confinement. « C’est une période bizarre, compliquée, mais on ne fait pas rien » répond l’accusé, qui dit avoir accueilli un certain nombre de proches « fuyant les tueries à Kigali ». Il dit être sorti autour du 21, et monsieur le président relève que c’est au moment où le génocide débute à BUTARE : c’est paradoxal pour quelqu’un qui a peur d’être pris pour un Tutsi ! Pour lui, ce génocide est « redoutés depuis longtemps » car il y avait des « représailles contre la population Tutsi à chaque fois qu’attaquait le FPR ». Et à RWAMUCYO de conclure que « c’est logique, que ça s’entend ». Cette formulation interpelle le président. L’accusé reprend « Il ne faut pas me prendre au mot, je ne justifie pas. Mais c’est le risque qui allait grandissant depuis que la guerre avait commencé ».
Une part importante de la discussion se construira autour de la lecture du rapport rédigé par monsieur RWAMUCYO (mais signé par son référent à l’UNR[4], Alphonse KAREMERA[5]) datant de fin avril et faisant la liste des préconisations en matière socio-sanitaire au CHUB[6]. Chaque point du rapport donnera lieu à des questions de la part de monsieur le président. Celui-ci ne manquera pas de relever les nombreuses inconsistances et incohérences de l’accusé. Ce dernier minimisera l’étendue des crimes, puisqu’il dira avoir relevé et supervisé l’ensevelissement de 300 cadavres à l’église de NYUMBA ou encore une soixantaine au grand séminaire de NYAKIBANDA.
L’accusé dit avoir senti une « odeur de mort » qui venait des « maisons ou des forêts ». Il dit au départ qu’il a senti une telle odeur autour du 21 avril (justifiant qu’il sorte de chez lui, du fait des « risques sanitaires ») avant de revenir dessus, et de le situer après le 25 avril. Ce sera une contradiction parmi beaucoup d’autres. Ce qui amènera monsieur le président à s’agacer : « vous dites tout et son contraire, en fonction de ce qui vous arrange ! ».
Monsieur le président relèvera dans le rapport le terme de « conditions hygiéniques indécentes ». Interrogé, monsieur RWAMUCYO se lancera dans un exposé sur les « déchets qui doivent être évacués », puisque « là où vit l’homme, il y a une production de déchets » (« les excréments, l’urine » précise l’accusé). Le président s’en étonnera.
Se décrivant lui-même et son travail en 1994, RWAMUCYO dira qu’il était « un jeune théoricien qui arrive », avec une « vision idéaliste ». Il dit ne pas s’être « rendu compte de la gravité de la situation ». Répondant à monsieur le président : « vous êtes à 30 ans des événements, et surtout vous y être complètement étranger ».
Selon l’accusé, la grande majorité du travail d’enfouissement a été réalisée avant sa propre intervention, à la fin du mois d’avril. Il répètera à plusieurs reprises, visant indirectement des témoignages à charge entendus les jours précédents, que certains veulent modifier le cadre spatial et temporel: : « ce sont des tentatives de déplacer les faits dans le temps et dans l’espace, c’est ce qu’il se passe depuis le début ». RWAMUCYO soutiendra qu’il n’est pas possible que les nombres de morts allégués par l’accusation ait pu être enseveli en 4 jours, même avec un Caterpillar : « aucun machiniste vous dira qu’une seule machine puisse le faire ». Il ajoutera qu’il ne s’est jamais rendu à la prison de KARUBANDA pour réquisitionner des détenus.
Le président relèvera ce que ce rapport « ne dit pas » : dans tous les documents écrits ou signés par RWAMUCYO, il n’est jamais question de cadavres ou d’enfouissement. Il interrogera l’accusé sur la portée politique du documentaire tourné dans les camps de déplacés en 1993 par RWAMUCYO (NDR. Ce documentaire a été visionné par la cour). RWAMUCYO soutiendra que ce n’est pas de la propagande : il « montre les effets, les dégâts causés par la guerre, le déplacement des populations à cause de la guerre ».
Interrogé par un membre du jury, l’accusé niera avoir vraiment écouté la RTLM (« la RTLM c’était la musique »[7]) et dit qu’il ne pourra « jamais admettre » qu’il y ait eu des survivants dans les fosses sous sa supervision (« il n’y avait pas de survivant quand je suis intervenu en mai »).
Après de nombreuses questions de la cour, monsieur RWAMUCYO sera interrogé par les avocats des parties civiles. L’accusé n’aura pas de vraie réponse à apporter au fait soulevé par l’une des avocates selon lequel l’enfouissement, à même la terre, les corps pêle-mêle et sans marquage postérieur est contre-productif d’un point de vue sanitaire. Seront également évoquées les consignes concrètes de RWAMUCYO concernant les fosses, comme leurs dimensions.
Me PETRE et Me PERON, les avocats généraux, poseront de nombreuses questions, relatives notamment à la chronologie présentée par l’accusé. Ils relèveront eux aussi les nombreuses contradictions qui émaillent les diverses dépositions de RWAMUCYO, sans compter sur les documents d’ordre médical (ou du moins compris comme tels, comme les rapports) ou administratif qui viennent eux aussi contredire la version de l’accusé.
Les interrogations de la défense permettront à monsieur RWAMUCYO de reconnaître une certaine déconnexion de ses activités par rapport à la gravité de la situation. Me MATHE ira jusqu’à qualifier ces rapports de « littérature aberrante ». L’accusé ne pourra qu’acquiescer. Sera également évoquée son absence de vie sociale et de connaissance à (et de) BUTARE. Me MEILHAC, pour contester les accusations (formulées ou non) de dissimulation, énumérera les pièces produites par Eugène RWAMUCYO de son plein gré.
L’audience se terminera là-dessus. L’interrogatoire continue le lendemain. Il se focalisera sur la réunion avec le premier ministre Jean KAMBANDA le 14 mai 1994[8] et la participation de l’accusé.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑][↑]
2. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
3. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
4. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
5. Voir la lecture du 9 octobre 2024 par monsieur le président LAVERGNE de documents et interrogatoires de monsieur Alphonse KAREMERA et monsieur Vincent NTEZIMANA[↑]
6. CHUB: Centre hospitalier universitaire de Butare[↑]
7. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
8. Réunion du 14 mai 1994 à l’UNR (Université nationale de Butare) avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
Procès RWAMUCYO, vendredi 25 octobre 2024. J19
27/10/2024
• Interrogatoire de l’accusé.
• Plaidoiries des parties civiles (1ère partie).
________________________________________
Interrogatoire de l’accusé sur le fond (suite[1])
La seconde partie de l’interrogatoire de monsieur RWAMUCYO portera particulièrement sur la réunion du 14 mai à l’UNR[2], en présence de Jean KAMBANDA, et sur le Cercle des Républicains.
Monsieur le président débutera l’interrogatoire en abordant les liens entretenus par l’accusé avec la CDR[3] (et notamment son président, Jean-Bosco BARAYAGWIZA) et la RTLM[4]. RWAMUCYO considèrera que les meetings de la CDR s’inscrivaient dans « l’air du temps » et qu’il n’y accordait pas une importance particulière. Questionné sur le caractère extrémiste du livre de BARAYAGWIZA intitulé Le sang hutu est-il rouge ?, RWAMUCYO dira qu’il ne le qualifierait pas ainsi. Il ira jusqu’à affirmer que BARAYAGWIZA, un de ses plus proches amis[5], a été victime d’un « procès politique » au TPIR[6]. « Je voudrais qu’on puisse me dire clairement si je suis ici pour un procès politique » continuera-t-il. Les liens de l’accusé avec la ministre de la famille et de la promotion féminine, Pauline NYIARAMASUHUKO[7], seront également traités. RWAMUCYO affirme qu’il n’avait pas connaissance de ses attributions relatives à l’auto-défense civile à BUTARE.
