Citation
Petit, mince, visage long et légèrement émacié, portant allégrement la cinquantaine, M. Grégoire Kayibanda, pourtant au pouvoir depuis treize ans, a conservé l'allure et les manières du paysan hutu de sa colline natale.
Menant une vie simple et effacée, fuyant les réceptions officielles, évitant conférences de presse et discours publics, cet homme modeste et timide n'est à l'aise qu'au sein de sa famille, dans son village de Gitarama, où il retourne chaque soir, délaissant la résidence présidentielle de Kigali. C'est au milieu de ses dix enfants, aux côtés de son épouse qui continue à cultiver la concession familiale, dans une habitation blanchie à la chaux, que, loin des honneurs qu'il n'a jamais recherchés, menait jusqu'à ce jour une existence paisible et pratiquement sans histoire, celui que ses compatriotes appellent l'"Ermite de Gitarama".
Né en 1924, il commence, comme tous les hommes politiques de sa génération, ses études à l'école catholique avant d'entrer au petit séminaire. Un moment tenté par le sacerdoce, il entreprend des études de philosophie et de théologie, puis se consacre, en définitive à l'enseignement.
À trente ans, il est secrétaire du bureau de l'inspection des écoles des missions catholiques et rédacteur en chef d'une des premières revues rwandaises. En 1953, poursuivant une carrière de journaliste, il crée un organe d'information en langue kinyarwanda. Cette activité, qui commence à le faire connaître de ses compatriotes, lui donne une ouverture sur le monde extérieur, en lui permettant de participer à d'importantes manifestations internationales : congrès jocistes, "Expo" de Bruxelles, où il rencontrera la plupart des nationalistes congolais qui devaient exercer plus tard d'importantes responsabilités à Kinshasa.
Sous un masque d'impassibilité voulue, M. Kayibanda est un militant résolu à soustraire ses frères de race hutu à trois siècles d'impitoyable domination féodale tutsi. Rédacteur du "Manifeste des Hutu" en 1957, il fonde deux années plus tard le Parti du mouvement pour l'émancipation des Hutu, Parmehutu, devenu depuis lors parti unique. Et, en 1960, lorsque, à la suite de graves querelles intestines, le système monarchique mandais est remis en cause, il apparaît comme l'homme désigné pour recueillir un pouvoir tombé en déshérence. Le 28 janvier 1961, il prononce la déchéance du mwami, souverain traditionnel, et, neuf mois plus tard, ses compatriotes l'élisent président de la République, mandat qui lui sera renouvelé en 196b [sic], sans aucune difficulté et sans qu'aucun concurrent lui soit opposé.
Profondément catholique, animé par un sentiment constant de justice et d'équité, l'austère et démocrate président de la République rwandaise n'était point contesté sur le plan personnel. Chaque Hutu s'identifiait pratiquement à sa personne, lui sachant gré de la lutte courageuse qu'il avait entreprise, sous le régime monarchique, contre le féodalisme tutsi.
Sa fidélité à un certain nombre de principes démocrates-chrétiens l'incitait à se méfier des idéologies teintées de marxisme. C'est une des raisons pour lesquelles il avait résolument engagé son pays dans une politique de coopération avec les pays occidentaux. Le Rwanda entretient des rapports étroits avec l'ancienne puissance coloniale belge, avec la France et les pays francophones d'Afrique, notamment du fait de son appartenance à l'Organisation commune africaine, malgache et mauricienne (OCAM). Cette attitude ne fait d'ailleurs peut-être pas l'unanimité à Kigali.
Néanmoins, beaucoup de témoignages concourent à souligner que la fidélité sentimentale au principe monarchique, profondément enracinée parmi le petit peuple des "collines", s'était transférée de la personne du mwami à celle de l'homme qui l'avait évincé. Ce phénomène est d'autant plus étonnant que M. Grégoire Kayibanda n'a rien fait pour en favoriser l'éclosion. Sa matérialité permettrait, en tout cas, de comprendre, si elle venait à se confirmer, l'attitude de l'armée, qui a, dit-on, momentanément renoncé à mettre à l'écart un homme que rien ne désigne apparemment aux coups de conjurés, militaires ou civils.