Fiche du document numéro 4522

Num
4522
Date
Jeudi 25 mars 2010
Amj
Auteur
Fichier
Taille
71383
Pages
7
Titre
La randonnée de la mort
Nom cité
Mot-clé
Type
Langue
FR
Citation
La randonnée de la mort

Six ou sept fois, je suis allé dans les fameuses montagnes de la résistance. Une fois en simple
pèlerinage, une autre en mission de travail, et le reste en traducteur accompagnant des
enquêteurs cherchant à comprendre ce qui s’y est passé pendant le génocide, et surtout durant
l’opération Turquoise.
Je ne m’y rendais donc pas en touriste attiré par la beauté majestueuse des collines et des
paysages. Ni en randonneur soucieux d’échapper au stress induit par les bruits et les rumeurs
de Kigali.
C’était simplement pour y rencontrer des hommes et des femmes qui ont miraculeusement
survécu à une longue agonie durant le génocide perpétré contre les tutsi au Rwanda en 1994 et
qui a exterminé les leurs. Qui ont survécu non par le bon vouloir de ceux qui les massacraient
– leurs compatriotes – ni de ceux qui avaient programmé leur totale disparition – le
gouvernement génocidaire et ses alliés, politiciens et militaires français.
Curieusement, je n’ai pas conservé grand souvenir de mes multiples visites dans les Bisesero,
pourtant toujours ou presque marquées par l’émotion. Par une sourde irritation aussi. Irritation
de ne pas bien saisir toute la trame de la participation française à l’extermination locale, de ne
pas recueillir de preuves irréfutables de cette association dans le crime qui transparaît pourtant
dans les récits des survivants.
Dernièrement là-bas, une image m’a indisposé pendant qu’elle provoquait chez d’autres de
l’attendrissement mêlé d’extase. C’était lors d’une reconstitution de certain épisode très
troublant du génocide, épisode il faut le reconnaître, non encore historiquement confirmé. La
reconstitution était effectuée entre autres sous le regard d’une équipe composée de deux
journalistes, d’un technicien vidéaste chargé de filmer les scènes et les témoignages et d’un
traducteur en ma personne. Les anciens interahamwe nous faisaient refaire leur parcours d’il y
a seize ans pour se rendre à l’extermination des Basesero en mai 1994. Cette fois-ci, ils
cheminaient main dans la main avec les rescapés, ceux dont ils ont tué parents, enfants, époux
ou épouses, frères et sœurs, cousins et cousines, qu’ils ont blessés, affamés et pourchassés

