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Jeudi 30 juin 1994. Sur une colline du Rwanda, un officier français refuse obstinément le rendez-vous que veut lui fixer l'Histoire. Depuis l'aube, cet homme commandant une unité de commandos de marine s'est lancé dans la quête chimérique d'une infiltration rebelle du F.p.r. sur les hauteurs du lac Kivu. Il est en effet persuadé que des coups de feu entendus les jours précédents sont le fait d'une incursion du F.p.r. dans cette zone «couverte».par l'opération Turquoise. Avec Benoît Gysembergh, le photographe de Match, et Sam Kiley, journaliste du « Times», nous tentons une nouvelle fois de le convaincre du contraire : ces armes sont celles d'extrémistes hutus qui exterminent méthodiquement les derniers survivants d'un groupe de civils tutsis réfugiés dans la forêt proche que nous venons juste de dépasser. D'ailleurs, l'officier français devrait le savoir : quatre jours plus tôt, un détachement de son unité n'a-t-il pas rencontré à cet endroit quelques-uns de ces malheureux? Notre insistance est telle que l'officier, furieux, nous interdit désormais de le suivre.
Nous le précédons donc. Mais, quand il ordonne le ravitaillement par hélicoptère du village des bourreaux, nous décidons, atterrés, de l'abandonner à ses chiméres et de retourner à la forêt. C'est là, au lieu dit Bisesero, que, vingt minutes plus tard, nous découvrirons dissimulés dans des ravines et des grottes, près d'un millier de Tutsis, la plupart blessés, quelques-uns grièvement, seuls rescapés, après trois mois de traque, d'un groupe de 50 000 personnes. Cet aveuglement français, certes coupable, est aujourd'hui stigmatisé par l'O.n.g. African Rights. Mais, pour documenté qu'il soit, le rapport que publie cet organisme basé à Londres opère un glissement sémantique qui vise à condamner l'ensemble de l'opération Turquoise. Or, l'affaire de Bisesero n'ilustre pas, comme le prétendent aujourd'hui certains journaux britanniques, une pseudo-volonté politique française de «fermer les yeux sur le génocide en cours» ; elle n'est représentative que de l'aveuglement d'un homme. Les propos tenus par certains officiers ce matin-là, devant le comportement de leur chef, disaient assez leur désespoir, voir leur rage. Ce sont les mêmes qui, quatre heures plus tard, sitôt prévenus de notre effarante découverte, organiseront, sur la colline de Bisesero une des plus importantes opérations de secours jamais menées par l'armée française : rondes des hélicoptères emmenant les blessés les plus graves vers Goma, mobilisation d'un hôpital de campagne, sécurisation de la zone contre les tueurs, distribution de vivres...
African Rights lance une autre accusation très grave: Selon elle, les quatre jours qui se sont écoulés entre la première visite d'un petit détachement français, le 26 juin, et le déclenchement des secours le 30 ont permis aux assassins d'accélérer leur sinistre besogne en exterminant la moitié des 2 000 survivants. Pour avoir sillonné la zone pendant trois heures, avant l'arrivée des militaires français, nous pouvons affirmer que si elle abritait de nombreux cadavres, la très grande majorité d'entre eux était en voie de décomposition. Selon les survivants eux-mêmes, les victimes des trois derniers jours se chiffraient à quelques dizaines, estimation à rapporter aux 20 000 personnes environ tuées à Bisesero dans la seule journée du 13 mal. Pourquoi African Rights se livre-t-elle à cette manipulation macabre sinon pour dramatiser la thèse de la culpabilité française dans la poursuite du génocide. Ainsi, il n'est plus personne aujourd'hui pour noter que les rescapés de Bisesero n'ont dû, comme d'autres Tutsis rwandais après eux, la vie sauve qu'à cette opération Turquoise tant décriée.
Il nous semble, quant à nous, nécessaire de ne rapporter que ce dont nous avons été témoins sans rien omettre, mais aussi sans rien ajouter ni transformer. C'est ce que nous avons dit au juge de l'accusation dans le procès d'Arusha lorsqu'il nous a demandé de venir témoigner. Peu après, notre déposition à été ajournée.