Sera donnée lecture de nombreux documents et extraits, comme le compte rendu du conseil de sécurité du 31 mai 1994. Sur la question de la pacification, l’accusé affirmera que cela équivaut à « chercher à éteindre les troubles, arrêter les tueries ». Il qualifie de « risibles » les consignes de lutte contre les « inyenzi[8] » figurant dans le compte rendu comme le « débroussaillage » : « ça n’a pas empêché les combattants du FPR [de prendre BUTARE] ». RWAMUCYO fera comme s’il ne connaissait pas le sens implicite de cet élément de langage (le « débroussaillage » signifiant la traque des rescapés Tutsi). Il s’appuie sur le double langage. Il en ira de même pour l’auto-défense civile, dont le but, pour l’accusé, était notamment de venir en aide aux rescapés Tutsi.
L’interrogatoire donnera lieu à la lecture de plusieurs passages de la réunion du 14 mai avec le premier ministre KAMBANDA[9]. Celle-ci avait pour but de « partager des réflexions, des avis » selon RWAMUCYO. Seront d’abord lus des extraits de l’intervention de Jean KAMBANDA, qui mobilise les intellectuels et leur « clairvoyance suffisante pour savoir où est l’ennemi ». L’avis de l’accusé sera largement sollicité par monsieur le président LAVERGNE. Le terme « inyenzi » qui figure dans l’extrait ? Il soutient que c’est une référence aux « vaillants », du nom que les combattants exilés se donnaient dans le cadre de leurs incursions dans les années 60. RWAMUCYO parle de « diabolisation mutuelle », et affirme que « les Hutu comme les Tutsi ont tous été victimes de cette guerre, et l’ont vécue de la même manière ». Selon lui, « le FPR[10] est la cause première » du génocide.
La transcription de l’intervention de RWAMUCYO le 14 mai est également lue par monsieur le président. L’accusé est largement interrogé sur la teneur de son discours, dans lequel il appelle à ne pas parler de « massacre », dit que le gouvernement « est celui du secours » et plaide pour un « langage unifié ». Il y décrit l’auto-défense civile comme un « pont entre les civils et les militaires ». En 1994, il déclarait également que « quand la minorité veut combattre la majorité, elle dit qu’il n’y a pas de majorité, pas d’identité ». Monsieur le président demande à RWAMUCYO si la communication et la maîtrise du langage étaient importantes pour lui. Il répond laconiquement « normalement, dans une situation comme celle-là, oui ». On remarquera que la stratégie de l’accusé est de faire passer la guerre au-dessus du génocide. Il ira jusqu’à affirmer qu’il plaidait pour la paix, et pour l’ouverture de négociations. Pourtant, comme l’a relevé monsieur le président, aucune mention n’est faite des massacres, des cadavres et de la gravité de la situation.
Les jurés l’interrogeront sur son appartenance à la CDR, l’enregistrement de la réunion du 14 mai et l’élément déclencheur du génocide. Lorsqu’on lui demande si son affirmation « les Tutsi ont été victimes de la guerre » n’est pas une forme de légitimation du génocide, il répond : « Non, il n’y a rien qui puisse justifier le génocide des Tutsi. Mais si la guerre n’avait pas eu lieu, [il n’y aurait pas eu de génocide]. Une témoin qu’on a entendue ces derniers jours a dit ‘l’attaque du FPR a fait un tort aux Rwandais que vous êtes loin d’imaginer’. C’est une déchirure sociale, encore aujourd’hui. Vous ne poseriez pas cette question si la guerre n’avait pas eu lieu. La guerre est à l’origine du génocide Tutsi, de cette fracture. Les Rwandais ont tout essayé, sauf la justice et la réconciliation. Je n’ai jamais tué un Tutsi, et je n’ai jamais souhaité qu’un Tutsi ne meure. Au Rwanda, nous n’avons pas de justice réconciliatrice, car on nous enferme dans des positions irréconciliatrices. La guerre continue à nous faire du tort, car les tenants de cette doctrine y trouvent leur intérêt ».
Un membre du jury demandera plus de précisions sur le Cercle des Républicains de BUTARE. RWAMUCYO le décrit comme un « groupe de réflexion mis en place après le 6 avril 1994 [p]our conduire des réflexions sur la situation socio-politique du pays ». Il dit en être « à la base », d’où le fait qu’il en porte la voix le 14 mai. Il en souligne la dimension informelle (« des réunions de salon »), un cercle « entre voisins » où « l’on se rencontre et on réfléchit ». Cette description interpelle monsieur le président LAVERGNE, qui lui fera remarquer qu’une convocation formelle à une réunion du Cercle figure au dossier. L’accusé explique que c’est une rencontre qui devait se tenir avec un autre cercle d’intellectuels (venant de Kigali cette fois-ci), les Défenseurs des intérêts de la nation. Elle n’a cependant jamais eu lieu. RWAMUCYO dit avoir assisté « impuissant » à la succession d’événements qui étaient « redoutés ». « Tout le monde avait peur » selon lui.
Les avocats des parties civiles comme les avocats généraux souligneront les liens idéologiques du Cercle des Républicains avec le Cercle des Républicains Progressistes (CRP), créé quelques années plus tôt par NAHIMANA[11]. Ils interrogeront RWAMUCYO sur le caractère extrémiste de son « cercle de voisins ». Suivant les travaux de Jean-Pierre CHRETIEN, Me PERON voit ce cercle comme la résurgence à BUTARE du CRP de NAHIMANA. Relevant sa grande maîtrise des éléments de langage et la portée de ses directives, Me EPOMA qualifiera l’accusé de « chef de guerre ». D’autres questions des parties civiles mettront en avant l’absence complète de réprobation des crimes commis dans l’intervention du 14 mai.
L’avocat général, Me PERON, évoquera les meetings du MRND[12] et de la CDR[3] auxquels auraient assisté RWAMUCYO et BARAYAGWIZA. Il interrogera l’accusé sur son rôle dans l’auto-défense civile (il est détenteur d’un fusil), les suites concrètes de la réunion du 14 mai et les liens entre le Cercle des Républicains avec les partis extrémistes. Me PERON fait notamment remarquer que dans les notes personnelles de Jean KAMBANDA de la réunion, la mention des partis MRND, CDR, MDR[13] et PRD[14] figure à côté du nom de RWAMUCYO. Ce dernier a d’ailleurs reçu ce jour-là des remerciements très appuyés de la part du premier ministre.
L’avocate générale, Me PETRE, reviendra largement sur la convocation formelle à la réunion du Cercle, intitulée « table ronde politique à BUTARE » le 23 juin. Elle interrogera RWAMUCYO sur son exil, la création du CERRCI (Cercle d’Entraide des Réfugiés Rwandais en Côte d’Ivoire) et les menaces de mort qu’aurait reçues monsieur René DEGNI-SEGUI[15] de la part de ce Cercle. Enfin, l’avocate générale demande à RWAMUCYO s’il contribuerait à la rédaction d’un livre hommage au président HABYARIMANA. Et l’accusé, sans hésitation, de répondre par l’affirmative en précisant que « HABYARIMANA est un homme digne d’hommages ».
Maître MATHE commence par revenir très longuement sur le discours de son client le 14 mai 1994 en présence du premier ministre Jean KAMBANDA[16]. Elle reprend une à une les différentes propositions faites par RWAMUCYO.
Une caractéristique de la méthode de l’avocate est de poser ce que l’on appelle « de fausses questions ». En effet, la question comprend déjà la réponse qu’elle attend de son client qui ne peut qu’acquiescer. « Dans cette recommandation, vous avez bien voulu dire que… ». L’accusé ne peut que répondre par l’affirmative.