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pendant trois longs mois en cherchant à les éradiquer de cette terre. Les protagonistes du
génocide discutaient gentiment entre eux, se parlant à cœur ouvert, riant par moments,
partageant même au passage un morceau de maïs grillé.
En cours de route, les génocidaires expliquaient à notre équipe et aux rescapés leur modus
operandi du 12 mai 1994, qui consistait d’abord à localiser ceux qui survivaient et résistaient
encore, les faire sortir de leurs cachettes, soupeser leur nombre, leurs forces, afin de préparer
une stratégie efficace pour l’extermination du lendemain. Car cela faisait trente six jours
qu’ils tentaient tout pour les éradiquer sans y parvenir tout à fait. Cette fois-ci, nous
assurèrent-ils, ils avaient des renforts de soldats blancs qui non seulement allaient les aider à
attirer dans le piège les survivants sous promesse de secours et d’aide matérielle imminente,
mais aussi leur donneraient le jour suivant un coup de main décisif pour en finir avec cette
résistance de désespérés.
Une fois sur les lieux de la tragédie, les ex-génocidaires et les rescapés ont rassemblé leurs
souvenirs pour se remémorer le déroulement de cette reconnaissance qui avait révélé à leurs
ennemis l’état et la situation de ceux qui s’opposaient encore à leur destin.
Le lendemain, toujours dans une ambiance détendue et une complémentarité incroyable, nos
témoins ex-miliciens et rescapés reprirent leur discussion sur le déroulement des événements
aux lieux mêmes de la tragédie. Ils indiquèrent les endroits où les uns se terraient et d’où les
autres les délogeaient, démontrèrent la façon dont les chasseurs ont procédé en coordination
avec des soldats blancs, en l’occurrence des français, pour débusquer les proies et les tuer…
Une reconstitution de ce que les intéressés des deux bords appellent le terrible massacre du
13 mai 1994.
Le génocide dans les Bisesero et tout ce qu’il implique comme complicités françaises semble
une histoire sans fin. Elle défie toute compréhension, tellement elle paraît monstrueuse et
difficilement acceptable. Elle s’étire le long des collines avoisinantes, de Gishyita, Mubuga et
autres, s’enroule sur ses montagnes et s’enfonce loin dans les profondeurs de leurs ravins et
grottes tel un insaisissable serpent de mer. Par rapport à elle, je garde une impression d’un
flou immense et glauque. Comme tous ceux qui se hasardent à chatouiller cette tragédie et ses
meurtrissures. Cet épisode du génocide donne la sensation de quelque chose de parfaitement
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mitonné, qui vous turlupine inlassablement parce que vous la ressentez comme une sourde et
invérifiable évidence.
Lors de ma quatrième visite chez les rescapés de Bisesero, que j’ai qualifiée de rencontrecommunion, je me suis promis de renouveler indéfiniment le pèlerinage.
J’étais alors accompagné d’un groupe de jeunes rescapés et non rescapés, ainsi que de
quelques adultes, dans le cadre d’un voyage que j’organisais en tant que coordinateur du
projet « Icyizere-L’espoir » de l’association Kemit oeuvrant au Rwanda. Le but du pèlerinage
était de témoigner, à l’adresse de ces jeunes gens, « du fait que la plupart des personnes
désignées pour être exterminées au cours du génocide de 1994, tentèrent de se défendre de
leur mieux », et ainsi de rendre honneur à la résistance et à la vaillance de ces victimes.
Nous avions été auparavant à Mwulire en province de l’Est où nous avions également
rencontré des rescapés-résistants, et Ntongwe et Ruhango en province du Sud où il était
question de rencontrer des personnes qui avaient, au péril de leur vie, porté secours à des tutsi
en les cachant et en les protégeant. Car l’autre motivation du parcours proposé aux jeunes
participants au projet était de « rendre hommage à l’attitude héroïque des hommes et des
femmes qui, au prix d’un courage extraordinaire, ont résisté à la machine génocidaire ». Des
témoignages avaient été rapportés, qui avaient ému mes jeunes compagnons et m’avaient
secoué moi aussi alors que ce n’était pas la première fois que je les entendais. A Mwulire, les
jeunes avaient pleuré, beaucoup avaient été sérieusement ébranlés. Heureusement que l’on
avait pris le soin de se faire accompagner par deux conseillers en traumatisme.
Mais à Bisesero, ce fut plus fort encore. En compagnie des rescapés, nous avons fait toutes les
collines où se sont déroulés les massacres et les combats de résistance. Nous avons recueilli
témoignages et histoires de ces moments à la fois mémorables et atroces. Les survivants de
l’interminable boucherie nous racontaient sur les lieux même leur supplice, leurs inégales
batailles, leur désespoir, mais aussi le courage, l’esprit d’organisation et de sacrifice de
nombre de leurs héros qui avaient dirigé jusqu’à la mort la lutte contre les assassins. Ils
expliquaient comment avec des pierres, quelques arcs et quelques machettes, ils ont repoussé
des dizaines de milliers d’assaillants pendant des mois, mais aussi comment chaque jour ils
perdaient les leurs par centaines, parfois par milliers tombés sous les balles, les