Sera abordée ensuite la notion de l’auto-défense civile, la formation de son client en URSS qui a forcément forgé sa culture politique.
Quant à savoir depuis quand monsieur RWAMUCYO a eu conscience qu’il s’agissait bien d’un génocide, on aura du mal à obtenir une réponse claire. Toujours est-il qu’il n’a pas eu connaissance de massacres qui se seraient poursuivis après l’enfouissement des corps. Il fait une vague mention de la fosse de NDORA. (NDR. Fosse creusée sur la colline de KABUYE où le sous-préfet de GISAGARA, Dominique NTAWUKURIRYAYO, avait rassemblé les Tutsi, soit-disant pour les protéger. On retrouvera plus de 20 000 corps dans la fosse creusée par Emmanuel BIRASA. Dominique NTAWUKURIRYAYO, visé par une plainte du CPCR sera finalement jugé et condamné par le TPIR.)
Concernant l’arme qu’on lui avait remise, il ne pouvait pas s’en servir puisqu’il n’avait jamais appris à tirer.
C’est maître MEILHAC qui aura le mot de la fin: « Inlassablement, le ministère public essaie de vous rattacher à la CDR[3], dit-il à son client. « Pourtant, André GUICHAOUA vous a qualifié d’extrémiste indépendant[17]) »? Le témoin confirme qu’il « rame » souvent seul, qu’on ne peut lui imposer des idées qui ne seraient pas les siennes. Était-ce adroit, de la part de la défense de rappeler les propos du chercheur qui est intervenu plusieurs fois dans les procès précédents[18]? Ne retiendra-t-on pas uniquement le fait que RWAMUCYO était un EXTREMISTE?
Plaidoiries des parties civiles (1ère partie)
La fin de cette journée a été consacrée au début des plaidoiries des avocats des parties civiles. Elle se poursuivront lundi prochain 28 octobre. Nous reproduirons ici les interventions que les avocats voudront bien nous transmettre.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jules COSQUERIC, bénévole
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. voir le début de l’interrogatoire de l’accusé sur le fond, le 24 octobre 2024.[↑]
2. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
3. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑][↑][↑]
4. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
5. C’est lors de ses obsèques qu’Eugène RWAMUCYO a été arrêté. Voir l’audition de Jean-François DUPAQUIER le 7 octobre 2024.[↑]
6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
7. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
8. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
9. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
10. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
11. Ferdinand NAHIMANA : Idéologue extrémiste, désigné comme membre de l’Akazu et fondateur de la RTLM, Ferdinand NAHIMANA est directeur de l’ORINFOR de 1990 à 1992, date à laquelle le Président HABYARIMANA est contraint de le limoger, sous la pression internationale. Il serait également un des inspirateurs de la création des Interahamwe. Il a été condamné par le TPIR à la prison à vie en 2003 mais sa peine a été réduite à 30 ans de prison en appel en 2007, cf. glossaire.[↑]
12. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
13. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
14. PRD: Parti pour le Renouveau Démocratique, à tendance extrémiste.[↑]
15. René DEGNI-SEGUI : ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le Rwanda.[↑]
16. Réunion du 14 mai 1994 à l’UNR (Université nationale de Butare) avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
17. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
18. Voir par exemple l’audition d’André GUICHAOUA, le 25 novembre 2021 lors du procès Claude MUHAYIMANA[↑]
Procès RWAMUCYO, lundi 28 octobre 2024. J20
29/10/2024
• Plaidoiries des parties civiles (2ème partie).
• Réquisitions du ministère public.
________________________________________
Plaidoiries des parties civiles (2ème partie).
La matinée a été consacrée à la fin des plaidoiries des avocats des parties civiles commencées vendredi 25 octobre. Nous reproduirons ici les interventions que les avocats voudront bien nous transmettre.
Réquisitions du ministère public.
Après les plaidoiries des avocats des parties civiles, l’accusation, représentée par le ministère public, prend longuement la parole, pendant près de 7 heures.
Les avocats généraux reviennent largement sur les enjeux du dossier et rappellent aux jurés la lourde tâche qui est la leur.
Me PERON s’attachera à contextualiser le dossier. Il évoquera les difficultés rencontrées, notamment au regard des preuves disponibles. Ces preuves sont surtout testimoniales mais sont rares car, pour les grands massacres de masse, les quelques survivants étaient systématiquement achevés. À cela il faut ajouter une certaine fragilité, du fait du temps qui passe et qui efface les souvenirs. Et à l’avocat général de constater : « le temps est notre pire ennemi ».
Me PERON revient sur toutes les allégations et insinuations qui ont été faites (et qui seront sûrement réitérées) par la défense sur la question des témoignages. Les récits sont forcément incomplets, elliptiques, et les éventuelles incohérences, trente ans après (sans compter les traumatismes et la mémoire collective, qui peut interférer) ne démontrent en rien un « syndicat de délateurs » comme le soutient la défense.
L’avocat général rappelle que le mensonge est « la grammaire des perpétrateurs », en soulignant que les cercles des extrémistes exilés présentent des similitudes frappantes avec les mafias : il ne faut pas exclure des pressions sur les témoins venant de ce côté-là. Il dresse par la suite une typologie des témoins, en fonction de leur niveau d’implication et de responsabilité dans la machine génocidaire. Il mentionne également les témoins survivants ainsi que les témoins directs et extérieurs (comme Rony ZACHARIAH[1]) qui sont extrêmement précieux.
Si la cour et les jurés sont « épaulés intellectuellement par les meilleurs experts », force est de constater qu’ils ont également entendu un « florilège de la pensée révisionniste voire négationniste », présenté par les témoins cités à la demande de la défense. On mentionnera au passage l’ « art consommé de l’esquive » de RWAMUCYO.
Le ministère public reviendra sur les trois principaux arguments de la défense, qui sont la manipulation des témoins, l’accusation d’un « procès politique » et l’instrumentalisation de la justice française à des fins politiques et diplomatiques.
Les procureurs décriront ensuite avec précision le contexte historique national dans lequel le dossier s’inscrit. Ils exposent les ingrédients du génocide, que sont l’idéologie extrémiste diffusée par les médias de la haine (RTLM[2], Kangura[3],…), la guerre (le génocide étant mis « sous le couvert de cette guerre ») et la stigmatisation systématique et sur le long terme des Tutsi. Dans ce cadre, l’attentat du 6 avril 1994 est décrit comme l’aboutissement d’un processus impulsé centralement, le déclencheur qui « lance les tueries ». Il y a eu une « volonté délibérée de destruction », l’État étant le meurtrier de sa propre population.
On exposera les similitudes à l’échelle de tout le pays (barrières, rondes, regroupement des Tutsi dans les églises, les stades, les bâtiments administratifs,…), le rôle des autorités, des élites sociales et intellectuelles.
Le ministère public s’attachera par la suite à comprendre le cheminement intellectuel de RWAMUCYO. Seront alors exposées ses quatre influences intellectuelles que sont la pensée raciste, la pensée régionaliste, la pensée marxiste-léniniste et la pensée chrétienne (que Me PERON qualifie de « dévoyée » de ce cadre). Sera également évoquée l’implication de RWAMUCYO dans la vie intellectuelle et idéologique au Rwanda, à commencer par ses liens avec le Cercle des Républicains Progressistes de NAHIMANA (créé entre octobre et décembre 1990), le journal Kangura[3], le parti de la CDR[4] (concluant qu’il ne fait pas de doute que RWAMUCYO en était membre) et la RTLM[2]. Me PERON dépeint RWAMUCYO comme un précurseur du génocide, « l’un des ingrédients essentiels à la réaction ». Par son poste au sein de l’ONAPO[5] et à l’UNR[6], il occupait une position transversale lui permettant de participer au processus de « noyautage de l’administration » par les extrémistes.