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bombardements et les grenades des militaires et miliciens, achevés par les coups de gourdins
et de machettes des paysans hutu.
Ils nous ont emmenés dans les grottes, les bois, les creux des collines, les vallées enfoncées,
les ravins, nous ont fait arpenter la fameuse colline de Muyira où se sont déroulées quelques
batailles épiques, les anciennes galeries des mines où beaucoup de victimes ont été emmurées,
massacrées et où reposent toujours leurs restes qu’ils n’ont jamais pu récupérer en raison de la
difficulté de l’opération qui n’est pas à leur portée. Nous avons vu tout ça.
C’était raconté sans fard, mais aussi avec pudeur. Et parfois avec humour, comme cette
anecdote qu’ils nous ont rapportée à l’endroit exact de son origine et qui nous a fait rire aux
larmes alors que l’on aurait dû en pleurer véritablement : un homme d’un certain âge – je n’ai
malheureusement pas retenu son nom – après s’être battu durant des semaines, avoir fui de
collines en collines, vu ses enfants et sa femme exterminés un à un, s’était tourné vers ses
poursuivants dont il connaissait certains pour être ses voisins et les interpellant, il leur a dit :
« Eh ! Vous, espèce d’enragés de hutu! Depuis tout le temps que vous tuez les tutsi, vous
n’êtes pas vraiment fatigués ? Pourquoi n’arrêteriez-vous pas là de nous courir après ? Mais
puisque vous en voulez tant encore, venez, je ne me sauve plus, je m’assieds là, venez
assouvir votre folie. » Les autres évidemment n’ont pas arrêté. Ils sont venus, l’ont attrapé et
l’ont abattu à coté de cette galerie de mines où il avait fait reddition et dans laquelle ils ont
balancé son corps tout de suite après.
Ceux qui racontaient ainsi leur douloureuse histoire étaient des hommes qui avaient vu être
exterminés leurs épouses, des femmes qui avaient vu mourir leurs maris, des parents qui
avaient perdu tous ou presque tous leurs enfants, des enfants qui avaient vu leurs parents être
écrabouillés, des êtres qui avaient perdu des familles entières, proches ou éloignées, des
frères, des sœurs, des parents, des amis… Tous portaient des stigmates de leurs tortures,
physiques et morales. Et pourtant tous rigolaient en nous racontant ce moment terrible de l’un
de leurs.
Le dernier après-midi, nous fîmes le parcours du mémorial, accroché le long d’un flanc de la
montagne Bisesero. Une sorte de chemin de croix qui commence forcement par la visite des
amoncellements de crânes et autres ossements qui attendent dans un hangar l’achèvement
hypothétique du monument pour y être exposés comme témoignage visuel de l’horreur qui a
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ensanglanté les environs. Une fois atteint l’immense tombeau couvrant le sommet de la
montagne dans lequel sont enterrés des dizaines de milliers de morts, les digues érigées durant
la journée autour de nos émotions cédèrent d’un coup, transformant ces dernières en une
transe collective qui s’empara de toute mon équipe et de près de deux cent Basesero. Le soleil
venait de disparaître totalement à l’horizon, l’ombre de la nuit commençait à peser
désagréablement sur les paysages et les esprits.
Cette fois encore, malgré ma responsabilité, mon âge et mon expérience, je fus aspiré moimême par le tourbillon de douleur qui noyait tout ce monde autour de la colline du souvenir. Il
nous semblait que des dizaines de milliers de fantômes suppliciés resurgissaient tout aussi
bien de leurs tombes que de chacun de nous et hantaient subitement les bois alentours. Des
jeunes hurlèrent, se roulèrent par terre, les Basesero, tous âges confondus, eux non plus ne
purent se retenir. Ce fut une hystérie générale qui coupa court aux témoignages qui
expliquaient comment à la fin du génocide les survivants avaient ramassé les corps
identifiables pour les inhumer dans cette sépulture commune. L’ambiance était terrifiante et
j’ai eu peur que certains de mes jeunes amis (curieusement d’ailleurs, les non rescapés, jeunes
hutu sans aucun rapport avec le génocide et jeunes tutsi issus de l’ancienne diaspora étaient
les plus affectés) ne s’en relevèrent jamais. D’un coup, je m’en voulais de les avoir conduits
là.
Longtemps après, lorsque cette émotion se fut calmée, nous avons clôturé notre parcours par
une merveilleuse veillée avec toute la population de Bisesero, au cours de laquelle la bière
locale et de brasserie a coulé à flot, nous avons mangé ensemble la vache que nous leur avions
achetée et qu’une équipe a eux avait préparé avec des bananes, des pommes de terre et du riz.
Les Basesero ont dansé, chanté, récité des poèmes, joué des saynètes improvisées, raconté
plein de blagues sur les autres et sur leur propre communauté.
Devant notre gêne et notre sentiment d’intrusion, c’est eux qui nous consolaient, nous
suppliaient de ne pas nous en faire pour eux, nous assuraient que la vie était ainsi et que de
toute manière tout cela était fini. Et nous nous sommes enfin laissé entraîner dans la fête à
laquelle nous participâmes pleinement. Nous avions l’impression que les morts de Bisesero
s’étaient joints à nous dans une résurrection miraculeuse et participaient à la veillée
d’hommage à leur bravoure et à leur mémoire. Cela a duré jusqu’au lever du jour. Tout le