L’implication de RWAMUCYO dans la politique génocidaire est aussi bien théorique que matérielel. Théorique d’abord, car il a rédigé de nombreux rapports – trois figurent au dossier et sont rédigés entre mai 1993 et mai 1994 – qui sont complètement déconnectés de la réalité. Surtout, le rapport du 24 avril a été particulièrement mis en perspective, car il a été envoyé le même jour que le départ précipité des équipes de MSF de Rony ZACHARIAH, après le massacre du personnel Tutsi de MSF dans l’enceinte du CHUB[7]. Les massacres se déroulant au CHUB ne sont nulle part évoqués par ce rapport. Surtout, le ministère public soupçonne que le rapport suivant (celui du 6 mai 1994) a eu des applications extrêmement concrètes en préconisant, par un double langage, le transfert et l’extermination des réfugiés Tutsi du CHUB. En cela, RWAMUCYO aurait fourni ainsi sa « contribution administrative au processus génocidaire ».
Le volet pratique est constitué par l’enfouissement des cadavres. C’est un dispositif en trois temps, mobilisant successivement la population civile (ayant elle-même participé aux massacres), les prisonniers réquisitionnés de KARUBANDA et enfin le caterpillar, conduit par Emmanuel BIRASA. Ce-dernier a ainsi indiqué avoir creusé onze fosses, réparties sur trois grandes zones :
• Six fosses à BUTARE : dans le quartier de TABA (autrement appelé BUYE ; la fosse est découverte en 2002) ; près de l’hôtel FAUCON dans le centre-ville ; au groupe scolaire de KABUTARE ; près de l’UNR dans la forêt de l’Arborétum ; à l’IRST[8] ; derrière le bureau de la préfecture (où sont exterminés les réfugiés Tutsi du CHUB).
• Quatre fosses à GISHAMVU : deux fosses à NYAKIBANDA, respectivement à l’IGA et au grand séminaire ; deux fosses à NYUMBA, entre l’église et l’école primaire.
• Une fosse sur la colline de KABUYE, à NDORA, là où Dominique NTAWUKUTIRYAYO, le sosu-préfet, avait rassemblé les Tutsi.
Après être revenue sur le calendrier des enfouissements, qui débutent globalement à partir du 23 avril 1994, Me PÉTRÉ rappelle que cette politique s’inscrit dans un dispositif national. Ce n’est en rien une initiative individuelle de l’accusé, pour des motifs sanitaires, de « décence » ou humanistes. Pour le montrer, l’avocate générale évoquera l’implication au plus haut niveau de l’État (notamment Jean KAMBANDA[9] et Pauline NYIRAMASUHUKO[10]), la nomination de RWAMUCYO à la tête (par intérim, et après candidature de sa part) de la région sanitaire de BUTARE en lien directement avec la préfecture et la participation plus que probable de celui-ci à au moins une réunion d’un conseil de sécurité. L’enfouissement apparaît comme délibérément organisé pour cacher les corps et « finir le travail » de la machine génocidaire. Aucune assistance n’est apportée aux survivants, qui sont achevés (notamment en étant jetés dans les fosses). En cela, nous dit Me PÉTRÉ, il faut décoder la notion d’hygiène, et la comprendre dans ce contexte comme la volonté de nettoyer la ville de ses habitants Tutsi.
Dans le cadre de l’enfouissement, monsieur RWAMUCYO présente tous les atours d’une figure d’autorité. Habillé en blouse blanche et amenant avec lui son fusil, il est une caution morale des tueries, de l’enfouissement et de l’indignité qui s’y rattache.
L’avocat général Me PERON reviendra ensuite sur les éléments qui trahissent l’intention génocidaire de RWAMUCYO. Selon le ministère public, aussi bien son discours du 14 mai à l’UNR en présence de Jean KAMBANDA que la convocation à la réunion du Cercle des Républicains du 23 juin 1994 en constituent des traces tangibles. Ces éléments sont à comprendre dans le contexte de la mise en place de l’auto-défense civile. Dans ce cadre, les civils sont présentés comme des objectifs militaires par RWAMUCYO dans son intervention du 14 mai 1994. L’auto-défense civile est mobilisée dès la mi-mai pour traquer les rescapés Tutsi. L’analyse de la convocation à la réunion du Cercle des Républicains permettra à Me PERON d’établir la similarité idéologique avec la CDR.
Me PETRE conclura cet exposé en rappelant le parcours de RWAMUCYO après le génocide, où il se présente comme un « vaincu » qui espère toujours la victoire (contre le FPR[11], contre les Tutsi).
Le ministère public traduira tout cela en droit. Après avoir rappelé la définition du génocide en droit français (Art. 211-1 du Code pénal), du crime contre l’humanité (Art. 212-1 du Code pénal) et de l’entente en vue de commettre le génocide ou un crime contre l’humanité (Art. 212-3 du Code pénal), chaque fait reproché à RWAMUCYO est qualifié en droit.
Sur l’entente, le ministère public constate que RWAMUCYO a servi de caution intellectuelle et de soutien au gouvernement intérimaire tout au long du génocide, aussi bien du fait de son intervention à la réunion du 14 mai 1994 que de son rôle au sein du Cercle des Républicains. Il a également, avec d’autres, mis en place le transfert des réfugiés du CHUB et a coordonné les opérations d’ensevelissement. En cela, RWAMUCYO s’est rendu coupable d’une entente en vue de commettre le génocide ou un crime contre l’humanité, selon le ministère public.
Sur le génocide, Me PERON considèrera que les preuves ne sont pas suffisantes relativement aux ordres d’enfouissement qu’aurait donnés RWAMUCYO. En revanche, le ministère public soutient que RWAMUCYO a commis ou a fait commettre le génocide en acceptant et en encourageant, par sa seule présence au bord des fosses et du fait de son autorité, l’enfouissement des cadavres et des survivants. Pour l’avocat général, il ne fait aucun doute que RWAMUCYO était animé de l’intention génocidaire, la volonté de détruire le groupe ethnique tutsi.
Concernant le crime contre l’humanité, le ministère public estime que RWAMUCYO s’est rendu complice « encourageant, organisant les enfouissements alors que les crimes étaient toujours en cours ».
Me PERON rappelle aux jurés que le doute n’est pas un principe d’abstention mais d’action vers « une vérité judiciaire, votre décision », pour le repos des corps des victimes (où sont-ils?) car « par son déni, l’accusé le refuse ». Il poursuit : « Vous allez, par votre décision, écrire un morceau de l’histoire du Rwanda ». Pas la « grande Histoire (c’est le rôle des historiens) (…) C’est un homme que nous jugeons ». Et de regretter : « Que savons-nous de lui? Peu de choses en réalité » tant il n’a cessé « d’esquiver les questions ». Et d’ajouter que ce ne sont pas les témoins cités par la défense « qui vont nous aider. Vous avez eu le banc et l’arrière banc des extrémistes du monde entier ».
L’accusé n’a sans doute pas de « sang sur les mains » mais « on peut tuer avec les mots ». RWAMUCYO est un « intellectuel d’action » qui n’a pas hésité à se rendre au bord des fosses. Il a mis « son intelligence au service de la politique génocidaire. » Il est aujourd’hui « retraité, pensionné alors que ses victimes reposent sans sépultures au Rwanda ».
Selon Me PERON, il encourt la peine de réclusion criminelle à perpétuité. En tenant compte de l’échelle des peines infligées lors des précédents procès, le ministère public requiert une peine de 30 ans de réclusion ( NDR. Cette demande a surpris bon nombre de personnes présentes dans la salle d’audience dans la mesure où l’avocat général avait comparé le rôle de l’accusé avec son confrère MUNYEMANA pour qui 30 ans de réclusion avait été aussi requis. Or, monsieur PERON avait assez longuement souligné le rôle plus déterminant de monsieur RWAMUCYO dans le génocide. Demande qui ne nous paraît pas très logique. Ce sera aux jurés de décider, au nom des Français, en leur âme et conscience).
Rendez-vous donné à 11 heures demain pour les plaidoiries de la défense.
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Voir l’audition de monsieur Romy ZACHARIAH, médecin, ancien responsable de Médecins sans Frontières à BUTARE en 1994. Il avait notamment aussi témoigné au procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
2. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑]
3. Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑][↑]
4. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
5. ONAPO: Office national de la population[↑]
6. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
7. CHUB: Centre hospitalier universitaire de Butare[↑]
8. IRST: Institut de Recherche Scientifique et Technologique[↑]
9. Voir l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
10. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
11. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
Procès RWAMUCYO, mardi 29 octobre 2024. J21
29/10/2024
Plaidoiries de la défense.
Maître Françoise MATHE.
« Tout ce qu’on pourra vous dire ne sert à rien. » C’est ainsi que l’avocate de la défense introduit sa plaidoirie, reprenant les mots de maître Michel LAVAL prononcés la veille. Elle considère une telle affirmation comme « un naufrage de la vocation d’avocat ». Elle poursuit en déclarant son « affection » pour maître PARUELLE, « qui est allé le plus tôt et le plus souvent » au Rwanda. De rappeler ensuite son premier séjour au Pays des Mille Collines, en 1997, où, lors d’une mission avec Avocats sans Frontières, elle est allée défendre des accusés et des victimes.
D’évoquer ensuite sa rencontre avec un détenu, dans un cachot communal où les prisonniers devaient se relayer pour dormir. Il lui a été facile de retrouver ce cachot: l’odeur qui s’en dégageait (NDR. La même odeur qui a fait réaliser à RWAMUCYO que des cadavres jonchaient les rues de la ville de BUTARE!) C’est plus loin qu’elle évoquera, la voix troublée par l’émotion, sa visite à l’église de NTARAMA.
Une question ne peut quitter son esprit: « POURQUOI? » En France, elle a vu se constituer « deux camps antagonistes qui s’invectivent« . Pour elle, « la querelle du négationnisme est insupportable » et elle se demande pourquoi « tant d’historiens et tant d’intellectuels ont choisi leur camp » Puis, 6 ans plus tard, elle a lu le livre de Roméo DALLAIRE, « J’ai serré la main du diable »[1]. Elle découvre alors que Paul KAGAME n’était pas pressé de mettre fin au génocide, sa stratégie étant de prendre le pouvoir. Elle n’avait jusque là pas pris conscience de la présence d’un bataillon du FPR installé au CND[2], 800 soldats au cœur de la capitale (NDR. Cette installation faisait suite à un accord et ce sont 600 soldats du FPR qui se trouvaient au Parlement! Une très mauvaise idée, ajoutera-t-elle! Ce n’était un secret pour personne. Maître MATHE aura attendu six ans pour l’apprendre!)
Parmi les livres « oubliés » qu’on aurait pu probablement verser au dossier, celui de Abdul RUZIBIZA, Rwanda, l’histoire secrète, (préfacé et postfacé par André GUICHAOUA et Claudine VIDAL),qui servira d’informateur au juge Jean-Louis BRUGUIERE qui publiera un rapport dans lequel il accuse le FPR d’avoir abattu l’avion du président HABYARIMANA. (NDR. Ce rapport sera à l’origine de la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda de 2006 à 2009: le juge, qui ne s’est jamais rendu à KIGALI, accusait huit proches du président KAGAME! À aucun moment maître MATHE n’évoque le rapport du juge TREVIDIC qui prendra le contre-pied du rapport BRUGUIERE!)
Maître MATHE parle ensuite de la formation des militaires du FPR, dont KAGAME, à la la guerre insurrectionnelle, aux USA pour ce dernier, d’où il reviendra prendre la tête du FPR dès la mort de Fred RWIGEMA, le leader reconnu des rebelles. D’où les solides appuis internationaux dont bénéficie le FPR, appuis extérieurs et intérieurs (cf. ces fameux infiltrés qu’on retrouvera sur toutes les collines pendant le génocide!)
Et il ne faut pas oublier, parmi tous ces stratèges, James KABAREBE, « un seigneur de la guerre » « cousin de Dafroza et Alain GAUTHIER »
Jean CARBONARE rencontrera au Sénégal monsieur Ezéchias RWABUHIHI qui le mettra en contact avec les diasporas en Belgique et en France, et qui deviendra plus tard, ayant été ministre de la Santé au début des années 2000, le président de l’association Les Amis du CPCR de Dafroza et Alain GAUTHIER (ACPCR) au Rwanda.
Maître MATHE continue la liste des gens influents qui ont pollué la communication concernant le FPR et la situation au Rwanda: GASANA NDOBA et Eric GILLET à Bruxelles, Jean-Batiste NDAHUMBA dont elle fait un portrait très caricatural (NDR. Même s’il ne s’est pas présenté sous son meilleur jour lors de son audition).
« Je n’ai pas de conjoint rwandais, poursuit-elle, pas d’amis rwandais, pas d’intérêts au Rwanda. Notre présence (à ce procès) est guidée par tout sauf par l’intérêt économiques… On perd de l’argent dans ces procès. Certains ont des liens affectifs, des conjoints (NDR. Suivez mon regard!). Ils ont pris des engagements politiques et même s’ils se trompent, ils ne peuvent revenir en arrière! »
Suivra une longue diatribe contre Jean-François DUPAQUIER[3], conteste les analyses d’Hélène DUMAS[4], dénonce le « détournement de l’aide juridictionnelle » par des avocats qui verraient dans ces procès une « bonne affaire« , l’aide juridictionnelle qui serait réservée aux procès de courte durée (NDR. Maître MATHE semble ignorer le procès du Bataclan qui a fait l’objet de discussions sur le sujet!) « L’humanitaire, dit-elle, est devenu une carrière, parfois un business! » Qu’on ne vienne pas lui faire de leçons de morale.
Elle rend ensuite hommage à deux témoins cités par la défense, Stephen SMITH[5]) et Hervé DEGUINE[6] « qui n’ont épousé aucune cause. » Ce dernier, qui collaborait avec le Mémorial de la Shoah, se serait vu interdit de participer à un colloque où il était invité en décembre. Une lettre du 17 octobre 2024 adressée au Mémorial et versée au dossier, lui aurait valu un courrier: « Vos positions sur le génocide des Tutsi sont incompatibles (avec nos positions): votre invitation est annulée. » (NDR. Ce ne sont pas les vrais termes de la lettre mais l’esprit y est) « C’est HONTEUX« , s’exclame l’avocate. « Et c’est moi qui ferait entrer la politique dans le prétoire? » conclut-elle.
Puis de dénoncer ce que l’on dit de l’Akazu[7], de l’entourage du couple HABYARIMANA et de son rôle: Protais ZIGIRANIRAZO, alias monsieur Z, Elie SAGATWA, mort dans l’avion. Ce serait des instigateurs du génocide? Et Janvier AFRICA, l’informateur de la mission CARBONARE, le fameux Jean-Pierre, guide la la MINUAR[8] à la recherche des caches d’armes les procès au TPIR[9] qui n’ont que rarement reconnu l’entente.
De revenir sur le fameux document de 1958[10], dont on a dit qu’il était un FAUX, ce qu’elle conteste formellement. Document publié dans le journal Kinyamateka et dont Jean-Pierre CHRETIEN aurait dit que c’était « un texte provocateur », reconnu en 2002 par le Ministère des affaires sociales comme étant « une erreur politique grave ».