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monde semblait enfin avoir oublié les peines et les douleurs de la veille, et on était déjà tristes
de se quitter.
Cette communion directe à la fois avec les morts et les survivants de Bisesero a été l’un des
moments les plus forts de ma vie.
Des enquêtes de Bisesero finalement, il m’est resté un goût fade. La vérité se dérobe à mon
étreinte chaque fois que j’imagine la toucher du bout des doigts. L’ombre s’épaissit au fil des
révélations. Et me ramène à la même interrogation : Que croire de ces témoignages, quelle
crédibilité accorder à la parole d’un traumatisé ou à celle d’un assassin seize ans après les
faits ? Mais aussi, que valent les dénégations de ceux qui sont pointés du doigt ? Ce sont, on le
sait, des spécialistes des coups tordus, des tueurs professionnels à la conscience trouée, de
experts de la guerre noire et des opérations clandestines, des habitués du brouillage des pistes
et de l’effacement de traces. Des gens sans remords ni pitié.
Je n’ai pas à juger ou à me prononcer sur ce que les enquêteurs successifs ont recueilli sur
Bisesero. Chacun a sa perception des choses et du témoignage reçu. Ses méthodes aussi qui
lui permettent de se fixer les paramètres de la crédibilité de ce qu’il recueille.
D’habitude, je souhaite une rapide connaissance de la vérité dans tous les dossiers du
génocide. Mais j’aimerais que dans l’histoire de Bisesero, on n’aille pas trop vite en
conclusions. Afin de ne pas passer à côté de la vérité, ou de ne pas l’écorner involontairement.
Après tout, des soldats français n’ont-ils pas opéré pendant le génocide ? Des bribes de
témoignages que l’on a très vite fait de repousser à cause de nos a priori ont été récoltées
à Gikongoro, à Kibuye, à Cyangugu et ailleurs, surtout pour le mois de mai 1994. Au
détour d’une interview en 2003, une jeune fille de l’ancienne préfecture de Butare nous
disait qu’elle avait vu des français pourchasser et tirer sur ses parents, lesquels avaient
finalement été tués… au mois d’avril ou mai, et que c’était pour cette raison que plus
tard elle fuyait les soldats de l’Opération Turquoise qui voulaient l’emmener dans un
orphelinat…

On ne peut pas évacuer que des soldats français de la prétendue coopération militaire s’étaient
maintenu au Rwanda et n’avaient cessé d’évoluer avec l’armée rwandaise au fil de ses

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massacres et de ses défaites durant le génocide. Cette troupe de l’ombre au service d’un
gouvernement et des armées génocidaires, encore de nos jours couverte par la mystification et
le mensonge sous le label bien commode du secret défense était issue ou de Noroît, ou du
Dami-Panda, et de la sphère mercenaire française. Probablement une combinaison des trois.
Peu importe d’ailleurs. L’intéressant est de savoir qu’il s’agit de cette frange de l’armée
française qui n’avait pu se résigner à couper les ponts avec les Forces Armées Rwandaises,
avait maintenu, en dépit des accords d’Arusha, et certainement sur ordre, le cordon ombilical
qui reliait la France au Rwanda.
Vénuste Kayimahe.
25 Mars 2010.

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