Maître MATHE donne sa conception de l’Ingando, un stage de propagande, un reformatage auquel elle rattache les Gacaca[11], un camp de rééducation. On est même allé jusqu’à changer le nom des villes au Rwanda, s’étonne-t-elle. Les massacres du FPR n’ont pas été documentés. Les ONG? Elles étaient favorables au FPR, sorte de « noyautage ». Et de louer l’indépendance de deux associations qui ne cessent de dénoncer le Rwanda: Human Rigths Watch et Amnesty international. « Ne pas vouloir reconnaître les crimes du FPR, c’est être négationniste ».
Puis de dénoncer la politique de la terre brûlée du FPR du nord du Rwanda, à la frontière de l’Ouganda, jusquà la Rusumo, au sud, dans sa guerre de reconquête. D’où un afflux de réfugiés en TANZANIE (NDR. Un grand camp s’est installé à BENAKO dans lequelles autorités locales, les bourgmestres, ont repris le pouvoir. Se repporter au cas NGENZI jugé et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par la cour d’assises de Paris en 2016 et 2018.)
Allusions aux événements qui ont endeuillé le Burundi en 1993, avec l’assassinat du président élu NDADAYE par le militaires tutsi, assassinat qui a provoqué l’exil de nombreux Hutu vers le Rwanda (NDR. Ces réfugiés participeront massivement au génocide dans la région de GISAGARA). Cet assassinat va provoquer de fortes inquiétudes chez les Rwandais.
Puis l’inévitable allusion aux camps de réfugiés du Congo et l’attaque de ces camps en 1996/1997 par le gouvernement rwandais, pourchassant les réfugiés (NDR. Ne pas oublier que des conventions internationales obligent les réfugiés à s’éloigner de la frontière du pays qu’ils ont quitté. Or, les fuyards, dont beaucoup de génocidaires, entrés au Congo avec leurs armes, revenaient au Rwanda pour éliminer des témoins. C’est leur présence qui a déstabilisé ce pays jusqu’à ce jour.)
Le Rwanda pillant les richesses du Congo, nous apprenons que le quartier d’affaires de KIGALI serait surnommé « Merci Congo » ( NDR. Qui a déjà entendu dire cela? Nous qui nous déplaçons plusieurs fois par an au Rwanda ne connaissons pas cette expression. Il est vrai que nous ne fréquentons pas les cercles économiques du pays).
Aujourd’hui, les mots Hutu et Tutsi seraient interdits au Rwanda? (NDR. Non, on parle bien du génocide des Tutsi. Les nouvelles cartes d’identité n’indiquent plus cette mention « ethnique », nous sommes tous des Rwandais)
Victoire INGABIRE? Condamnée suite à l’adoption d’une loi sur le négationnisme, une loi qui, selon la défense, est « suffisamment floue » pour condamner cette opposante politique (NDR. Venue se livrer au Rwanda lors d’une élection présidentielle. Elle a bénéficié d’une grâce du président de la République et vit à Kigali.)
Et de mettre en garde les jurés: « Quand les témoins arrivent d’un pays dont je viens de préciser le contexte, il faut tenir compte de la situation du pays dans lequel ils vivent. Les Rwandais sont des menteurs? Tous les hommes sont des menteurs. Le mensonge est né avec la parole. Ici, dans cette enceinte, on peut dire la vérité, la liberté d’expression existe, bien enracinée. Ce n’est pas le cas au Rwanda. Au Rwanda, la parole est surveillée. La reconstruction d’un récit collectif ne peut condamner un homme » (NDR. C’est sur ces mots que se clôt la matinée. De RWAMUCYO, il n’en n’a pas été question. Rendez-vous est donné dans une heure pour la suite des plaidoiries de la défense. C’est maître MEILHAC qui s’exprimera avant de redonner la main à sa collègue.)
Maître MEILHAC.
« L’heure est grave » pour l’avocat de l’accusé, qui rappelle que la défense a fait face à 18 avocats des parties civiles, représentant quelques 800 personnes physiques. Après être revenu sur la procédure du dossier, il se dit « surpris que du côté de l’accusation, on ait pu tirer à boulets rouges sur la défense ». Fustigeant le « peu d’éléments à charge contre l’accusé », il considère que le ministère public a pris les déclarations de l’accusé « au pied de la lettre », les utilisant et les retournant contre lui. Me MEILHAC s’est dit « surpris » (NDR. Décidément, la défense est allée de surprise en surprise !) par la « généralité » et le manque de détails du dossier, notamment concernant les enfouissements. Pour lui, l’accusation repose sur un « ensemble congloméré » de faits, qui n’est pas pertinent.
Après être revenu sur la typologie des témoins dressé la veille par le ministère public, Me MEILHAC évoque – et c’est bien là la rengaine de la défense pendant ce mois de procès – le manque de crédibilité des témoins. Les « crimes ont été commis dans une certaine confusion » et le temps a passé ; la « grande fragilité des témoignages » qui en découlerait ne « doit pas desservir l’accusé ».
Le conseil de RWAMUCYO décrira ensuite l’ensemble de la procédure, en soulignant « l’éventail extrêmement large » d’accusations : « ça va un peu dans tous les sens! » déclare-t-il. Il insiste sur l’absence d’éléments relatifs aux enfouissements dans la plainte initiale déposée en 2007 par l’avocat du CPCR, Me LAVAL. De même, le « rôle d’idéologue » de RWAMUCYO ne serait pas ressorti pendant la gacaca le condamnant en 2009. Ce qu’il appelle le « contexte délicat des procédures » doit amener la cour et les jurés à « prendre énormément de précautions ». Similairement, Me MEILHAC rappellera les non-lieux dont a bénéficié son client, relatifs notamment aux massacres commis au CHUB[12] et à l’UNR[13].
Dans la seconde moitié de sa plaidoirie (qui durera en tout et pour tout environ deux heures), Me MEILHAC reviendra sur les faits reprochés à RWAMUCYO et leur qualification juridique. Se disant (encore!) surpris par la manière dont ces faits ont été présentés par le ministère public, il considère que l’exposé de l’accusation « camoufle les témoignages, au profit des écrits et des propos de l’accusé ». Sur la mise en œuvre de la politique génocidaire par RWAMUCYO et les rapports qu’il a produits, Me MEILHAC a « du mal à voir où l’on veut en venir ». « Les rapports n’avaient pas vraiment d’utilité » déclare-t-il. Revenant sur le témoignage de BIRASA, sur lequel « toute l’accusation » serait « bâtie », il s’interroge : « comment donner crédit à ce témoin? ». Il ne resterait alors que les déclarations de l’accusé (NDR. oubliant au passage que de nombreux autres témoins ont été entendus…). Comme Me MATHE après lui, Me MEILHAC rappellera « les conditions à l’époque » et la gravité de la situation. Il justifie ainsi l’enfouissement. S’il y avait des survivants jetés dans les fosses, « RWAMUCYO n’était pas [encore] là ». « Que peut-on peut lui reprocher? » demande-t-il. « De ne pas être parti? On est sur le terrain de la morale ». Et à Me MEILHAC de considérer que « ce procès n’est pas justifié ».
Ce sera à notre tour d’être surpris, cette fois-ci par la généralité des arguments de la défense concernant le discours du 14 mai 1994 et la convocation à la table-ronde du Cercle des Républicains du 22-23 juin 1994. Me MEILHAC se contentera d’indiquer que RWAMUCYO « n’était pas le plus explicite des intervenants » (NDR. C’est justement cette dissimulation, cette utilisation récurrente du double-langage par RWAMUCYO qui lui est reprochée….). Concernant les suites de l’intervention du 14 mai, « aucun autre participant n’a été poursuivi » (sauf Jean KAMBANDA….) et il n’y aurait pas eu d’autres réunions. (NDR. C’est un dévoiement de ce qu’appelle les « suites de l’intervention » le ministère public, qui entend par là les conséquences dans l’organisation du génocide de la visite du 14 mai, comme la mise en place de l’auto-défense civile). L’avocat ajoute pourtant (comme un aveux) qu’il ne « minimise par le contenu ». « RWAMUCYO a fait du RWAMUCYO! », similairement à la convocation du 23 juin, « délirante » et déconnectée. Ces remarques arracheront un sourire à l’accusé, rapidement rabroué par son avocat, bien conscient de l’impertinence d’une telle réaction.
Maître Françoise MATHE (suite)
Me MATHE commence par ironiser sur « le talent littéraire » de l’avocat général, Me PERON. Selon elle, il aurait bâti un schéma narratif alternatif, faute d’établir de vrais arguments. De même, il aurait écrit une histoire supposée de RWAMUCYO, fondée sur des faits que l’on savait fragiles, fondée sur la personnalité de l’accusé : « Où a-t-on vu qu’on juge un homme sur ce qu’il pense ou qu’on suppose qu’il pense ? ». Et à Me MATHE de considérer que ce procès serait digne d’un procès du XVIIème siècle : « Avec ça, on construit une très belle narration en s’appuyant sur l’enfance, la jeunesse de l’accusé qui aurait été influencé par son éducation et son statut de Hutu du Nord, ce fameux ‘territoire présidentiel’ de la préfecture de GISENYI ». Il aurait passé son enfance dans un monde ségrégationniste : « Pourquoi une telle affirmation alors que beaucoup de Hutu ont des femmes tutsi? » (NDR. Les élites hutu avaient des femmes tutsi, voire des maîtresses tutsi. Mais c’était probablement plus rare dans le Nord du pays).
L’accusé aurait adhéré à la politique génocidaire suite à son séjour en URSS, où il aurait appris les fondements du marxisme. Ce « noyautage » évoqué par l’avocat général a plongé l’accusation dans le désarroi le plus total. Elle continue : « Eugène RWAMUCYO a assumé ses idées : les Accords d’Arusha et le multipartisme, c’était une mauvaise idée, d’autant plus qu’on était en temps de guerre. Il a pensé avant tous les autres que le FPR ne voulait pas la paix » et d’émettre une hypothèse : les accords d’Arusha seraient de la même veine que le traité de Versailles, un diktat. De dénoncer alors les Accords d’Arusha, considérés comme un partage du pouvoir et de richesses, qui se ferait uniquement dans le cadre étatique de la répartition des aides internationales. En cela, elle fait du génocide le résultat d’une simple lutte politique et économique : les élites hutu extrémistes se seraient vues obligées de réagir, pour ne pas partager ces ressources avec le FPR (confondu toujours et encore avec les Tutsi). Il était bien prévu de diviser par deux les effectifs globaux de l’armée, mais il est faux de prétendre, comme l’affirme Me MATHE, que les postes de cadres de l’armée étaient répartis à parts égales (NDR. Selon les accords, seulement 40% des cadres étaient dévolus au FPR). Elle conclue : « les accords sont déséquilibrés et sont un obstacle à la paix ».
En même temps qu’Arusha, Me MATHE évoque des négociations qui se déroulaient à Bruxelles, où le FPR aurait utilisé des « idiots utiles » (NDR. Une référence directe à Pierre PEAN, qui a souvent utilisé cette expression pour parler de ceux qui poursuivaient les génocidaires). Elle ajoute que lors des élections des bourgmestres, le FPR, sachant qu’il « serait battu à plate couture dans les urnes », n’avait qu’un seul objectif : gagner la guerre, ce qui lui donnerait le pouvoir. Me MATHE crée également un lien entre la mission de la FIDH (février 1993) et la rupture du cessez-le-feu par le FPR en mars 1993.
Elle affirme qu’Eugène RWAMUCYO n’est pas un extrémiste : « On bâtit sur du sable, la première victime de la guerre, c’est la vérité. On ne juge pas un homme parce qu’il a eu un père Hutu » (NDR. On ne juge pas non plus quelqu’un parce qu’il serait un cousin par alliance de James KABAREBE).
Concernant la RTLM, RWAMUCYO ne serait qu’un actionnaire sur les 10 000 qui ont versé leur cotisation, reprenant l’idée d’une « opération commerciale ». Et à Me MATHE de continuer : « La RTLM n’est devenue génocidaire qu’à partir du 7 avril 1994 » (NDR. Cette affirmation est complètement erronée, comme tous les travaux des historiens ont pu le démontrer).
RWAMUCYO aurait des liens avec Kangura?[14]? Cette affirmation revient à Jean-François DUPAQUIER, qui avait rencontré le directeur de l’imprimerie scolaire, qui « raconte des bobards gobés par DUPAQUIER », alors que dans le procès des médias, jamais le nom de RWAMUCYO n’apparaît. Concernant la CDR, RWAMUCYO a toujours dit qu’il n’était pas adhérent mais qu’il se sentait proche de ses idées, qu’il partageait avec son ami BARAYAGWIZA.
Et à Me MATHE d’évoquer très longuement un grand nombre de jugements du TPIR et autres procès en dehors du Rwanda, savamment sélectionnés et cités pour aller dans son sens. Elle évoquera largement la question de l’entente, afin de discréditer l’idée selon laquelle il y aurait une planification du génocide. La « grande » entente (donc la planification centrale) n’a pas été reconnue par le TPIR, notamment dans le cadre du jugement BAGOSORA (NDR. La défense prête à ce jugement une portée historique, alors même que les motifs ayant conduit à une telle décision sont strictement juridiques, et ne valent pas positionnement sur la question de l’existence d’une planification en tant que telle). Sur la « Définition de l’ennemi », discutée dans ce même jugement BAGOSORA, Me MATHE dit que le TPIR aurait considéré que l’ennemi n’était pas « le Tutsi » en tant que tel, en s’appuyant sur la composition de la commission. Concernant RWAMUCYO, elle se retranche sur l’argument selon lequel le TPIR ne l’a jamais réclamé.
Sur l’auto-défense civile, Me MATHE considèrera qu’elle a été conçue pour lutter contre la reprise des hostilités du FPR (NDR. Encore une fois, la guerre est utilisée pour recouvrir et invisibiliser le génocide).
Le conseil de RWAMUCYO s’interroge alors : « Que reste-t-il ? Une fois qu’on s’est débarrassé des scories de ce dossier, d’un narratif élégant mais inutile, il reste les trois rapports ». Elle allègue qu’il serait poursuivi « pour ce qui n’est pas écrit dans les rapports ».
En quoi un ensevelissement est-il constitutif du crime de génocide? Me MATHE poursuivra en mettant en équivalence les ensevelissements (NDR. Ce sont bien des ensevelissements, et non des « inhumations » ou des « enterrements », comme elle s’est plue à le dire…) reprochés à RWAMUCYO et ceux effectués par les soldats britanniques à Bergen-Belsen lors de la libération du camp. Au cours du mois de procès, une photographie de ces enfouissements de masse avait été produite par le défense (NDR. Cet épisode arrache quelques larmes à Me MATHE, dont l’émotion avait pourtant été bien contenue jusque-là, depuis un mois). Cette stratégie de retournement est étendue à la Croix-Rouge, puisque monsieur Philippe GAILLARD a accepté de fournir le carburant aux engins ayant procédé aux ensevelissements des 67 000 cadavres de KIGALI. Et à Me MATHE de conclure : il n’y avait pas d’autres solutions accessibles à RWAMUCYO que de procéder à ces ensevelissements, pour des raisons sanitaires. Selon elle, « le ramassage des cadavres n’est pas une volonté de cacher les corps ».
Elle considère que toute la jurisprudence des tribunaux internationaux pousse la cour d’assises à ne pas condamner RWAMUCYO pour sa présence au bord des fosses et la supervision des ensevelissements : « ce serait une première, c’est un espoir caressé par l’accusation ». Et à l’avocate de dire : « Pour revenir à RWAMUCYO, j’aimerais vous convaincre de répondre NON à la question de sa responsabilité ».
Elle évoquera longuement les différentes dépositions de BIRASA, qui ne se révèlent pas crédibles. Qualifiant BIRASA de « témoin professionnel », elle se dit indignée « que nous acceptions que comparaissent des témoins accompagnés par des policiers ou des agents » (on comprend : rwandais) (NDR. C’est totalement FAUX, aucun policier n’a jamais accompagné un témoin en provenance du Rwanda). Elle rappellera que BIRASA[15] ne souhaitait uniquement témoigner que devant des juridictions françaises. Filant la métaphore des déchets largement utilisée par son client, elle conclura : « On va chercher la vérité dans la poubelle ».
Les autres témoins sont « des paysans analphabètes, manipulés ». Et d’évoquer Emmanuel MUTIRENDE[16], « qui se tortillait et regardait derrière lui dans la salle pour croiser le regard de NDAGIJE MUSONI ». Elle considère que NDAGIJE[17] contrôle le témoignage de tous les autres. « Est-ce que la justice de mon pays doit être rendue à partir des témoignages d’individus comme BIRASA et NDAGIJE? Ce serait une honte ». Elle ira jusqu’à qualifier la déposition de MUTIRENDE de « faux témoignage », tandis que « d’autres témoins sont transformés en perroquets ». Les témoignages de Claudette UMUHOZA[18], d’Antoine NDORIMANA[19] et d’une troisième témoin sont attaqués dans leur crédibilité, car ils étaient des enfants au moment des faits : ce sont « des souvenirs traumatiques potentiellement reconstruits, manipulés ou ils sont eux-mêmes des manipulateurs ».
Et Me MATHE de s’élever contre la présence de témoins qui se sont révélés au début du procès, sans avoir été entendus lors de l’instruction, et donc « sans que nous puissions savoir ce qu’ils allaient dire ». Selon elle, « depuis 30 ans, un récit collectif s’est construit à GISHAMVU ».
Me MATHE dresse, à partir d’un rapport d’African Rights de 2003 intitulé « Histoire du génocide dans le secteur de GISHAMVU » (sous la direction de madame Rakya OMAR) une chronologie des faits dans cette commune. Selon celle-ci, la décision d’enfouir les corps avec le Caterpillar aurait été prise à partir de la mi-mai, soit plusieurs jours après les massacres. Ce qui exclut la présence de survivants parmi les cadavres.
Que reproche-t-on à RWAMUCYO? Me MATHE convient qu’il ne désapprouve pas publiquement Jean KAMBANDA le 14 mai[20], ce qui n’est « pas très intelligent de sa part à l’époque ». Mais elle s’indigne : « Et c’est avec ça qu’on le condamnerait à 30 ans? ». Elle insiste sur le manque de lucidité de son client en 1994, et la disproportion de la peine requise par le ministère public.
Enfin, après avoir fustigé le manque de clarté de certaines questions, elle s’adresse aux jurés en ces termes : « Vous n’avez pas à répondre à une question équivoque […]. Vous acquitterez RWAMUCYO ».
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en pages
1. J’ai serré la main du diable : la faillite de l’humanité au Rwanda, Roméo Dallaire, ancien lieutenant général des Forces canadiennes et commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), Éd. Libre Expression, octobre 2003[↑]
2. CND : Conseil national pour le développement, bâtiment du Parlement où était basé un bataillon du FPR(Front Patriotique Rwandais), à Kigali.[↑]
3. Voir l’audition de Jean-François DUPAQUIER, témoin de contexte, journaliste.[↑]
4. Voir l’audition d’Hélène DUMAS[↑]
5. Voir l’audition de Stephen SMITH, témoin de contexte, journaliste et professeur d’Études Africaines à l’Université de DUKE (USA[↑]
6. Voir l’audition d’Hervé DEGUINE, ancien secrétaire général adjoint chargé de l’Afrique pour Reporters sans Frontières (1993-1998).[↑]
7. Le terme Akazu, apparu ouvertement en 1991, signifie « petite maison » en kinyarwanda. L’Akazu est constituée d’une trentaine de personnes dont des membres proches ou éloignés de la famille d’Agathe KANZIGA, épouse de Juvénal HABYARIMANA. On retrouve au sein de l’Akazu de hauts responsables des FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que des civils qui contrôlent l’armée et les services publics et accaparent les richesses du pays et les entreprises d’État, cf. Glossaire.[↑]
8. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha.[↑]
9. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
10. Réponse au Manifeste des Bahutu, le 17 mai 1958 par le Grand Conseil du Mwami, déjà évoquée par Maître MATHE lors de l’audition d’Éric GILLET, ancien avocat de parties civiles lors de plusieurs procès en Belgique. Personne dans la salle n’a pu réagir à cette lecture mais il semblerait que ce document, qui rejette d’une manière systématique, voire raciste ces revendications, serait un faux.[↑]
11. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
12. CHUB: Centre hospitalier universitaire de Butare[↑]
13. UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
14. Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑]
15. Emmanuel BIRASA, conducteur d’un bulldozer a été entendu à huis clos le 17 octobre 2024.[↑]
16. Voir l’audition d’Emmanuel MUTIRENDE, un agriculteur de GISHAMVU qui aurait participé au massacre de l’église de NYUMBA.[↑]
17. Voir l’audition de Callixte NDAGIJE MUSONI, ancien chauffeur au CUSP, Centre Universitaire de Santé publique de Butare[↑]
18. Voir l’audition de Claudette MUHOZA[↑]
19. Voir l’audition d’Antoine NDORIMANA, rescapé du massacre de l’église de NYUMBA dans la nuit du 19 au 20 avril 1994.[↑]
20. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[↑]
Procès RWAMUCYO, mercredi 30 octobre 2024. J22 – VERDICT
30/10/2024
Avant les délibérations qui se prolongeront toute la journée à huis clos, la parole est donnée à l’accusé :
« Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les Jurés,
J’ai compris beaucoup de choses au cours de ce procès. Je sais, je n’ai pas toujours été à la hauteur. Mais, je vous assure, je n’ai pas ordonné l’achèvement des survivants. Je n’ai jamais laissé tuer des survivants. Sur tous les sites où je me suis trouvé, sur tous les sites où je suis allé, il n’y en avait pas. Sauf la jeune fille sur la colline de TABA.
Je comprends la souffrance de tous ceux qui cherchent encore les leurs, mais je ne sais pas les aider. Parce que toutes les fosses où je me suis trouvé, on les connaît. Si j’en connaissais d’autres, je vous le dirais. Je ne sais rien de plus. Je ne peux pas les aider. Je vous remercie de m’avoir écouté.
Merci Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés.
Je vous remercie. »
Le président reprend la parole pour dire à l’accusé qu’il devra rester isolé en attendant le verdict.
VERDICT rendu à 20h40. Eugène RWAMUCYO est condamné à 27 années de réclusion criminelle.
Il a été reconnu coupable de complicité de génocide et participation à une entente en vue de la préparation de génocide, complicité de crimes contre l’humanité et participation à une entente en vue de la préparation de ces crimes. Il a en revanche été acquitté des accusations de génocide et de crimes contre l’humanité. Ses avocats vont faire appel.
Lire également le détail des questions soumises à la cour et la feuille de motivation de cette décision publiée le 4 novembre 2024.
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, membre du CPCR